Les Derniers Bretons/Tome 1/Texte entier

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Texte établi par Charpentier, libraire-éditeur,  (Tome Ip. cover-295).


LES DERNIERS
BRETONS.



paris. — imprimerie de bourgogne et martinet,
rue du Colombier, 3e .

LES DERNIERS
BRETONS,
par
émile souvestre.
i.
deuxième édition.
PARIS,
CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
31, RUE DE SEINE,

1836.


à
mon ami
CAMILLE MELLINET,
 imprimeur à nantes.


introduction.

Il s’est trouvé des Parisiens qui, un beau jour, ayant du loisir, ont eu l’idée de faire un voyage en Bretagne, par désœuvrement, comme s’il se fût agi d’une promenade aux eaux de Barèges. Ils avaient entendu dire qu’il y avait de ce côté une nature sauvage, et un peuple bizarre qui faisait encore le signe de la croix et pliait les deux genoux devant Dieu ! — C’était à voir, au xixme siècle ; et, tout fiévreux d’impatience, ils sont partis !

Mais à peine arrivés sur nos grèves algueuses, au milieu de nos landes, un indicible étonnement les a saisis. Is ont cherché autour d’eux le peuple moyen-âge qu’ils avaient rêvé, peuple à gants de buffle, à pourpoint de serge mi-parti, toujours la rapière au poing et le mort-dieu à la bouche ; dramatiques sacripants que leur avait fait connaître la Porte-Saint-Martin, dans ses leçons d’histoire en huit tableaux : à la place, ils n’ont aperçu qu’une population à longue crinière, à bragou bras[1], silencieuse et grave comme les calvaires de granit parmi lesquels elle vit. Ils ont voulu parler, et, au lieu de la prose de Froissard, ils ont entendu une langue dure, aux inflexions âpres et sifflantes. Alors toutes leurs belles espérances se sont évanouies ; les réalités ont éteint leur enthousiasme. Le moyen-âge, sans rouge, fardé de sa seule crasse, leur a fait mal au cœur. Ils se sont crus tombés au milieu d’un peuple sauvage de l’Orénoque. Ne comprenant ni les hommes ni les choses dont ils étaient entourés, le vertige les a pris, ils ont crié vers leur cher Paris, comme des enfans après la maison paternelle ; et, tout épouvantés encore, ils se sont jetés dans la diligence qui devait les ramener à ce centre classique de toute civilisation.

Une fois de retour, Dieu sait quels récits, quels détails, quelles déplorations ! Les uns n’avaient rien vu, rien trouvé qui valût la peine qu’on en parlât. La Bretagne, à leur avis, était une vieille duchesse qui s’était figuré qu’elle était vénérable et qui n’était que vieille. Ils avaient cherché ce caractère original qu’on leur avait tant vanté, et n’avaient rien aperçu qui ne se trouvât ailleurs. C’était un pays aride, monotone ; un éternel tapis de sarrasin fleuri, couvrant tout comme une neige d’été ; et de loin en loin quelques moutons noirs broutant le caillou. Quant à la prétendue identité de la langue celtique et du bas-breton, nul n’en parlait plus, même en Bretagne, si ce n’est deux ou trois fous qui n’y croyaient pas beaucoup eux-mêmes ; et l’auteur parisien pouvait assurer, quoiqu’il ne sût pas un mot de bas-breton, que cette identité était une plaisanterie. Les villes étaient, comme tout le reste, ce qu’il y avait de plus vulgaire au monde. — Des marqueteries de moellons, avec de mauvais pavés et des réverbères éteints. Rien de grandiose sur les grèves de la vieille Armorique, dans ses ports si vantés. Brest lui-même, ce premier arsenal maritime du monde, n’était qu’un entonnoir où l’on étouffait.

Et, tandis que notre originalité locale était ainsi mise en question par certains voyageurs, d’autres arrivaient de notre province et en racontaient d’incroyables choses. Ils venaient de chez un peuple plus étranger aux progrès sociaux que les tribus du Kamtchatka. Chez lui, le journal de terre s’achetait six liards, la greffe n’était pas encore connue, et les hommes mangeaient à l’auge, comme les pourceaux civilisés de Poissy. Jugez quel émoi au récit de ces nouveaux Colomb ! Les bourgeois du Marais en frémissaient d’horreur ; les têtes les plus chaudes parlaient d’avertir le gouvernement, et, un beau jour, la Chambre des députés recevait une pétition dans laquelle on signalait la barbarie de la Bretagne, où l’on parlait un patois inintelligible (pour ceux qui ne le comprenaient pas), et par laquelle on suppliait le gouvernement de répandre dans cette malheureuse contrée la langue de Voltaire et de Rousseau, cette langue si éloquente et si gracieuse dans la bouche d’un paysan champenois ou d’un gamin de Paris.

Puis, au milieu de toutes ces relations contradictoires, fruits d’une observation de huit jours faite en chaise de poste, dans un pays inconnu dont on ne comprenait pas le langage, et que l’on avait parcouru sans guide, chacun choisissait ce qui lui convenait le mieux : la Bretagne devenait à la mode, et l’on faisait à ses frais des romans, des voyages, des statistiques, des études archéologiques, des articles littéraires ou géographiques, qui nous jetaient, nous autres ignorans provinciaux, dans une véritable stupéfaction. Ainsi, M. Hippolyte Bonnelier nous apprenait que dans l’île de Sein l’usage existait de lapider les jeunes filles qui avaient des amans ; que les tailleurs du Finistère étaient les continuateurs des druides, et parlaient une langue particulière qui était du grec altéré ; que la fête du gui se célébrait encore en Bretagne[2], et que le kersanton coupait le verre comme le diamant[3] ; ainsi,

Malte-Brun, cet illustre géographe, nous assurait que l’on récoltait du vin dans le département des Côtes-du-Nord, où le raisin ne mûrit pas en espalier[4] ; ainsi les frères Baudouin donnaient la population de notre province en se trompant de cent mille âmes, parlaient de la culture du maïs comme fort répandue en Basse-Bretagne, et faisaient un port de mer de Carhaix, bâti dans les montagnes à dix lieues du rivage. — Je ne dirai rien des singuliers détails publiés par M. Abel-Hugo, dans la France pittoresque, sur Morlaix, où il a surtout admiré l’édifice de l’école de navigation, bien que l’école de navigation de cette ville se tienne dans une chambre garnie. Je m’arrêterai encore moins sur le voyage en Europe de P-C. Briand, qui assure que l’entrée de la rade de Brest n’est si difficile que par des rochers appelés goulets[5], et que le château de Berteaume est placé à cette entrée, ce qui suppose que le goulet de Brest commence en pleine mer. À quoi bon relever tant d’erreurs, prises dans Cambry en les exagérant ; tant de noms propres estropiés ; tant d’explications historiques si curieusement bouffonnes ? Tous les auteurs que je viens de citer se sont contentés de copier le voyage dans le Finistère, en 1794, sans se donner même la peine de changer l’expression ; aussi a-t-il été singulièrement curieux pour moi de parcourir toutes ces compilations indigestes, en retrouvant les mêmes phrases à chaque pas comme de vieilles connaissances. Mais c’est surtout en lisant l’Ermite en Bretagne, de M. de Jouy, que j’ai éprouvé ce plaisir. Là, tout est loyalement copié sans déguisemens, sans révisions. Le spirituel académicien a pensé sans doute qu’il suffisait pour s’approprier le tout d’ajouter quelques erreurs de son cru, qu’il a apposées sur la prose de Cambry, comme l’empreinte de son cachet parisien.

Voilà sur quels documens la Bretagne a été jugée jusqu’à présent ; c’est sur eux qu’elle a été étudiée et décrite. On peut dès lors juger de l’exactitude et de la bonne foi qui ont présidé à tant d’œuvres dans lesquelles notre pays a été crucifié depuis quinze ans. Comprenez maintenant s’il reste quelque chose à dire sur un tel sujet, et s’il est permis de publier un livre qui porte le titre de celui-ci[6].

Et pourtant, je dois l’avouer, le désir de rectifier tant d’erreurs n’a point été la cause de ce livre. Certes, pour excuser un travail nouveau et consciencieux sur une contrée toujours étudiée en passant, et qui demande pour être comprise l’habitude des localités, la connaissance du langage, une sorte de naturalisation dans son atmosphère spéciale, il eût suffi de cet honorable amour du vrai qui pousse à déclarer la guerre à tout ce qui est faux ; mais lorsque la fantaisie me prit d’examiner et de décrire la Bretagne, je ne connaissais aucun des ouvrages auxquels elle a servi de prétexte (je n’ose dire de sujet), plusieurs d’entre eux n’avaient même point encore paru. Ce ne fut donc pas l’envie de rectifier leurs inexactitudes qui me fit prendre la plume ; ma détermination eut une tout autre cause. Ce fut une impulsion, un amour, une sorte de superstition sentimentale, qui me poussèrent à l’œuvre. Voici du reste l’histoire de mon livre ; je la raconte sans scrupule, quoique ce soit un fait personnel ; je suis dans mon droit, car ceci est une préface, et une préface n’est autre chose qu’un cadre où l’on permet à l’auteur de se montrer un instant.

Du reste, je serai court.

En 1826 je quittai ma province pour aller à Paris. J’arrivai dans cette capitale comme on y arrive à dix-huit ans, quand on a eu des prix de discours français au collége et une médaille d’or à l’académie de son département. J’avais un diplôme de bachelier dans ma valise et une tragédie dans ma poche. Je venais pour me faire recevoir avocat et donner une pièce aux Français.

La vie littéraire m’apparaissait alors comme ce qu’il y a de plus noble et de plus beau sous le soleil. Je la voyais chaude, palpitante, toute colorée d’enthousiasme et de rêves dorés. J’avais fait une ode où je comparais le poète à un Dieu sur la terre, et j’étais à un âge où l’on croit encore aux comparaisons. Le désenchantement ne tarda pas à venir. Les premières démarches que je tentai pour faire lire ma pièce au théâtre furent sans succès. J’étais inconnu, gauche, susceptible, plein de morgue, ainsi que tous les jeunes gens qui, élevés loin du monde en province, n’ont jamais vu que leur professeur en chaire et leur mère tricotant des bas. Tout me devenait obstacle et me blessait. J’avais recopié trois fois ma tragédie et je l’avais expédiée à trois théâtres, sans recevoir de réponses. Enfin je résolus de hasarder une démarche décisive ; j’écrivis à un compatriote que de grands succès à la scène devaient rendre tout-puissant au Théâtre-Français : c’était Alexandre Duval. Je lui fis une peinture vive et sincère de ma position, en lui demandant un entretien. Deux jours après, je reçus un billet de lui qui m’indiquait une heure pour l’aller voir. Je courus rue du Bac, passage Sainte-Marie. Il m’attendait et me reçut bien, mais avec calme, en vrai Breton qui veut connaître et juger. Je lui laissai mon manuscrit. Quelques jours après, je retournai le voir ; il vint à moi les deux mains tendues.

— Asseyez-vous là, dit-il, et causons.

Il avait lu et approuvé ; il me donna de bons conseils que je suivis, et des encouragemens qui me firent frissonner de tous mes membres, ivre que j’étais d’une folle joie. Grâces à lui, mon drame, lu aux Français, y fut reçu par acclamation (c’était le Siége de Missolonghi) ; un tour de faveur fut accordé, et les répétitions dûrent commencer dans quelques jours. Mais la censure vint subitement couper les ailes à mes espérances. Ma pièce fut arrêtée par elle comme hostile à la sublime Porte, aux saines doctrines du gouvernement absolu, et je demeurai comme Tantale, avec ma joie sur les lèvres sans pouvoir la boire. Toutes mes démarches près des hommes à ciseaux furent sans succès. Je n’eus plus d’espoir que dans un changement de ministère ou une révolution.

Dès lors je ne rêvai que bouleversemens politiques. De la meilleure foi du monde, je me demandais comment la France pouvait supporter un gouvernement pareil ; je me serais fait conspirateur pour peu qu’on eût pu me donner l’adresse d’une conspiration. Enfin le ministère Martignac vint apaiser mon indignation patriotique. Mon drame échappa aux mains de la censure mourant et déplumé, et les répétitions commencèrent au Théâtre-Français. Mais ici s’ouvrit pour moi la vie d’auteur avec toutes ses tribulations et ses tortures. L’enthousiasme avec lequel on avait reçu ma tragédie avait eu le temps de se refroidir ; Alexandre Duval, mon patron, s’était brouillé avec les sociétaires, M. Arnault faisait remonter son Marius à Minturne, tout était en confusion au théâtre de la rue Richelieu : une banqueroute prochaine le menaçait. Je trouvai de toutes parts des obstacles, des froideurs et des retards. Les répétitions de ma pièce furent suspendues, sans que j’en pusse savoir la cause. Une lutte s’engagea entre moi et le comité, fantôme insaisissable qui se défendait par le silence et les consignes au portier. Rien ne fut négligé pour me rebuter, me fatiguer, me faire perdre patience. Ce fut une temporisation lâche et déloyale, mais adroite, qui devait réussir à la longue avec un écolier assez privé d’expérience pour se mettre en colère et rompre en visière avec l’administration. Un autre plus habile eût cessé ses démarches et eût fait assigner la Comédie-Française par ministère d’huissier. Je n’y pensai même pas un instant. Furieux d’être si traitreusement joué, je retirai ma pièce et je renonçai à mes espérances.

Mais cet échec m’avait brisé.

Dans ce premier essai, je sentis ce qui manquait à ma nature pour réussir dans les lettres (à part ce qui manquait à mon talent}. Je n’avais rien de cette ténacité souple et déliée, de cette constance patiemment inébranlable, qui seules peuvent conduire aux succès. La vie littéraire de Paris me fut révélée pour ce qu’elle était ; je vis que c’était un duel éternel pour lequel il fallait un caractère de fer ouaté de coton. Je compris que je n’étais point né pour une pareille existence, que j’y flotterais perpétuellement entre l’enthousiasme et le désespoir, et que mon âme s’accrocherait douloureusement à toutes les épines du chemin. Cette conviction qui m’illumina tout-à-coup et vivement me jeta dans une tristesse inexprimable. Par une naïveté d’amour-propre très ordinaire, je me fis de mon peu d’aptitude aux affaires un véritable mérite, un symptôme de talent. Je me dis, avec un consolant orgueil, que tous les esprits haut placés devaient être ainsi, incapables de s’abaisser à de misérables intrigues, et me plongeant fièrement dans l’amer désespoir d’un génie méconnu, j’applaudis à mes molles inclinations ; je déifiai mon dégoût nonchalant, et, encouragé par les tristes et grands exemples de tant de poètes, je me décidai amèrement à suicider en moi un grand homme. Je cessai donc tout effort, tout essai, ne voulant plus me donner la peine de me baisser pour ramasser la gloire.

Maintenant que plus d’expérience m’a ouvert les yeux, ce qui m’apparaît surtout dans cette situation, c’est son ridicule, et je n’y pense guère sans un sourire et quelque rougeur au front. Mais alors il n’en était pas ainsi. Mes souffrances étaient réelles et cuisantes. Je voyais tous mes projets d’avenir crouler sans retour, je sentais que ma vie allait être faussée à jamais, et que, gladiateur maladroit jeté dans l’arène du monde, je ne saurais me servir ni de la massue ni de l’épée. Incapable de poursuivre le métier d’homme de lettres, je m’avouais encore plus impropre aux fonctions laborieuses d’une existence positive. Je commençais à comprendre que je pourrais bien être un de ces eunuques sociaux qui ne peuvent trouver leur place dans aucune fonction. Et pourtant, au milieu de ces doutes poignans, j’éprouvais parfois quelques velléités viriles qui semblaient accuser une nature susceptible d’action et de vigueur. Je sentais qu’il ne manquait qu’un manche à mon esprit pour qu’il devînt un instrument utile, et que je pouvais bien être déplacé plutôt qu’incapable, Mais ces incertitudes me tuaient ; cette situation était affreuse. Bien des fois je songeai à en sortir violemment et à brûler ma maison pour n’avoir pas la peine de la mettre en ordre, selon l’originale expression de Rousseau. Heureusement pour moi, le suicide n’avait pas encore été mis à la mode par des exemples fameux, et je ne savais pas que se tuer fût un moyen de trouver un éditeur. Je continuai donc à traîner plusieurs mois, au milieu du tumulte de Paris, mon découragement ennuyé. Quelques tentatives nouvelles, nonchalamment essayées pour faire jouer des pièces et placer des manuscrits, restèrent sans succès et achevèrent de m’abattre. Enfin je tombai malade.

Alors mon âme fatiguée se reprit à de vieux souvenirs. Je commençai à regretter sérieusement ma brumeuse et verte Bretagne, et le mal du pays, dont le germe avait peut-être toujours été au fond de mes découragemens, me saisit avec énergie. Mon séjour à Paris, lié au souvenir de tant de désappointemens, me devint insupportable. Enfin un jour, plus triste qu’à l’ordinaire, et pris d’une sorte de crise maladive, je courus rue du Bouloy, je trouvai une diligence qui partait pour ma province, et, sans plus réfléchir, je m’y jetai, laissant à Paris mes malles, mes livres, mes espérances, et faisant banqueroute à la gloire.

J’arrivai au pays tout fiévreux et tout meurtri de mes défaites. Je fus long-temps avant de pouvoir me remettre et revenir au calme d’autrefois. J’étais comme ces marins inexpérimentés qui ont mis pied à terre avec le mal de mer, et qui, long-temps après, sentent encore le tangage du navire qu’ils ont quitté. Je sentais toujours autour de moi ce roulis du grand monde qui m’avait un instant étourdi ; j’éprouvais un reste de nausées, de dégoût et de colère ; j’avais comme une réminiscence du mal de Paris. Mais ces palpitations angoisseuses se calmèrent peu à peu. Je secouai les désolantes pensées sur lesquelles j’avais couché mon esprit comme sur un lit de souffrance. Alors commença pour moi une de ces convalescences morales qui ravivent et recolorent la vie. Le printemps venait de naître, et la Bretagne m’apparut dans toute sa virginale beauté. J’allai me plonger dans ses coulées ombreuses, m’asseoir à l’ombre de ses menhirs gigantesques, et j’éprouvai quelque chose de ce que dut ressentir le premier homme lorsqu’il se réveilla dans l’enchantement de son être et de la vue de l’univers qui venait d’éclore. Bientôt tout ce qu’il y avait de poétique et de neuf dans cette nature me frappa. J’admirai cette Bretagne que je n’avais jusque là considérée qu’avec le regard inattentif de l’habitude. C’était une parente près de laquelle j’avais grandi sans remarquer ses traits, et qu’après une absence je retrouvais avec surprise pleine d’un charme étrange et inaperçu. Peut-être aussi qu’au sortir de la société factice et travaillée dans laquelle j’avais roulé quelques mois, sa poétique individualité me frappa davantage. Toujours est-il que je fus saisi pour elle d’une amitié soudaine, pareille à celle qui vous prendrait pour un frère avec lequel vous auriez long-temps vécu sans intimité, et qu’une douleur imprévue, un épanchement subit, vous révèlerait tout-à-coup. Je me livrai avec bonheur à l’entraînement de cette passion naissante. J’étais dans ces dispositions d’une âme enfiévrée et encore toute vibrante d’une exaltation tombée, qui portent naturellement aux enthousiasmes et aux romanesques résolutions. Je fis de mon nouveau sentiment une affection entière et profonde, une sorte de religion. Toute l’effervescence de ma volonté, portée jusqu’alors vers d’autres objets, se concentra dans cet attachement. C’était un but trouvé à mes efforts, un point d’appui pour le levier de mon intelligence. Je m’y arrêtai ; je me mis à aimer la Bretagne ainsi que j’aurais pu aimer une femme, et je résolus de la faire connaître dans ses secrets mérites, dans ses charmes les plus suaves et les plus ignorés. Mes études commencèrent, et je les continuai sans interruption. Mais en même temps que j’avais trouvé une occupation pour mon esprit, J’avais aussi découvert l’assiette qui convenait à ma vie. Retiré dans un travail de poésie analytique, éloigné du bruit de l’arène et n’en espérant plus les couronnes, je me trouvai tout-à-coup le cœur léger et joyeux. J’avais rencontré ma place et mon nid ; je m’y couchai heureux en rabattant mes ailes voyageuses. J’avais compris où je devais vivre désormais.

Je continuai pourtant mon travail, et bientôt je vis que là, où je n’avais cherché qu’un thème sentimental pour d’intimes rêveries, se trouvait un poème entier, poème homérique, empreint d’une antique grandeur que personne n’avait soupçonnée. L’œuvre que j’avais commencée presque par caprice amoureux, je la continuai donc par curiosité, par saisissement, par admiration. Je devinai que j’étais tombé sur un filon d’or, et qu’il y avait là d’immenses richesses à exploiter. Je mis alors plus d’ordre dans mes recherches, plus de philosophie dans mes déductions. Entièrement remis du premier engouement qui m’avait porté à ces études, je résolus de ne marcher qu’avec une consciencieuse réserve. Je soumis les perceptions soudaines que j’avais reçues à l’aspect de la Bretagne à une analyse rigoureuse ; je continuai ce travail pendant six années, je ne négligeai rien pour qu’il fût complet. J’allai me mêler aux populations des campagnes ; j’écoutai leurs histoires ; j’étudiai leurs mœurs dans les chemins creux et devant les feux de landes des foyers. Le livre que je donne aujourd’hui est le résultat de ces longues perquisitions. Quelque jugement que l’on porte sur sa valeur, J’ai la conscience qu’il est vrai et entier, et que la Bretagne, bien ou mal peinte, y est du moins représentée en pied. S’il en est qui m’accusent d’avoir revêtu mon esquisse d’un vernis poétique, je leur dirai que j’ai peint comme j’avais vu, et que je n’ai peint que ce que j’avais vu. Il se peut que beaucoup de ceux qui croient connaître la Bretagne, parce qu’ils y vivent, parce qu’ils en parcourent les chemins, couchent dans ses auberges et achètent les toiles ou le blé de ses paysans ; il se peut, dis-je, que beaucoup de ceux-là trouvent de l’exagération dans mon tableau et m’injurient du nom de poète. À cela je n’ai rien à dire, sinon que ces hommes et moi nous n’avons pas les mêmes yeux. Ils connaissent la Bretagne comme un mari vulgaire connaît la femme de cœur que le triste hasard lui a livrée, dans son corps, mais non dans son âme. Pour étudier un peuple et un pays, il faut aller chercher sous les formes extérieures ce qu’il a d’intime. La poésie de notre contrée fruste et sérieuse échappe à la foule, parce qu’elle circule comme le sang dans des veines profondément cachées. L’habitude de voir les usages sans les comprendre ôte d’ailleurs à ceux-ci tout leur intérêt, et les range au nombre des triviales et insignifiantes accoutumances ; mais pour celui qui regarde au fond des choses, tout, au contraire, devient intelligible, tout s’anime d’une signification pittoresque et attachante.

Quant à la forme donnée à mon travail, j’ai fait tous mes efforts pour la rendre logique. J’ai divisé l’ouvrage entier en trois parties.

Dans la première, après avoir tâché de montrer la Bretagne sous son aspect topographique, j’y ai encadré le peuple qui l’habite avec ses mœurs, ses usages et ses croyances. J’ai donné les traditions religieuses de ce peuple ; je me suis efforcé de montrer d’où il était parti et où il était arrivé.

Dans la seconde partie, suite nécessaire de la précédente, j’ai fait connaître les poésies populaires des Bretons. Les poésies populaires d’une race sont toute sa religion, toute sa civilisation, toute son âme ; c’est pour elle ce qu’est la parole pour l’enfant, une révélation naïve et complète.

Enfin, dans la troisième partie, j’ai montré le peuple armoricain dans ses rapports avec la vie matérielle, et j’ai fait voir quelle influence sa morale avait sur son industrie.

Si je ne m’abuse, l’ensemble de mon ouvrage présentera un tableau complet de la Bretagne psychologique.

Ce ne sera ni une statistique, ni un mémoire savant sur ce pays, encore moins un roman ou un voyage, mais un document d’histoire métaphysique ; ce sera une étude faite sur la nature d’une population dans ce qu’elle a de plus primitif et de plus intime. Après mon livre il restera encore beaucoup à dire sur la Bretagne. Il y aura encore matière pour les savans, les économistes, les littérateurs ; mais j’ai tâché qu’il ne restât rien à faire aux historiens moralistes.


PREMIÈRE PARTIE.

LA BRETAGNE
et
 LES BRETONS.
CHAPITRE PREMIER.

 le pays de léon.

Le Pays de Léon.


§ I.

Division du livre premier, — Aspect du pays de Léon. — Ses
villes. — Destruction de ses monumens.

La Bretagne dont nous parlerons ne comprend pas toute la province anciennement connue sous ce nom. Elle se bornera aux trois départemens du Finistère, du Morbihan et des Côtes-du-Nord. C’est là seulement que la langue celtique et les vieux usages ont été conservés sans trop d’altération, et qu’une nature originale reste encore à étudier. Nous laisserons de côté la Loire-Inférieure et l’Ille-et-Vilaine, où la transformation des races s’est définitivement accomplie, et où le sillon du passé a disparu sous le macadamisage constitutionnel.

Cette Bretagne dont nous nous occuperons comprenait autrefois quatre évêchés : ceux de Saint-Pol-de-Léon, de Cornouaille, de Vannes et de Tréguier : c’étaient quatre pays différens, ayant leurs coutumes, leurs physionomies et leurs populations particulières.

Ces quatre aspects de la Bretagne proprement dite sont encore fort distincts et méritent d’être décrits chacun séparément. Ce sont comme des tableaux de différens maîtres, reproduisant les mêmes pensées sous des formes dissemblables.

Ces quatre types sont :

Le pays de Léon ;

La Cornouaille ;

Le pays de Tréguier ;

Le pays de Vannes.

Nous emploierons notre première partie à faire connaitre ces quatre contrées, à chacune desquelles nous consacrerons un chapitre.

Du reste, nous l’avons déjà dit, les descriptions que nous allons donner de ces divers pays sont le résultat de longues observations ; mais elles pourront étonner ceux qui ne les auront examinées que superficiellement. Pour l’étranger qui traverse les grandes routes et descend aux hôtels de nos villes, la Bretagne n’a rien qui la distingue beaucoup d’un autre pays. Des chemins mal entretenus, des mendians qui chantent au bord des routes, des villes sales, des marchés populeux, et parfois, au milieu de la foule, un carcan auquel est soudé un homme qui a honte et qui pleure ; rien de tout cela n’est bien neuf. C’est comme ailleurs, c’est comme partout. Dans son vaste mouvement de va et vient, la civilisation a fait trop de fois circuler ses agens sur les lignes qui traversent notre province en tous sens, pour n’avoir pas usé, par un long frottement, l’empreinte originaire des hommes et des lieux. Ce n’est qu’en s’écartant des routes fréquentées, en se lançant à pied à travers nos chemins creux, en traversant de pierre en pierre les cascades de nos ruisseaux sans pont, ou les fondrières de nos marécages, que l’on peut arriver aux cantons isolés dans lesquels se retrouvent encore les traditions locales et les croyances du pays. Là aussi, et là seulement, le peintre peut rencontrer la sauvage et saisissante majesté d’une nature vierge de toute trace moderne, entremêlée partout de ruines druidiques, religieuses et féodales, qui s’y trouvent comme les pages éparses d’une histoire oubliée.

Le Léonais, qui comprend à peu d’exceptions près tout le territoire renfermé dans les arrondissemens de Morlaix et de Brest, forme la plus riche partie du Finistère. C’est là que l’on trouve ces belles campagnes à luxuriantes végétations ; ces vallées mousseuses, festonnées de chèvrefeuilles, de ronces et de houblon sauvage ; ces mille nids de verdure d’où sort la fumée d’une chaumière, tous ces oasis de fleurs et d’ombrages où point l’aiguille brodée d’un clocher de granit, ou la tête penchée d’un calvaire. Nulle autre partie de la Bretagne ne présente une variété aussi continuelle. Les aspects du Léonais, moins sauvages que ceux de la Cornouaille, moins arcadiens que ceux du pays de Tréguier, et moins arides que les landes de Vannes, participent à la fois de ces trois natures. Ils en offrent comme un résumé poétique. Mais ce qui est surtout propre au Léonais, c’est l’éblouissante fraicheur de ses campagnes, c’est l’espèce d’humide opulence de ses feuillées et de ses plages. Tout, dans cette contrée, exhale je ne sais quelle enchanteresse et paisible fertilité. Il semble que, couverte d’églises, de croix, de chapelles, elle soit fécondée par la présence de tant d’objets sacrés. On voit, rien qu’à la regarder, que c’est une terre bénite et qu’aiment les habitans du Paradis. Ses villes même conservent ce caractère de sainte et charmante aisance. C’est Morlaix, assis au fond de sa vallée, avec sa couronne de jardins et les paisibles caboteurs à voiles roses qui dorment sur son canal ; c’est Saint-Pol-de-Léon, qui se dessine de loin sous ses clochers aériens, comme une grande cité du moyen âge ; ville-monastère où vous ne trouvez que des prêtres qui passent, des enfans en prière au seuil des églises, et de pauvres cloarecs, aux longs cheveux, apprenant tout haut, sur les chemins, leurs leçons latines ; c’est Lesneven, triste bourgade, semée de couvens demi ruinés, et où la vie toute monacale se partage également entre les offices et les digestions ; c’est Landerneau, charmant village allemand, avec ses maisonnettes blanches, ses parterres à grilles vertes, et ses fabriques cachées dans les arbres ; c’est Roscoff, enfin, vaillant petit port qui s’avance vers l’Angleterre, comme pour la défier ; relâche de corsaires et de flibustiers qui fleurit sous la protection de sainte Barbe.

Je ne dis rien de Brest, car c’est une colonie maritime, qui n’a de breton que le nom. Brest n’est pas une ville de terre ferme ; c’est un gaillard d’avant où vit un équipage ramassé de tous côtés ; où s’agite dans la brume une population en toile cirée et en chapeau de cuir bouilli, chez laquelle le caractère marin a effacé toutes les autres nuances nationales. Mais, à part cette exception, il n’est point un seul hameau dans le Léonais qui ne reflète plus ou moins ce calme et pieux bien-être dont nous avons parlé. C’est là le cachet du pays. Tout y semble sous l’immédiate protection du ciel et marqué aux armoiries de Dieu. On ne peut croire, lorsqu’on ne l’a point parcouru, à l’innombrable quantité de ses monumens religieux. Un seul fait en donnera une idée. Pendant la restauration, on songea à relever les croix de carrefours qui avaient été abattues en 1793, et, après une recherche exacte, on trouva qu’il ne faudrait pas moins de 1,500,000 fr. pour rétablir toutes celles qui existaient à cette époque dans le Finistère ! — Le Léonais comptait au moins pour les deux tiers dans cette somme.

On conçoit, d’après cela, combien la contrée dont nous parlons a dû souffrir depuis trente ans, ainsi que toute notre province, du vandalisme qui a fait porter le marteau sur nos vieux monumens. La Bretagne était restée long-temps à l’abri de cet esprit de destruction qui souffle comme un ouragan sur l’ancienne France. Vieille druidesse baptisée par saint Pol, elle avait gardé ses Dolmens et ses Menhirs, près de ses mille chapelles à Marie. Le temps et les révolutions avaient en vain passé rudement la main sur sa tête et déchiré son antique pourpre ; la fière pauvresse se drapait encore dans ses haillons de croyances et de coutumes, et s’entourait de ses ruines comme des débris d’une riche parure. Mais son tour est enfin venu, et, elle aussi, il faudra qu’elle passe à la refonte pour recevoir une empreinte nouvelle. En attendant, des mains barbares s’acharnent sur ses monumens et les dépècent ou les dégradent. Ainsi, sans parler du monastère de Saint-Matthieu, défiguré par ce phare dont la tête a crevé la voûte du sanctuaire, et qui se montre maintenant au-dessus de l’abbaye, comme un laid et noir cyclope[7] ; sans parler de Landevenec, cette chartreuse des lettres bretonnes que l’on a démolie pour en avoir les pierres et en construire une halle ; de cette tour de Carhaix, si massivement majestueuse, et qui, ébréchée par la foudre, a été achevée par les ingénieurs ; de cette admirable ruine de Trémazan, qu’on laisse crouler sous les dégradations des paysans et les orages de mer ; de ce sanctuaire druidique de la presqu’ile de Kermorvan, que l’on a fait sauter à la mine pour construire des étables ; que dire de cette belle cathédrale de Saint-Pol-de-Léon, que vous avez vue naguère si sombre et si majestueuse, avec ses ogives de Kersanton verdâtre qui la faisaient ressembler à une construction de bronze, et qui, maintenant, passée au lait de chaux, blanche et inondée de lumière, papillote comme la salle d’une guinguette ; que dire de l’église du Folgoat, où l’on a peint à l’huile les prodigieuses sculptures qui brodaient les autels, et abattu le balcon gracieux qui entourait le toit dans toute son étendue ; que dire du beau cloître lombard de Daoulas, dont les colonnettes brisées ont été transformées en bornes pour les chemins, et dont les frontons servent à faire des margelles de puits ou d’abreuvoirs ; que dire, enfin, du reliquaire de Pleyben, maçonné et recrépi, et dans lequel siége aujourd’hui l’école primaire du village ? — Quant aux chapelles, aux croix de carrefours, aux niches de madones, à tous les monumens isolés, il ne faut plus y penser : à peine s’il en reste quelques débris comme souvenirs. Depuis vingt ans ils sont la proie des mendians étrangers, des colporteurs et des maquignons. Il est presque aussi rare de voir un homme civilisé passer devant eux sans leur jeter une pierre, qu’un sauvage bas-breton sans leur tirer son chapeau. J’ai en ma possession deux têtes d’ange, en Kersanton, délicieusement sculptées et ramassées par moi dans une douve, près d’un calvaire ainsi mutilé. On pourrait dire, sans exagération, que dans certains endroits, nos routes de traverse sont empierrées avec des saints : c’est un macadamisage complet de têtes, de corps et de membres de statues chrétiennes.

Et un tel état de choses n’excite en rien la sollicitude de ceux qui nous gouvernent ! Et nous avons pourtant en France un directeur des beaux-arts qui émarge le budget, et un conservateur des antiquités de France qui siège à Paris, et fait des romans ! Qu’on y songe pourtant : dans un moment où l’on paraît vouloir recueillir les traditions historiques, et où un ministre parle de rassembler sur les lieux mêmes chaque document, les monumens peuvent devenir d’importans révélateurs des faits passés. Ce sont des témoignages de gloire ou de malheur, des symboles de croyances perdues, et chaque débris qui frappe nos yeux rappelle quelque principe que le temps a changé : chaque ruine est la tombe d’une idée sociale. Les vieux monumens forment une véritable bibliothèque en plein air dont les volumes de pierres ne s’effacent que lentement sous le souffle des siècles. Ils s’effacent cependant, car le temps a beau imprimer fortement son pas sur le sol, la civilisation en recouvre bientôt l’empreinte : l’humanité s’avance dans le monde comme une caravane dans le désert, et le vent du soir efface les traces laissées par les voyageurs du matin.

Du moins ne hâtons pas cette destruction. Profitons de ce qui nous reste du passé pour l’étudier. La Bretagne offre à cet égard d’immenses ressources. Ses symboles de Teutatès soutiennent encore les croix du Christ ; ses aqueducs romains sont protégés par des vierges qui font des miracles. Souvent, dans l’espace que franchirait la balle d’un mousquet, l’œil du voyageur peut y rencontrer les monumens des Celtes, des Romains, des Normands, du moyen âge et de la renaissance. C’est un muséum complet d’histoire, un cabinet d’antiquités de cent lieues, étalé à la clarté du soleil par les mains du temps. Voilà ce que nous demandons de conserver pour l’étude. Alors que l’on dépense des millions pour transporter en France un obélisque de Louqsor qui ne tient ni à notre histoire ni à nos arts, il nous semble que l’on pourrait bien consacrer quelques mille francs à empêcher les destructions de nos monumens nationaux. Les peuples ont d’ailleurs, selon nous, une certaine gloire de famille à conserver, une sorte de respect pour les pères qu’il est convenable de ne pas oublier, et nous ne trouvons pas plus de raison à une nation qui démolit ses monumens antiques pour en avoir les pierres, qu’à un noble descendant des Montmorency, qui déchirerait des portraits de famille pour en avoir la toile. Nous demandons aux plus Welches industriels de notre époque ce qu’ils penseraient du gouvernement de Rome s’il s’avisait de faire abattre le Colysée pour construire des écuries au Saint-Père ? Or c’est là précisément notre histoire.

Nous n’ajouterons pas combien l’aspect de ces ruines reflète sur nos campagnes une originalité poétique et saisissante ; nous ne dirons pas combien elles s’harmonisent heureusement avec les mœurs d’une autre époque conservées dans le Léonais ; les hommes positifs crieraient à la rêverie et souriraient superbement. Non, quelque touchans, quelque pittoresques que soient les vieux usages du serf breton et les débris au milieu desquels il vit, nous n’avons point la prétention de défendre cet état de choses ni de nous faire l’apologiste du passé. Enfant du progrès, nous nous sommes résigné à toutes ses exigences. Nous savons que, pour la marche pénible qu’a entreprise l’humanité, elle a dû se dépouiller de ses vieux vêtemens, dire adieu au toit et aux autels de ses ancêtres, sans rêver aux ombrages du seuil paternel, aux prières près du berceau, aux contes du soir accompagnés du rouet de la vieille nourrice : l’humanité fait son étape et ne doit point se laisser amollir à la pensée du gîte qu’elle a quitté ; mais nous ne voyons pas de nécessité à ce qu’elle foule aux pieds ce qu’elle a reçu d’héritage utile ; à ce qu’elle abatte brutalement les bornes qui marquent le chemin parcouru par ses pères. Pour les nations, comme pour les hommes, il est bon de conserver les cadavres, afin de les faire servir aux recherches instructives et aux besoins de l’avenir.


§ II.

Piété du Léonard. — Sa mort. — Ses funérailles — Fête des Morts. — Feux de Saint-Jean.

En France la religion catholique n’a guère conservé de puissance que dans les campagnes ; encore le paysan est-il moins religieux que dévot. S’il continue à obéir aux exigences du culte, si ses lèvres murmurent toujours des prières, si l’habitude baisse son front comme le souvenir d’un joug, il est facile de se convaincre pourtant que l’ardeur de la foi s’est insensiblement attiédie, et que les âmes ne se livrent plus avec autant de naïveté que jadis à l’adoration qui a creusé les degrés de pierre de l’autel, et au repentir qui a usé le banc de bois du confessionnal. Mais au milieu de ce naufrage des croyances, le Léonard est resté religieux et profondément empreint de cette tristesse et de cette résignation qui révèlent à l’esprit la présence réelle du catholicisme.

Pour lui point d’action importante sans que la religion y intervienne. La maison qu’il vient de faire construire, l’aire nouveau, le champ auquel il demande sa moisson, appellent également les cérémonies pieuses. Nous interrogions un jour l’un d’eux sur ces processions qui se font autour des champs cultivés, à l’époque des Rogations :

— Il faut que cela soit, dit-il, car le champ stérile devient fécond sous l’étole du prêtre.

Au repas, la faim attend respectueusement et laisse d’abord passer la prière. Le couteau ne se porterait pas sur le pain de chaque jour sans y avoir tracé le signe de la rédemption. Aux grandes fêtes, ni l’éloignement ni les infirmités ne dispensent d’assister aux offices de la paroisse. On voit alors les routes se couvrir d’hommes, de femmes, d’enfans, dans leurs plus beaux costumes. Ils surgissent de toutes parts, des sentiers ombreux et perdus, des rivages déserts, du milieu des landes élevées. À chaque pas, derrière chaque buisson, vous rencontrez un groupe qui, le chapelet à la main, se dirige vers l’église. Pendant ce temps les cloches se font entendre au loin, ces cloches du village à la voix si aérienne, si doucement vibrante ! Leurs sons arrivent emportés par le vent, à travers les collines, les rivières, les feuillées ; parfois pleureurs et funèbres, parfois éclatans et gais, car on dirait que ces voix de l’air passent ainsi capricieusement d’une expression à une autre, selon que le soleil brille, que le vent siffle, que l’imagination de l’écouteur s’égare mélancolique ou riante.

L’église est le seul point de réunion des paysans léonards. Renfermés dans des fermes isolées, vivant de la vie de famille, ils ne se réunissent jamais qu’à la paroisse pour prier et au cimetière pour venir prendre leur rang parmi les cercueils. L’église est leur spectacle, leur récréation. Hors de là, leur lourde existence tourne sans cesse dans un cercle abrutissant de travaux qui laissent peu de place à la pensée.

Mais bien que toute l’existence du Léonard ait une teinte pieuse, c’est surtout à sa mort qu’apparait toute sa religiosité ; c’est arrivé au terme de toutes ses misères, sur le seuil du monde où ses espérances vont s’accomplir, qu’il s’entoure de toutes ses croyances et découvre toute sa nature de chrétien. La science est assez rarement appelée par lui au secours de la nature. Il y a peu d’années que l’on se sert de médecins dans les campagnes, encore la confiance en eux est-elle loin d’être générale. Quelques remèdes traditionnels, des prières, des messes dites à la paroisse, des vœux aux saints les plus connus, tels sont les spécifiques ordinairement employés. Chaque dimanche, à l’heure des offices, on voit des femmes, les yeux rouges de larmes, s’avancer vers l’autel de la Vierge, avec des cierges qu’elles allument et qu’elles y déposent : ce sont des sœurs, des mères, des épouses, qui viennent demander la vie d’un être chéri qui se meurt, à la femme céleste qui, comme elles, sut ce que coûtent les larmes versées sur un cercueil. On peut dire, en comptant ces cierges qui brûlent sur l’autel, d’une lumière pâle, combien il y a dans la paroisse d’âmes prêtes à quitter la terre ; combien de maisons où l’on écoute avec terreur le râle d’un agonisant ; combien d’épouses qui attendent le nom désolé de veuve. Nous n’avons jamais vu, sans un mélange de terreur et de pitié, cette annonce muette d’agonie, placée là comme pour nous rappeler à tous que la mort est proche, et pour nous avertir de la faiblesse et des douleurs humaines.

Dès que les souffrances du malade ont pris un caractère mortel, la famille s’agenouille autour de son lit, et le plus vieux répète à haute voix la prière des agonisans. Le prêtre vient et lui confère les derniers sacremens. Le mourant les reçoit généralement avec calme : retiré au fond de lui-même et en présence de son Dieu, il meurt au bruit des prières, soutenu par la pensée que son entrée dans l’autre monde sera éclatante, et qu’il trouvera à la porte du ciel l’auréole d’étoiles. Les regrets de la famille sont graves et saints, mais elle ne fera rien pour écarter la triste image de sa perte. Le Léonard est dur à sa pauvre âme comme à son corps. Il ne reculera pas plus devant la souffrance morale que devant la fatigue ou le danger. Tandis que l’homme des villes esquive ses regrets, fraude ses larmes au sort, et fuit tout ce qui peut meurtrir son cœur brisé, le paysan breton, lui, se place franchement devant sa douleur ; il la reçoit lui-même sans chercher à la faire congédier par office de valet ; il la regarde en face et long-temps. Fermez vos portes pour ne point entendre le tumulte du convoi, faites taire la voix des prêtres ; lui, il ne quittera point la chambre où dort le cadavre : il verra allumer les cierges, coudre le suaire, clouer la châsse, et quand les fossoyeurs viendront, il se lèvera pour les suivre ; il ira, les cheveux épars, à la suite du corps ; il entendra la terre tomber lentement sur le cercueil, et ne se retirera que lorsque tout sera terminé ; lorsque le prêtre aura dit : La paix soit avec vous ! Il n’y a rien sous le ciel de plus déchirant que cette courageuse tendresse d’un pauvre abandonné, conduisant jusqu’à la fosse le cadavre de celui qu’il aima. Ce luxe de douleur a quelque chose qui saisit le cœur et le brise. C’est devant de tels enterremens que l’on se sent encore entraîné à découvrir sa tête et à fléchir le genou ; car, qui oserait afficher l’incrédulité ou la raillerie devant les yeux de cet homme qui n’a plus d’espoir que dans les idées de rémunération et d’immortalité ! Et ne croyez pas que les honneurs rendus à ses morts par le Léonard finissent aussitôt son tombeau fermé ; non, des messes seront dites encore long-temps pour le repos de l’âme de celui qu’il pleure. Chaque dimanche il viendra prier sur sa tombe et marquer de ses deux genoux une place qu’il a peut-être été trop pauvre pour marquer autrement. Qui manquerait à ce devoir sacré serait montré au doigt comme un méchant et un impie.

Au jour des Morts, le lendemain de la Toussaint, la population entière du Léonais se lève sombre et vêtue de deuil. C’est la véritable fête de famille, l’heure des commémorations, et la journée presque entière se passe en dévotions. Vers le milieu de la nuit, après un repas pris en commun, on se retire ; mais des mets sont laissés sur la table ; car une superstition touchante fait croire aux bretons qu’à cette heure ceux qu’ils regrettent se lèveront des cimetières et viendront prendre, sous le toit qui les a vus naître, leur repas annuel. Toutefois, cet usage a déjà disparu dans quelques endroits.

Du reste, chaque fête de l’année a ses usages. Celle de la Saint-Jean est surtout remarquable, non seulement dans le Léonais, mais dans toute la Basse-Bretagne. Dès la veille, on voit des troupes de petits garçons et de petites filles en haillons, aller de porte en porte, une assiette à la main, quêter une légère aumône. Ce sont les pauvres qui, n’ayant pu économiser assez sur l’année entière, pour acheter une fascine d’ajonc, envoient ainsi leurs enfans mendier de quoi allumer un feu en l’honneur de monsieur saint Jean. Vers le soir on aperçoit sur quelque rocher, au haut de quelque montagne, un de ces feux qui brille tout-à-coup, puis un second apparait, puis un troisième, puis cent feux, mille feux ! devant, derrière, à l’horizon : partout la terre semble refléter le ciel et avoir autant d’étoiles. De loin on entend une rumeur confuse, joyeuse, et je ne sais quelle étrange musique, mélangée de sons métalliques et de vibrations d’harmonica qu’obtiennent des enfans en caressant du doigt un jonc dont les bouts sont fixés aux deux parois opposées d’une bassine de cuivre pleine d’eau et de morceaux de fer. Cependant les conques des pâtres se répondent de vallée en vallée ; les voix des paysans chantant des noëls aux pieds des calvaires, se font entendre ; les jeunes filles, parées de leurs habits de fête, accourent pour danser autour des feux de Saint-Jean, car on leur a dit que si elles en visitaient neuf avant minuit elles se marieraient dans l’année. Les paysans conduisent leurs troupeaux pour les faire sauter par-dessus le brasier sacré, sûrs de les préserver ainsi de maladie. Des rondes se forment à l’entour, et c’est alors un spectacle étrange pour le voyageur qui passe, que de voir ces longues chaînes d’ombres bondissantes tourner autour de ces milles feux, en jetant des cris farouches et des appels lointains. Des siéges sont habituellement disposés autour de la flamme ; ils sont destinés aux âmes des morts qui viennent s’y placer pour écouter les chants et contempler les danses.

Dans beaucoup de paroisses c’est le curé lui-même qui va, processionnellement avec la croix, allumer le feu de joie préparé au milieu du bourg. À Saint-Jean du Doigt, le même office est rempli par un ange qui, au moyen d’un mécanisme fort simple, descend, un flambeau à la main, du sommet de la tour élancée, enflamme le bûcher, puis s’envole et disparait dans les aiguilles tailladées du clocher.

Les Bretons conservent avec un grand soin un tison du feu de la Saint-Jean. Ce tison, placé près de leur lit, entre un buis bénit, le dimanche des Rameaux, et un morceau de gâteau des Rois, les préserve, disent-ils, du tonnerre. Ils se disputent, en outre, avec beaucoup d’ardeur la couronne de fleurs qui domine le feu sacré. Ces fleurs flétries sont des talismans contre les maux du corps et les peines de l’âme ; quelques jeunes filles les portent suspendues sur leur poitrine par un fil de laine rouge, tout-puissant, comme on le sait, pour guérir les douleurs nerveuses.

À Brest, la Saint-Jean a une physionomie particulière et pour ainsi dire maritime. Vers le soir, deux à trois mille personnes accourent sur les glacis. Enfans, ouvriers, matelots, tous portent à la main une torche de goudron enflammé, à laquelle ils impriment un mouvement rapide de rotation. Au milieu des ténèbres on aperçoit ces milliers de lumières agitées par des mains invisibles qui marchent en sautillant, tournent en cercle, scintillent et décrivent dans l’air mille capricieuses arabesques de feu. Parfois, lancées par des bras vigoureux, cent torches s’élèvent en même temps vers le ciel, comme des fusées flamboyantes, et retombent en secouant une ondée de braie enflammée qui grésille sur les feuilles des arbres ; on dirait une pluie d’étoiles. Une foule immense de spectateurs attirés par l’originalité de ce spectacle, circule sous cette rosée de feu. Cela dure jusqu’à la fermeture des portes. Quand le roulement de rentrée se fait entendre, la foule reprend le chemin de la ville. Alors le pont-levis remonte, et les sentinelles commencent à se renvoyer les garde à vous de nuit, tandis que sur les routes de la terre des Lépreux (Lambezellec), du haut de la rivière (Morlaix) et de la maison de la Douleur (Kerinou), on voit les torches fuir en courant et s’éteindre successivement, comme les feux follets des montagnes.


§ III.

Le choléra dans le pays de Léon.

Nous l’avons déjà dit, le caractère religieux du Léonais se révèle dans toutes ses actions ; mais, pour l’étudier à fond, il faut avoir vu se développer dans quelque grande circonstance ; il faut avoir contemplé comme nous cette population pieuse se débattant sous quelque fléau et tombant comme une herbe fauchée. Ce triste spectacle, nous l’avons eu pendant deux mois dans toute son horreur, lorsque le choléra se déclara dans le Finistère, en 1833.

Dans le calme de la vie ordinaire, l’influence sociale use plus ou moins les aspérités de l’individualisme. Un arrangement uniforme cache, plus ou moins, l’originalité native de chaque être, une circonstance extrême, mais vulgaire, ne peut toujours défaire cette symétrie conventionnelle : on n’oserait être soi-même dans sa douleur, et, comme le gladiateur romain, l’on songe à tomber selon les coutumes du cirque. Mais il en est autrement lorsqu’une puissante commotion est venue arracher tout-à-coup ce qui vous entoure à son engrènement mécanique, et que les passions humaines, soulevées toutes en même temps dans une masse de matière souffrante, se dressent sans peur, insoucieuses du ridicule, et s’abandonnent franchement à leur expansion ardente. Alors se montre la véritable croyance de chacun ; alors l’âme est vraie, par l’incapacité de mentir, et les populations laissent échapper de leur cœur, comme un seul homme, le cri sincère que leur arrache la force de l’émotion et la grandeur des circonstances.

Ces observations ont pu être faites dans beaucoup d’autres cas ; mais jamais elles n’ont trouvé une application aussi complète, aussi manifeste, que dans l’affreuse épidémie qui décima le Léonais. Qui a vu, au milieu de l’immense désastre qui l’accabla, ce peuple étrange encore si fortement marqué du sceau du moyen âge, comprendra facilement ces pestes du xive siècle, qui, dans les mystérieuses légendes des chroniqueurs, semblaient moins des récits historiques que de terribles conceptions de poètes, tracées à la manière du Dante.

Lorsque le choléra tomba sur la capitale, on sait avec quelle fureur une partie du bas peuple de Paris accusa ceux qui gouvernaient d’être la cause de l’épidémie, en empoisonnant les denrées et les fontaines. Si c’était là un mensonge, il faut l’avouer au moins, c’était l’expression énergique d’un profond mépris pour le pouvoir, d’une méfiance et d’une haine innée chez cette turbulente population, habituée à chercher dans la politique la cause de ses maux. Mais en Bretagne, où le gouvernement, sa forme et son nom sont presque inconnus, où les partis mêmes ne sont politiques que parce qu’ils sont religieux, il devait en être autrement qu’à Paris. Qui eût dit à nos paysans que le ministère les empoisonnait eût été peu compris. Pour eux deux pouvoirs seuls existent, dont l’un est la manifestation du bien, l’autre celle du mal : Dieu et le Démon ! Aussi, ce ne fut point dans les combinaisons criminelles d’un parti qu’ils cherchèrent la cause du mal qui les frappait. Dieu nous touche de son doigt ! ont-ils dit dans leur langage énergique. Dieu nous a livrés au Démon ! Et aussitôt le bruit d’apparitions terribles et surnaturelles se répand dans les campagnes ; des femmes rouges ont été aperçues près de Brest soufflant la peste sur les vallées. Une mendiante, appelée devant la justice, soutient qu’elle les a vues ! qu’elle leur a parlé ! Des signes funestes annoncent partout que Dieu va jeter son mauvais air sur le pays. Un météore épouvante les campagnes ; des bruits sinistres et menaçans retentissent sur les côtes ; et, pour ajouter à tant de terreurs, les églises s’ouvrent à des heures inaccoutumées ; des prières publiques sont répétées pour apaiser la colère du ciel, et le peuple attend, sans prendre aucune autre précaution, la visite de l’hôte terrible qui lui est annoncée.

Il ne se fit pas long-temps attendre. On apprit bientôt que le choléra avait éclaté sur sept ou huit points différens. Le Léonais avait été principalement atteint.

Dans les villes quelques préservatifs avaient été employés ; mais dans les campagnes aucun obstacle ne fut opposé aux ravages du mal. Je demandais au curé d’une des paroisses du Léonais quelles précautions avaient été prises : nous sortions de l’église, il étendit silencieusement le bras, et me fit voir douze fosses creusées d’avance. Rien ne peut rendre l’impression que me causa cette réponse faite naturellement et sans ostentation. Dans sa muette énergie, elle contenait toutes les croyances du paysan breton, qui, insoucieux des secours humains, se regarde comme une feuille roulée au souffle de Dieu, et sans force pour résister à son impulsion toute-puissante. On conçoit facilement avec quelle rapidité dut s’étendre la maladie sur une population ainsi livrée sans défense à ses coups. Chaque maison compta bientôt un mort. Les ressources de certaines communes ne suffirent pas pour faire don d’une châsse aux cadavres d’indigens. Les chariots ne pouvaient les transporter assez vite jusqu’au cimetière de la paroisse souvent fort éloigné ; des mères furent obligées de prendre dans leurs bras les cadavres de leurs enfans, et de les porter ainsi, raides et bleus, jusqu’à la terre sainte, sans suite de parens, sans prêtres, sans cierges allumés, comme pour une promenade insignifiante et ordinaire. Quand venait le soir, c’était un spectacle dont rien ne peut donner l’idée, que de voir, le long de nos routes creuses et ombragées, ces charrettes couvertes d’un drap blanc, et que suivait une foule silencieuse de femmes, enveloppées dans de longs manteaux noirs à capuchons, et d’hommes, la tête nue et demi-voilée sous leurs cheveux épars. On n’entendait que le tintement triste et monotone de la clochette des chevaux, les gémissemens sourds de l’épouse ou de la fille qui, suivant l’usage, accompagnait la châsse jusqu’à la fosse ; le son éloigné d’un glas d’église qui semblait appeler le mort ; et, au milieu de tout ce mélange de rumeurs mystérieuses et déchirantes, le sombre cortége se perdait sous les vertes feuillées comme une apparition fantastique ! De temps en temps seulement le vent du soir qui soupirait doucement dans les arbres apportait un murmure triste et confus ; et puis, par un contraste qui semblait peindre la vie humaine, une nouvelle rafale n’envoyait à l’oreille que les chants joyeux des oiseaux, les mugissemens des troupeaux ou les battemens répétés du lavoir, mêlés à un air du pays !

Du reste, rien ne fut tenté par le paysan léonais pour échapper à la maladie ; et, heureux de son indifférence, il n’ajouta pas du moins à sa souffrance l’idée de l’abandon dans lequel le laissaient ceux qui auraient dû veiller sur ses misères. Habitué aux dures épreuves, il baissa la tête avec résignation, comme ces premiers martyrs qui, voués au massacre, attendaient à genoux le coup de hache du licteur. Une seule fois le murmure de la douleur et du mécontentement s’éleva dans nos campagnes : ce fut lorsque, par crainte de la contagion, on voulut inhumer les morts frappés par le choléra dans les cimetières des chapelles isolées.

— Les morts ont droit de dormir près de leur famille, dirent-ils. Et les parens, les amis se rassemblèrent autour du cercueil ; leurs mains s’opposèrent à ce qu’il fût emporté de ce cimetière de la paroisse qui contenait déjà les ossemens de ceux qu’avait aimés le défunt. Ce ne fut même pas sans danger que dans certains endroits les nouveaux ordres de l’administration furent exécutés ; et ces hommes, dédaigneux de disputer leur place dans la vie, disputèrent avec ardeur leur place dans le champ de la mort. Il faut avoir écouté leurs paroles dans cette étrange et longue discussion, pour savoir tout ce qu’ils ont encore de respect religieux pour leurs morts.

— Les âmes de nos pères ont ici leurs demeures, répétaient-ils ; pourquoi en séparer celui qui vient de mourir ? Éloigné, là-bas, au cimetière de la chapelle, il n’entendra ni les chants des offices, ni les prières qui soulagent les trépassés. C’est ici sa place ; nous pouvons voir sa tombe de nos fenêtres ; nous pouvons y envoyer nos plus petits enfans prier dessus chaque soir. Cette terre est la propriété des morts ; nulle puissance ne peut la leur ôter, ni la changer contre une autre.

En vain leur parlait-on du danger de cette accumulation de cadavres dans le cimetière de la paroisse, toujours placé au centre du village, et entouré de maisons ; ils secouaient avec tristesse leurs larges têtes ruisselantes de cheveux :

— Les cadavres ne tuent pas ceux qui vivent, répondaient-ils ; la mort ne vient que par la volonté de Dieu.

Enfin, il fallut, pour vaincre leur résistance, avoir recours à l’intervention des prêtres eux-mêmes. Toute l’autorité de ceux-ci suffit à peine pour les faire consentir à cette innovation. Je n’oublierai jamais avoir entendu à Taulé, le recteur, parler long-temps à ce sujet, et leur affirmer, au nom du Dieu qu’il représentait, que les morts n’avaient plus les passions des vivans, et qu’ils ne souffraient en rien de cet éloignement des tombes de leurs ancêtres.

Ces explications, qui auraient fait sourire en toute autre circonstance, prenaient, dans l’air de conviction du prêtre et dans l’attention ardente de la foule, une physionomie si étrange de gravité, qu’elles ne laissaient place qu’à un étonnement profond et à une sorte d’admiration involontaire pour tout ce qui sort de l’ordre habituel.

Malgré tout, cependant, les ravages du choléra dans les campagnes du Léonais furent encore moins sensibles que dans les villes. La charité chrétienne et la foi rendirent les coups du fléau moins rudes à la foule. Les orphelins furent adoptés, comme à l’ordinaire, par les mères du voisinage. Les veuves furent secourues. Dans les villes, au contraire, l’épidémie apparut dans tout son luxe de hideur et d’épouvante : là, rien n’en adoucit l’horrible spectacle, ni les espérances religieuses, ni la résignation qui console ; elle tombait au milieu d’une demi-civilisation déjà presque incrédule. On fit venir des médecins, des remèdes ; on eut peur d’avoir mal, peur de mourir. Alors, rappelé comme malgré lui à ses adorations d’enfance, le peuple se mit à prier et à blasphémer, à maudire le ciel et à demander un prêtre. Ce fut une lutte terrible entre les pensées d’autrefois et les souffrances de maintenant. Puis, ce peuple vit alors ce qui lui manquait, ce qu’il eût fallu pour échapper au mal. Il cria au riche :

— Pourquoi est-ce que je meurs plutôt que toi ?

Et alors des clameurs, des haines, des injures, des imprécations !

Cependant les riches eux-mêmes succombaient et allaient partout proposant de l’argent à des femmes du peuple pour qu’elles vinssent soigner leurs mourans.

— Vous m’avez chassée de votre porte quand je vous demandais du pain, répond une de ces femmes à un riche négociant de Morlaix ; que votre mère meure, elle n’aura pas mes soins !

Et la mère de l’homme riche mourut sans trouver personne pour veiller sur ses souffrances ni sur son cadavre.

Bientôt, au milieu de ces désastres, la débauche de la classe ouvrière devint plus hardie, plus éhontée, plus complète, comme si elle eût voulu prendre un à-compte sur la mort ! Des hommes ivres parcouraient les rues, demi suffoqués par le vin, défiant le mal et criant à Dieu :

— Donne-nous donc le choléra à nous autres !

Et, comme jalouse de sanctionner leur impiété, la maladie passait près d’eux et respectait leur tête.

Les médecins allaient de couche en couche prodiguer vainement leurs conseils : le mal croissait toujours. Deux amis se rencontraient le soir sur une promenade et le lendemain au cimetière, cloués dans leurs bières. La mort venait de partout. On eût dit une population entière sur la brèche, devant un ennemi invisible, attendant le coup, les bras croisés sur la poitrine. Oh ! comme alors les heures étaient longues, les nuits agitées, les journées inquiètes ! que de fenêtres où brillait le soir la lampe du malade ! chaque matin, que de maisons fermées où flottait le drap noir semé de larmes blanches ? Qui n’a point vu un tel tableau ne peut le deviner ni le comprendre.

Le mal céda pourtant ; la terreur fut bientôt dissipée, quelques habits de deuil seuls demeurèrent ! Faibles traces du fléau que chaque jour effaçait, et dont il ne resta bientôt plus rien.

Ainsi va le monde ! Bataillon mobile placé en face de la mort, le genre humain ne laisse jamais voir long-temps ses vides. Un cadavre tombe, les rangs se serrent ; tout paraît comme par le passé, et la grande évolution des peuples se continue au milieu des siècles qui s’écoulent.

§ IV.

Le Léonard. — Des mariages dans le pays de Léon, — Piété pour les orphelins et respect pour les enfans. — Hospitalité. — Mendians.

Le Léonard est plus grand que les autres Bretons ; sa démarche est lente, solennelle, empreinte de force et de majesté : il s’avance en homme et en chrétien sous l’œil de Dieu. Sa joie est sérieuse ; elle n’éclate que par lueurs et comme malgré lui. Grave, concentré, il montre peu d’empressement dans ses communications avec le monde extérieur ; mais ne le jugez pas sur cette apparence ; sa vie est tout entière repliée au dedans, son enveloppe est comme celle des hautes montagnes, âpre et glacée, mais au fond bouillonne un volcan. Son langage, plus harmonieux, plus mollement cadencé que celui de la Cornouaille, est une espèce de psalmodie dont il altère les sons selon le plus ou moins de douceur qu’il veut donner à sa parole. Il ne connait point les danses folâtres des montagnes ni les vifs jabadaos du pays de Tréguier ; sa danse à lui, conduite par le son monotome du biniou[8] et du hautbois, est roide et sévère. Elle a lieu le plus souvent sur les grèves, au bruit majestueux d’une mer retentissante. Il mêle d’instinct une sainte et grave pensée d’éternité, même à ses joies terrestres.

Les habits du Léonard sont larges, flottans, et de couleur noire ; une ceinture rouge ou bleue en égaie seule la tristesse. Les bords de son large chapeau retombent sur ses traits basanés ; ses cheveux flottent sur ses épaules. Le costume des femmes n’est pas moins lugubre. Il est composé de blanc et de noir, et son ampleur, sa forme pudique et fermée, rappellent assez l’habillement des religieuses de nos hôpitaux. Leurs vêtemens de deuil sont les seuls qui soient moins sombres ; ils sont bleus comme le ciel, terme de leurs espérances. Ces chrétiens portent le deuil de la vie, non de la mort.

Les devoirs les plus sacrés dans notre état de civilisation sont peu compris de ces populations primitives. Elles ne s’y soumettent guère qu’autant qu’elles y sont forcées. Pour un Léonard, le mariage civil est nul, la contrebande est œuvre permise, les droits politiques sont sans prix, les obligations du citoyen une énigme. L’école gratuite n’est en aucune sorte à ses yeux une faveur du gouvernement : c’est, comme il le dit, une conscription d’enfans qui le prive des faibles services qu’il pourrait tirer de ceux-ci pour se soulager dans ses travaux. Mais à côté de cette indifférence pour tout ce que la société regarde aujourd’hui comme si précieux, existe une richesse de vertus chrétiennes qu’on ne retrouve plus ailleurs. Un disciple de Malthus serait effrayé de l’imprévoyance avec laquelle ces pauvres gens forment leurs unions et créent de nouveaux consommateurs. Plusieurs d’entre eux qui sortent de la domesticité pour se marier n’ont pas même où reposer leur tête la première nuit de leurs noces. Nous en avons vu à qui l’on prêtait un lit pour ce seul jour. Mais pourquoi prendraient-ils souci de cette indigence ? Ne ressentent-ils pas, eux aussi, cette première chaleur de la vie, qui donne force à tout hasarder ? et n’ont-ils pas, de plus, confiance dans celui qui nourrit l’oiseau dans les forêts ? Si la prévoyance de l’homme veillait toujours, à quoi servirait la providence de Dieu ? D’ailleurs la charité de leurs frères n’est-elle point là, inépuisable dans ses œuvres ? Les pauvres fiancés vont tous deux inviter à leur fête de noces les familles des environs. Toutes viennent, attirées par une bonne action, et aussi, il faut le dire, par l’irrésistible appât que présente au paysan breton la danse et l’ivresse. Elles apportent aux mariés quelques produits de leurs champs, du lin, du miel, du blé, de l’argent même. Trois cents convives se réunissent ainsi quelquefois. Leurs présens forment le commencement du ménage des jeunes époux, qui retirent habituellement plusieurs centaines de francs de ces dons volontaires ; sorte d’avance que la communauté chrétienne fait à un frère pauvre pour qu’il puisse se ranger à son humble place dans le monde.

Mille autres usages aussi étrangers à nos mœurs ont été conservés dans le Léonais. Quand une femme devient mère, du pain blanc et du vin chaud sont envoyés de sa part à toutes les femmes enceintes du voisinage. C’est, à la fois, une annonce et un souhait d’heureuse délivrance : c’est un repas de communion entre la jeune épouse devenue mère et celles qui attendent ce doux nom. Du reste, la naissance est un événement religieux et solennel, entouré de mille détails touchans. L’accouchée a autour d’elle toutes les jeunes mères du voisinage ; chacune sollicite comme une grâce la faveur de présenter la première son sein au nouveau-né ; car, à leurs yeux, l’enfant qui vient de voir le jour est un ange qui arrive du ciel ; ses lèvres innocentes sanctifient le sein qu’elles pressent pour la première fois et portent bonheur ! Cette croyance est si vive que le nouveau-né passe de bras en bras, et ne retourne sur le sein de celle qui lui a donné le jour qu’après avoir trouvé autant de mères qu’il y a là de jeunes épouses. Si par malheur la mort lui enlève sa mère véritable, ne craignez pas qu’il reste sans appui. Le recteur de la paroisse vient près de son berceau, que les femmes entourent silencieusement ; il prend l’enfant dans ses bras, et choisissant parmi les mères qui sont là devant lui celle qui lui paraît la plus digne de ce dépôt précieux :

— Tenez, lui dit-il, voilà un fils que Dieu vous donne !

— Merci ! dit la pauvre femme, et elle emporte l’enfant dans ses bras.

Parfois cependant, lorsque les voisines de la morte sont trop misérables pour qu’aucune d’elles se charge seule du nouveau-né, il leur reste en commun et comme une propriété indivise. Une d’elles le loge, mais chacune a son heure pour le soigner, lui donner son lait. Nous avons vu de ces femmes qui se levaient la nuit pour aller à des distances assez grandes payer ainsi leur impôt de mère, et jamais une plainte n’est venue frapper nos oreilles.

À Saint-Pol, les nourrices ne commencent jamais à soigner un enfant sans faire le signe de la croix, et elles arrosent d’eau bénite les langes dont elles l’enveloppent.

Du reste, l’espèce de sainteté et de respect dont les nations sauvages entourent l’enfance existe aussi dans le Léonais. Nul ne passera près d’une femme tenant un nourrisson sur ses genoux sans lui dire avec une inclination de tête amicale :

— Dieu vous bénisse !

Si vous négligez cette salutation bienveillante, la mère vous suivra d’un regard inquiet, car vous avez jeté un mauvais œil sur son enfant ; et il n’y a que les amis du démon, disent les femmes des campagnes, qui passent devant une nourrice sans lui souhaiter la bénédiction du ciel. Les haines les plus envenimées se taisent également à la vue d’un faible enfant. Il suffit qu’un homme porte son fils dans ses bras pour arrêter le pen-bas[9] de son plus implacable ennemi.

On conçoit facilement, d’après tout ce que nous venons de dire, combien la charité et les vertus chrétiennes qui s’y rapportent doivent être communes dans le Léonais. Quiconque a été saisi par le froid ou par la faim, au milieu de cette population hospitalière, peut s’approcher sans crainte de la première habitation qui frappera ses yeux. Il peut laisser son bâton de voyageur à la porte de la chaumière, et aller s’asseoir à la table de la famille léonarde. Les pauvres sont les hôtes de Dieu. Jamais une voix rude ne les repousse du seuil : aussi ne s’arrêtent-ils point timidement à la porte ; ils entrent avec confiance en laissant tomber ces mots :

— Que Dieu bénisse ceux qui sont ici !

— Et vous-même ! répond le maître de la maison en montrant une place au foyer. Le malheureux s’assied ; le feu d’ajonc et de genêt est ranimé ; on décharge le mendiant de son bissac, qu’il reprendra plus pesant de dons nouveaux ; et il commence à payer l’hospitalité de son hôte en lui racontant ce qu’il a appris dans ses dernières courses. Il lui dira si le recteur de la terre du Christ (Lochrist) est malade ; si les blés de la peuplade du Saumon (Plonezoc’h) sont plus avancés que ceux de la grande lande (Lanmeur) ; si la toile s’est bien vendue au dernier marché de la terre d’Ernoc (Landerneau) ; parfois aussi il saura lui rappeler un remède utile, il lui parlera du pèlerinage de Saint-Jean-du-Doigt pour guérir les maux d’yeux ; il l’engagera à s’aller mettre sous la fontaine de Saint-Laurent pour se préserver des rhumatismes. Aux pennères[10], il indiquera la fontaine du bois de l’Église (Bodilis) dans laquelle on va jeter une épingle de son justin[11] pour savoir si l’on se mariera dans l’année ; il racontera combien il y avait de jeunes filles assises sur le pont du Naufrage (Penzé) le jour de la Saint-Michel ; combien de jeunes gens sont venus chercher des épouses à cette foire de femmes, et combien de mariages s’en sont suivis. Il saura de plus chanter les dernières complaintes qui ont été faites à la ville du haut de la Mer (Morlaix) sur le naufrage des huit douaniers de Kerlaudy, ou sur l’assassinat du meunier du Pontou ; car le mendiant est le barde de la Basse-Bretagne ; c’est le porte-nouvelle, le commis voyageur de cette civilisation toute patriarcale. Naguère encore il partageait avec les tailleurs de campagne, autre espèce de nouvellistes nomades, les fonctions de courtiers pour les mariages. C’est aussi le mendiant qui a le plus retenu de ces récits prestigieux que le Léonard aime à écouter pendant les soirées d’hiver, auprès de son large foyer. C’est lui qui chante et vend les complaintes bretonnes dans les assemblées annuelles qui ont lieu près d’une église ou d’une chapelle, et auxquelles on a donné le nom de Pardons, parce qu’on s’y livre à certaines pratiques pieuses qui vous acquièrent des indulgences.

Nous nous sommes souvent rappelé l’impression que fit sur nous une de ces histoires miraculeuses que nous entendîmes une nuit que la chasse et le mauvais temps nous avaient amenés dans une ferme du Léonais. Nous la rapportons ici sans addition ni retranchement, mais, malheureusement, traduite, rédigée, dépouillée de la sauvage énergie du langage breton, de l’accentuation rauque et acérée du mendiant, et surtout de l’étrangeté saisissante que lui prêtait cette demi-lueur du foyer, ces groupes effrayés d’enfans et de femmes, et cette voix solennelle de l’homme déguenillé ; tandis qu’au dehors un effroyable orage rugissait, que les éclairs jaillissaient entre les fentes de la chaumière, et que le toit craquait sous le vent.

« In nomine Patris, et Filii, et Spiritus-Sancti.

Je prie Dieu le père, Jésus-Christ son fils, ainsi que le Saint-Esprit, de me donner la parole qui persuade, afin que vous puissiez, jeunes filles, tirer profit de l’histoire véritable que vous allez entendre. Puissiez-vous y songer, car un bon souvenir suffit quelquefois pour sauver son âme. Amen. »


LE DRAP MORTUAIRE.
récit.

« Il y avait autrefois à Plouescat une jeune fille nommée Rose-le-Fur, belle comme la naissance du jour, et aussi pleine d’esprit qu’une demoiselle qui sort du couvent.

» Mais les mauvais conseils l’avaient perdue. Rose était devenue légère comme une paille d’avoine, volant partout où l’emportait le vent du plaisir, ne rêvant que pardons, flatteries de jeunes gens et beaux atours pour rendre les cœurs malades. On ne la voyait plus aux églises ni au confessionnal ; à l’heure des vêpres, elle se promenait tenant ses amoureux par le petit doigt, et même à la Toussaint elle n’était pas venue prier sur la tombe de sa mère.

» Dieu punit les mauvais fils, enfans ; écoutez l’histoire de Rose-le-Fur, de Plouescat.

» C’était un soir… bien tard… elle était allée à la veillée loin de chez elle, pour écouter des complaintes autour du foyer. Elle revenait seule, répétant tout bas une chanson que lui avait apprise un jeune Roscovite. Elle arriva près du cimetière, et en monta les marches aussi gaie que l’oiseau au mois de mai.

» Comme elle passait l’escalier, minuit sonna !… Mais la jeune fille ne pensait qu’au beau Roscovite qui lui avait appris une chanson. Elle ne fit point le signe de la croix, ne murmura point une prière pour ceux qui dormaient sous ses pieds ; elle traversa le lieu saint, hardie comme une mécréante.

» Elle était déjà vis-à-vis la porte de l’église, lorsqu’en jetant les yeux autour d’elle, elle vit que sur toutes les tombes il y avait un drap blanc retenu aux quatre coins par quatre pierres noires. La jeune fille s’arrêta. Elle était dans ce moment devant la tombe de sa mère. Mais au lieu d’éprouver une sainte épouvante, poussée par le démon, Rose se baissa, prit le drap mortuaire qui était sur cette fosse, et l’emporta avec elle dans sa maison.

» Elle se coucha, et ferma bientôt les yeux ; mais voilà qu’un songe horrible vint dormir à ses côtés.

» Elle croyait se trouver étendue dans un cimetière. Une tombe s’ouvrait devant elle, une main de squelette en sortait, s’étendait de son côté, et une voix lui disait : Rends-moi mon drap mortuaire ! rends-moi mon drap mortuaire !… Et en même temps la jeune fille se sentait entraînée vers la tombe par une puissance invisible.

» Elle se réveilla en jetant un grand cri. Trois fois elle s’endormit, et trois fois elle fit le même rêve.

» Quand le jour vint, Rose-le-Fur, l’effroi dans le cœur et dans les yeux, courut chez le Recteur[12], et lui raconta ce qui lui était arrivé.

» Elle lui fit toute sa confession, et elle pleura ses fautes, car elle sentait alors qu’elle avait péché.

» Le Recteur était un véritable apôtre, bon pour le pauvre et doux de parole ; il lui dit :

» — Ma fille, vous avez profané les tombes : ce soir, à minuit, allez au cimetière, et remettez le drap mortuaire où vous l’avez pris.

» La pauvre Rose se mit à pleurer, car toute son audace était tombée ; mais le Recteur lui dit :

» — Ayez bon courage, je serai dans l’église, priant pour vous ; vous entendrez ma voix du lieu où vous serez.

» La jeune fille promit de faire ce que le prêtre ordonnait. Quand la nuit fut venue, vers l’heure indiquée, elle se rendit au cimetière ; ses jambes tremblaient sous elle et tout tournait devant ses yeux. Comme elle entrait, la lune se voila tout-à-coup et minuit sonna !…

» Pendant quelque temps on n’entendit rien.

» Enfin le Recteur dit à haute voix :

— Ma fille, où êtes-vous ? Prenez courage, Je prie pour vous.

» — Je suis près de la tombe de ma mère, répondit une voix faible et lointaine ; mon père, ne m’abandonnez pas.

» Il y eut un silence.

» — Prenez courage, je prie pour vous, dit encore le prêtre à haute voix.

» — Mon père, je vois les tombes qui s’ouvrent et les morts qui se lèvent.

» Cette fois la voix était si faible qu’on eût cru qu’elle venait de bien loin, à travers l’espace.

» — Prenez courage, répéta le bon prêtre.

» — Mon père ! mon père ! murmura la voix devenue encore plus faible, les voilà qui étendent leurs draps mortuaires sur les tombes… Mon père, ne m’abandonnez pas.

» — Je prie pour vous, ma fille… Que voyez-vous ?

» — Je vois la tombe de ma mère qui se lève ; la voilà, la voilà… Mon père…

» Le prêtre prêta l’oreille pendant un instant ; il ne saisit qu’un murmure lointain et inexplicable. Tout-à-coup un cri se fit entendre ; un grand bruit, comme celui de plus de cent pierres sépulcrales qui retombaient… puis tout se tut…

» Le Recteur se jeta à genoux, et se mit à prier de toute son âme, car la terreur était aussi entrée dans son cœur.

» Mais le lendemain on chercha en vain Rose-le-Fur. Rose-le-Fur ne reparut plus. »

MORALITE.

« Ainsi, jeunes filles et jeunes gens, que cette histoire vous serve d’exemple. Soyez pieux envers Dieu, et aimez vos parens ; car la punition frappe toujours les têtes légères et les mauvais cœurs. »

Nous avons entendu beaucoup d’autres récits semblables qui sont populaires dans le pays, et nous en avons écrit quelques uns ; mais il nous semble qu’ainsi transformés, ils perdent presque tout leur charme, et ne valent même plus les contes de pure invention.


§ V.

Les prêtres du pays de Léon. — Sermons. — Ioan de Guiclan.

D’après tout ce que nous venons de dire, on conçoit facilement quelle doit être l’influence des prêtres dans le Léonais. Mais il faut aussi reconnaitre que ceux-ci ont généralement ce qu’il faut pour conserver sur les masses leur haute puissance. Qui jugerait le clergé léonard par le clergé des villes, frais, courtisan, beau diseur, se tromperait étrangement. Les prêtres bretons, sortis hier de la charrue, laissant encore entrevoir sous l’aube le grossier sayon du bouvier, ont la voix rauque et les mains dures. Couverts de grossières soutanes, en souliers ferrés et le bâton à la main, ils vont par les routes fangeuses, à travers les bruyères inaccessibles, porter aux malades le viatique, aux morts les prières de la rédemption. Ignorans comme ces pêcheurs qui quittaient leurs filets pour devenir des pêcheurs d’hommes, ils ont aussi, comme eux, la foi qui anime la parole et lui donne la puissance du tonnerre. Rien ne peut faire comprendre, à qui n’a point assisté à un sermon breton, l’autorité de ces hommes une fois placés dans la chaire ! La foule palpite, gémit sous leurs paroles, comme la mer au souffle de l’orage ; et ce ne sont pas ici de ces pleurs calmes qu’on essuie avec un mouchoir de batiste, de ces pleurs tels qu’on en voit aux sermons de nos théâtres catholiques ; ce n’est point cette admiration ou cet attendrissement littéraires qui font joindre les mains pour applaudir plutôt que pour prier ; non : c’est la componction et le repentir, dans leurs démonstrations les plus énergiques ; ce sont des ruisseaux de larmes, des sanglots, des cris ; ce sont des hommes de peine, des hommes de fer, mugissant leur douleur et frappant de leurs poings robustes leurs robustes poitrines ; ce sont des femmes, le visage contre terre, se repentant jusqu’à mourir, et criant merci à cette voix terrible qui tombe d’en-haut en répétant deux mots qui font frissonner leurs chairs : — Damnation ! éternité ! — Souvent, on emporte, pendant le cours de ces sermons, plusieurs d’entre elles entièrement évanouies.

Je comprends qu’une telle influence conservée par des prêtres cause quelque surprise à l’époque où nous vivons. Mais ceux qui connaissent la Bretagne le conçoivent et s’en étonnent peu. Elle n’est pas seulement le résultat de croyances vivaces, elle est aussi le fruit du bien accompli dans les campagnes par les prêtres catholiques. Le prêtre breton n’est pas seulement un ministre du ciel, c’est un ami, un conseiller, un protecteur précieux pour les choses de ce monde. Pas un malheur n’arrive dans la paroisse sans qu’il n’accoure pour consoler. Si le paysan de nos campagnes personnifiait l’espérance, il ne lui donnerait pas la robe flottante et bleue que lui supposaient les anciens, il l’habillerait d’une noire soutane de recteur. Sans doute la puissance exercée par ceux-ci pourrait l’être plus heureusement ; les lumières leur manquent pour faire le bien. Ils crient à l’humanité de s’agenouiller immobile aux pieds d’une croix et de prier, alors qu’ils devraient lui répéter sans cesse le cri en avant ! comme à une tribu en marche vers la terre promise ; mais du moins la charité et le dévouement chrétien échauffent leur zèle ; du moins la sainte fraternité qu’ils prêchent reflète quelques lueurs de la grande association à laquelle les hommes sont appelés : ils ne sont point dans la voie, mais ils suivent, par instans, une route parallèle ; ils n’ont pas fait, comme dans notre constitutionnalité bâtarde, un principe fondamental de l’hostilité et de l’égoïsme. Leur pouvoir, tout moral, et qui s’adresse à l’âme, a quelque chose d’intime, de consolateur, de passionné. Il est du moins plus doux que l’autorité d’un garde-champêtre ou d’un brigadier de gendarmerie ; il vaut bien l’omnipotence athée d’un maire ou d’un sous-préfet, ces deux ministres suprêmes d’une société transformée en administration publique. Oui, je ne crains pas de le dire, dans l’état actuel des choses, la perte de ses croyances serait, pour le paysan breton, un malheur sans compensation. Jusqu’à ce que nos philosophes et nos politiques aient préparé au prolétaire un lit plus doux dans la vie réelle, il est bon que le pauvre conserve près de son grabat le prêtre qui l’encourage, l’adoucit et le console en lui parlant d’un monde meilleur.

Il faut l’avouer pourtant, les croyances religieuses entretenues et animées par le clergé breton l’emportent quelquefois, surtout dans le Léonais, jusqu’à l’exaltation la plus funeste. Quoique ces faits de fanatisme soient rares, nous en rapporterons un, afin de montrer sans partialité le bon et le mauvais côté de chaque chose. Ce sera d’ailleurs une nouvelle peinture de caractère et de mœurs propre à faire connaître ce qu’il y a d’enthousiasme ardent au fond de ces âmes si froides et si grossières en apparence.

Je fus témoin du fait que je vais rapporter, en 1829, au petit bourg du Naufrage (Peuzé), dont c’était ce jour-là le pardon.

La réunion était nombreuse, et j’allai avec plusieurs autres personnes sur la grève, où l’on dansait. Je ne sais si la vue d’une danse villageoise fait sur tous la même impression ; mais pour moi, autant un bal du grand monde me trouble, m’enfièvre, autant ces fêtes au grand air me rafraichissent le sang. Comme d’autres, j’ai éprouvé le charme voluptueux des danses de la ville, j’ai bu avec avidité cette atmosphère de parfums et d’haleines de femmes qui enivre de désirs ; mais ce délire passager, cette ivresse d’opium m’a toujours laissé un vide, un malaise du corps et de l’âme, une sorte d’ennui profond et triste : mais la danse du village ! la danse en plein vent, avec l’air salé des grèves à respirer à pleine poitrine ! Oh ! quelle différence ! cela est si pur, si gai, si bienfaisant ! Là rien de l’air dévorant des salons ; plus de robes de soie dont le frôlement brûle ; plus de voix qui s’insinuent à l’oreille et coulent de là jusqu’au cœur ; plus de mains satinées que l’on n’effleure qu’en tremblant ! Le ciel, le ciel de Dieu sur votre tête, avec son beau et clair soleil ; le parler haut et rieur des paysannes, les vêtemens de bure, les mains brunies dans vos mains ! Et quel moyen alors que l’âme s’accroupisse sur de sales pensées ! Tout est si vaste, si serein autour de vous ! tout sent la présence de Dieu ; tout est saint de l’innocente joie qui vous environne.

Nous nous étions assis pour regarder la danse des Taulésiens : je m’amusais à suivre des yeux des enfans qui tenaient à la main de longues branches d’ajonc fleuri aux épines desquelles ils avaient fixé, selon l’usage du pays, de petites marguerites des champs, et je pensais en moi-même à ce symbole charmant qui, selon l’expression d’un poète breton, représentait la fleur de l’amour entée sur les épines de la douleur, lorsqu’il se fit tout-à-coup un mouvement dans la foule : le hautbois se tut, et la danse s’arrêta. J’entendis circuler un nom qui me frappa, celui de Ioan, du Bourg Malade (Guiclan). On l’avait déjà prononcé devant moi la veille. Ce malheureux, devenu fou à la suite d’une retraite à Saint-Pol-de-Léon, où les sermons, l’isolement et son exaltation naturelle l’avaient jeté dans un délire fanatique, allait partout prêchant la mortification et la pénitence, et se jetant au travers des joies de la vie, comme un messager de mort. Une dame du pays nous avait raconté que cet homme étrange vivait depuis plusieurs années sans maison, sans amis, Sans famille. Il enseignait la parole de Dieu dans les bourgades, couchait aux pieds des croix de pierre qui s’élèvent aux carrefours des routes, ou sur le seuil des chapelles isolées ; ne recevait d’aumône que ce qu’il fallait pour nourrir sa faim, et rejetait avec dédain l’argent qu’on lui offrait. Jamais, depuis sa folie, sa main ne s’était étendue pour demander ou serrer une autre main ; jamais une parole autre que celle de saints conseils ou de prophétiques menaces n’était tombée de ses lèvres. Par les nuits d’hiver les plus sombres, les plus froides, lorsque le givre ou la neige l’avaient surpris dans quelque chemin désert et l’empêchaient de dormir sur son lit de pierre, il restait debout, le chapelet à la main et chantant des cantiques en langue bretonne. Souvent le paysan attardé avait entendu de loin cette voix singulière, et avait avec effroi fait rebrousser chemin à sa monture. On ajoutait dans le pays qu’une prescience miraculeuse avait été accordée à Ioan par les intelligences célestes, et qu’à l’heure ou la mort frappait à la porte d’une maison, le fou la précédait toujours, criant : Pénitence, pénitence ! Ces détails et beaucoup d’autres me revinrent à la mémoire, et j’éprouvai un intérêt de curiosité difficile à décrire quand eut retenti dans la foule le nom du fanatique de Guiclan. Aussi m’empressai-je de pénétrer jusqu’à l’endroit où il était. Nous l’aperçûmes bientôt, debout, sur les murs noircis d’une maison brûlée quelques années auparavant. C’était un homme grand, pâle et maigre. Ses cheveux couvraient ses épaules, et il roulait des yeux hagards sur la foule qui l’entourait. Ses gestes étaient fréquens et saccadés. Il secouait souvent la tête à la manière des bêtes féroces, et alors sa crinière noire qui voilait en partie son visage lui donnait une physionomie terrible. Sa voix mordante avait cette vibration timbrée ordinaire à l’accent breton. Son discours, qui roulait sur les dangers de la danse et sur la nécessité de fuir les plaisirs du monde, ne fut d’abord qu’une réminiscence assez plate de ce que nous avions entendu vingt fois dans les églises des campagnes. Mais, insensiblement, l’exaltation descendit en lui, et l’enthousiasme donna à sa parole une énergie qui nous subjugua nous-mêmes. C’étaient des images vives et poétiques, des apostrophes remuantes, une ironie aiguë, brutale, toujours portée la pointe au cœur et marquant comme un fer chaud. Il montra à la foule des danseurs la marée qui commençait à monter, et dont les grands flots allaient effacer les traces que leurs pieds avaient imprimées sur le sable ; il compara cette mer, qui grondait autour de leur joie comme une menace, à l’éternité murmurant sans cesse autour de leur vie un avertissement terrible. Puis, par une transition brusque et triviale, adressant la parole à un jeune homme qui se trouvait devant lui :

— Bonjour à toi, Pierre, dit-il, bonjour à toi ; danse et ris, mon fils, te voilà à la place où l’on a trouvé, il y a deux ans, le corps noyé de ton frère.

Il continua sur le même ton, appelant chacun par son nom, remuant au cœur de tous les souvenirs les plus poignans et les détaillant avec un soin féroce. Cela dura long-temps et sans que cette raillerie incisive s’adoucît un seul instant. L’indignation, l’émotion, l’horreur, tordaient le cœur à entendre ces sarcasmes aiguisés comme des poignards, et qui fouillaient dans la vie de chacun pour y chercher une cicatrice à rouvrir. Enfin, quittant les personnalités, il parla des punitions réservées au pécheur, et prêtant à Dieu la pensée d’une horrible ironie, il annonça à ceux qui, sur la terre, avaient aimé les enivremens de la danse et des fêtes, une danse éternelle formée au milieu des flammes de l’enfer. Il dépeignit cette ronde de damnés, emportés pendant des millions de siècles dans un cercle immuable de souffrances toujours renaissantes, au bruit des pleurs, des sanglots, des grincemens de dents. De ma vie je n’avais rien entendu de plus saisissant, de plus effroyablement beau, que ce bizarre sermon mêlé d’éclats de rire de fou, d’imprécations et de prières. La foule haletait.

Ioan opposa ensuite à cette terrible description une peinture du bonheur des élus ; mais ses expressions étaient faibles et décolorées. Il ne retrouva quelque entraînement qu’en parlant de la nécessité de se mortifier et d’offrir à Dieu ses souffrances. Il fit alors l’histoire de sa vie, avec une simplicité si large, si majestueuse, qu’on eût cru entendre une page des Écritures. Il conta comment il avait perdu sa fortune, ses enfans, sa femme, et, à chaque perte racontée, il s’écriait : — Cela est bien, mon Dieu ! que ton saint nom soit béni !

La foule fondait en larmes.

Il ajouta des conseils à ceux qui l’écoutaient, des exhortations à la pénitence ; enfin, s’exaltant de plus en plus, il raconta comment les pertes qu’il avait faites lui avaient paru trop peu de chose pour expier ses fautes. Jésus-Christ lui était apparu en songe et lui avait dit :

— Ioan, donne-moi ta main gauche, à moi qui ai donné ma vie pour te sauver !

— Seigneur, elle est à vous, avait répondu Ioan.

— Et j’ai rempli ma promesse, s’écria-t-il en élevant au-dessus de sa tête son bras gauche, que jusqu’alors nous n’avions point aperçu… On vit un moignon entouré de linges sanglans !

Un murmure d’étonnement et d’effroi s’éleva partout ; les femmes cachaient leurs yeux avec leurs mains.

— Qui a peur ? qui a peur ? s’écria le malheureux, dont la véhémence semblait toujours croître. J’ai rendu à Dieu ce que Dieu m’avait donné. Damnation sur vous, si l’œuvre faite par l’ordre du Christ vous fait faillir le cœur ! Voyez, voyez ! c’est le Christ qui l’a voulu. Voilà ce que j’ai fait pour l’amour du Christ !

Et le malheureux arrachait, avec un transport épileptique, les linges qui entouraient sa blessure, et secouant son moignon découvert sur la foule, il fit jaillir un demi-cercle de sang, à dix pas, sur toutes les têtes.

Un long cri d’horreur retentit de tous côtés, une partie des spectateurs s’enfuit épouvantée. Quelques hommes se précipitèrent sur le mur, près de Ioan, et le portèrent à la chaumière voisine presque évanoui.


CHAPITRE DEUXIÈME.

 la cornouaille.

La Cornouaille.


§ I.

Aspect du pays. — Carhaix. — Quimper. — Peumarc’h.

La Cornouaille présente deux aspects entièrement opposés. Rien de sauvage comme son côté nord, rien de suave comme certains cantons du midi.

Pour la juger sous la première de ces formes et se faire une juste idée de son aridité, il faut voir, au milieu de l’été, ses longues routes blanches et raboteuses, courant aux flancs des montagnes Noires ou des chaînes de l’Arès ; ses troupeaux de moutons bruns semés sur les bruyères en fleurs, ses pâtres immobiles au sommet des rochers, jetant au vent leurs refrains, et son ciel gris qui vous envoie sa sèche et dévorante chaleur au fond de la poitrine et vous fait suer et râler comme aux dunes de nos colonies. La route de Morlaix à Pontivy, à travers les montagnes, est une des plus tristes et des plus fatigantes qu’il soit possible de parcourir. C’est partout une mer d’ajoncs, de genêts et de bruyères d’où s’élève à peine de temps en temps un îlot de verdure que protègent quelques arbres, et où se cache une chaumière, À droite, à gauche, devant, derrière, tout est solitude et abandon ; personne sur la route, personne aux champs ; si ce n’est parfois un enfant aux longs cheveux, au teint hâve et aux yeux ardens, qui vous regarde passer, du haut d’un fossé, une baguette blanche à la main. Ce n’est qu’en approchant de Carhaix que l’on rencontre quelques voyageurs. Vers midi surtout, vous voyez passer un à un des hommes à figure de cadavres, une ceinture de cuir autour du corps, une lampe de fer suspendue à l’habit, et le pen-bas à la main. Ce sont les mineurs de Poulaouen qui se rendent chez eux. La mine elle-même apparaît bientôt entourée de sa vaste ceinture de bâtimens fumeux, de ses immenses machines hydrauliques dont les grands bras s’étendent sur la route avec une sorte d’intelligence, et de son gigantesque murmure plus triste encore que le silence du désert que l’on vient de traverser. Quelques pas plus avant, ce murmure s’étend, s’élève ; c’est alors une confusion bizarre de bruits étouffés et stridens, rauques ou doucement monotones. Ce sont les grincemens des poulies chargées, les rugissemens du plomb fondu qui bondit dans les chaudières, les hurlemens des machines ébranlées ; et dans les intervalles de tous ces éclats, le bruissement sourd et endormeur des eaux et des voix souterraines sortant de l’ouverture de chaque puits comme la rumeur éloignée d’un monde de fée ou de quelque cité ensevelie.

En continuant de suivre la grande route, vous arrivez à Carhaix, triste ville qui s’élève au bord d’une rivière immobile, telle que les guerres de la Ligue l’ont laissée, fangeuse, délabrée, noircie, toute lépreuse de misère et d’ignorance. Là vous trouvez la vraie Cornouaille, la Cornouaille avec ses vieilles mœurs. Carhaix est encore une ville du moyen âge, aux rues sans pavés, entre-mêlées de champs labourés, de courtils verdoyans. La voie publique y fait partie de chaque demeure. La moitié de la vie des habitans s’y passe. Les enfans mangent assis sur les seuils ; les femmes filent en chantant devant les portes ; les vieillards sont étendus au soleil le long de la place publique. C’est dans la rue que le pauvre bat le blé de son petit champ, que la Cornouaillaise étend son linge, au sortir du lavoir. Pendant les soirs d’été, tous les habitans du quartier se réunissent devant des boutiques à auvent, dont les devantures en saillie servent de siége aux jeunes filles ; c’est là que s’établit la veillée, que l’on raconte les ballades, que l’on chante les complaintes, ou que l’on danse les rondes montagnardes. C’est là aussi que parfois un colporteur ou un maquignon équivoque vient parler bas aux jeunes gens des dangers que court la religion et des malheurs de la famille royale. Car le Kernewote a le caractère aventureux et sauvage ; il connaît les longs affûts dans les genêts, et sait comment on cache un cadavre dans une lande ou dans une carrière abandonnée.

Toute la Cornouaille n’est pas empreinte de la stérilité sauvage du canton de Carhaix. En tournant vers Châteaulin, l’aspect change. Cette dernière ville a bien conservé encore sa crasse séculaire, mais les abords en sont rians. Port-Launay, qui se trouve à peu de distance, respire un air de civilisation coquette et d’aisance bourgeoise qui fait plaisir à contempler. Quant à Quimper, il serait difficile de lui trouver un caractère décidé. C’est une arène où combattent avec acharnement l’esprit nouveau et l’esprit ancien. Quimper a quelque chose d’une douairière qui a adopté les chapeaux et les schalls Ternaux, en conservant ses mules, ses jupons brochés et ses bas de soie à côtes. Il ne faut pas oublier, du reste, que Quimper est un chef-lieu de département, et a pris, comme tel, une sorte de physionomie douteuse, un air fonctionnaire public qui échappe au jugement. Mais, au total, toutes ces parties de la Cornouaille sont moins caractérisées. L’aspect de la contrée ne s’adoucit que jusqu’à la mer. Là reparaissent les sites inattendus, les vues changeantes, se déroulant et se transformant comme les décorations mobiles d’un théâtre. Montez le long des pics élevés des montagnes Noires, jetez-vous dans une de ces rotes encaissées au flanc du coteau et que bordent des deux côtés les genêts qui balancent leurs couronnes d’or à cinq pieds au-dessus de votre front ; marchez sans écarter le rideau de verdure qui se trouve devant vous, puis, tout-à-coup, quand vous aurez cessé de monter, levez les yeux ! La mer sera à vos pieds : la mer murmurante, mélancolique, encadrée d’une bordure de montagnes lointaines, et semblable à l’un de ces immenses lacs du Nouveau-Monde qu’entoure la solitude ! Là vous pourrez passer des heures, des journées, des mois entiers, sans entendre d’autre bruit que la vague ou le cri de l’oiseau marin, sans voir autre chose que le soleil se levant et se couchant sur les flots, ou parfois une voile rasant la mer à l’horizon, comme un goëlan égaré. Rien au monde ne peut rendre la majestueuse tristesse d’un pareil spectacle. C’est devant une de ces grandes baies solitaires que l’on comprend les longues existences des premiers chrétiens dans le désert. Il semble, au bruit mélodieux et régulier de cette mer, que votre âme s’associe à la sérieuse nature qui vous environne, qu’elle s’y mêle au point d’en faire partie ; que ce cri plaintif de l’oiseau des grèves, ce murmure des vents et des flots deviennent quelque chose de vous-même, une sorte d’émanation de votre être, une mystérieuse communication entre votre monde et je ne sais quel autre monde inconnu ! Devant cette admirable image de l’infini, l’esprit s’élève et s’immobilise pour ainsi dire dans l’extase !

Mais à côté de ces sites d’une calme et sublime sévérité, s’en trouvent d’autres d’un caractère terrible. La côte de Quimper est remarquable à cet égard, et la Torche de la tête du Cheval (Penmarc’h) présente un des plus effrayans tableaux que l’imagination puisse concevoir. En temps d’orage, les hurlemens des flots qui se brisent contre le roc sont si affreux, qu’on les entend même de Quimper, pendant la nuit. Je me rappelle, un soir, les avoir écoutés à cinq lieues de distance, penché sur le cou de mon cheval, et je n’oublierai jamais la solennelle et fatale majesté de ce grand murmure qui m’arrivait à travers l’espace. Le jour était tombé, la lune montait à l’horizon, mate, blanche, et trouée de taches sombres ; près de moi, la girouette rouillée d’une vieille chapelle criait sur son axe de fer ; une fresaie, tapie au creux d’un calvaire de carrefour, gloussait tristement, et, au milieu de tant de bruits et d’objets sinistres, la brise m’apportait par intervalles cet horrible bruissement du Penmarc’h, qu’on ne peut comparer à rien, si ce n’est au rugissement de plusieurs milliers de bêtes féroces sortant de quelque forêt profonde. En approchant de la Torche même[13], le spectacle change. Il n’y a plus rien de laissé à la rêverie, plus de mystérieux, C’est l’effroi qu’inspirent le bouleversement et le chaos ; ce sont les éclats de mille machines qui se brisent, de mille édifices qui s’écroulent, de mille bataillons qui crient et combattent ! C’est à devenir fou, à s’aller jeter la tête la première dans le gouffre ! Il semble que tout votre corps soit devenu un organe du son. L’atmosphère a quelque chose d’électrique qui ébranle ; le promontoire même, tremblant sous vos pieds, a je ne sais quelle propriété torpéfiante qui vous frappe au cerveau comme un marteau ; il faut se tenir la tête à deux mains pour sentir que l’on existe et pouvoir rassembler deux pensées. Long-temps après avoir quitté la Torche vous entendez ce fracas d’orages bourdonner à vos oreilles, et vous demeurez, malgré vous, assourdi et stupéfié.

Du reste, la pointe de Permarc’h est un de ces sites désolés auxquels il ne manque aucun deuil, pas même celui des ruines. Des débris immenses couvrent la plage, sans que personne puisse dire d’une manière certaine quelle ville s’y éleva autrefois, sans qu’aucune légende nous donne de détails satisfaisans à cet égard. Le pilote seulement, passant devant ces restes muets, vous racontera la merveilleuse histoire d’une ville submergée et dont nous ne voyons plus que ces décombres, protégés contre les flots par la hauteur du cap. Cette ville, s’il faut l’en croire, était immense et somptueuse ; il vous fera voir, au large, entre Guilvinec et Penmarc’h, à quinze ou vingt pieds sous l’eau, des pierres druidiques que l’on aperçoit dans les basses marées, et qui n’étaient autre chose que les autels de la cité engloutie. Il y a trente ans que ces pierres vénérées étaient encore l’objet d’une cérémonie religieuse : chaque année, les prêtres venaient dans un bateau offrir le saint sacrifice au-dessus, tandis que la foule accourue dans toutes les barques de la baie priait alentour recueillie et à genoux. Spectacle étrange, qui rappelait si vivement la transition de l’ancien culte des Celtes au culte des chrétiens ! Tableau encore plus étrange que celui de ce peuple entier priant sur cette ville morte, comme sur la tombe d’un ancêtre !…

§ II.

Superstitions. — Usages. — Philopen, le sauvage breton.

On conçoit facilement que la vue de ces côtes terribles dont nous venons de parler ait une grande influence sur le caractère des habitans ; aussi les Kernewotes des grèves sont-ils généralement plus tristes que les montagnards ; leurs habitudes et leurs superstitions se rapprochent davantage de celles du Léonard. Sur la côte de la Cornouaille, on retrouve encore les sombres traditions du naufrage et du cimetière, moins fréquentes, moins profondément fixées dans les âmes, peut-être, qu’au pays de Léon, mais aussi dramatiques dans leurs combinaisons.

C’est aux foyers des huttes de pêcheurs de la baie des Trépassés qu’il faut aller entendre ces récits bizarres. Là, vous apprendrez qu’au jour des Morts, la triste baie retentit de rumeurs plaintives. Alors, les âmes des naufragés s’élèvent sur le sommet de chaque vague, et on les voit courir à la lame comme une écume blanchâtre et fugitive : toutes celles dont les corps habitèrent le doux pays et eurent les flots pour linceul, se rassemblent dans cet endroit. C’est le rendez-vous annuel accordé par Dieu à leurs souffrances. Là se rencontrent ceux qui se sont aimés sur la terre et se sont perdus dans la mort. Chaque vague qui passe porte une âme cherchant partout l’âme d’un frère, d’un ami ou d’une bien-aimée ; et quand toutes deux se trouvent face à face, plaintives, elles jettent ensemble un triste murmure, et passent, forcément emportées par le flot dont elles doivent suivre la marche. Quelquefois aussi un bruit confus et prestigieux frémit sur la baie, mélange inexplicable de doux soupirs, de rauques gémissemens, de cris plaintifs qui sifflent sur la houle. Ce sont les âmes qui conversent et racontent leurs histoires. Douces jeunes filles noyées à quelque passage, en revenant du pardon, qui pleurent la danse et leurs amans ; durs matelots, engloutis bien loin dans la grande mer, et qui gémissent à la vue de leurs grèves où on ne les attend plus ; pauvres pêcheurs emportés par l’orage, et qui viennent, comme pendant leur vie, côtoyer la plage en sifflant un air des montagnes. Le voyageur qui passe alors sur la terre ferme et entend de loin ces voix confuses, doit se signer et répéter la prière des morts. Les parens des trépassés font même dire des messes ; car, parmi ces âmes errantes, il en est beaucoup qui pleurent aux portes du Paradis ; d’autres, plus nombreuses, qui sont dévolues aux flammes éternelles.

Entre Châteaulin et Quimper, vous rencontrez parfois dans les chemins des hommes vêtus de toile blanche, à longs cheveux, à barbes noires, à lourds bâtons, et portant un bissac sur l’épaule. Leur aspect est sombre et funeste. On les trouve de nuit dans les routes les plus infréquentées. Ils ne chantent jamais en marchant, ils ne vous parlent point quand vous les rencontrez, ils ne portent même pas la main à leur grand chapeau, avec cette politesse rustique si générale en Bretagne. Parfois un gros chien fauve les accompagne. Les douaniers de la côte vous diront que ce sont des fraudeurs de sel et de tabac ; mais interrogez les Kernewotes du pays, ils vous apprendront que ces voyageurs mystérieux sont des espèces de démons appelés dans la Cornouaille les conducteurs d’âmes. Aussitôt qu’un homme agonise, on les voit rôder autour de sa demeure comme des loups cerviers. Si l’ange gardien du moribond, appelé par les prières, n’est pas plus prompt qu’eux et ne se trouve pas auprès du lit funèbre au moment où il expire, l’homme blanc saisit l’âme, la ramasse dans son bissac, et l’emporte avec lui dans les montagnes jusqu’aux marais de Saint-Michel, dans lesquels il la jette, et où elle reste jusqu’à ce que des messes et des prières l’aient délivrée. Ces tristes marais sont ainsi peuplés d’âmes en peine, attendant leur délivrance ; et la nuit, si vous passez à quelque distance de la vallée et que vous entendiez le bourdonnement du vent dans les roseaux, vous n’avez qu’à demander à votre guide la cause de ce bruit, vous le verrez se signer avec épouvante, et il vous répondra que ce sont les âmes des marais de Saint-Michel qui disent leur prière du soir.

Les orages sont fréquens dans ces parages et le nombre des bris est considérable. Aussi l’on connait la vieille prière du matelot breton : « Va Doué sicourit a hanom, va vatimant a zo ker bian ag ar mor a zo ker bras !… » « Mon Dieu, protégez-moi, mon navire est si petit et votre mer si grande ! » C’est une opinion généralement répandue dans le pays, que l’ouragan ne s’apaise que lorsque les flots ont rejeté au rivage les cadavres des hérétiques qui ont péri dans un naufrage et tous les autres corps immondes. Ceci est un reste de la religion des druides et du culte des élémens ; c’est un souvenir de cette association d’idées établies par les premiers Celtes, entre la pureté des flots et celle de l’âme.

Avant la révolution, les habitans de la côte allumaient pendant la nuit des feux pour tromper les navires et les attirer sur les récifs. Parfois même, une lanterne était attachée à la tête d’un taureau ; une corde liée à ses deux cornes était passée autour d’une de ses jambes de devant, de sorte qu’à chaque pas de l’animal sa tête se baissait et se relevait : la lanterne, en suivant ce mouvement, pouvait être prise de loin pour le fanal d’un bâtiment agité par le tangage, et attirer ainsi sur des rochers des navires incertains de leur route. Ce cruel stratagème tourna souvent contre les marins du pays. Plus d’une fois la marée du matin apporta les cadavres des parens ou des amis de ceux-là mêmes qui avaient allumé la veille le feu fatal. La civilisation a fait disparaître ces horribles coutumes, mais sans détruire, parmi les populations côtières, la pensée que les débris des naufrages sont leur propriété. « La mer, dit le paysan kernewote dans son langage énergique, est comme une vache qui met bas pour nous ; ce qu’elle dépose sur son rivage nous appartient. » Aussi n’est-ce qu’avec le sabre et le mousquet que l’on peut empêcher le pillage lorsqu’un navire est venu à la côte. Maintenant encore c’est un spectacle curieux que celui d’un naufrage de nuit dans ces baies. Au premier coup de canon de détresse ; au premier signal, hommes, femmes, enfans, se précipitent vers la mer avec des lanternes et des fascines allumées. On voit courir sur les grèves, descendre le long des promontoires, ces mille clartés qu’accompagnent des cris d’appel bizarres et terribles. Bientôt les fusils des douaniers brillent, les voix des pêcheurs et des pilotes s’élèvent au-dessus de l’orage, se renvoyant des avis ou des signaux, et, au milieu de cette confusion lugubre, passe le navire, rapide comme une flèche, avec sa haute mâture que plie le vent, ses larges voiles déchirées par la tempête, ses cris de désespoir, ses prières étouffées ; tandis que sur le cap, à la lueur des feux, mille visages ardens le regardent, et qu’un prêtre accouru pour arrêter le pillage répète à demi-voix la prière des agonisans !…

Et qu’on ne pense pas que ces scènes soient peu fréquentes. Les naufrages sur ces côtes sont assez multipliés pour que certains pêcheurs en fassent une sorte de revenu annuel. Tout le monde se rappelle encore Philopen, le sauvage d’Audierne, qui n’eut jamais d’autre moyen d’existence, et que l’on voyait rôder sur les récifs, les jours de gros temps, comme un loup cervier autour d’un champ de bataille. Déposé, tout enfant, par l’équipage d’un navire étranger, sous le porche de l’église de Tréguernec, il avait grandi sur la grève, n’entendant d’autre voix que le mugissement des flots, ou parfois la brutale insulte d’un pâtre qui lui jetait une pierre en passant. Ses lèvres n’avaient appris d’autre langage que quelques cris aigus imités des oiseaux marins ; son corps noir et nu n’était abrité que par un manteau de toile goudronnée qui retombait de ses épaules. Quelques pierres recouvertes d’un toit de gazon le défendaient contre les vents du nord-ouest, et c’est là qu’il dormait sur un lit d’algues desséchées. Près de lui gisaient toutes ses richesses ; une cruche de terre, un fragment de chaudière et un croc de fer pour arracher les épaves à la vague. Aux beaux jours de calme, quand la baie, immobile et bleue, brillait comme un saphir dans son cadre doré de genêts fleuris, on l’apercevait parfois, debout sur quelque roche avancée, tristement appuyé sur son croc à naufrages, et son manteau goudronné flottant à la brise. On l’eût pris alors pour quelque dieu fantastique de la mer. Sa pose était fière et menaçante, et son œil suivait au loin le mouvement des flots avec ce balancement de tête que l’on remarque chez l’ours des mers glaciales.

Les pêcheurs cherchèrent souvent à l’approcher ; mais Philopen fuyait, craintif et farouche. Deux ou trois fois pourtant il se présenta aux luttes, et nul ne put lui résister. Yan-Bras, lui-même, vint pour le combattre ; mais Philopen ne fit que le serrer dans ses bras, et Yan-Bras, comme saisi entre les deux branches d’une tenaille de fer, laissa sa tête retomber en arrière, jeta un grand cri, ferma les yeux ; et, quand le sauvage rouvrit ses bras, le lutteur de Scaër tomba sur la terre raide et inanimé. Depuis ce jour nul n’osait approcher de la tanière de Philopen. Un matin cependant, on aperçut de loin, près de lui, sur la roche avancée qu’il fréquentait, une jeune fille que personne ne connaissait. À ses vêtemens on jugea que c’était une de ces mendiantes que l’on voit en Cornouaille, un grand bâton blanc à la main, le bissac au dos et les pieds nus, parcourir les chemins en demandant l’aumône ; espèces de Bohémiennes jetées dès l’enfance à cette existence vagabonde, ignorant le lieu de leur naissance, leur âge, leur nom de famille, couchant dans les granges, ou au creux des pierrières, et n’ayant à elles, sous le ciel, que l’air qu’elles respirent et la chanson qu’elles chantent au passant ! D’où venait-elle, comment avait-elle su apprivoiser le caractère sauvage de Philopen ? c’est ce que personne ne put jamais dire. Seulement, depuis ce jour, la mendiante ne quitta plus le sauvage de la baie ; soit que ces deux misères se fussent attirées l’une vers l’autre, soit que l’instinct seul eût accouplé le mâle à la femelle comme parmi les animaux.

La révolution déborda sur la France sans que Philopen s’aperçût du grand mouvement social qui s’opérait autour de lui. Le seul pouvoir que connût l’enfant de la grève était celui de la tempête. La cloche de son village, à lui, c’était la voix de la grande mer ; son champ, la baie houleuse qui lui apportait des débris ; ses uniques croyances, le froid et la faim. Pendant que les villes plantaient leurs arbres de la liberté et clouaient leurs guillotines ; que les paroisses les plus reculées se remuaient menaçantes et redemandaient leurs prêtres envoyés en Angleterre, et leurs cloches jetées aux fonderies de canons de la république, Philopen, étranger à tout, écoutait les vents et attendait l’orage sur son rocher. Chaque jour, des proscrits traversaient sa grève déserte pour chercher un abri dans la montagne, ou quelque barque qui les attendait dans une crique du rivage ; mais Philopen pouvait-il comprendre d’où leur venait leur air inquiet et leur marche précipitée ? Les soldats traversaient souvent la plaine, parcourant les villages et fouillant les chaumières ; mais nul ne venait regarder dans sa cabane ouverte et vide. Une seule fois (c’était le matin), un homme s’y était précipité pâle et haletant : peu après des soldats avaient paru aux environs. L’inconnu avait écouté le bruit de leurs pas se perdre au loin, puis il était parti sans dire un mot. Cet homme était jeune et beau ; un enthousiasme céleste brillait dans ses grands yeux noirs, et Vergniaud avait dit de lui : — C’est un fou sublime, qui sera un homme de génie à trente ans ! Mais il n’eut jamais trente ans ! C’était le girondin Barbaroux.

Philopen vécut jusqu’à la vieillesse la plus avancée. Un matin les pêcheurs de la côte l’aperçurent qui courait égaré le long des rochers, en poussant des cris plaintifs. Quelques jours s’écoulèrent, et on ne le revit plus. Enfin, une patrouille de douaniers qui passait près de sa cabane y entra : tout y était silencieux ; seulement dans le fond, sur la couche de varech, ils aperçurent la mendiante raide et morte, et près d’elle Philopen assis, tenant les deux mains du cadavre dans les siennes : il était mort également…

Nous avons déjà dit que le midi de la Cornouaille était loin d’être aussi sombre que la partie que nous venons de décrire ; pour s’en assurer, il suffit de tourner vers Quimperlé. Là est l’Arcadie de la Basse-Bretagne, la terre aux douces campagnes, aux fraiches ombrées, aux noms sonores et aux visages sourians. La ville est peu de chose ; un monastère lui donna naissance, et le calme du cloître semble encore planer sur ce gracieux village. Mais c’est la campagne qu’il faut parcourir ! La campagne entrecoupée de bois, de prairies, et qu’arrosent deux ruisseaux, aux flots bleus, qui coulent aussi harmonieusement que leurs noms helléniens, l’Isole et l’Élé ! Là vous entendrez Mathurin le joueur de hautbois, pauvre aveugle qui vous fera pleurer en répétant les airs des montagnes ; Mathurin, dernier écho des bardes de l’Armorique, que vous rencontrez sur toutes les routes de pardons et de fêtes, conduit par un enfant, comme l’Homère de Gérard. Là aussi vous pouvez étudier le caractère du Kernewote dans toute sa naïveté ; car c’est à la danse, à la lutte, au cabaret qu’il faut le voir pour le connaître. Espèce de lazzarone bas-breton, chanteur, paresseux, rieur, épandant tous ses sentimens au dehors en larmes ou en cris joyeux, sans rien de cette majesté grave qu’affecte l’homme du Léonais dans sa marche ferme et posée ; mais curieux, nigaud, flâneur comme l’écolier que rien ne presse et qui regarde partout ; il est pourtant sérieux dans sa haine et facile à pousser à la révolte ! chez lui, la lutte contre le bourgeois et le drapeau aux bandes de sang est une lutte vieille et acharnée. Il se rappelle encore avoir suivi la marche des bleus dans son pays, à la lueur des fermes incendiées. Insouciant et timide en apparence, il sent se réveiller facilement ses rancunes. Les souvenirs de 93 et de 1815 sont ensevelis dans son cœur, comme ces balles perdues au milieu des chairs, dont l’œil ne peut apercevoir la trace, mais qui éveillent fréquemment un ressentiment douloureux. Méfiez-vous de son apathie sournoise, de sa timidité niaise, et de l’humilité courtisanesque avec laquelle il vous tire son petit chapeau. La ceinture de sa braie gauloise sait, au besoin, cacher un couteau ! Du reste, sa vengeance est silencieuse et résignée ; elle sait attendre en cachant la colère, tuer modestement, sans éclat et pour elle seule : vengeance qui fuit les applaudissemens du monde et se contente de ses joies cachées ; mais tenace surtout, aussi solide que la poitrine de fer qui la renferme, et ne cédant ni à la prière, ni au temps ! Nous pourrions rappeler mille exemples de ces fortes et patientes haines, fréquentes en Cornouaille, et inconnues à nos âmes changeantes et éventées, d’où la colère sort en bouffées rapides comme d’une outre que déchire le moindre choc.

Les vêtemens du Kernewote sont de couleurs vives et bordés de ganses éclatantes. Souvent on écrit sur le devant de l’habit, en laines bariolées, la date de la coupe ou même le nom du tailleur. Du côté des montagnes, les culottes sont courtes, serrées, et également propres à la danse et au combat. Vers Quimper, au contraire, ce sont de larges braies tombantes qui rendent tous les mouvemens embarrassés et ne permettent point de courir. La noblesse, dit un ancien auteur, imposa ce costume incommode aux gens de servage, afin qu’ils ne pussent marcher trop vite sur la route de la révolte. Les chapeaux du Kernewote, à bords peu larges et légèrement relevés en ourlet tout autour, sont ornés de chenilles de mille couleurs qui volent au vent. La ceinture de cuir, bouclée en cuivre, ne se porte que dans les montagnes, et seulement sur les vêtemens de travail, qui sont en toile piquée. Le costume des femmes est également composé d’étoffes fortes en couleur ; il est galant, leste et gracieux. Dans certains cantons, il rappelle beaucoup celui des Suissesses des environs de Berne.


§ III.

Mœurs. — Le tailleur. — Demande en mariage.

Les mœurs de la Cornouaille ne sont ni moins variées ni moins bizarres que ses aspects. Comme dans le reste de la Bretagne, la teinte religieuse s’y fait sentir, mais elle se nuance pourtant de la gaieté légère et rieuse du Kernewote. Je l’ai déjà dit, c’est dans les solennités joyeuses de la vie, bien plus que dans les tristes cérémonies, qu’il faut chercher le caractère de celui-ci : le deuil va mal à sa taille, et le chagrin à son visage ; il n’est lui que là où rit la fête, où coulent l’eau de feu[14] et le vin bleuâtre. Poétique et spirituel dans le plaisir, il est gauche et trivial dans la douleur : il semble que le Léonard et lui se soient partagé la vie ; à l’un les jeux et les fêtes, à l’autre les tristesses et les tombeaux. Aussi, lorsque vous visiterez le pays de Léon, demandez à voir une agonie ou un enterrement ; mais si vous parcourez les montagnes Noires, mêlez-vous à des fiançailles et à un repas de noce.

En Cornouaille, dès qu’un jeune homme a tiré dans le chapeau[15] et obtenu un bon billet, il songe à se mettre en ménage. Sorti de cette étrange loterie ouverte au profit du canon, il essaie aussitôt d’asseoir sa vie, de la mettre à l’abri d’une cabane, entre une femme et des berceaux d’enfans. Quant au choix de cette femme, il le laisse rarement à l’amour, car c’est une situation qu’il cherche plutôt qu’un sentiment : il va donc trouver le tailleur de l’endroit pour savoir de lui quelles sont les jeunes filles à marier.

Le tailleur est, en Bretagne, un être complexe, un homme sui generis, qui demande une description toute particulière. D’abord il est contrefait (cet état n’étant guère adopté que par les gens qu’une complexion débile ou défectueuse empêche de se livrer aux travaux de la terre), boiteux parfois, plus souvent bossu. Un tailleur qui a une bosse, les yeux louches et les cheveux rouges, peut être considéré comme type de son espèce. Il se marie rarement, mais il est fringant près des jeunes filles, vantard et peureux. S’il a un domicile fixe, il ne s’y trouve guère qu’au plus fort de l’été ; le reste du temps, son existence nomade s’écoule dans les fermes qu’il parcourt et où il trouve à employer ses ciseaux. Les hommes le méprisent à cause de ses occupations casanières et féminines, et ne vous parlent de lui qu’en ajoutant : sauf votre respect, comme lorsqu’il s’agit des animaux immondes ; il ne prend même pas son repas à la même table que les autres, il mange après, avec les femmes, dont il est le favori. C’est là qu’il faut le voir, ricaneur, taquin, gourmand, toujours prêt à aider une mystification contre un jeune homme, ou un tour à jouer à un mari : flatteur, complaisant, il sait à l’occasion porter sur le mémoire du maître de la maison quelque beau justin qu’il a piqué en secret pour la femme ou pour la pennères. Il connaît toutes les chansons nouvelles, il en fait souvent lui-même, et nul ne raconte mieux les vieilles histoires, si ce n’est peut-être le mendiant, autre espèce de barde ambulant qui parcourt aussi les fermes. Mais les récits de celui-ci sont tristes comme sa vie, ceux du tailleur sont toujours plaisans. C’est à lui qu’appartiennent de droit les chroniques scandaleuses du canton ; il les dramatise, les arrange, et les colporte ensuite de foyer en foyer : c’est la Gazette des Tribunaux de la Cornouaille.

On conçoit facilement, d’après ce que nous venons de dire, combien le tailleur kernewote doit être propre à conduire une affaire amoureuse ; aussi est-il l’entremetteur officiel de toutes les alliances et le dispensateur des maris, ce qui ne contribue pas peu à la haute considération dont il jouit près des jeunes filles. Dès qu’il a été chargé par un homme de porter la parole à une pennères de la paroisse, il se rend à la ferme qu’elle habite, et tâche de la voir sans témoins. Si par hasard, sur le chemin, il aperçoit une pie, il se hâte de rentrer, car c’est un présage de trouble pour le mariage qui se ferait ce jour-là. Il attend alors au lendemain. La rencontre paraît fortuite de sa part. Il commence à causer avec la jeune personne de la sécheresse, de la quantité de lait que lui donnent ses vaches, du prochain pardon de Scaër et des amoureux qu’elle y fera ; puis, par une transition adroite, il arrive à parler du prétendant. Il vante son talent pour conduire les bœufs, rappelle la force qu’il a déployée à la dernière lutte des Bannières, lors de la procession de Saint-Laurent ; il mêle adroitement à ces éloges quelques allusions indirectes à l’argent que le jeune homme peut tenir en réserve, et aux bonnes chemises de toile écrue qu’il doit avoir dans son coffre de chêne. Il ajoute tout ce qui peut tenter une fille à marier : combien il a bon air le dimanche avec son habit violet, combien il sait de belles complaintes de la côte et de joyeuses chansons des montagnes. La jeune fille écoute tout cela comme Ève écoutait les douces paroles du serpent ; elle roule avec embarras les lacets de son tablier, ou bien écorche avec distraction la baguette de sureau qui lui sert à conduire ses vaches aux champs. Le tentateur entoure son cœur de mille séductions, de mille charmantes images ; et enfin quand il la voit émue et prête à céder, il lui arrache le consentement désiré.

— Parlez à mon père et à ma mère, dit la rustique Galathée en fuyant toute rouge et toute troublée.

C’est l’aveu que le prétendant lui plait.

Les parens sont alors avertis de ce qui s’est passé. Si le jeune homme est agréé, au jour convenu, le tailleur, portant à la main une baguette blanche et chaussé d’un bas rouge et d’un bas violet, le leur amène accompagné de son plus proche parent. Cette démarche s’appelle demande de la parole. Pendant que les chefs de famille font connaissance, les deux amans se retirent ensemble à l’autre bout de la maison, et commencent à voix basse un entretien plein d’amour et de douces promesses. Cette heure est la plus belle dans la vie d’une Cornouaillaise, car c’est la seule où la fierté dédaigneuse de l’homme pour l’autre sexe fait place à une égalité caressante. Alors, dans les plus vulgaires âmes, s’éveillent quelques mouvemens d’affection et de poésie. Il y a dans cette approche de deux existences qui vont s’unir et se mêler à jamais, je ne sais quel frémissement involontaire de tendresse et de dévouement dont nul ne peut se défendre. Heure sainte et ravissante où la jeune paysanne connait aussi les douces joies d’un rêve fait à deux ! conversation charmante où vient se refléter tout ce que deux cœurs ont pu conserver de chaleur et d’espérances au milieu d’une atmosphère abrutissante et grossière ! lueur fugitive d’intelligence et d’amour qui ne se renouvellera plus, mais que du moins on leur laisse savourer sans contrainte, car nul n’oserait troubler ce religieux tête-à-tête qui doit conduire deux êtres à s’adopter réciproquement et à se placer côte à côte sous le joug de la vie ! Il faut que les fiancés mettent eux-mêmes un terme à leur entretien : alors ils s’approchent, en se tenant la main, vers la table où sont réunis les parens. On apporte du pain blanc, du vin, de l’eau-de-vie ; le jeune garçon et la jeune fille mangent avec le même couteau et boivent dans le même verre. On arrête les bases de l’union projetée, puis l’on désigne un jour pour réunir les deux familles. Cette nouvelle entrevue qui a encore lieu chez la jeune fille s’appelle velladen, c’est-à-dire la vue. Ce jour, les parens de la penneres prennent leurs plus beaux habits de fête, on cire les lits clos et les coffres de chêne noirci, les armoires sont négligemment entr’ouvertes et laissent apercevoir le linge amassé, les couvertures de lit étalées, les pièces de six livres disposées en piles attrayantes ; on suspend au plancher les plus beaux quartiers de lard fumé, on laisse entrebâillés les bahuts gorgés de froment ; les bassines de cuivre symétriquement suspendues aux rayons du vaisselier brillent comme l’or ; les chevaux, ornés de rubans comme au jour des grandes foires de la Martyre ou du Fou du bois (Folgoat), nagent dans la litière, devant des râteliers remplis de trèfle et d’ajonc pilé ; les charrues, les herses, les chariots sont artistement groupés dans les granges, et le cellier est rempli jusqu’au haut de barriques entassées. Malheureusement toute cette opulence est, le plus souvent, factice. Le linge et l’argent sont empruntés ; les chevaux, si bien repus ce jour-là, sont maigres d’un jeûne habituel ; les barriques du cellier sont vides : mais tout cela ne peut être remarqué par les visiteurs. La jeune fille paraissant plus riche, obtient de meilleures conditions ; on peut exiger une dot plus forte de la part du jeune homme, et le paysan kernewote calcule ces chances, aussi bien que pourrait le faire le père de famille le mieux élevé.

Toutes ces précautions prises, le jeune homme arrive enfin avec les siens. On se salue, on se complimente, on visite la ferme et les champs ; on discute les articles du contrat de mariage et l’on prend jour : les deux pères se frappent dans la main ; dès lors la promesse est réciproquement regardée comme inviolable.

Cependant, dans certaines communes, on laisse encore au garçon, pendant quelque temps, le droit de se dédire. Il lui suffit pour cela d’entrer chez sa fiancée au moment où les parens sont rassemblés autour du feu, de prendre un tison et de le poser en travers de l’âtre : par cette action, il déclare renoncer à s’asseoir au foyer de la famille à laquelle il avait d’abord voulu s’allier.

Huit jours avant le mariage, les fiancés vont faire séparément leurs invitations de noce ; la jeune fille, accompagnée de son garçon d’honneur, le jeune homme, de la fille d’honneur. L’inviteur, portant à la main une grande baguette blanche, s’arrête à la porte de chaque maison, et commence un long discours en vers, dans lequel il engage tous les gens du logis à se rendre au repas, en indiquant l’époque de la noce, le lieu où elle se fera, et l’aubergiste qui four- nira le dîner. Ce discours est fréquemment interrompu par des prières et des signes de croix[16].

Enfin vient le jour du mariage. Dès le matin, le tailleur, dont les fonctions ont changé de nature, et qui n’est plus désigné que sous le nom de rimeur, se présente, accompagné du futur et de ses parens. La famille de la jeune épouse se tient sur le seuil de la porte avec un autre rimeur chargé de répondre en son nom. Ici commence un spectacle dont rien ne peut rendre la gravité grotesque, ni le comique touchant. Le rimeur du mari s’avance le premier ; il se découvre, ainsi que tous ceux qui l’accompagnent, et bientôt s’engage le dialogue suivant en vers bretons :

le demandeur.

« Bonjour, compagnons ; puisque vous êtes là assemblés oisifs et en habits de fêtes, vous aurez bien le temps d’écouter quelques mots. Nous sommes des passagers qui portons de bonnes nouvelles. Dites-nous, de grâce, le nom de cette maison.

le répondeur.

» Je vous rends votre salut, vous tous qui passez. J’aime à croire que vous êtes d’honnêtes compagnons, mais suivez votre chemin ; il n’y a rien de commun entre vous et moi.

le demandeur.

» Comment, compère ! je croyais que tu m’aurais au moins invité à entrer dans ta maison pour mettre le feu sur ma pipe ! j’avais même pensé que, si mon salut te plaisait, tu aurais pu me proposer un coup à boire et un morceau à manger ! Et au lieu de cela, tu ne me laisses voir que le trou du loquet de la porte, et tu restes là, te prélassant pendant que nous sommes sous le poids du jour ! — Dis-moi, ne serais-tu pas un hérétique, ou le fils du Mauvais Riche ?

le répondeur.

» Nullement ; mais nous avons souvent vu des vagabonds entrer chez nous pour manger notre lard fumé et nos crêpes. Cela nous a rendu prudens. Cependant, si vous êtes lassés, je vous prêterai un sabot sur lequel vous pourrez vous asseoir, un à chaque bout. — Qu’en dites-vous ? cela ne vous sera-t-il pas bien commode ?

le demandeur.

» Maître, je ne suis pas un vagabond ; je viens ici remplir une mission digne d’un chrétien, car il est dit dans l’Écriture, qu’autrefois un honnête homme nommé Éliézer fit ce que je fais aujourd’hui, et l’histoire dit aussi qu’Éliézer fut reçu avec honneur, et qu’on ne le laissa pas hors le seuil.

le répondeur.

» Oh ! si Éliézer était venu vers moi, je l’aurais embrassé à deux bras, car c’était un homme de foi et de religion ! Mais maintenant les routes sont pleines de gens qui aiment le mensonge et la tromperie. Ils vous promettent la mer et les montagnes pour vous donner un grain d’avoine. Si tu es un trompeur comme eux, arrière ! n’approche pas de cette maison.

le demandeur.

» Éliézer, mon modèle, était fidèle et vrai. Dieu le conduisit vers une jeune fille belle comme les étoiles du désert, et qui craignait Dieu. C’étaient des gens charitables qui ouvrirent leur maison au messager, et lui servirent de quoi rassasier sa faim ; mais il dit qu’il ne mangerait pas qu’il n’eût expliqué le but de son voyage. — Et moi aussi, je n’ai point de temps à perdre ; je suis venu pour la même mission qu’Éliézer. Vous avez beau feindre, une jeune fille est dans cette maison. Dites-lui que je suis arrivé avec celui qu’elle aime le plus parmi les hommes qui vivent et qui passent sur cette terre ; il l’attend ici pour qu’ils aillent lier leurs vies à jamais. Assez de finesses et de combats, ami ; tu sais bien que l’homme que voilà est riche, et que c’est la meilleure des créatures qui mangent le pain de Dieu.

le répondeur.

» Il semblerait, à vous entendre, que tout est décidé. Je crois que vous avez fait votre philosophie, car vous parlez avec une rare éloquence ; mais pensez-vous donc que la jeune fille que vous demandez se jette au premier venu, comme une paille de blé noir qu’on foule aux pieds dans les chemins ?

le demandeur.

» Le jeune homme qui la recherche n’est pas de ceux que l’on refuse. Il meut la terre avec facilité, et tourne en un seul jour autant de sillons que trois journaliers ; quand la charrette verse, il sait la relever seul ; à la lutte, ses reins sont de fer et ses poignets d’acier ; et dans sa main, le penbas est plus fort que le sabre du soldat.

le répondeur.

» Et qui pourrait égaler la jeune fille que vous demandez ? — L’avez-vous vue porter gracieusement sur sa tête le lait qu’elle-même a tiré ? Elle est souple et légère comme une branche de genêt fleuri ; jamais un de ses regards ne tomba dans le regard ardent d’un homme ; et quand la danse est commencée, timide vierge, elle tient, d’une main, la main de sa mère, de l’autre, celle de son amie. — Mais cette merveille n’est plus ici ; depuis long-temps déjà elle a quitté la maison de son père.

le demandeur.

» Vous me trompez : l’if est fait pour les cimetières, les roses pour les jardins, et les jeunes filles pour égayer le foyer d’un époux. Ne jetez pas le désespoir dans mon âme ; conduisez ici par la main celle que je désire, et nous l’assiérons à la table des noces, près de son fiancé, sous les doux regards de ses parens.

le répondeur.

» Il faut céder, compagnon, car vous êtes trop pressant.

(Il entre dans la maison et en amène une vieille femme.

» Est-ce là la rose que vous cherchez ?

le demandeur.

» Au front vénérable de cette femme, je juge qu’elle a bien rempli sa tâche dans ce monde, et qu’elle a donné le bonheur à ceux qui l’ont aimé ; mais elle a terminé ce que l’autre doit commencer ; ce n’est pas elle que je veux.

le répondeur, présentant une jeune veuve.

» Voici une jeune fille belle comme l’astre du jour ! Ses deux joues sont comme deux roses, ses yeux sont de cristal, leur seul regard rend les cœurs malades à jamais ! n’est-ce point celle que vous demandez ?

le demandeur.

» Oui, sans doute, ce visage doux, cette fraiche jeunesse annoncent une vierge… Mais ce doigt usé de frottement n’a-t-il pas souvent cherché au fond de la bassine la bouillie dont on nourrit les enfans[17] ?

le répondeur.

» Rien ne vous échappe !

(Il lui présente une petite fille de dix ans.)

» Dites alors, est-ce celle-ci que vous cherchez ?

le demandeur.

» Voilà ce qu’était il y a huit ans celle que je désire. Un jour cette belle enfant fera le bonheur d’un mari, mais elle doit rester encore long-temps sur l’espalier ; l’autre n’attend qu’une corbeille pour être transportée sur la table du festin nuptial.

le répondeur.

» C’est assez ; vous méritez d’obtenir ce que vous demandez !

(Il va prendre la fiancée dans la maison.)

» Voici la jeune fille que vous avez choisie. — Vos mains, enfans ! — Homme, tu as maintenant une femme à défendre et à rendre heureuse ! Fais qu’on ne la voie jamais pleurer à la porte de ta maison comme une étrangère, car Dieu venge ceux qui sont faibles et qui pleurent !

Les deux familles se mêlent et entrent ensemble dans la maison de la fiancée ; le demandeur les suit, et s’arrête à quelques pas du foyer.
le demandeur.

» Salut à cette maison et à ceux qui y dorment, chaque soir, sous la main de Dieu ! Depuis l’instant où j’étais tout petit, porté sur les bras de ma mère, j’ai toujours désiré entrer dans un palais. Enfin, aujourd’hui mes vœux sont satisfaits, puisque j’ai mis le pied dans cette demeure qu’habite la reine de la beauté. Ici sont deux êtres qui s’aiment et veulent s’unir.

(Il se met à genoux.)

» Oh ! Christ ! source de toute science et de toute parole ! inspire-moi dans ce que je vais leur dire !

(Il se relève.)

» Allons, jeune fille, courbez vos deux genoux, et baissez votre front sous les mains bénissantes de votre père. — Vous pleurez ? — Oh ! regardez votre père et votre pauvre mère !… Eux ils pleurent aussi, mais combien leurs larmes sont plus amères que les vôtres !… Ils vont se séparer de la fille qu’ils ont bercée et fait danser dans leurs bras ! — Qui ne sentirait son cœur se briser à la vue d’une pareille douleur ?

» Et pourtant il faut que ces pleurs tarissent ! — Père tendre, ta fille est là, regarde ! à genoux, les bras tendus !… Pauvre mère, avance tes mains !… — Une prière et une bénédiction pour l’enfant qui va partir !

le père et la mère.

» Oui ! oui ! oui !

La jeune fille se jette dans les bras de ses parens qui la couvrent de larmes et de caresses.
le demandeur.

» Assez, maintenant, Vous avez obéi aux commandemens de Dieu. Jeune fille, embrasse tes parens, et relève-toi forte, car tu appartiens désormais à un homme !

» Et avant d’achever, je demanderai aux chefs de famille ici présens un congé pour les frères et les sœurs des mariés, afin qu’ils puissent danser aussi à la noce. Je prie les parrains et les marraines qui se sont engagés sur les fonts de baptême pour ces deux jeunes gens, d’approuver leur union et d’assister à leur mariage. J’invite enfin tous ceux qui sont ici présens.

(Il se découvre.)

» Quant à ceux qui sont morts et qui nous étaient unis par le sang, je ne les inviterai pas, Car leurs noms prononcés ici meurtriraient trop de cœurs ! mais que chacun se découvre comme moi, et demande pour eux le salut de l’Église et le repos de leurs âmes. »

De profundis clamavi, etc.
Tous les assistans murmurent à demi-voix cette hymne que le demandeur répète tout haut.

§ IV.

Repas de noces. — Chant des mariés. — Première nuit, — Usages. — Croyances.

Dès que les cérémonies dont nous venons de rendre compte sont terminées, les fiancés se rendent à la mairie, puis à l’église. Vient ensuite le repas de noce auquel assistent quelquefois six ou huit cents convives. Véritable orgie, non pas mesquine et parfumée comme celle d’un gourmet de Paris, luttant contre un verre de champagne et un pâté de Périgord ; mais orgie à la manière d’Homère, où l’on voit d’un côté un estomac d’homme colosse, et de l’autre un bœuf et une barrique de vin !

Les nouveaux époux gardent seuls pendant tout le repas une attitude sérieuse et méditative. Tous deux semblent jeter un long regard sur la vie qu’ils laissent en arrière, et contempler face à face les devoirs nouveaux qu’ils viennent de s’imposer. Cette pensée mélancolique, qui perce dans tous leurs mouvemens, s’exprime bientôt par des chants ; le marié répète le premier la complainte du marié.

chanson du marié.

« Dimanche matin, je me suis levé, après avoir déjeûné, et j’allai dans mon jardin dans l’espoir de me promener.

» Mais un petit oiseau chantait sur un buisson fleuri… Hélas ! il avait deux ailes, et moi, je n’étais plus agile comme au premier âge ; hélas ! je ne pus le prendre… Mon pauvre cœur se mit à soupirer !

» Et un vieillard me dit : — Bonjour, jeune homme, pourquoi soupirez-vous ? Avez-vous maladie de cœur ou tourment d’esprit ? — Ce n’est pas maladie de cœur ni tourment d’esprit qui me fait soupirer ; mais je regrette, hélas ! ma jeunesse qui m’abandonne.

» — La jeunesse est la plus belle fleur qui soit au monde, le temps la coupe comme la faux du moissonneur… Mais la tienne brille encore sur sa tige, la tienne n’est point près de tomber.

» — Oh ! vieillard, rends-moi ma jeunesse et ses plaisirs, et je te paierai à boire.

» — Oh ! jeune homme, jeune homme, si tu es un garçon d’esprit, rends-moi ma jeunesse, et je te paierai du vin.

» Autrefois, quand j’étais jeune homme, nul souci ne me tenait au cœur, et j’avais dans ma bourse de l’argent pour moi et mes amis.

» — Autrefois quand j’étais jeune homme, on me trouvait le plus beau danseur du pays, je conduisais la danse sur la petite pointe du pied.

» Maintenant, je suis marié, maintenant embarras et chagrins !… Adieu ma jeunesse, la danse et tous mes plaisirs. »

Ce chant désolé ramène la gravité sur tous les fronts ; un long silence se fait, pendant lequel chaque homme repasse dans sa mémoire les insoucieuses années de sa vie de garçon, alors qu’il faisait aux jeunes filles de belles baguettes de pardon, à l’écorce artistement découpée ; que, joyeux, il pouvait dépenser au cabaret son dernier écu, sans crainte de trouver au retour des pleurs d’enfans et des reproches de femme. Puis les souvenirs des prix à la lutte, des jabadaos aux aires neuves, des promenades aux foires, et des petits pains blancs de Penzé ! Au lieu de tout cela, maintenant, le travail de quinze heures, le pain noir, l’habit de toile, la misère enfin !… non celle qui tue, mais cette misère cauteleuse qui vous suce lentement le sang le plus pur et joue avec votre existence comme avec une proie. À ces pensées, les têtes se courbent, les regards s’assombrissent, et il s’élève au fond des âmes un commun désespoir qui les abat. C’est alors que la mariée chante à son tour sa complainte.

chanson de la mariée.

« Autrefois dans ma jeunesse, j’avais un cœur si ardent !… — Adieu, mes compagnes, adieu pour jamais !

» J’avais un cœur si ardent !… Ni pour or, ni pour argent, je n’aurais donné mon pauvre cœur !… — Adieu, mes compagnes, adieu pour jamais !

» Hélas ! je l’ai donné pour rien, hélas ! je l’ai placé dans un lieu où il n’y a plus ni joie ni plaisirs… — Adieu, mes compagnes, adieu pour jamais !

» Peines et fatigues m’attendent : trois berceaux au coin du feu ; fille et garçon dans chacun d’eux !… — Adieu, mes compagnes, adieu pour jamais !

» Trois autres au milieu de la maison… Fille et garçon y sont ensemble !… — Adieu, mes compagnes, adieu pour jamais !

» Allez, courez aux fêtes et aux pardons, Jeunes filles ; mais, moi, je ne le puis plus… — Adieu, mes compagnes, adieu pour jamais !

» Moi, vous voyez, il faut que je reste ici, je ne suis plus qu’une servante, jeunes filles, car je suis mariée ! — Adieu, mes compagnes, adieu pour jamais ! »

Rien ne saurait rendre l’effet que produit ce chant si simple et si touchant. Ici ce n’est plus seulement, comme pour la chanson du marié, une triste préoccupation qui s’empare des esprits ; les cœurs des femmes, touchés dans leurs points les plus sensibles, éclatent en cris, en larmes et en sanglots. Cette vie de servage et d’abnégation, peinte si poétiquement par la jeune épouse, c’est leur vie à elles ! Libres comme l’oiseau des bois tant qu’elles n’ont point passé à leur doigt l’anneau d’argent, entourées de tendres séductions, de cajoleuses paroles jusqu’au mariage, il faut qu’elles s’accoutument subitement au dédain, à l’obéissance muette. Le tendre tutoiement, employé encore la veille, cesse lui-même le lendemain des noces, pour faire place à une forme moins familière et plus impérieuse, comme si le mariage était chose trop triste et trop grave pour rien garder des caressantes habitudes de l’amour, et comme si les époux laissaient le soir, au pied du lit nuptial, tous les rêves suaves, toutes les chastes tendresses, pour retrouver à leur place, le lendemain, les lourds devoirs, l’indifférence et les ennuis.

Cependant le repas ne reste pas long-temps sous ce nuage de tristesse. Il s’égaie bientôt après les deux complaintes, et le cidre et le vin coulent à flots jusqu’à ce que les cadences nasillardes du bigniou appellent à la danse. Alors les six cents convives se lèvent, les fronts se découvrent, et un vieillard répète les grâces, auxquelles la foule répond par un amen prolongé. La danse se forme ensuite dans l’aire, devant la métairie.

Et c’est une danse à voir, une danse chancelante, furieuse, entremêlée de rugissemens de joie et de hoquets d’ivrognes ; une danse en rond dans laquelle on voit passer les visages de femmes chauds de vin et de plaisir, les têtes d’hommes flottantes d’ivresse ; et ce grand cercle mouvant, palpitant, hurlant, tourne, tourne sans cesse, comme un amas de feuilles d’automne emportées par un tourbillon. Nulle mollesse dans les pas, nulle élégance dans les poses, rien de cette grâce voluptueuse de nos salons, de ces attitudes agaçantes de nos jeunes couples, passant dans une atmosphère de parfum, les haleines mêlées et les bras enlacés ; mais la danse nerveuse et gaillarde, qui frappe la terre du talon et saute les pieds en dedans ; la danse qui rit, qui bondit, qui hurle, la brutale qu’elle est ; une vraie ronde de Sioux autour d’un captif qu’ils veulent scalper. Ce bal dure jusqu’au soir ; alors la jeune épouse et son mari sont solennellement placés dans le lit clos. Le Veni creator est chanté en chœur par les assistans ; puis tout le monde se retire, sauf les deux veilleurs, qui passent la nuit dans la chambre nuptiale. En certains cantons, ces veilleurs sont le garçon et la fille d’honneur. Ils doivent tenir une lumière entre leurs doigts, et ne se retirer que lorsque la flamme est descendue jusqu’à leur main. À Scaër, les veilleurs sont chargés de donner au marié, pendant toute la nuit, des noisettes qu’il doit casser ; mais tous ces usages tombent en désuétude. Il en est de même de celui qui faisait consacrer à la Vierge les trois premières nuits du mariage. En Cornouaille, ainsi qu’ailleurs, les croyances ont tiédi, et les mœurs, comme ces pièces de monnaie auxquelles la circulation a ôté leur empreinte originelle, ont perdu leur caractère primitif.

Jusqu’à présent, pour faire connaitre le Kernewotte, nous l’avons peint dans les grandes occasions de son existence, à l’un de ces momens où l’âme se montre naïvement et sans y penser ; le reste de sa vie ne dément pas cette manifestation de caractère. C’est toujours sa nature vive, impressible, mélangée d’élans de joie et de rapides mélancolies ; c’est en même temps l’Arabe conteur et l’Italien ami du chant, des improvisations, et de ces combats arcadiens engagés entre deux poètes de village. Il se montre en outre, comme ce dernier, avide de représentations extérieures et de symboles. Il associe tout ce qui l’environne à sa joie ou à sa douleur. S’il meurt quelqu’un dans sa maison, les ruches d’abeilles sont entourées de banderoles noires en signe de deuil ; si au contraire un mariage a lieu, s’il naît un garçon, si la moisson est plus belle que de coutume, une étoffe rouge les entoure comme marque de réjouissance. L’absence de ces formalités ferait fuir les abeilles, car ce serait les exclure de la famille qu’elles ont adoptée et qu’elles enrichissent ; ce serait les traiter comme des amis auxquels on ne fait part ni de ses peines, ni de son bonheur. Par suite de la même idée, la veille de Noël, les bestiaux sont soumis à un jeûne rigoureux, ainsi que leurs maîtres. Cette nuit qui précède l’anniversaire du Christ est solennelle et respectée. Pendant sa durée, si on en croit le Kernewote, tous les animaux sont plongés dans un profond sommeil, sauf l’homme qui attend son Messie, et le crapaud, symbole immonde de l’esprit du mal.

Les Grecs avaient attaché à chaque objet quelques divinités protectrices ; l’habitant de la Cornouaille a aussi un saint qui veille sur chaque action de sa vie. Les faits les plus vulgaires sont placés sous un céleste patronage. Saint Herbot, par exemple, fait lever le beurre ; saint Ives fait fermenter la pâte. Un De profundis et deux liards donnés aux trépassés aident à retrouver les objets perdus. De plus, le pays est couvert de chapelles miraculeuses, où la plupart des infirmités trouvent une guérison certaine. Il y a peu d’années que la fontaine de Languengar, placée sous le patronage de saint Honoré (dont les reliques y avaient été trempées), avait la propriété de donner du lait aux jeunes mères qui buvaient de ses eaux. Un incrédule osa en porter à ses lèvres par dérision, aussitôt ses seins se gonflèrent comme ceux d’une femme, et ce ne fut qu’à force de prières et de mortifications qu’il put mettre un terme à cette étrange punition.

De douces et gracieuses superstitions se mêlent à ces bizarres croyances. Au festin des Rois, par exemple, lorsque le gâteau est rompu, la part des absens est mise de côté avec soin : si elle reste intacte, aucun danger ne menace celui auquel elle était destinée ; si, au contraire, elle ne peut se conserver, malheur ! car quelque funeste nouvelle de mort ou de maladie arrivera bientôt. Lorsqu’un premier-né est conduit à l’église pour être baptisé, la mère lui attache au cou un morceau du pain noir, signe de l’humble position qui l’attend dans le monde.

« Les mauvais esprits verront que ce n’est pas un heureux, » dit la femme kernewote, « et ils ne lui jetteront pas un mauvais sort ! »

J’entrai un jour dans une chapelle de la paroisse des Deux-Meurtres (Daoulas). Une jeune femme était agenouillée devant une statue de Marie et semblait prier avec ferveur. Tout-à-coup je la vis se lever, tenant à la main un de ces petits bonnets de soie semés de paillettes et bordés de dentelles d’argent, en usage dans nos campagnes pour les nouveau-nés. Elle alla le déposer sur la tête de l’enfant Jésus que la Vierge tenait entre ses bras, et sortit en pleurant.

— Qu’est-ce que cela ? demandai-je au paysan qui m’accompagnait.

— C’est une mère qui a perdu son fils, me dit-il, et qui vient de donner en cadeau son bonnet de baptême à l’enfant Jésus pour faire à son pauvre défunt un camarade dans le ciel.

C’est aussi une opinion généralement répandue que deux corbeaux président à chaque maison. Tous deux sont liés à l’existence des chefs de la famille, et si la mort menace l’un de ces chefs, vous voyez l’oiseau sinistre perché sur le toit et jetant son appel lugubre. Il y restera jusqu’au moment où le cadavre placé dans sa bière aura dépassé la porte ; alors on le verra s’envoler pour ne plus revenir, car c’était le génie attaché à la destinée de celui qui vient de trépasser.

Tous les ans, des luttes se célèbrent en Cornouaille à l’époque de certains pardons. On annonce alors dans les communes des environs que tel jour et dans tel endroit des luttes auront lieu. « Que ceux qui entendent écoutent cette annonce, » dit le crieur chargé de faire connaître le programme de la fête, « et qu’ils la redisent aux sourds. Tous les lutteurs sont appelés. L’arbre portera ses fruits comme le pommier ses pommes[18]. Faites passer dans vos manches l’eau des bonnes fontaines[19]. »

Au jour convenu, on voit donc arriver la foule dans le village qui a été désigné. Les sons du bigniou, le bruit des danses, le chant des buveurs, annoncent de loin la fête. Une aire neuve ou le cimetière servent habituellement d’arène pour le combat. La foule se presse dans l’endroit convenu avec de grands cris. On reconnaît les lutteurs à leur costume particulier. Ils sont simplement vêtus d’un pantalon et d’une chemise de grosse toile qui leur serrent le corps de manière à ne laisser aucune prise. Leurs longs cheveux sont liés sur le sommet de leurs têtes par une torsade de paille. Ils s’avancent, entourés de leurs partisans et de leurs familles. Ils se mesurent d’avance, fièrement, d’un regard sauvage, et leurs noms volent dans la foule attentive. Bientôt un roulement de tambour se fait entendre ; c’est le signal, Les vieillards se réunissent pour choisir les juges du camp. Ces fonctions sont confiées à des lutteurs célèbres, imbus des bonnes traditions, mais que l’âge ou les infirmités éloignent de l’arène. Une fois les juges choisis, l’arbre pyramidal, chargé des gages du combat, est porté comme un drapeau jusqu’au lieu de la lutte. La foule y afflue, et quatre huissiers nommés par les juges sont chargés de la maintenir. Trois d’entre eux sont armés de fouets ; le quatrième d’une poêle à frire, qu’il porte majestueusement, au grand amusement de l’assemblée. Au signal donné par les juges du camp, un grand cri de liç ! liç ! (place ! place !) se fait entendre. Aussitôt les trois fouets se déploient, et font reculer les spectateurs, afin de laisser un espace suffisant aux combattans. L’homme à la poêle à frire régularise les contours du cercle qui se forme, en menaçant de son noir instrument quiconque s’avance, et le frottant avec impartialité contre tous les genoux mal alignés. Enfin, lorsque l’arène est libre et que chacun a trouvé sa place, un lutteur entre en lice ; il prend un des prix, qu’il enlève à bout de bras si c’est un mouton ou un veau, qu’il charge sur ses épaules si c’est une génisse ; puis il se met à faire le tour du cercle en cherchant un antagoniste. S’il achève trois fois ce tour sans que son défi muet ait été accepté, le prix lui appartient ; mais s’il se trouve un adversaire qui veuille le lui disputer, il lui crie : Chom sahue ! (reste debout !) c’est lui annoncer que le gant est relevé, et que le combat va commencer.

Le nouveau lutteur s’avance alors dans l’arène ; il touche à l’épaule de son adversaire, lui frappe trois fois dans la main, et fait trois signes de croix ; puis se tournant vers lui :

— N’emploies-tu ni sortilége, ni magie ? lui demande-t-il.

— Je n’emploie ni sortilége, ni magie.

— Es-tu sans haine contre moi ?

— Je suis sans haine contre toi.

— Allons alors !

— Allons !

— Je suis de Saint-Cadou.

— Moi, je suis de Fouesnant.

Après avoir prononcé ces mots, ils se déchaussent, se frottent les mains de poussière, afin de les avoir plus âpres et moins glissantes ; ils s’approchent l’un de l’autre, se saisissent lentement, en formant de leurs bras une écharpe qui passe de l’épaule droite à l’aisselle opposée de leur adversaire ; puis se plient sur leurs reins, poussent un léger cri, et la lutte commence. Nous ne donnerons pas ici une description de ces combats longs et parfois dangereux, dans lesquels l’adresse est opposée à l’adresse, la force à la force, la ruse à la ruse. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que parmi les bons coups qu’enseigne l’art de la lutte, il en est surtout trois qui jouissent d’une grande célébrité et sont réputés les meilleurs. Ce sont les toll-scarge, les cliquet-roon, et les peeg-gourn. Le toll-scarge est un coup par lequel, après avoir enlevé son adversaire sur une seule jambe, le lutteur lui balaie l’autre jambe d’un coup de pied. Le cliquet-roon ou tourniquet complet, est le coup dans lequel le lutteur, restant immobile, fait tourner autour de lui son adversaire, et le jette à terre par la rapidité de ce mouvement rotatoire. Le peeg-gourn est le croc-en-jambe perfectionné.

D’après les règles de la lutte bretonne, il ne suffit pas de renverser son adversaire pour avoir vaincu, il faut que celui-ci tombe sur le dos. Cette manière de tomber est ce que l’on appelle, en langage de palestre, ar lam. Lorsque le lutteur tombe autrement, le coup qu’il a reçu n’est qu’un costin, et ne compte pas.

Les Bas-Bretons ont mêlé leurs croyances superstitieuses à l’usage des luttes, comme à toutes les circonstances de leur vie. Ils ont beaucoup de foi dans certaines herbes magiques, qu’il faut cueillir le premier samedi du mois, à minuit, dans certains carrefours hantés. C’est ce qu’ils appellent le louzou. Ils pensent que ceux qui sont munis de ce talisman doivent être invincibles dans la lutte ; mais c’est, disent-ils, au risque de la damnation de leur âme, car le louzou est toujours un présent du démon.

L’hospitalité des montagnards est renommée. Lorsque vous entrez chez eux, ils ne manquent jamais de vous offrir du cidre dans le pichet commun ; refuser de boire, serait leur faire une insulte qu’ils ne vous pardonneraient pas. Quant à leur ignorance, elle est profonde, et s’étend même jusqu’à la culture des terres, qu’ils sont loin d’entendre aussi bien que les autres habitans de la Basse-Bretagne. Ils ne semaient guère, il y a encore une dizaine d’années, que de l’orge et du sarrazin. Depuis peu, les pommes de terre sont cultivées chez eux, mais en assez petite quantité, et le blé noir est resté la base de leur nourriture. Aussi lorsque cette récolte, très chanceuse de sa nature, vient à leur manquer, la disette est horrible. Ils quittent alors leur pays et se répandent dans les fécondes plaines du Léonais, terres bénies que ne frappe jamais le souffle de Dieu. Il y eut, en 1816, une émigration de ce genre de la moitié des populations des chaînes de l’Arès. On les voyait descendre par centaines le long des montagnes, et puis déborder dans nos campagnes et nos villes ; hommes, femmes, enfans, tous pâles de faim, et chantant d’une voix lugubre les complaintes de la Cornouaille. Cette irruption d’hommes à besaces et à chapelets fut quelque chose d’impossible à peindre ; c’était à faire dresser les cheveux de terreur et à mouiller les yeux de pitié. À voir ces bandes déguenillées et chantantes couvrir toutes les routes, le bâton de voyage à la main, priant et demandant l’aumône, on eût dit quelque tribu dispersée par la conquête, et cherchant en un coin du monde une terre à cultiver et une place au soleil. La résignation de ces malheureux était sublime. Pas une plainte n’était proférée, pas un vol ne fut commis, pas une demande impérieuse ne fut faite. Souvent une douzaine d’hommes mourant de faim et le pen-bas à la main, en passant devant une maison isolée, que gardait une vieille ou un enfant, s’avançaient timidement sur le seuil, et demandaient un morceau de pain pour l’amour de Dieu. S’ils essuyaient un refus, ils continuaient leur route sans murmures, sans menaces ; et pourtant les refus étaient fréquens, surtout dans les villes. À cette époque les partis politiques étaient encore en présence, tout préoccupés de leur lutte de la veille ; on se battait en duel pour des œillets rouges ou des violettes portés à la boutonnière ; on intriguait pour des invitations de bal, on colportait mystérieusement les chansons en faveur de l’Empereur, et tant de sérieux débats laissaient bien peu de place dans les cœurs pour une vulgaire pitié. Puis ces bandes d’émigrans étaient devenues horribles à voir. Toutes les misères, toutes les infirmités, toutes les horreurs sociales semblaient avoir pris jour pour se montrer à la face du soleil. On eût dit que la pauvreté, qui se cache habituellement avec tant de soin, avait subitement perdu sa honte et voulait se montrer dans toute sa laideur. La compassion avait même bientôt cédé à la peur, quand on avait vu ces bandes de mendians se grossir chaque jour. Elles traversaient incessamment les villes, les bourgs, les hameaux, disputant aux chiens sans maitres les immondices jetées devant les portes. Parfois un enfant ou une femme, plus faible que le reste de la troupe, venait tomber près de quelque seuil ; et la bande passait, emportée par la faim, en continuant sa lamentable complainte. Dans les campagnes encore ces malheureux trouvaient quelques secours. Quoique peu ami du Kernewote des montagnes, le Léonard des basses terres n’osait repousser l’hôte de Dieu, et il le recevait à son foyer ; mais dans les villes, les habitans avaient fermé leurs portes, et, tranquilles, ils regardaient de leurs fenêtres ces bandes misérables marchant à la faim comme des soldats à l’ennemi. L’habitude de voir souffrir avait formé un cal sur leurs cœurs.

Je me rappelle, à cette occasion, avoir vu une jeune Cornouaillaise, avec deux tout petits enfans, dont l’un avait la rougeole et râlait d’agonie, assise sous le balcon d’une maison où l’on donnait un bal. La foule parée passait près d’elle sans la remarquer. Cependant un domestique l’aperçut enfin, et vint lui dire de se retirer, parce qu’elle embarrassait le passage, et que les cris de ses enfans gênaient la société. La pauvre femme essaya de se lever, mais inutilement : elle n’avait pas mangé depuis deux jours !

— Qu’a-t-elle, cette femme ? dit le propriétaire qui venait de paraître au balcon.

— Elle a faim, monsieur…

— Faim ! Dites donc plutôt qu’elle est ivre… Pourquoi ne la renvoyez-vous pas ?

— Monsieur, elle ne peut se lever.

— Ah ! alors qu’elle reste, dit l’homme au bal avec un ton d’humanité tout-à-fait touchant… Seulement qu’elle fasse taire son enfant, il miaule comme un chat égaré…

Un grand éclat de rire s’éleva à ces mots parmi les domestiques rassemblés, et le monsieur du balcon ferma la fenêtre, enchanté d’avoir égayé des laquais… Dans le moment même, l’enfant mourait aux bras de sa mère.

Mon père arriva et fit emporter cette malheureuse femme, qui serrait encore sur sa poitrine le cadavre rouge et gonflé de son fils. Comme on l’entrait dans la maison, la musique du bal jouait, vis-à-vis, la première contredanse : mon père se détourna vers moi :

— Rappelle-toi bien ceci, me dit-il ; cette femme… et ce bal ! Cela, mon fils, s’appelle l’ordre social.


CHAPITRE TROISIEME.

 le pays de tréguier.

Le Pays de Tréguier[20].


§ I.

Aspect du pays de Tréguier. — Grève de St-Michel. — Saint-Efflam. — Perros. — Bréhat. — Beauport.

Dix heures venaient de sonner à l’église éloignée de Plestin, et je parcourais la route ombrée, me dirigeant vers la côte. L’air était pur et chaud : une légère rafale de mer, traversant les blés noirs en fleurs, venait secouer sur la route sa fraîche senteur de miel. Les oiseaux chantaient au ciel, et les trompes d’écorce des pâtres jetaient à l’horizon leurs notes plaintivement prolongées.

Je m’avançais joyeux, tout entier à cette scène calme et voluptueuse, respirant à pleine poitrine et ouvrant tous mes pores au bien-être dans lequel je plongeais ; fort, sain et léger, comme si une main mystérieuse eût soulevé ce jour-là, pour moi, le poids de la vie.

Un paysan passait.

E bad è beva hirio (il fait bon vivre aujourd’hui) me dit-il en souriant et portant la main à son chapeau, avec une négligence amicale.

Cette expression poétique me frappa : c’était pour moi toute une révélation. Elle m’apprenait que j’avais quitté la Cornouaille, et que j’étais au pays de Tréguier.

Et en effet, tout m’avertissait que j’avais changé de contrée : l’air moins brumeux, la campagne plus douce à l’œil ; mélancolique encore, mais non sauvage. Ce n’était plus le vent amer et farouche qui sort des baies du Finistère et bondit à travers les montagnes Noires ; l’atmosphère était ici plus clémente ; les vertes vallées s’étendaient au loin, diaprées de violettes blanches et de primevères jaunes, appelées fleurs de lait par les enfans du pays. Partout couraient des haies d’aubépine et de percéas, toutes brodées par des églantiers et des chèvrefeuilles. On n’apercevait plus, des deux côtés du chemin, les tristes forêts d’ajoncs et de genêts ; mais sur les coteaux, des villages qui nageaient dans les feuillées ; des champs de pommes de terre aux fleurs lilas, ondulant sous la brise, et, de loin en loin, quelques grandes bruyères pourprées, d’où s’élevaient les mugissemens des taureaux et les aboiemens d’un chien de berger.

À chaque instant, pour compléter par un contraste le charme de cette nature arcadienne, je voyais s’élever quelque ruine couronnée de lierre et de giroflée sauvage : temples païens, tours féodales, saints monastères, symboles de tous les siècles et de toutes les croyances ! comme si le temps, en emportant pêle-mêle, dans un coin de sa tunique, les monumens du passé, eût laissé tomber là ces débris et les eût perdus dans l’herbe des vallées.

Déjà depuis huit jours je parcourais les Côtes-du-Nord, et j’avais toujours marché au milieu des souvenirs d’un autre âge. Le pays s’était déroulé devant moi comme un immense médailler, conservant une empreinte de chaque siècle.

J’avais parcouru les voies romaines à demi effacées sous un macadamisage communal ; je m’étais reposé au pied des menhirs gaulois, surmontés de la croix chrétienne ; j’avais vu le vieux château de Kertaouarn, avec ses meurtrières encore béantes, sa basse-fosse humide que traverse l’immense poutre garnie d’anneaux à laquelle le seigneur rivait ses prisonniers ; j’avais écouté à la porte de fer du double souterrain le mugissement sourd du vent sous les voûtes, et mon guide m’avait dit que c’étaient les âmes des faux monnayeurs qui revenaient travailler à la tombée du jour. J’avais dormi à Beaumanoir, où les enfans m’avaient raconté l’histoire de Fontenelle-le-Ligueur, qui éventrait les jeunes filles pour chauffer ses pieds dans leur sang ; à Carrec, on m’avait montré le puits mystérieux où un duc de Bretagne avait caché le berceau d’or de son fils ; j’étais entré au château de la Roche, et j’avais cherché la place où le seigneur de Rhé trouva le bon connétable Duguesclin, dépeçant un verrat et faisant portions pour les voisins ; la veille enfin, j’avais long-temps contemplé cette étrange construction d’un âge inconnu qui s’élève sur la Terre des Pleurs (lan-leff)}, couronnée de son if immense ; maintenant j’allais revoir l’Océan, la grève de Saint-Michel et Beauport. — Beauport, cette chartreuse de Bretagne où notre La Mennais voulut ouvrir un refuge aux cœurs devenus malades à l’air du monde, et qui avaient besoin du silence et de la prière.

Déjà la plaine de Saint-Michel s’étendait devant moi. Le soleil dardait alors d’aplomb sur cette immense solitude, tandis qu’une rafale piquante venait de la mer. Ce mélange de chaleur dévorante et de fraicheur produisait je ne sais quelle sensation douloureuse et agaçante impossible à exprimer. Le ciel était sans nuées, et d’un bleu si limpide, qu’on eût dit une tente de soie ; nul bruit ne se faisait entendre, si ce n’est le grouillement confus des grèves, au sein desquelles bourdonne un monde d’insectes invisibles. Mon cheval, comme tous ceux de sa race, s’était ranimé à l’air salin du rivage ; il tournait sa tête vers les flots, les narines ouvertes, et humait la brise marine. Je lui abandonnai la bride, et il s’élança de toute sa vitesse à travers l’espace ; ses pieds, en frappant le sable humide, ne produisaient aucun bruit, et son galop était si doux, que je ne sentais aucun de ses mouvemens. Avec une nuit sombre, la lune à ma droite, et le grondement de la mer à ma gauche, j’aurais pu, sans avoir la tête trop allemande, me croire emporté, comme Lénore, sur quelque coursier fantastique à travers des espaces inconnus ; mais l’hallucination était impossible en plein jour et sous un ciel aussi joyeux. Je dus me contenter de la réalité qui m’était offerte.

Mon guide (un de ces pâles et poétiques jeunes gens qui poursuivent leurs études dans les séminaires des Côtes-du-Nord), me fit voir la grande roche bleue (roc’h-ir-glas), près de laquelle débarquèrent saint Efflam et ses compagnons, à cette époque miraculeuse où les auges de pierre servaient de vaisseaux aux solitaires d’Hybernie pour traverser les eaux, et venir prêcher le catholicisme aux idolâtres de l’Armorique. Le Jeune séminariste me raconta comment saint Efflam, qui avait épousé une princesse plus belle que le jour, la quitta pour venir prêcher la foi en Bretagne, et débarqua dans cet endroit, où il trouva son cousin Arthur prêt à attaquer un horrible dragon qui suait du feu, et dont les regards frappaient les hommes ainsi qu’une lance. « Le chevalier et le dragon combattirent tout un jour sans pouvoir se vaincre. Vers la nuit, Arthur vint s’asseoir au bord de la forêt, car il était lassé et il avait bien soif ; mais aucune eau ne bruissait alentour, sinon la grande mer, qui grondait tout affolée contre le hir-glas ! Saint Efflam se mit alors en prières, et ayant frappé la terre de son bâton, il en jaillit aussitôt une source à laquelle Arthur but à longs traits. Le saint passa le reste de la nuit en oraisons, et quand le jour fut venu, comme le chevalier reprenait sa bonne épée :

» — Chômez pour aujourd’hui, beau cousin, dit Efflam, et laissez dague au fourreau, Car la parole de Dieu est plus forte que fer émoulu.

» Cela dit, il s’avança vers le dragon, auquel il ordonna, au nom du Christ vivant, de sortir de sa tanière et de se précipiter dans la mer, ce que fit le monstre avec de sourds et terribles meuglemens qui faisaient tressaillir Arthur dans sa cotte de fer. » En mémoire duquel miracle, ajouta mon guide, se voit encore aujourd’hui la fontaine que le saint fit sortir de terre, et la chapelle de Toul-Efflam, que vous avez aperçue à l’entrée de la grève sur cette colline boisée.

J’avais contemplé le jeune Cloarec pendant ce récit ; il était resté grave, pieux et sans embarras ; on voyait qu’il ne craignait pas plus le doute dans l’esprit de son auditeur, qu’il ne pouvait l’éprouver lui-même. Ce qu’il me racontait là était sûr, disait-il, car il l’avait lu dans un livre imprimé et composé par un prêtre[21].

Cependant la mer, qui montait toujours, faisait voir de plus près sa longue dentelle d’écume neigeuse ; je commençais à craindre qu’elle ne nous entourât. J’avais entendu raconter, dans mon enfance, de ces histoires de voyageurs surpris par les flots de la grève de Saint-Michel, et sentant la mort leur monter, pouce à pouce, de la cheville jusqu’à la gorge. Je témoignai mes craintes à mon compagnon.

— Il n’y a pas de danger, me dit-il en étendant la main vers le milieu de la grève : la croix nous voit !

Et en effet, une croix de granit s’élevait là, et les flots commençaient à peine à l’effleurer à sa base. J’appris qu’aussi long-temps que cette croix apparaissait, la fuite était encore facile, et que l’espoir ne mourait — qu’au moment où son sommet s’était englouti sous les vagues : idée vraiment chrétienne que d’avoir fait ainsi du signe de la rédemption le symbole de la vie, comme pour avertir le voyageur, par une image matérielle et immuable, qu’où la croix a disparu, Dieu est absent, et que l’homme n’a plus à compter sur lui.

En traversant la grève, j’aperçus successivement les trois chapelles de Toul-Efflam, de Saint-Michel et de Lancarré. À l’extrémité de la plaine, je trouvai quelques maisons presque ensevelies et une chapelle demi croulée. C’est le bourg de Saint-Michel ; pauvre Herculanum maritime que mine lentement le flot, et sur lequel, chaque année, la mer étend plus avant son linceul de sable. Les deux tiers de la commune ont déjà été rongés par la vague. Pour maintenir ses divisions territoriales, l’administration vole de temps en temps aux communes voisines un lambeau de territoire dont elle fait l’aumône à Saint-Michel ; mais, invariable dans sa poursuite, la mer continue à manger, chaque année, sa part de champs et de maisons, de sorte que, dans cette singulière partie jouée entre l’Océan et un préfet, les enjeux semblent devoir rester toujours les mêmes, jusqu’à la ruine de l’un des joueurs.

Mais la lieue de grève ne m’avait point donné un aspect d’Océan. Dans ce désert de sable je n’avais vu que de l’eau et non la mer. Celle-ci ne m’apparut qu’à Perros et à Brehat. Ce fut là que je pus juger du caractère particulier des côtes de Tréguier.

J’étais encore tout plein du souvenir des sombres baies des Trépassés et d’Audierne, des passes de l’île de Sein et des Glénans. Je m’attendais à retrouver quelque chose de semblable. Je fus complétement trompé. Au lieu des longs récifs de la côte de Cornouaille, autour desquels hurle la vague, et qui élèvent dans la brume leurs squelettes jaunes, je trouvai un rivage fertile et habité. D’immenses rochers de granit rose, bizarrement taillés par les tempêtes, s’avançaient de loin en loin comme des sphynx égyptiens accroupis dans l’écume de la mer. Au fond de chaque havre apparaissaient des villages à maisonnettes rouges, avec leurs clochers pointus et ardoisés. Parfois, derrière un coteau, je voyais briller au soleil le drapeau tricolore d’une batterie garde-côte, le paratonnerre d’une poudrière, ou l’aile d’un moulin à vent. Partout se révélait la présence de l’homme et de la société. C’était encore de la campagne, mais la solitude avait disparu.

Les flots eux-mêmes, comme s’ils eussent éprouvé cette influence contagieuse de la civilisation, semblaient se briser plus mollement contre les grèves. À vue de terre, s’élevaient gracieusement des îles tapissées d’herbes marines en fleurs, au milieu desquelles je voyais courir les lapins noirs, et où j’entendais le cri des perroquets de mer qui viennent des extrémités du monde pour déposer leurs nids dans ces asiles. Sur quelques récifs se dressaient des balises noires et blanches, à moitié arrachées par les flots, et, au milieu de ce panorama magique, les voiles latines des barques de pêcheurs glissaient sur l’onde berceuse, les sloops caboteurs doublaient les pointes éloignées, et une frégate balancée sur ses ancres, à l’ombre d’une des îles, roulait languissamment a la lame, tandis que les mouettes, les goëlands et les mauves effarées tourbillonnaient autour de sa mâture et de ses épars aériens.

Ce fut en quittant cette grève, où murmuraient tant d’harmonies confuses, où scintillaient tant de teintes nuancées, que Beauport m’apparut.

J’avais alors sous les yeux, dans un seul paysage et comme en résumé, tout le pays de Tréguier : un monastère devant moi ; à droite, des manoirs à girouettes rouillées ; à gauche, quelques ruines féodales ; tout autour, une campagne tranquille ; et au loin, la mer !… Il y avait dans ce tableau un calme rustique et je ne sais quelle poésie facile. C’était un paysage tel qu’il en faut à une méditation de jeune abbé causant tout bas avec Dieu, au paisible gentilhomme livrant sa vie au courant des joies vulgaires, au pâtre lançant sa voix dans les bruyères.

Et puis tout respirait autour de moi un bon air de féodalité, non celle du xve siècle, brutale encore et la dague au poing, mais de cette gentilhommerie bénigne et campagnarde du xviiie siècle, qui ne se faisait guère sentir que par l’aumône et par quelques innocentes vanités ; véritable aristocratie d’opéra-comique, avec ses fêtes de village, ses rosières dégourdies et ses paysans rusés. C’est qu’en effet le pays de Tréguier a conservé cette physionomie nobiliaire effacée partout ailleurs. Il semble que là où le temps a laissé le plus de ruines du moyen âge, où les souvenirs guerriers sont le plus nombreux, la féodalité ait passé plus vite, usée rapidement par son action violente sur les populations. Ce n’est point dans les Côtes-du-Nord qu’il faut chercher ces rudes gentilshommes restés fidèles aux traditions de leurs familles, et qui, retirés dans leurs aires, jettent à la mer les fanfares de leurs cors de chasse et les balles de leurs mousquets. Dès avant la révolution, les races de cette dure noblesse avaient disparu pour faire place à l’aristocratie de l’étole et à celle des parlemens, puissances polies et savantes qui, dans les derniers siècles, s’armèrent de l’intelligence, comme la noblesse primitive s’était armée de l’épée.

J’avais traversé le réfectoire de Beauport, transformé maintenant en avenue de peupliers ; je m’arrêtai au milieu de son église presque détruite, et qui n’avait plus pour toit que le ciel. Le pied posé sur une pierre tombale où se lisaient encore les noms d’Alain d’Avangour, comte de Penthièvre, de Tréguier et de Guello, fondateur de l’abbaye en 1269, je contemplais avec ravissement le coup-d’œil qui s’offrait à moi.

Le jour commençait à tomber : à l’horizon, Brehat, entouré de ses mille rochers et de ses deux cents voiles, flottait entre la brume et l’Océan, semblable à une île de nuages. Les cloches des chapelles et des paroisses tintaient l’Angelus, les conques des bergers se répondaient du haut des collines, les merles sifflaient dans les sureaux, l’alouette descendait des cieux avec son cri joyeux !… Et ces mille bruits du soir se confondaient dans une inexprimable harmonie ; la campagne entière résonnait comme une orgue fantastique. Je nageais dans un air tout embaumé d’une douce odeur de lait et de fleurs. Le soleil couchant jaillissait en rayons pourprés à travers les dentelures du cloître ; le vent soupirait dans les ruines, et, au loin, sur la route, un vieux prêtre s’en allait péniblement son bréviaire à la main.

Mais la nuit était déjà sombre, mon guide m’avertit qu’il était temps de partir. Nous nous dirigeâmes sur Paimpol.

Bientôt les chants du jeune paysan s’élevèrent dans la nuit, selon l’usage de Bretagne, pour empêcher l’approche des mauvais esprits, et le Cloarec chanta un des sônes trégorrois avec lesquels ma nourrice m’avait autrefois endormi.


§ II.

Villes du pays de Tréguier. — Saint-Brieuc. — Châteaulandria. — Inondation en 1773. — Pouvoir des prêtres. — Le choléra près de Lannion. — Caractère du Trégorrois. — Histoire de Moustache.


Les villes des Côtes-du-Nord ne sont pas moins pittoresques que les campagnes. Outre Tréguier, si coquettement posé, les pieds dans la mer et la tête sous l’ombrage de sa colline, on peut citer Paimpol, joyeux petit port tout parfumé d’une bonne odeur de varech et de goudron, et qui laisse voir une flamme de navire au-dessus de chacune de ses cheminées ; Lannion, Lamballe, Quintin, aux rues dépavées, où chaque femme file sur le seuil en chantant ; Guimpamp, riante bourgade cancaneuse, où l’on soupe et où l’on se couche à neuf heures ; Belle-Isle, jaune et terreux, accroupi comme un mendiant immonde au milieu du chemin ; puis Jugon, ce gracieux village de Suisse, jeté entre deux fentes de montagne ; Dinan, avec son corset d’antiques murailles, si crevassé de maisonnettes riantes, si brodé de jardins fleuris, que l’on dirait une jeune fille qui essaie une vieille armure par-dessus sa robe de bal, et qui a laissé passer les fleurs de ses cheveux à travers le heaume brisé.

Deux villes seulement ne peuvent entrer dans cette courte description : ce sont Saint-Brieuc et Châteaulandrin.

Saint-Brieuc est une vieille cité replâtrée qui a fait nouvelle peau. Dès l’entrée, on respire la préfecture ; on se trouve nez à nez avec la civilisation, symbolisée par une prison et une caserne neuves. L’étrangeté, le désordre, la hardiesse charmante des constructions gothiques, ont fait place à une espèce de régularité contournée qui sent le traitement orthopédique. On voit qu’un architecte-voyer a passé par là, coudoyant les vieilles rues tortueuses pour les redresser, crépissant et rebadigeonnant les anciens édifices. On a même bâti quelques lignes de hautes murailles qui sont percées de rectangles vitrés, et que l’on appelle des façades ; ce sont les beaux quartiers de la ville. Il y a, en outre, deux promenades bien taillées au ciseau, avec une statue de tuffau à chaque bout, et qui s’appelle, je présume, cours Louis-Philippe ou cours d’Orléans. Du reste, tous les habitans vous diront que depuis trente ans la ville s’est considérablement embellie. Pour peu que les progrès de notre civilisation ne s’arrêtent pas, avant deux siècles, Saint-Brieuc sera régulier comme un alexandrin, et formera le plus pittoresque damier de moellons que l’on puisse concevoir.

Quant à Châteaulandrin, c’est tout autre chose.

Lorsque vous voyagerez par la diligence de Bretagne, à la seconde poste, après Saint-Brieuc, ouvrez la portière et regardez autour de vous.

Ce sera la nuit. Vous vous trouverez au milieu d’une sorte de longue place bordée de grandes maisons sombres ; toutes les fenêtres seront closes par de larges volets. Pas une lumière, pas un murmure de voix ! En regardant aux seuils, vous verrez que l’herbe les tapisse ; nul bruit de pas ne retentira dans les rues abandonnées.

Mais au bout de la place, derrière vous, il y aura une grande église tout illuminée ; vous sentirez un air frais et humide vous frapper le visage, et au-dessus de votre tête vous entendrez un sourd clapotement mêlé au bruissement d’une chute d’eau.

Cette ville morte, c’est Châteaulandrin ; ce murmure étrange est le bruit de l’étang immense qui la domine et la menace sans cesse. Elle est là comme Naples sous son volcan, avec la mort pour oreiller.

Il y a soixante ans (c’était le 13 août 1773, nombre doublement fatal !), la plus grande maison de cette place était magnifiquement éclairée. Les rires et les sons des instrumens sortaient par bouffées des fenêtres entr’ouvertes. Il y avait bal. À la porte, une jeune fille, en robe de mousseline et en mules de satin rose, avait ses deux mains dans les mains d’un jeune homme dont le bras était passé à la bride d’un cheval, et qui, revêtu de ses habits de voyage, se disposait à partir. Tous deux déploraient amèrement cette séparation de quelques heures, au moment d’une fête. Mais c’était par l’ordre de M. l’ingénieur en chef des États de Bretagne ; il y avait une longue course à faire par les difficiles chemins de Saint-Clet ; aucun retard n’était possible.

Quand il eut embrassé sa fiancée, le jeune homme monta à cheval et disparut au galop, comme s’il eût voulu étouffer sa colère dans le mouvement et la secousse. Il avait alors dix-sept ans, et ce soir même il devait danser un menuet avec la jeune fille en mules roses !

Lorsqu’il eut gravi le coteau qui domine la ville, il arrêta son cheval et pencha l’oreille en arrière, espérant saisir quelques notes de la musique du bal ; mais il n’entendit que le rugissement de l’étang, dont la chute d’eau s’était accrue par les débordemens du Ruisseau-des-Pleurs (le Leff). Il soupira et repartit.

L’orage commençait à mugir. Les éclairs et la foudre sillonnaient les ténèbres. Bientôt la pluie tomba par torrens ; la terre trembla. Le voyageur était alors à trois lieues de Chateaulandrin, et pourtant il crut entendre de ce côté comme un mugissement profond et indicible. Dans ce moment, il comparait sa situation à celle de ses amis qui étaient au bal, et il pensait combien ils étaient plus heureux que lui !

Or, ceux qui étaient au bal étaient tous morts, car l’étang avait crevé, et la ville était submergée.

Le jeune homme, averti le lendemain, accourut de toute la vitesse de son cheval. En arrivant, il n’aperçut plus de Châteaulandrin que les cheminées des plus hautes maisons ; il y avait trois pieds d’eau par-dessus les halles. Il essaya vainement de parvenir jusqu’à la place ; la vallée entière était un fleuve immense dont le courant emportait pêle-mêle les toitures brisées, les berceaux d’enfans et les cadavres de femmes encore parées. Ce ne fut que le second jour qu’il put pénétrer jusqu’à la demeure de la jeune fille. Il la trouva noyée, tenant la main de son danseur. Une rose qu’il lui avait donnée pour le bal était encore à sa ceinture.

Ce jeune homme était mon père, alors conducteur des travaux publics, au service des États de Bretagne.

C’est depuis ce jour que cette ville est restée muette et close comme une tortue dans sa coquille ; c’est depuis ce jour qu’une lampe brûle toute la nuit dans l’église en l’honneur des morts. Et ceux qui savent cette histoire sont forcés d’y penser chaque fois qu’ils passent entre ces maisons silencieuses et noires, devant la grande rosace du chœur illuminé, et sous l’étang qui gronde ; car tout a conservé l’empreinte du grand désastre : la ville a gardé le deuil.

Nous avons parlé de l’aspect particulier à chacune des villes des Côtes-du-Nord ; mais à travers ces nuances physionomiques, toutes conservent encore un air commun de bourgeoise routine ; toutes ont gardé les usages d’avant la révolution, à bien peu de changemens près. Là ont survécu les quatre repas classiques et les estomacs capables de les digérer ; les jeux de boule, l’été, sous les charmilles ; en hiver, la partie de piquet à deux sous. Là, les soirées finissent encore à neuf heures, on se marie à pied, et l’on sert des tartines de beurre aux grands bals. Bonne et facile vie qui court doucement dans l’ornière de la tradition comme le wagon sur les rails de fer, sans changemens, sans secousses, mollement bercée entre les petits triomphes d’arrondissement, les offices du dimanche, les parties de vert, et les intimes jouissances du foyer ! Tandis qu’ailleurs une seule pensée infiltrée au milieu des masses les jette dans une turbulente agitation, là tout est calme et placide. À qui veut étudier le serf, le seigneur et le prêtre du moyen âge, les grèves du Finistère ! Mais c’est au pays de Tréguier qu’il faut venir chercher les traces de l’époque qui sert de transition entre l’aristocratie armée et la souveraineté du peuple ; toutes ces nuances de grande et de petite noblesse, de haute et de petite bourgeoisie, de maîtrise et de compagnonnage, fondues ailleurs dans l’unique partage de la richesse et de la pauvreté. La révolution a vainement passé sur les Côtes-du-Nord, rognant les têtes pour les niveler ; sa noblesse bénigne n’était pas à hauteur de guillotine. Je l’ai déjà dit, c’est une gentillâtrie terre-à-terre, chaussée d’un petit orgueil cantonal qui ne la rehausse que de quelques pouces. C’est dans cette contrée que l’on pourrait retrouver encore la graine de ces gentilshommes ne parlant que breton, et qui se rendaient aux tenues d’États de Rennes, en habit de paysan, en sabots, et l’épée au côté.

Du reste, maintenant comme autrefois, toute aristocratie de naissance y est subordonnée à l’aristocratie de l’étole ; car là, comme dans tout le reste de notre pieuse Armorique, le respect accordé au prêtre participe de l’adoration. La tonsure est une couronne qui donne droit à de royaux hommages. Tout autre caractère s’efface devant la consécration qui a appelé un homme à charge d’âmes. Le jeune paysan qui revient à la ferme de son père le front rasé et blême, portant à la main son missel latin, y apparaît comme un être au-dessus de l’humanité. Les cris de la nature se taisent en sa présence pour faire place à une craintive vénération. Son père découvre, devant lui, sa tête blanche, et l’appelle Monsieur le prêtre. Il s’assied seul à la table préparée par sa mère, où brille un luxe inusité ; ses frères et ses sœurs le servent debout sans partager son repas. Mais ces honneurs, il faut qu’il les achète ! Ne croyez pas qu’il retrouve au foyer natal rien de ce qui pourrait lui rappeler son enfance, — ni le bruit monotone du rouet, ni les chants de la fileuse, ni les agaceries de ses jeunes sœurs. À son aspect, la vie de famille a cessé ; la maison est devenue un sanctuaire. Triste et froid en apparence, il faut qu’il reçoive avec calme les marques de respect dont on l’entoure, qu’il refoule dans son cœur les souvenirs, dans ses yeux les larmes ; qu’il songe que ses mains sont jointes maintenant par une prière éternelle, et ne peuvent plus s’étendre vers les embrassemens ; que toutes les affections ont dû tomber de son âme le même jour que ses longs cheveux de jeune homme sont tombés de sa tête tonsurée, et que les bras de sa mère elle-même se sont fermés pour lui, comme pour un enfant mort. Bientôt, quand il quittera la famille qu’il est venu visiter, la même gêne cérémonieuse présidera aux adieux ; et si, le cœur plein, il veut tendre les bras vers ces parens qu’il abandonne, il verra les fronts s’abaisser comme pour recevoir une bénédiction, et nulle main ne s’avancera pour saisir la sienne !

Voilà une des causes de l’immense autorité du prêtre dans nos campagnes. Cet isolement royal dans lequel il se tient est un prestige qui agit sur tous. Sa puissance est d’autant plus incontestable, qu’elle est enveloppée d’une mystérieuse supériorité. Aussi toute volonté se courbe devant elle ; un exemple pris entre plusieurs le prouvera.

Lorsque le choléra s’abattit sur la Bretagne, il se répandit avec une effroyable rapidité dans les campagnes qui avoisinent Lannion. Cette dernière ville perdit, en quelques jours, le quinzième de sa population. Une paysanne avait été atteinte. Le médecin appelé déclara, dès la première vue, qu’il fallait renoncer à tout espoir de la sauver. Le prêtre était là et l’entendit, car, dans ces contrées, le prêtre vient avec le mal et ne s’en va qu’avec la châsse. Il avait appris de la femme qui mourait, dans le cours d’une longue confession, qu’elle était sur le point de devenir mère. Cette révélation lui revint et le saisit. Il resta frappé de la pensée que l’être innocent que cette femme portait, condamné à mourir avec elle, périrait sans baptême et gémirait dans les limbes pendant l’éternité ! Il songea à cette pauvre âme punie sans avoir péché, et dont il pouvait faire un ange : à tout prix il voulut la sauver. Le médecin était parti et ne devait pas revenir ; une vieille femme pieuse se trouvait seule près de la malade qu’elle était venue veiller par charité ; le prêtre était le confesseur de cette vieille femme ; il savait que sa volonté était toute-puissante sur elle. Il la prit à l’écart, et commença à lui parler bas d’un accent inspiré et terrible. L’entretien fut long, car la vieille semblait résister et se plaindre. Elle pleurait, joignait les mains avec prière ; mais le prêtre disait toujours : Dieu le veut ! — Elle promit.

Vers le milieu de la nuit, la malade se dressa dans son lit et jeta un grand cri ; la gardienne accourut près d’elle ; son corps s’était déjà roidi, et quelques gouttes de sang sortaient de ses narines : elle était morte. Alors ce fut un horrible moment, car la malheureuse qui veillait près du cadavre songea à accomplir sa promesse. D’abord, une épouvante pleine d’horreur et de dégoût l’écarta de la paille où gisait la morte ; mais bientôt le souvenir du serment qu’elle avait fait au prêtre lui revint. C’était une pauvre vieille douce et timide, jusqu’alors accoutumée seulement à la prière, aux bonnes œuvres et à d’innocentes distractions ; mais chez elle la peur de l’enfer dominait tout ; cette pensée d’une damnation éternelle la rendait folle. Enfin, effarée, hésitant encore, un couteau d’une main, elle vint poser l’autre sur le sein du cadavre… Elle crut sentir l’enfant qui s’agitait !… Ce mouvement la frappa comme une commotion électrique ; une sorte d’égarement furieux, né de la crainte, s’empare d’elle : elle prend le couteau à deux mains, l’appuie sur le ventre de la morte, l’enfonce, et, plongeant le bras à travers les entrailles, elle retire l’enfant tout sanglant, prononce les paroles du baptême, et tombe sur la terre sans mouvement.

Le lendemain, elle était en proie au délire, et elle croyait voir au milieu des convulsions de l’agonie la jeune mère se relever, le ventre ouvert, retenant ses entrailles avec sa main, et redemandant son enfant ! Elle mourut le troisième jour.

Hâtons-nous de le dire, ces faits sont rares, et il ne faudrait pas juger, d’après celui que nous venons de citer, le caractère du Trégorrois. Une poétique douceur de : cloître y domine, et c’est à peine si quelque chose de la fruste empreinte des vieux Celtes y est resté. Non que le ressort manque à ces hommes ; peut-être y a-t-il au contraire en eux une élasticité particulière qui les rend plus impressionnables que tenaces. Leurs âmes, faciles et désarticulées, se plient à toutes les situations sans trop de souffrance ; c’est un ressort de montre susceptible de s’étendre, mais auquel suffisent trois lignes d’espace. Véritable Allemand de la Basse-Bretagne, le Trégorrois est aisément content ; tant qu’il a place nette entre son cœur et son cerveau, et qu’il peut renvoyer librement la pensée de l’un à l’autre, il trouve l’existence bonne. Cette sociabilité tient beaucoup à ce que les aspérités primitives de son caractère armoricain ont été longtemps laminées entre un clergé poli et une noblesse parlementaire. Quoi qu’il en soit, elle a porté son fruit, et a préparé le pays à suivre le mouvement général de la France. Aussi y sent-on partout une sorte de prédisposition à la fusion du vieux siècle avec le nouveau. C’est une contrée que l’épidémie de la civilisation va prendre au premier jour ; les symptômes s’en annoncent par avance. Sans que l’on puisse dire précisément que les croyances y sont ébranlées, quelques esprits s’y laissent déjà aller à une liberté de camaraderie envers les choses saintes. Ils n’en sont point arrivés à l’examen ni à la raillerie ; mais ils osent déjà faire les plaisans avec la religion. Le bon Dieu est bien toujours leur bon ami, mais ce n’est plus un seigneur redouté ; ils prennent avec lui les familiarités que se permettrait un vieux serviteur avec son maitre. Je crois que beaucoup de ces tièdes catholiques mangeraient le vendredi une omelette au lard, sans avoir trop de peur d’être foudroyés. C’est surtout chez les maîtres d’école, les douaniers et les gardes-champêtres que se remarque cette légère tendance philosophique. Quoique bien peu de chose dans notre ordre constitutionnel, quoique bien profondément perdus dans les derniers tours de la bobine sociale, la loi athée a déteint sur ces fonctionnaires villageois à travers tous les rangs supérieurs. S’ils se confessent toujours et font leurs pâques, c’est autant par procédés pour monsieur le curé que par vives croyances, Ils n’en sont pas encore arrivés à comprendre l’Almanach de France, ou à s’abonner au Journal des Connaissances utiles ; mais dans cent ans il se pourrait bien qu’ils lussent l’un et l’autre.

En attendant, les Voltaire du canton se permettent quelques innocentes plaisanteries sur les saints les moins famés du calendrier, et même parfois quelques contes à demi rabelaisiens qui frisent étrangement l’irrévérence. Je n’oublierai jamais avoir entendu dans un cabaret de village, près de Pontrieux, une histoire de ce genre, qui m’étonna par sa plaisante hardiesse. Je sortais alors du Léonais, où j’avais écouté la ballade du Drap Mortuaire, et plusieurs autres traditions également empreintes d’une sombre dévotion ; je fus singulièrement surpris du contraste que présentait avec ces dernières le récit que j’entendais. Comme il peut donner une juste idée du degré d’émancipation religieuse auquel est arrivé le pays de Tréguier, je le reproduirai ici tel que je l’écrivis sous la dictée du narrateur, qui n’était autre que le maître d’école de l’endroit.

HISTOIRE DE MOUSTACHE.

« Il y avait autrefois au bourg de Corlay un garçon qui s’appelait Moustache, et qui était resté tout jeune orphelin. Il avait été recueilli chez son oncle, et il avait grandi là, séparé des enfans de la maison, car on ne l’aimait guère. Il faisait pauvre chère, et quand les autres mangeaient du far de blé noir, le plus souvent, lui, il les regardait par la fenêtre, sans avoir sa part. Malgré cela, c’était un garçon dissoucieux, chantant toujours devant la vie comme une alouette devant son nid, aimant déjà les jeunes filles et le vin de feu. Cependant il lui tomba un jour dans l’esprit d’aller chercher fortune loin du pays. Il ne dit rien à personne ; mais quand le jour fut venu, il prit un bissac plein de pain, un bâton, un chapelet, et il partit.

Tant qu’il vit le bourg, ses larmes coulaient comme de la pluie ; mais quand il ne vit plus rien que la route devant lui, il se mit à chanter.

Il marcha ainsi la moitié du jour, et quand il se sentit fatigué, il s’assit au pied d’une croix, et il se mit à manger. Mais voilà que tout-à-coup trois pauvres voyageurs parurent devant lui, et le premier lui dit :

— Bonjour, mon maître : nous sommes de pauvres gens de Dieu ; nous avons bien faim, donnez-nous quelque chose au nom de Jésus-Christ.

— Un chrétien ne peut rien refuser à ce nom-là, dit Moustache ; prenez, voilà tout ce que j’ai.

Mais dès qu’il eut parlé ainsi, les trois mendians devinrent étincelans de lumière ; leurs guenilles se changèrent en beaux vêtemens brodés d’or, et l’un d’eux dit à Moustache :

— Merci, brave garçon. Je suis Jésus-Christ, et ceux-ci sont saint Pierre et saint Paul, mes bons serviteurs. Fais trois désirs, et ils seront accomplis sur-le-champ.

— Demande une place dans le paradis, dit saint Pierre tout bas.

Mais Moustache ne l’écoutait pas.

— Fils de Dieu, dit-il à Jésus-Christ en ôtant son bonnet, puisque c’est un effet de votre bonté de me donner trois choses, je demande une belle femme qui soit à moi, un jeu de cartes qui gagne toujours, et un sac où je puisse renfermer le diable.

— Tu auras tes trois souhaits, dit Jésus-Christ ; maintenant, va en paix.

Aussitôt les voyageurs disparurent. Moustache reprit son bissac, son pen-bas, et continua sa route. Bientôt il aperçut un beau manoir avec un colombier et un grand bois autour. Il alla frapper à la porte pour demander si l’on n’avait pas besoin de ses services : une vieille femme vint lui ouvrir, et cria en le voyant :

— Jésus ! mon joli garçon, que venez-vous faire ici ? Voulez-vous aussi, par hasard, épouser la jeune princesse ? Hélas ! croyez-moi, il faut se garder de cueillir les aubépines dans les haies, car il y a toujours dessous des ronces qui déchirent.

Mais Moustache ne comprenait pas ce que la vieille voulait dire. Alors elle lui apprit que le manoir était hanté, et que le prince qui l’habitait avait promis en mariage, à celui qui chasserait les démons, sa fille, qui était belle comme les étoiles, et qui s’appelait Haie d’épines (Gars spern). Dès que Moustache eut entendu cette histoire, il dit qu’il voulait tenter l’aventure. Alors la vieille le conduisit dans une grande chambre du château toute tapissée de rouge. Dans cette chambre il y avait un grand lit, et sous ce lit étaient rangées les chaussures de tous ceux qui avaient péri pour délivrer le manoir. Il y avait là de riches bottines de gentilshommes, des souliers ferrés de bourgeois, et des sabots de manans.

— Demain, vos galoches seront là, jeune homme, dit la vieille.

Moustache se prit à rire. Il ne s’effraya de rien et attendit la nuit.

Quand la nuit fut venue, il se coucha dans le grand lit. Mais vers minuit un grand bruit se fit entendre, et il tomba par la cheminée une longue file de diables qui se tenaient par la main. Ils se mirent aussitôt à courir par la chambre. L’un d’eux porta une table au milieu, un autre plaça dessus des chandelles qu’il alluma rien qu’en les touchant du bout de sa queue ; puis ils vinrent tous autour du lit de Moustache, et ils crièrent tous ensemble :

— Allons, lève-toi, chrétien, et viens jouer ton âme contre chacun de nous.

Moustache se leva sans rien dire. Il chercha dans son bissac, et il y trouva les cartes que Jésus-Christ lui avait promises. Il commença à jouer avec les démons. Il gagna la première partie ; alors il prit par les cornes le diable qui avait perdu, et il le fourra dans son sac. Un autre diable vint, et il eut le même sort ; puis un troisième, puis tous, les uns après les autres. Quand Moustache les eut bien ficelés dans son sac, il se recoucha et attendit le jour. Dès que le coq chanta et que les jeunes filles virent assez clair pour trouver l’œillet de leur justin, la vieille vint frapper à la porte de la chambre rouge pour savoir si l’étranger vivait encore.

— Je vis, dit Moustache ; allez chercher tous les forgerons du pays et faites-les venir, car j’ai de l’ouvrage pour eux.

Cela fut fait comme il l’avait demandé.

Quand tous les tappe-fers furent arrivés, Moustache posa son sac sur une enclume et leur dit :

— Maintenant, mes garçons, frappez là-dessus comme des aveugles, et ne vous étonnez pas du bruit qui en sortira.

Les forgerons se mirent donc à frapper ; mais les diables moulus criaient comme des charrettes mal graissées et demandaient grâce. Moustache arrêta enfin les marteaux. Il entra en conversation avec les prisonniers, et, après avoir fait avec eux un pacte pour qu’ils ne revinssent plus sur la terre tourmenter les chrétiens, il ouvrit le sac et les laissa aller. Le manoir ayant été ainsi délivré, Moustache épousa la jeune princesse.

Mais le bonheur dans ce monde est comme l’herbe en fleurs des prairies ; c’est quand il est le plus vert et le plus odorant que la Providence le fauche. Au bout d’un an passé dans la jouissance de tout, Moustache mourut.

Cependant une fois mort, il ne se déconcerta pas. Il se trouvait en face de deux chemins. L’un avait l’air difficile et plein d’épines ; l’autre était une route royale, et il y passait autant de monde que s’il y eût eu quelque foire aux environs. Moustache, qui aimait ses aises et la société, prit la grande route. Il arriva tout droit à la porte de l’enfer, Il frappa : Pan, pan !

— Qui est là ? demanda Belzébut.

— C’est moi, dit le trépassé, moi, Moustache ! ouvrez.

— Au large ! cria le diable, nous ne voulons pas de Moustache. Vous êtes trop malin pour nous, mon garçon.

Moustache, qui avait tiré son bonnet brun, en homme poli, le remit tranquillement, tourna le dos, et revint sur ses pas pour prendre le chemin plein d’épines. Il arriva à la porte du paradis. Il frappa encore :

— Pan, pan !

Saint Pierre mit la tête au guichet.

— C’est toi, Moustache ? dit-il ; que viens-tu chercher ici ?

— Je viens chercher ma place, dit Moustache.

— Il n’y a pas de place pour toi en paradis, répondit saint Pierre. Tu as refusé d’en demander une quand Jésus-Christ te proposa de faire trois vœux ; va chercher ailleurs.

Et saint Pierre ferma son guichet.

Voilà le pauvre Moustache bien sot cette fois, car on ne voulait de lui ni parmi les diables ni parmi les anges. Il se grattait la tête comme un séminariste à qui on a fait une question difficile. Mais heureusement que c’était un garçon qui aurait vendu la Vierge sans se damner. Il pensa qu’il fallait être plus fin que le portier du ciel. Il prit donc son bonnet brun à deux mains, et il le jeta par-dessus la porte dans le paradis ; puis il frappa encore. Saint Pierre lui demanda ce qu’il voulait.

— Ouvre-moi, dit Moustache, pour aller chercher mon bonnet que j’ai jeté là-bas dans un mouvement de colère.

— Un homme sage ne se sépare jamais de son bonnet, répondit saint Pierre ; tu n’entreras pas.

— Alors, dit Moustache, il restera dans le paradis pour me garder une place jusqu’au jour de la résurrection ; et après le jugement tu seras obligé de me recevoir parmi les bienheureux.

Saint Pierre fut frappé de ce qu’il disait, et il ouvrit la porte.

— Viens donc le chercher, et repars tout de suite, dit-il.

Mais une fois entré, Moustache se mit à courir dans le paradis comme un cheval qu’on met au vert.

— Saint Pierre, s’écria-t-il, un homme sage ne se sépare jamais de son bonnet ; c’est toi qui l’as dit, je ne quitterai plus le mien.

Et il s’assit comme un tailleur sur son bonnet brun.

Quand ils le virent, les saints se mirent à rire, et la sainte Vierge dit qu’on le laissât où il était.

Et depuis ce temps, Moustache est dans le paradis, attendant le jugement dernier, assis sur son bonnet. »

On voit qu’il y a dans le dénouement de l’histoire de Moustache quelque chose de singulièrement hardi. Cette manière d’escamoter le paradis et de faire passer une âme à la porte du ciel, comme un mouton de fraude aux barrières de l’octroi, est plus plaisante qu’orthodoxe, et le saint Pierre de l’histoire bretonne ne le cède guère en bonhomie à celui de notre Béranger. Sans doute tous les récits de nos paysans ne sont pas aussi peu révérencieux pour les choses saintes ; mais à part cette nuance philosophique un peu vive, l’histoire de Moustache résume admirablement le conte gai de la littérature armoricaine. Aucun autre modèle n’en donnerait une idée plus exacte. La fable peut varier, les personnages changer de noms ; mais toujours vous trouverez le joyeux garçon, fringant et avisé, qui va par les chemins, cherchant aventure, et qui finit par épouser une princesse, après avoir joué quelque mauvais tour au diable. Car le diable est la victime obligée, c’est l’Orgon du fabliau bas-breton ; dans le genre plaisant comme dans le genre terrible, sa figure est celle qui domine tout : elle est le pivot du drame. Le diable est de toute éternité, chez nous, le personnage effrayant ou le personnage risible, comme le mari en France ! C’est même une assez curieuse étude que celle de cette vieille haine qui prend tour à tour la forme de la malédiction ou celle de la raillerie, mais qui toujours exprime une même horreur pour le symbole du mal. Lorsque les sociétés civilisées sont arrivées à ne se moquer que de l’inusité des formes, de l’extérieur, de tout ce qui se désigne sous le nom de ridicules, il est curieux de voir un peuple encore assez naïf pour trouver le mal risible, par cela seul qu’il est le mal, et pour sentir que le ridicule véritable n’est autre chose que le méchant, de même que le beau n’est autre chose que le bon. Pour pourvoir ainsi rire du diable, il faut être capable de sentir Dieu.


§ III.

Superstitions. — Fêtes. — Pèlerinages. — Poésie du langage.

Le cachet d’une nature transitoire et demi-francisée est si profondément empreint au pays de Tréguier, que le langage même de ses habitans en porte la trace. C’est un breton d’abord pur, puis qui va toujours s’altérant jusqu’à Saint-Brieuc, où il se fond en un patois qui rappelle singulièrement le français de Montaigne. Le costume aussi y est moins varié, moins original, que dans le Léonais et la Cornouaille. On a pu voir, dans ce que nous avons dit, que la foi elle-même y était affaiblie ; les superstitions seules, ces premières et dernières fleurs que pousse une religion, ont survécu jusqu’à présent à tous les changemens. Elles sont en grande partie les mêmes que dans le reste de la Bretagne, et nous les avons indiquées ailleurs. Cependant il en est quelques unes particulières aux Trégorrois : tel est l’usage religieux suivi par eux lorsqu’ils recherchent le corps d’un noyé. Dans ce cas, toute la famille s’assemble en deuil ; un pain noir est apporté ; on y fixe un cierge allumé, et on l’abandonne aux vagues. Le doigt de Dieu conduira le pain au lieu même où gît le cadavre du mort ; et sa famille, ainsi avertie, pourra l’ensevelir dans une terre sainte. Une autre superstition se rattache à la fontaine de Saint-Michel. Quiconque a eu à souffrir d’un vol n’a qu’à s’y rendre à jeun le lundi, et à jeter dans l’eau des morceaux de pain d’égale grandeur, en nommant successivement les personnes qu’il soupçonne. Lorsqu’un des morceaux va au fond, le nom qui a été prononcé en le jetant est celui du voleur que l’on recherche. Cette dernière croyance est évidemment un vestige du culte pour les élémens qui formaient la base du druidisme. Du reste, les traces de celui-ci sont encore profondément empreintes partout dans notre vieux duché ; il est aisé de voir que le catholicisme, afin de s’établir plus facilement parmi les Celtes, s’est enté sur l’ancienne foi, comme si l’on eût craint, en l’isolant en bouture, qu’il ne prit point racine assez sûrement,

Les premiers apôtres de l’Armorique, pour rendre la conversion plus générale, conservèrent sans doute une partie des rites populaires, en leur donnant seulement un nouveau patronage et une autre intention. La foule, qui ne s’attache qu’au dehors et se laisse prendre par les sens, changea plus aisément de croyances qu’elle n’eût fait d’habitudes, et on lui baptisa ses idoles pour qu’elle pût continuer à les adorer. Ce fut ainsi que, ne pouvant pas déraciner les menhirs, on les fit chrétiens en les surmontant d’une croix ; ainsi que l’on substitua les feux de Saint-Jean à ceux qui s’allumaient en l’honneur du soleil. Mais le peuple alla plus loin : ses passions lui étaient restées ; et bien que la nouvelle foi, toute de pureté et d’amour, ne leur offrit aucun patronage, il voulut conserver un culte pour elles. La divinisation de ses mauvais penchans est une hypocrisie naturelle à l’homme ; il a besoin d’avoir un complice dans le ciel. Le Celte, avant sa conversion, avait un autel élevé à la haine ; il ne put se résoudre à n’en avoir qu’un seul consacré à la charité. Son vice lui était resté, et il lui fallait le Dieu de son vice. Il songea donc à conserver son culte en changeant seulement de patron. Son esprit grossier ne voyait sans doute dans le Christ et sa famille que des divinités plus puissantes que ses anciennes idoles ; il pensa qu’il pouvait transporter ses hommages des premiers autels au nouveau, sans rien changer, et qu’il n’y avait après tout qu’un culte à déménager. Ce fut ainsi que ce qui appartenait à un dieu barbare fut attribué par lui à la mère de Jésus, et que l’on vit s’élever des chapelles sous l’étrange invocation de Notre-Dame-de-la-Haine ! Et ne pensez pas que le temps ait éclairé les esprits et redressé de semblables erreurs ! Une chapelle dédiée à Notre-Dame-de-la-Haine existe toujours près de Tréguier, et le peuple n’a pas cessé de croire à la puissance des prières qui y sont faites. Parfois encore, vers le soir, on voit des ombres honteuses se glisser furtivement vers ce triste édifice placé au haut d’un coteau sans verdure. Ce sont de jeunes pupilles lassés de la surveillance de leurs tuteurs ; des vieillards jaloux de la prospérité d’un voisin ; des femmes trop rudement froissées par le despotisme d’un mari, qui viennent là, prier pour la mort de l’objet de leur haine. Trois ave, dévotement répétés, amènent irrévocablement cette mort dans l’année. — Superstition bizarre et vraiment celtique ; vestige éloquent de cette énergie farouche des vieux adorateurs de Teutatès, qui semblent n’avoir voulu renoncer à l’épée qui venge et tue, qu’à la condition de pouvoir poignarder encore par la prière !

Toutes les fêtes sont célébrées avec une grande piété au pays de Tréguier, mais surtout celle de Noël. Aux approches de cette solennité, des troupes séparées de jeunes filles et de jeunes gens parcourent les campagnes en chantant des noëls au pied des croix de carrefour. C’est au déclin du jour, lorsque l’ombre descend sur les vallées qu’on entend retentir tout-à-coup ces hymnes religieux chantés par des chœurs invisibles. Les voix des jeunes garçons s’élèvent les premières :

« Qu’y a-t-il de nouveau sur la terre, disent-elles, pour que tant de monde soit par les routes ? Pourquoi le peuple va-t-il par bandes vers les églises, pendant la nuit ? Pourquoi, pendant le jour, cette foule qui prie Dieu[22] ? »

Les voix de jeunes filles, plus douces, plus fraiches, plus élevées, répondent aussitôt :

« C’est aujourd’hui qu’est né le Messie ; c’est aujourd’hui qu’il faut adorer le Sauveur. »

Les jeunes gens reprennent :

« Pourquoi entend-on nuit et jour les offices dans les églises ? Pourquoi les prêtres disent-ils la messe à minuit ? Pourquoi en disent-ils trois ? »

Les jeunes filles répondent encore :

« C’est qu’il faut se réjouir, c’est qu’aujourd’hui s’accomplit le mystère de la Nativité. »

Et les deux troupes répètent ensemble :

« Cette nuit renouvelle la trame de la vie, cette nuit refait le fils d’Adam, cette nuit charge nos cœurs de joie et efface les péchés d’Ève ; cette nuit nous donne un sauveur plein de douceur et de charité ; chantons, puisque c’est sa fête, chantons de cœur : Noël ! Noël !

Et tandis que ces chants s’éloignent, la nuit tombe et les étoiles se lèvent au ciel. Dans les silences plus longs qui coupent chaque réponse, on entend le bruit monotone des moulins de la coulée, les soupirs du vent dans les oseraies, et, par instant, les chants qui se perdent dans la brume, arrivent encore jusqu’à l’oreille, comme les voix des anges, annonçant que le Sauveur est né : elles murmurent au loin : « Voici le maître céleste qui vient nous donner des leçons. C’est un docteur qui arrive du pays des anges ; venez, qu’il vous enseigne comment nuit et jour il faut chercher le chemin du Paradis ! »

Le pays de Tréguier a un grand nombre de pèlerinages célèbres, parmi lesquels on peut surtout citer celui de Saint-Mathurin, à Moncontour, et celui de Notre-Dame-de-Bon-Secours à Guingamp. La puissance de saint Mathurin est sans égale aux yeux des Trégorrois. Interrogez-les, ils vous diront sérieusement que si ce saint l’avait voulu, il eût été le bon Dieu. Le jour de sa fête, un concours immense de paysans se dirige vers Moncontour. Ils y conduisent leurs bœufs pour leur faire embrasser la relique du saint, enchâssée dans un buste d’argent. Chaque fidèle, avant de se retirer, allume un cierge qu’il dépose dans le sanctuaire ; et c’est un bizarre coup d’œil que celui de cette foule d’hommes, de femmes, d’enfans, d’animaux, se pressant autour de l’autel, au milieu d’une forêt de bougies étincelantes, tandis que la voix rauque d’un marguillier répète d’intervalles en intervalles : Allumez les cierges, allumez des cierges ! Cela ressemble moins à une cérémonie religieuse qu’à une adjudication du Paradis, faite par commissaire-priseur, à éteinte de bougie.

Quant au pardon de Notre-Dame-de-Bon-Secours, à Guingamp, il offre un aspect tout différent ; la principale procession a lieu la nuit. On voit alors les longues files de pèlerins s’avancer au milieu de ténèbres, comme un lugubre cortége de fantômes. Chacun des pénitens tient à la main droite un chapelet, à la gauche un cierge allumé, et tous ces visages pâles, à moitié voilés de leurs longs cheveux, ou de leurs coiffes blanches qui pendent des deux côtés comme un suaire, passent lentement en psalmodiant une prière latine. Bientôt une voix s’élève au-dessus des autres : c’est le conducteur des pèlerins qui chante le cantique de madame Marie de-Bon-Secours[23].

« J’ai été pèlerin, dit-il, dans tous les coins du pays. Je suis allé à Tréguier et à Léon, à Vannes et à Carhaix ; il n’y a aucun lieu dans la basse contrée, aucun lieu consacré à la Vierge, qui soit autant fréquenté par les pèlerins que celui de madame Marie de-Bon-Secours, à Guingamp, — madame Marie, qui est la plus belle étoile du firmament !

» À elle, a été accordé, par le Sauveur de notre vie, le pouvoir de donner soulagement à tout affligé.

» Courage donc, chrétiens ! courage pour aller jusqu’à elle, lui rendre visite avec une véritable humilité. Elle est la mère de pitié, et elle donnera leur pardon à ceux qui le lui demanderont du plus profond de leur cœur.

» Elle donne la lumière à ceux qui en sont privés ; elle donne à entendre aux sourds, et la course libre à ceux qui sont boiteux ; par elle guérissent les languissans et parlent les muets. À tout affligé elle accorde soulagement.

» Approchez, assistans de toutes les conditions ; voici l’instant de l’année où s’ouvre le pardon. Au premier dimanche du mois de juin, ou jamais, sont les indulgences pour les pécheurs.

» Celui qui se confessera et qui communiera pendant cette solennité, gagnera cinq cents jours d’indulgence, du bonheur pour bien plus long-temps, et le plaisir de jouir de la vie après sa pénitence !

» Habitans de Guingamp, et vous tous qui demeurez autour, rien ne vous manque ! — Heureuse est la terre où l’on jouit de Marie ! Vous avez le plus beau trésor que puisse fournir notre monde, madame Marie de Bon-Secours, mère des pécheurs.

» Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, les trois personnes de la Trinité qui règnera éternellement, qu’ils prennent pitié de mon âme ; je vais finir.

» Puissions-nous avoir la grâce de nous retrouver tous ensemble un jour dans la vallée de Josaphat ! »

À peine le cantique est-il achevé, que les rangs des pèlerins se rompent ; des cris de joie, des appels, des rires éclatans, succèdent au recueillement de la procession nocturne. La foule des pénitens se rassemble sur la place, où tous doivent coucher pêle-mêle sur la terre nue. Alors la sainte cérémonie en l’honneur de la Vierge immaculée finit le plus souvent par une orgie ; femmes et garçons se mêlent, se rencontrent, se prennent au bras, s’agacent, se poursuivent à travers les rues obscures ; et le lendemain, quand le jour se lève, bien des jeunes filles égarées rejoignent leurs mères, le front rouge et les yeux honteux, avec un péché de plus à avouer au recteur de la paroisse.

Du reste, quels que soient les inconvéniens qui peuvent accompagner ces pèlerinages, le paysan trégorrois aime et recherche leur pompe grossière. Il suit en cela son goût pour tout ce qui fait spectacle ; car, de même que le Kernewote, il est avide de chants, de danses, de représentations dramatiques et mouvementées ; mais ce goût a chez lui quelque chose de plus artiste que chez l’habitant des montagnes. Ses inclinations poétiques, sans être plus vives, sont plus développées, plus savantes, plus capables de combinaisons ; aussi, à ses solennités religieuses a-t-il ajouté des divertissemens littéraires. Il a son théâtre et son répertoire de drames nationaux. Tous les ans, à la fête de Lannion, des ouvriers de cette ville jouent une tragédie bretonne. Je me rappelle fort bien y avoir vu une pièce dont la représentation dura trois jours. Après avoir entendu deux actes, on sortait pour souper et pour dormir, et le lendemain on revenait écouter la suite. Nous parlerons ailleurs de plusieurs de ces curieux ouvrages, qui, dans leur contexture grossière, mais brodée d’or et de perles, participent à la fois de la mélancolie monotone d’Ossian, de la richesse verbeuse d’Homère, et de la crue énergie de Shakspeare.

L’imagination poétique des Bretons de l’évêché de Tréguier ne se révèle pas seulement par leurs fêtes, ils en ont marqué tout ce qui les entoure ; les noms de lieu, les habitudes du langage, les maximes qu’ils répètent, tout reflète cette teinte biblique, tout se formule avec ces expressions brillantes et comme jetées au moule de la chose même. Il y a sous chaque nom un souvenir, sous chaque maxime une figure qui se dessine. Leur langage, qui n’a point été, comme le nôtre, usé et poli dans l’engrenage social, est une monnaie où l’âme frappe son coin avant de la jeter en circulation. Demandez à la petite qui garde ses moutons noirs sur la bruyère le nom de ce bois : — Le bois des Ossemens[24], vous répondra-t-elle ; — celui de ce ruisseau ? — La rivière du Meurtre[25] ; — de cet écueil ? — La pierre du Corbeau. Interrogez-la ensuite sur le nom de son père, elle vous dira qu’il s’appelle l’Homme aux grands yeux[26], et elle ajoutera peut-être, si vous lui avez parlé le breton de sa paroisse et que vous ayez l’air d’être un pays, que sa mère était noble, qu’elle s’appelait Rose des bois[27], et qu’elle est née à la petite peuplade[28] ; qu’elle a eu huit enfans, et qu’elle en a donné cinq à Dieu ; que son plus jeune frère pique les bœufs depuis le mois de la paille blanche[29], tandis que l’aîné est allé sur la mer du bon Dieu dans un vaisseau du roi. Après avoir reçu tous ces détails, partez en jetant une aumône à la petite ; elle portera la main à la bouche, comme pour vous envoyer le baiser chrétien, et elle vous jettera le remerciement vulgaire et touchant : Bénédiction de Dieu à vous[30].

Maintenant, comparez, si vous le voulez. votre français limé, géométrique, tiré à quatre épingles, à cette naïveté remuante. Il n’y a que les langues des peuples primitifs pour être vives et figurées. C’est que les peuples primitifs sont des enfans qui parlent pour dire leur cœur, et que nous, nous sommes de grandes personnes qui savons l’algèbre et la grammaire.


§ IV.

Le cloarec trégorrois. — Sa vie. — Comment il devient poète.

Qui ne connait maintenant le Paris du moyen âge et son vieux quartier des écoles, si souvent et si dramatiquement décrit par nos chroniqueurs modernes ? Qui n’a revu, dans leurs tableaux, ces rues fétides de l’Université, jonchées de paille et parcourues par les étudians armés de rapières et d’estocs volans ; par les professeurs montés sur leurs mules ; par les Bohêmes et les Mauvais-Garçons, cachés sous leurs capes de serge brune ? Depuis ce vif retour vers les souvenirs de l’antique monarchie, qui ne s’est figuré, au moins une fois, vivre à cet âge d’élan, pauvre clerc accoudé sur son étroite fenêtre, derrière le châssis de toile écrue qui lui servait de vitrage, sérieusement occupé d’étudier Aristote ou la Pragmatique-Sanction ?

— Et qui n’a alors comparé avec dédain la mesquine agitation d’une existence d’étudiant de nos jours à cette vie aventureuse et vraiment épique des clercs d’autrefois ? Eh bien ! ce type d’écolier du moyen âge, le temps ne l’a point entièrement détruit partout. Il existe encore dans nos évêchés de Basse-Bretagne, à Vannes, à Quimper, à Tréguier, à Saint-Brieuc, partout où les colléges et les séminaires attirent encore les jeunes paysans destinés à recevoir les ordres, et qui, dans la langue du pays, sont désignés sous le nom général de cloarec[31].

Le cloarec ne commence ordinairement ses études qu’à seize ou dix-huit ans. C’est le plus souvent dans toute la force d’une robuste jeunesse qu’il vient s’asseoir sur les bancs de l’école, à côté d’enfans de huit ans, se soumettant à tous les dégoûts, à toutes les railleries qu’entraînent ces instructions tardives. Son costume ne reçoit aucun changement ; mais sa longue chevelure est livrée au ciseau, et sa tête est à demi rasée, comme pour indiquer le noviciat à la tonsure cléricale. Elle conserve seulement quelques boucles de cheveux qui flottent par derrière sur les épaules, dernier symbole des rêves mondains qui, chez lui, peuvent surnager au milieu des austères pensées de l’avenir. Sa famille, que le vaniteux espoir de faire un prêtre pousse à tous les sacrifices, ne peut cependant subvenir toujours à toutes ses dépenses. Les objets les plus nécessaires, le papier, les plumes, les livres, lui manquent parfois. Dans ce cas, le cloarec devient ingénieux pour suppléer aux ressources qui lui sont refusées. Il obtient les vieux cahiers de ses camarades, et écrit dans les interlignes. Il ramasse hors des classes les plumes que le portier a balayées ; il copie à la main les ouvrages classiques, et son manuscrit lui tient lieu de livre. Sa vie matérielle n’est ni moins économique ni moins laborieuse. Réuni à cinq ou six de ses camarades, il loue une mansarde qui lui sert à la fois de salle d’étude, de cuisine et de chambre à coucher. Quelquefois aussi le cloarec trouve un cabaretier ou un loueur de chevaux qui veut bien lui fournir une paillasse et une couverture dans le coin d’un grenier. Il s’engage alors à payer cette faveur par des travaux domestiques : il va prendre l’eau à la fontaine, couper l’herbe au pré, soigner les chevaux à l’écurie. Quelques étudians favorisés se placent chez un notaire dont ils font les copies, moyennant une légère gratification mensuelle. D’autres donnent des leçons de lecture et d’écriture à raison de dix sous par mois ; mais le nombre de ces élus est nécessairement fort borné. Quelle que soit d’ailleurs l’industrie qu’exerce le cloarec, elle suffit tout au plus à son entretien ; les frais d’instruction et de nourriture restent toujours à la charge de sa famille. Chaque jour de marché le père ou la mère se rendent à la ville, et apportent à l’écolier un pain noir, du beurre, du lard, quelques galettes et des pommes de terre. Ces provisions doivent durer jusqu’au marché suivant, où elles sont renouvelées.

Nous devons dire qu’il est des étudians plus heureux, et qui, appartenant à de riches parens, mènent une vie plus douce ; mais ceux-là ne sont point les clercs bretons que nous cherchons à faire connaître ; ceux-là sont des écoliers semblables aux écoliers de tout pays, poussant pleine sève dans la vie, au milieu d’une atmosphère d’aisance et de joie. Ce que nous voulons peindre ici, c’est le cloarec de la foule, sacré prêtre d’avance par l’humiliation, la misère, les rudes études, et commençant à marcher à travers le monde, comme le Christ vers le Calvaire, avec sa couronne d’épines au front et sa croix sur les deux épaules.

En hiver, je l’ai déjà dit, le dortoir que le cloarec habite avec ses compagnons, lui sert de cabinet d’étude ; mais dès que les premiers bourgeons sont venus aux haies, et que le pinson chante dans les aubépines, il abandonne sa mansarde pour les champs. Il vient s’asseoir entre deux sillons, dont l’un lui sert de table pour étudier ses leçons et écrire ses devoirs. Heureux, il a retrouvé l’air de sa campagne natale et un souvenir de ses douces fainéantises d’enfant, alors que, vêtu de haillons et les pieds nus, il gardait dans les landes les vaches de son père, en tressant de beaux chapeaux pointus avec les joncs des marais. Qui peut dire l’enchantement que doit éprouver le pauvre écolier de dix-huit ans, quand cette nature si parfumée, si pleine de réminiscences confuses et de bruits endormeurs, bourdonne autour de lui ; lorsque entre ses yeux et le triste livre de classe, passe un oiseau dont il sait le nom, un papillon qu’il a autrefois poursuivi, une abeille qui regagne peut-être les ruches de son père ! Quel moyen de poursuivre, à travers tant de ravissans allèchemens, le cours monotone d’une conjugaison latine ? Comment entendre la cloche au milieu de ces mille harmonies ? Aussi, bien souvent le cloarec succombe ; il ramasse dans sa large poche ses cahiers, ses livres, et avec eux tout souci de l’avenir ; il bondit à travers les champs, les taillis, les prairies, cherchant les nids dans les feuilles, cueillant les noisettes ou les mûres au milieu des haies vives, et chantant à plein chœur quelque guerz appris aux veillées. Parfois la voix lointaine d’une jeune fille qui garde ses moutons lui répond, et le jeune cloarec ravi, écoute cette voix bergère et prolongée se perdre avec le vent dans les coulées. Malheureusement le jour finit, il faut revenir à la ville, et le lendemain une punition lui fera expier son échappée pastorale. Il lui faudra se coucher plus tard et se lever plus tôt pour achever le surcroît de travail qui lui sera imposé. Aussi, peu confiant dans sa raison, renoncera-t-il, s’il est sage, à travailler désormais sous le ciel. Malgré les joyeux appels d’un soleil brillant il restera dans sa chambre délabrée, et s’y livrera tout entier à ses devoirs. De temps en temps seulement, lorsque sa tête et ses doigts seront lassés, il se détournera vers la cage grossière suspendue à la croisée, et causera quelques instans avec son bouvreuil ; car le cloarec a toujours un bouvreuil à sa fenêtre. Trop pauvre pour nourrir un chien, il a dû se contenter d’un oiseau qu’il va dénicher lui-même, qu’il nourrit de son pain, et que l’hiver il réchauffe dans sa poitrine, seul foyer dont il puisse disposer. Le bouvreuil le connaît, l’aime et le comprend. Comme lui, c’est un enfant des campagnes qui chante quand viennent la brise d’été et l’odeur des foins coupés.

Ainsi s’écoulent les sept années les plus chaudes et les plus fleuries de l’étudiant. Cependant un changement complet s’est insensiblement opéré en lui. Arraché aux occupations rustiques pour être jeté subitement dans le repos du corps et le travail de l’esprit, il sent tomber en même temps le cal formé sur ses mains et celui formé sur son âme. Ses membres se sont engourdis dans l’inaction ; son front basané s’est déteint à l’air des classes. Bientôt tout son corps s’amollit et s’adélicate ; le dur enfant de la campagne est devenu semblable à l’homme des villes, élevé sous verrines, et que tuerait une gelée blanche. Mais en même temps aussi, par compensation, son intelligence s’est développée ; elle a acquis des forces ; elle s’est assouplie dans l’exercice de la pensée ; son imagination enrichie a pris feu et a commencé à jeter des lueurs sur son cœur, dont il comprend mieux les mouvemens et dont il analyse les désirs. La vie matérielle a cessé d’être tout pour lui ; son corps s’est amoindri, allégé, et son âme paraît à travers. Alors toutes les maladies de l’homme civilisé l’attaquent à la fois. Alors arrivent les douleurs vagues, le vide, ces tristesses sans nom et sans remède qui viennent on ne sait d’où, et font souhaiter la mort, on ne sait pourquoi. Les émotions, les désirs, les rêves trop pressés dans son cœur, y forment abcès tout-à-coup et font courir la fièvre dans toutes ses fibres. Et quelle possibilité qu’au plus fort de ces dispositions mélancoliques, alors que le sang fermente dans les veines du cloarec, quelle possibilité qu’il échappe au premier amour ? Le moyen, dites-moi, que l’étudiant, en revenant seul chaque soir de sa promenade, passe devant une jeune mère qui fait sauter son enfant sur ses genoux, sans penser qu’il serait doux d’entendre la voix de cet enfant l’appeler son père ? Dans ces premières années de jeunesse, nous comprenons encore si bien toutes les joies de la famille ! Tout meurtris que nous sommes contre l’indifférence ou la dureté de maîtres hargneux, nous sentons si bien comme il serait doux de se reposer dans une vie aimée, une de nos mains dans celles d’une femme et l’autre sur un berceau d’enfant !

Eh bien ! qu’au moment de ce brûlant désir un obstacle invincible vienne s’élever devant notre avenir ; qu’à l’âge où toutes les femmes sont belles à nos yeux, nous venions à penser que nulle femme ne s’appuiera jamais sur notre poitrine ! Qui ne comprend tout ce que la certitude de cet isolement éternel remuera en nous d’amertume ?… Oh ! alors, pour peu qu’il y ait quelque fougue dans notre imagination, quelque fluidité dans nos pensées, la plainte s’élancera de notre cœur pleine d’éloquence et de vérité, et nous deviendrons poètes, comme les mères deviennent chanteuses, pour bercer des douleurs dans leurs chants !

Or, ce que nous venons de dire, c’est l’histoire du cloarec. Il ne faut point chercher ailleurs ses dispositions élégiaques et son aptitude pour la poésie. Ce qui précède explique aussi comment le pays de Tréguier, qui recevait dans ses colléges la jeunesse la plus impressionnable et la moins grossière des campagnes de l’Armorique, a pu devenir la source de presque toute la littérature moderne de la Bretagne, et former l’école trégorroise, si distincte de toutes les autres, et si remarquable à tous égards.

Cette école reflète la vie du cloarec tout entière : c’est la confession de ses faiblesses humaines, de ses chagrins de cœur, des oublis de femme qui l’ont torturé ; c’est un éternel mémoire auquel chaque abbé ajoute sa page avant de rompre avec le monde.

Ailleurs, en parlant du prêtre breton, nous avons dit ce que devenaient toutes ces éruptions poétiques des jeunes cloarecs ; nous avons peint ces recteurs allant de nuit et pendant la tempête porter les sacremens aux mourans, à travers les fondrières et les marais débordés. Pour qui aura bien compris ce que nous venons de dire des premières années du clerc breton, ce rude dévouement paraîtra sans doute plus explicable. Et que feraient-ils, en effet, ces jeunes gens à cœurs froissés, une fois cousus dans la soutane noire, s’ils ne se livraient avec ferveur et enthousiasme à leur nouvelle mission ? Il faut bien que leur énergie, repoussée des affections terrestres, déborde quelque part ; il leur faut bien un culte et un amour ! Et maintenant que les cultes et les amours du monde leur sont interdits, ils presseront la religion dans leurs bras comme ils eussent pressé une femme, avec délire ! Tout le secret de l’exaltation fanatique de nos prêtres est peut-être là.

fin du premier volume.
  1. Bragou bras, grandes culottes. C’est le nom breton des braies gauloises que portent encore les paysans de l’Armorique.
  2. M. Hippolyte Bonnetier dit que la fête du gui se célébrait encore au commencement de la révolution, et qu’on y jetait le cri de Gui-na-né, qu’il traduit par voilà le Gui. J’ignore dans quelle langue Guy-na-né signifie voilà Le Gui, mais à coup sûr ce n’est ni en celtique ni en grec. Du reste, cette prétendue fête du Guy et le cri que l’on jette à son occasion existent encore. Voici ce que j’ai dit à ce sujet dans mes commentaires sur Cambry :

    « Le cri jeté à l’occasion de cette fête, qui se célèbre vers les derniers jours de décembre, est Eguina-né, nom dans lequel on a voulu voir au Gui l’an neuf. On a dit à ce sujet que les Bretons avaient conservé cet usage depuis les druides, et que le cri de au Gui l’an neuf est celui qu’ils poussaient lors de la moisson du gui, au renouvellement de l’année. Mais il y a dans cette explication une incroyable absurdité ; car, que l’on nie ou que l’on accorde l’identité du bas-breton et du celtique, au moins faudra-t-il admettre que les Celtes ne parlaient pas français. Comment alors auraient-ils pu transmettre aux habitans qui leur succédèrent dans l’Armorique un cri français ?

    « Il est plus probable, comme le dit dom Le Pelletier, que Egui-na-né, au lieu d’être du français mal orthographié, est du breton mal prononcé, et que ce mot est une corruption de Enghin an eit, le blé germe. Cela est d’autant plus probable que l’on appelle la fête du dernier samedi de l’année l’Eghinat, et que le même nom est donné aux étrennes que l’on demande à cette occasion.

    » En criant le blé germe, les Celtes voulaient sans doute rappeler un fait important qui se liait à la fête du soleil, laquelle se célébrait alors ; ils jetèrent ce cri, comme plus tard les chrétiens celui de Noël. Dom Le Pelletier pense, lui, qu’en prononçant ce mot, les Bretons peuvent faire allusion à ces paroles prophétiques, chantées dans les jours de l’Avent, et qui sont accomplies à la Nativité de Jésus-Christ : Aperiatur terra et germinet Salvatorem. Mais cette opinion me paraît peu fondée.

    » Ce qui paraît évident, c’est qu’à la fête druidique de l’Eghinat a succédé celle de Noël, dans laquelle les Bretons ont laissé quelques traces de leur ancien culte, en conservant l’ancien cri Egui-na-né. »

  3. Voyez les Vieilles Femmes de l’ile de Sein, 2 vol. in-12. Toutes ces erreurs sont empruntées à Cambry.
  4. Voyez Dictionnaire géographique de Malte-Brun.
  5. On appelle goulet la passe étroite qui sert d’entrée à la rade de Brest.
  6. Il existe pourtant des ouvrages vrais et consciencieux sur la Bretagne. Outre les livres spéciaux, publiés dans le pays même par des Bretons, il faut citer les belles et larges études de MM. Briseux, Dufilhol, de Carné, Menard.
  7. On avait démoli la sacristie et une partie du chœur de l’abbaye de Saint-Matthieu ; au moment de mettre sous presse, nous apprenons que, sur la demande de M. Paul Léveillé, ingénieur de la marine, qui a dirigé la construction du phare, ce qui reste allait être réparé. M. Delaroche, directeur des travaux maritimes à Brest, vient de donner des ordres à cet égard à MM. Barillé et Delorme, entrepreneurs de la marine, Les voûtes vont, dit-on, être raffermies, les crevasses comblées !… Grâces soient rendues à MM. Léveillé et Delaroche : par leurs soins, un chef-d’œuvre sera conservé à l’admiration des étrangers, à l’étude des peintres et aux observations de l’antiquaire.
  8. Le biniou est une sorte de vese ou musette.
  9. Bâton à tête.
  10. Jeunes filles à marier.
  11. Corset en étoffe.
  12. Nom donné par les Bretons au curé d’une paroisse ; ils appellent curé le prêtre auquel nous donnons, en français, le nom de vicaire.
  13. On appelle la Torche le rocher avancé de Fenmarc’h, contre lequel la mer vient se briser.
  14. Guin ardent, le vin de feu, c’est le nom donné par les Bretons à l’eau-de-vie.
  15. C’est dans un chapeau que se tirent les billets pour le recrutement.
  16. Voyez les Rimou, recueil imprimé à Morlaix. Je m’en suis servi pour cette traduction, ainsi que d’un recueil imprimé à Quimper, et de trois manuscrits qui sont en ma possession. J’ai reproduit fidèlement les pensées bretonnes, mais en choisissant dans les cinq versions. Au reste il y a presque autant de discours différens qu’il y a de rimeurs.

    La plupart des usages relatifs au mariage que nous faisons connaitre ici sont communs au Léonais, à la Cornouaille et même à certains cantons du pays de Tréguier et de Vannes. Il arrivera ainsi souvent que ce que nous dirons de l’un des Quatre Évêchés pourra se rapporter aux autres. Nous avons soin seulement de rattacher chaque usage à la localité où il s’est le plus généralement conservé, et où il semble le plus en harmonie avec le caractère de la population.

  17. Les femmes bretonnes donnent à manger, aux enfans à la mamelle, avec leur doigt, qu’elles frottent pour cela de bouillie.
  18. Allusion à l’arbre auquel sont attachés les prix.
  19. Les Bas-Bretons pensent que les eaux de certaines fontaines ont la propriété de donner plus de vigueur aux membres. Ils font couler ces eaux dans leurs manches et le long de leur poitrine pour acquérir plus de force et se rendre invincibles à la lutte.
  20. Sous le titre de pays de Tréguier nous comprenons non seulement l’ancien évêché de ce nom, mais encore celui de Saint-Brieuc et une petite partie de celui de Dol. Le pays de Tréguier dont nous nous occupons dans cet article, répond au département actuel des Côtes-du-Nord.
  21. La Vie des Saints de Bretagne, par dom Lobineau.
  22. Voyez le recueil intitulé : Noüelio neve ha cantico, imprimé à Saint-Brieuc, chez Prud’hommes. Le noël que nous citons ici est le premier : Petra so henvoas a nero, etc.
  23. Cantie en enor d’an itron varia a vouir-sicour Deus guaer a voengamp. — E. Moutroulez eus a imprimeri Ledan. Nous ne donnons ici la traduction que d’une partie du cantique, qui n’a pas moins de dix-huit couplets.
  24. Coatscorn.
  25. Gouët.
  26. Lagadec.
  27. Roscoët.
  28. Pioubian.
  29. On remet l’aiguillon aux mains de l’enfant quand il a atteint sa douzième année.
  30. Benas doue derc’h.
  31. Le cloarec trégorrois ne reproduit le type que de la partie studieuse des anciens écoliers de Paris ; c’est au pays de Vannes que l’on trouve le véritable bazochien, turbulent, buveur, et toujours la main au bâton.