Les Derniers Incidents de la politique allemande

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Les Derniers Incidents de la politique allemande
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 31 (p. 688-699).
LES
DERNIERS INCIDENS
DE LA
POLITIQUE ALLEMANDE

Un publiciste allemand écrivait il y a peu de jours : « Nous ne savons plus où nous allons, nous ne savons plus même si nous allons quelque part. » Ce mot est l’expression fidèle d’un sentiment fort répandu, paraît-il, parmi nos voisins d’outre-Rhin. Ils ne savent plus bien où ils vont, ils ne savent plus où on les mène. La crise économique qui sévit dans toute l’Europe a porté à l’Allemagne de cruelles atteintes ; elle souffre dans son industrie, dans son commerce, plus encore que d’autres pays. À ce mal qu’elle ne saurait sans injustice imputer tout entier aux fautes de son gouvernement, il s’en joint un autre dont elle le rend responsable. Elle ne voit plus clair dans son avenir politique, elle est en proie aux incertitudes, aux appréhensions ; elle se demande si les hommes qui président à ses destinées ont des plans bien arrêtés, s’ils ne sont pas eux-mêmes embarrassés, flottans, incertains. Le cheval avait une foi absolue dans l’habileté et la clairvoyance de son cavalier ; il se prend à douter de la main qui le conduit.

L’Allemagne a le précieux avantage de posséder un homme dirigeant, qui pendant bien des années lui a épargné la peine de s’occuper elle-même de ses affaires ; il se chargeait de penser, de prévoir, de vouloir pour elle. Avare de ses confidences, il ne l’initiait que de loin en loin à ses projets, il aimait mieux lui ménager des surprises, et il se trouvait que ces surprises étaient presque toujours agréables ; aussi avait-elle ouvert à son génie un crédit de confiance presque illimité, elle prenait en pitié les peuples réduits au travail quotidien et laborieux de la discussion et condamnés aux crises ministérielles. C’est souvent un grand embarras que les crises ministérielles, c’est quelquefois même un fléau ; mais il est un autre genre de crises qui, pour être plus sourdes, plus secrètes, ne laissent pas d’avoir de sérieux inconvéniens. Les peuples qui abdiquent le soin de leurs intérêts entre les mains d’un homme de génie deviennent très exigeans envers lui ; ils lui demandent d’être heureux dans toutes ses entreprises, de ne jamais se tromper et de ne jamais se démentir. Malheureusement le génie n’est point à l’abri de l’erreur et des contradictions, et les grands politiques qui ont laissé après eux, comme le comte de Cavour, une réputation d’infaillibilité, sont ceux qui par une grâce du ciel sont morts assez jeunes pour n’avoir pas eu le temps de faire des fautes. Jusqu’en 1870, M. de Bismarck avait toujours été heureux, tout lui avait réussi, et on peut lui rendre ce témoignage qu’il n’avait pas commis une seule faute. L’Allemagne avait fini par se persuader qu’il ne pouvait pas se tromper. Il lui est venu depuis des doutes à cet égard, et ces doutes l’affligent, l’inquiètent ; c’est pour elle une cause de trouble, de tourment, autant que peut l’être pour tel autre pays une de ces crises gouvernementales qui remettent tout en question.

La presse allemande a relevé plus d’une fois dans la conduite comme dans les opinions de M. de Bismarck des variations, des inconséquences, qui déconcertent ses plus fervens admirateurs, et elle ne craint pas d’en inférer que cet incomparable ministre des affaires étrangères, passé maître dans l’art de conduire victorieusement une négociation, est peut-être moins apte à diriger les affaires intérieures de son pays. A la vérité M. de Bismarck a toujours revendiqué pour lui-même le droit d’être inconséquent ; il ne s’inspire que des circonstances, il est opportuniste de parti pris et de profession. Sincèrement passionné pour la grandeur de la Prusse, très sincère aussi dans sa conviction qu’il peut seul mener à bonne fin la grande œuvre qu’il a entreprise, et que partant ses ennemis sont les ennemis de l’état, il est plus ou moins sceptique sur tout le reste. Qu’il s’agisse de questions d’église, d’organisation municipale ou d’économie politique, il n’a point de doctrines, et il éprouve quelque compassion pour ceux qui en ont. Les doctrines sont souvent gênantes pour les hommes d’état, elles les obligent à des sacrifices ; en revanche elles leur rendent le service de donner de la consistance à leur conduite, de l’autorité à leur caractère. L’autorité de M. de Bismarck a été compromise, par certains démentis un peu brusques qu’il s’est infligés à lui-même. Il passait jadis pour être un partisan résolu de la liberté commerciale et du libre-échange ; l’Allemagne n’a pas lu sans un étonnement mêlé d’un peu de scandale la lettre qu’il a adressée le 15 décembre dernier au conseil fédéral et dans laquelle il déclare qu’il n’y a point de salut hors du protectionnisme. Dans le fond il n’est ni protectionniste, ni libre-échangiste. Il désire que les industries allemandes soient prospères ; mais ce qui le touche particulièrement, c’est l’intérêt du fisc, et les vrais motifs qui lui font souhaiter la révision du tarif douanier, il n’a en garde de les indiquer dans sa lettre. Il pourrait dire comme ce patriote suisse qui se souciait beaucoup plus de son canton que de la confédération : « Ma chemise m’est plus chère que mon habit. » Sans doute il tient beaucoup à son habit ; mais avant tout il s’occupe de défendre sa chemise contre ses ennemis, et pour la mettre en sûreté, il emploie tous les moyens, il invoque tous les principes, sans craindre d’en changer. C’est là le secret de ses variations.

Si la lettre du 15 décembre avait étonné l’Allemagne, le projet de loi disciplinaire dont M. de Bismarck vient de saisir le conseil fédéral l’a frappée d’une véritable stupeur. Rien n’est plus étrange en effet que ce projet de loi destiné à réprimer les abus et les écarts de parole qui pourraient se commettre dans le parlement. On a bien tort de prétendre qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Jusqu’aujourd’hui on avait cru qu’un parlement est un endroit où il est permis de parler. Si le projet dont M. de Bismarck s’est fait le patron était agréé par le conseil fédéral, s’il était voté par le Reichstag, l’Allemagne offrirait un exemple unique au monde ; elle posséderait une assemblée représentative dans laquelle il serait prudent de ne jamais demander la parole, crainte d’accident. Quiconque y laisserait échapper un mot malencontreux, irréfléchi, téméraire, serait jugé sans appel par une sorte de commission martiale composée du président, des deux vice-présidens et de dix membres nommés au commencement de chaque session. Suivant la gravité du délit, il pourrait être condamné à subir une réprimande devant la chambre réunie en séance, ou à faire des excuses dans les formes prescrites par la commission, ou à se voir exclu de l’assemblée pour toute la durée de la législature, auquel cas il serait rayé de la liste des éligibles. Que si le délit paraissait outrageux, si l’on décidait qu’il tombe sous le coup des peines édictées par le code criminel, le Reichstag, au mépris des articles de la constitution qui proclament que les députés sont inviolables, pourrait ordonner des poursuites et déférer le délinquant aux tribunaux. À ce compte, le métier de député mériterait d’être classé parmi les professions dangereuses, car l’auteur du projet a négligé de définir nettement les délits de parole, on peut en commettre sans le vouloir et sans le savoir. Un journal satirique de Vienne remarquait à ce propos que, la loi une fois votée, les membres du Reichstag appartenant à la catégorie des gens mal vus, mal pensans et suspects feraient bien de se condamner au silence perpétuel, et que, si M. Hasselmann ou tel autre socialiste s’avisait de s’écrier : Je demande la parole ! — le président l’interromprait peut-être en lui disant : « Je ferai observer à l’orateur que le ton hautain sur lequel il a prononcé le mot je constitue un délit de parole, et que, s’il continue sur le même ton, je me verrai forcé de lui appliquer quelque peine disciplinaire. » On s’est beaucoup égayé à Vienne aux dépens du projet de loi ; à Berlin on s’en est moins amusé. Les réjouissances de Noël ont été moins brillantes que d’ordinaire, Berlin a perdu sa gaîté, il a du noir dans l’âme ; il s’écrierait volontiers comme Nicole : Par ma foi, je n’ai plus envie de rire.

Si puissant qu’on soit, on ne peut tout faire, ni tout se permettre. Il ne suffit pas de proposer une loi, ni même de la faire accepter ; encore faut-il qu’elle soit exécutable ; quiconque décrète des chimères s’expose à n’être point obéi. Le chancelier de l’empire germanique faisait un jour une singulière déclaration de principes au comte Arnim, qui s’est plu à nous la rapporter dans une des piquantes brochures qu’il a récemment publiées. — « Si une loi, lui disait-il, présentée et votée selon toutes les formes constitutionnelles, décidait que la fortune de tous les gens dont le nom commence par un A doit être adjugée à ceux dont le nom commence par un B, j’estime que les A qui s’opposeraient à l’exécution de la loi devraient être considérés comme des révolutionnaires et traités en conséquence[1]. » Le comte Arnim nous raconte qu’en essuyant cette bizarre confidence, il ne put s’empêcher de s’attendrir sur le triste sort des A dépossédés, mais qu’il se consola bien vite en pensant qu’avant que l’arrêt de dépossession fût accompli, la société se serait chargée de mettre à la raison un gouvernement qui, au nom de la logique, prendrait avec la sainte justice de si étonnantes libertés. Supposé que le Reichstag poussât l’esprit de soumission jusqu’à voter la loi disciplinaire qui a provoqué les lazzis irrespectueux des journalistes viennois, il lui serait impossible de l’appliquer. Il sentirait qu’il y va non-seulement de sa dignité, mais de son existence même. Le penchant au suicide est encore plus rare dans les assemblées que chez les particuliers ; on peut bien les étrangler, mais exiger qu’elles nouent elles-mêmes la corde destinée à leur serrer le cou, c’est trop attendre de leur mansuétude et leur demander plus que ne peut accorder l’humaine nature. Au surplus, selon toute apparence, le projet ne sera point accepté. Les libéraux prussiens n’ont voté qu’à regret et d’un cœur contrit la loi d’exception contre le socialisme ; ils paraissent être au bout de leurs concessions. Dans une séance récente du Landtag, ils ont témoigné ouvertement les profondes répugnances que leur inspirent les nouvelles propositions de M. de Bismarck, ils ont fait cause commune avec leurs anciens amis les progressistes, ils ont déclaré comme eux que la liberté de la tribune leur est infiniment chère et qu’ils s’en remettaient au Reichstag du soin de défendre envers et contre tous les droits que lui attribue la constitution. Il est douteux au reste que le conseil fédéral consente à accompagner le chancelier dans les chemins hasardeux où il se flattait de le conduire ; la complaisance a ses limites, et les faibles ont des pudeurs avec lesquelles les puissans doivent compter. On assure que le gouvernement bavarois a donné à ses délégués l’ordre de se prononcer contre le projet, et que cet exemple sera suivi. Déjà les feuilles officieuses, qui ont pris le vent et qui sentent qu’il est contraire, insinuent que M. de Bismarck est disposé aux transactions, qu’il a demandé beaucoup pour obtenir peu. Que lui reviendra-t-il de cette malencontreuse campagne ? Elle n’aura servi qu’à mécontenter ses amis, à réjouir ses adversaires, à prouver que sa haute et lumineuse raison est sujette à des éclipses, que ce grand politique fait quelquefois de la politique de fantaisie.

Ce ne sont pas seulement ses plans de réforme économique, ni ses entreprises contre la liberté de la tribune qui inquiètent en ce moment l’Allemagne ; elle s’occupe et se préoccupe beaucoup des négociations qu’il a entamées avec le Vatican et dont elle s’efforce de pénétrer le mystère. C’est avec l’appui, avec le chaleureux concours des libéraux qu’il avait ouvert et poursuivi les hostilités contre Rome. Le jour où il s’écria qu’il n’irait jamais à Canossa, sa popularité n’eut plus de bornes. La petite bourgeoisie des grandes villes abjura ses vieilles rancunes, ses vieilles méfiances à son égard ; les parlementaires lui pardonnaient ses méfaits contre le parlement, les professeurs ne lui en voulaient plus de les avoir souvent persiflés, les maîtres d’école entonnaient des hosannas à sa louange et le proclamaient le glorieux héritier de Luther. Tout à coup, au lendemain des criminelles tentatives de Hœdel et de Nobiling, le bruit se répandit qu’alarmé du progrès des idées subversives en Allemagne, il avait été touché d’un soudain repentir, qu’il se proposait de rompre à jamais son pacte d’alliance avec les libéraux, les professeurs et les maîtres d’école, qu’il avait formé le dessein de grouper en un seul faisceau toutes les fractions du parti conservateur, y compris les catholiques, et qu’à cet effet il songeait sérieusement à renouer avec le Vatican.

Quand on apprit qu’à Kissingen il avait employé les loisirs que lui laissait sa cure à converser à huis clos avec Mgr Aloysi Masella, les imaginations s’émurent, s’échauffèrent. On alla jusqu’à prétendre qu’il avait offert au nonce l’abolition des lois de mai et la tête du docteur Falk, qu’il allait se mettre en route pour Canossa. A la vérité on admettait qu’il s’y présenterait à cheval, la cravache à la main ; mais qu’on y aille à cheval, à pied ou à genoux, on en revient toujours diminué, après avoir perdu, comme dit Homère, la moitié de son âme. C’était bien mal connaître M. de Bismarck, il n’y a pas en lui l’étoffe d’un pénitent. Il est à croire qu’à Kissingen comme ailleurs, il a, selon son habitude, offert peu et beaucoup demandé. Il est probable aussi qu’il a exercé sur le nonce ce charme vainqueur qui lui est propre et auquel personne ne résiste. « La diplomatie, lisons-nous dans une des brochures du comte Arnim que nous avons citées, est l’art d’employer pour le plus grand avantage de son pays l’influence magnétique que l’homme exerce sur l’homme et de résister au magnétisme de la partie adverse. Si cet art n’existait pas, l’écritoire et la boîte aux lettres suffiraient à toutes les négociations. Personne ne le possède plus que le chancelier de l’empire germanique. Il est tellement convaincu de la vérité et de la justesse de ce qu’il dit au moment où il le dit que cette conviction, qu’il exprime de la manière la plus pressante en appelant à son secours une foule d’argumens divers qui convergent tous sur le même point, s’infiltre dans l’âme de son interlocuteur comme dans une éponge ou dans une pierre, selon la force de résistance du sujet auquel il fait subir ce traitement. » On peut croire qu’à Kissingen les deux interlocuteurs se sont quittés fort satisfaits l’un de l’autre. Le nonce avait été séduit et convaincu, et le chancelier lui savait gré de s’être laissé convaincre ; mais il s’agissait après cela de convaincre aussi le saint-père. Il y a loin de Berlin au Vatican, et le fluide agit rarement à distance.

Il est certain que le Culturkampf a causé de grands mécomptes au chancelier de l’empire allemand ; il a rencontré des résistances auxquelles il ne s’attendait pas et que ses rigueurs n’ont pu vaincre. — « Je veux bien admettre, disait un jour M. Thiers au comte Arnim, que M. de Bismarck est un homme fort remarquable ; mais je ne comprends rien à sa politique religieuse. Il lui en cuira, il lui en cuira. Écrivez-lui de ma part ou plutôt dites-lui quand vous le verrez qu’il fait fausse route. Et à ce propos, je m’en vais vous conter quelque chose. Vers la fin de la bataille de Waterloo, Napoléon désespérait. C’est alors qu’un grand coquin, M. Ouvrard le fournisseur, s’approcha de lui et lui dit : Sire, les Anglais ont perdu énormément de monde. — Oui, répondit l’empereur, mais j’ai perdu la bataille… C’est ainsi qu’un jour M. de Bismarck pourra se dire : L’église a énormément perdu, mais j’ai perdu la bataille. » M. Thiers s’avançait trop, M. de Bismarck n’a point perdu la bataille, mais il n’a pas remporté les succès rapides et décisifs sur lesquels il comptait. Il espérait triompher de vive force, il se voit condamné aux fatigantes lenteurs d’un blocus en règle, et il en est venu à se demander si la victoire le paiera de ses peines, si après tout les ultramontains sont bien ses ennemis les plus dangereux, s’il n’est pas de son intérêt de ménager avec eux un accommodement, qu’ils paraissent eux-mêmes désirer, car si on se lasse de battre, on se lasse plus vite encore d’être battu.

On aurait tort de s’imaginer que c’est par un emportement de zèle luthérien ou réformé que M. de Bismarck a rompu en visière au Vatican. Il a fait plus d’une fois profession d’un attachement sincère à l’église évangélique ; mais les intérêts de l’état et de son ambition lui sont trop précieux pour qu’il les sacrifie facilement à ses croyances religieuses, et au surplus ses croyances sont tempérées par une sorte de scepticisme enjoué et bienveillant, qui se concilie à merveille avec le respect pour tous les cultes établis. M. de Bismarck est à certains égards le plus tolérant des hommes ; dans toutes les questions purement doctrinales, qui ne relèvent que de la conscience ou du for intérieur, il lui en coûte peu de ménager la liberté de son prochain. Il n’a point de préventions haineuses ; il aimait à causer avec Ferdinand Lassalle et il a goûté la conversation de Mgr Masella ; il comprend tout, et, comme le grand Frédéric, il désire que dans ses vastes états chacun puisse faire son salut à sa façon. Pascal se plaignait que les uns eussent du zèle sans science, les autres de la science sans zèle. Le Culturkampf a fait en Prusse le bonheur et la joie des zélés ignorans, qui voient dans la papauté la grande bête de l’Apocalypse, et des savans sans zèle, qui nourrissent un égal mépris pour toutes les religions positives et qui aspirent à en débarrasser à jamais le genre humain. Voilà des sentimens auxquels M. de Bismarck est absolument étranger. Il veut du bien à la science, mais il estime que la foi du charbonnier a du bon, que dans l’occasion elle vient en aide aux gouvernemens, qu’elle rend leurs sujets plus dociles et que les soldats qui sont le plus enclins à faire bon marché de leur vie sont ceux qui croient fermement à l’immortalité de l’âme. Quand il s’est brouillé avec Rome, M. de Bismarck n’a obéi qu’à des considérations personnelles et politiques. Le parti du centre catholique a pour chefs des hommes dont la figure et le langage sont fort antipathiques au chancelier ; leurs intentions lui sont suspectes, et ils exercent à la cour auprès de certaines personnes une action secrète qui excite toutes ses méfiances et qui, le cas échéant, pourrait mettre en péril son autorité. D’autre part, il soupçonnait ce parti et ses chefs d’être peu favorables à l’unité de l’Allemagne et d’entretenir de sourdes intelligences avec les particularistes. Il a éprouvé le besoin de défendre contre eux sa situation personnelle et son œuvre qu’il croyait menacée, son habit et sa chemise. Or M. de Bismarck n’attend jamais qu’on l’attaque, il porte toujours les premiers coups. Pour se défendre avec plus d’avantage, il a pris l’offensive, et les lois de mai ont été votées.

Non-seulement M. de Bismarck n’éprouve à l’égard du catholicisme aucune aversion irréfléchie ou raisonnée, il est porté à croire que le nouveau dogme proclamé par le dernier concile n’est pas un obstacle insurmontable à la bonne entente entre le siège apostolique et les gouvernemens, que c’est aux hommes d’état d’apprendre à s’en servir, à en tirer parti pour l’accomplissement de leurs desseins. Le comte Arnim, qui le connaît bien, nous paraît avoir pénétré sur ce point sa véritable pensée. « L’idée d’un pape infaillible en possession d’un pouvoir absolu, nous dit-il, n’est point antipathique au prince de Bismarck. Au contraire, son idéal est un pape autocrate qui se mettrait complaisamment à son service. Il n’a aucune sympathie pour les épiscopats nationaux et indépendans ; car son ambition suprême, qui est le non plus ultra des humaines ambitions, est de voir réunies toutes les forces matérielles et morales dans les mains de trois empereurs et d’un souverain pontife, qui se laisseraient docilement conduire par le chancelier de l’empire germanique[2]. »

Lorsqu’il s’aperçut que ses impérieuses sommations et les lois de mai avaient manqué leur effet, il se ravisa. Il se souvint du proverbe qui assure qu’il vaut mieux avoir affaire à Dieu qu’à ses saints, et il se dit que ce serait pour lui un vrai coup de partie que de se réconcilier avec le pape et de s’en faire un allié contre tous les ennemis occultes ou déclarés de sa personne et de ses projets. Si le saint-siège avait pu se décider à se faire représenter à Berlin par un nonce, si ce nonce avait reçu pour instructions d’agir de connivence en toute occasion avec M. de Bismarck et d’exiger que le parti du centre, se transformant en parti gouvernemental, votât toutes les lois, toutes les mesures proposées par le chancelier de l’empire, c’eût été une grande humiliation pour M. Windthorst et ses amis, un prodigieux succès pour l’homme qu’ils n’aiment pas et dont ils s’efforcent de miner le pouvoir. Du jour où M. de Bismarck eut conçu ce hardi dessein, il se tint prêt à négocier. M. de Varnbühler nous disait en 1869, alors qu’il était président du conseil dans le royaume de Wurtemberg : « Un homme d’état protestant est toujours bien placé pour négocier avec Rome, car il a ce grand avantage qu’on ne peut pas lui reprocher d’être un mauvais catholique. » A la vérité le pape Pie IX n’avait pas craint de comparer M. de Bismarck à Attila, fléau de Dieu ; mais la cour de Rome ressent moins d’horreur pour Attila que pour les mauvais catholiques, elle préfère les fléaux aux tièdes, aux indifférens, aux demi-fidèles et aux faux amis.

Malheureusement Pie IX était un mystique, et on ne traite pas avec les mystiques ; ils ont un doux entêtement, qui résiste à toutes les insinuations, et en toute rencontre ils invoquent la volonté du ciel, dont ils sont les confidens. La situation devint plus favorable quand Pie IX eut été remplacé sur le trône pontifical par un pape qui n’est point un mystique et qui avait pour secrétaire d’état le cardinal Franchi, lequel ressemblait fort peu à son prédécesseur, le cardinal Antonelli. Dans une page de ses brochures, le comte Arnim s’est plu à mettre en parallèle ces deux secrétaires d’état. Il prétend qu’on a beaucoup surfait le cardinal Antonelli, il le traite de « grande incapacité méconnue » et affirme qu’à force de s’occuper de ses collections de minéraux, de ses cristaux et de sa très nombreuse et très médiocre famille, il avait perdu tout flair pour les affaires politiques. — « Antonelli, ajoute-t-il, était sec et raide, son successeur était gras, remuant, et en sa qualité d’homme gras il avait l’esprit un peu léger. L’un ne faisait jamais de promesses ; ses assurances ne dépassaient pas le mi pare possibile, il formulait ainsi ses refus : Credo che non potrà farsi. L’autre promettait tout, même l’impossible. L’un ne connaissait de toutes les choses de la terre qu’une petite partie du Vatican, Macerata, Gaëte et Naples ; l’autre savait le monde et il en faisait gloire. Inépuisable en expédiens, ce qui le distinguait surtout était un talent marqué pour s’approprier les opinions d’autrui et pour les traduire dans la langue qui est particulière au Vatican. Avec cela, il possédait et méritait le renom de détestable patriote ; il estimait que le pape et le secrétaire d’état appartiennent à l’univers, et qu’ils se rendent coupables de trahison envers tout le genre humain quand ils s’accordent le luxe d’une patrie particulière. » M. de Bismarck comprit tout de suite que le cardinal Franchi était un homme avec qui on pouvait traiter, et c’est pourquoi, avant même de rencontrer à Kissingen Mgr Masella, il lui avait fait porter à Munich des paroles agréables et engageantes.

Pie IX avait laissé une succession spirituelle fort embarrassée et fort difficile à liquider ; son successeur a jugé que cette tâche n’était pas au-dessus de ses forces. Le pape Léon XIII paraît avoir du goût pour la politique, et ses intentions, qu’on commence à démêler, font honneur à la netteté de son esprit, à la sûreté de son jugement. Les Italiens s’étaient flattés qu’il renoncerait à revendiquer pour la papauté le pouvoir temporel et le magnifique jardin dont ils l’ont dépouillée ; ils espéraient qu’il vivrait en paix avec eux, qu’il réserverait tout son mauvais vouloir pour les empereurs schismatiques ou hérétiques qui attentent aux prérogatives et aux immunités spirituelles de l’église. C’est précisément le contraire qui est arrivé. Il se trouva que pour le pape Léon XIII la question du pouvoir temporel primait toutes les autres et qu’il était plus disposé à transiger avec le schisme et l’hérésie, avec Saint-Pétersbourg et Berlin, qu’avec le Quirinal. Son plan était de se ménager par d’habiles concessions un arrangement avec les principaux débiteurs de l’église, en leur faisant remise d’une partie de leur dette, et d’exclure de cet arrangement l’Italie, qui, désormais abandonnée à elle-même, privée d’alliés et d’avocats, porterait tout le poids de ses revendications et de ses anathèmes. Depuis bien des années, les Italiens sont les enfans gâtés du sort ; ils ont une Providence particulière, qui les secourt dans leurs détresses et les aide à se tirer d’affaire. Cette fois encore, elle a conjuré le péril qui les menaçait. Les choses sont plus fortes que les hommes, et les meilleures dispositions ne suffisent pas pour résoudre certaines difficultés. Jusqu’aujourd’hui, quelque bonne volonté qu’on y ait mis de part et d’autre, M. de Bismarck et le pape Léon XIII n’ont pas réussi à s’entendre. Il est bien difficile de faire entrer dans le même bonnet la tête d’un omnipotent et celle d’un infaillible.

Il semble que les deux parties contractantes se soient fait d’abord quelques illusions l’une sur l’autre. M. de Bismarck s’était persuadé que, touché des traverses qu’essuie l’église catholique en Prusse, pressé du désir de rendre à leurs diocèses les évêques bannis et de pourvoir de pasteurs les paroisses qui n’en ont plus, le pape ferait bon marché de certaines questions de principes ou d’étiquette pour remédier au plus vite à une situation qui s’aggrave d’année en année, presque de mois en mois. Il oubliait, comme l’a remarqué le comte Arnim, qu’un pape est de tous les hommes le moins sentimental et qu’il se console de bien des choses en se répétant que Dioclétien passe et que l’église est éternelle. M. de Bismarck s’est également mépris en se figurant qu’il suffirait que le saint-père commandât à M. Windthorst de devenir ministériel et de voter le rachat des chemins de fer ou la révision du tarif douanier, pour que M. Windthorst s’exécutât. Lorsqu’il fit demander à la curie romaine, par l’entremise de Mgr Masella, qu’elle ordonnât au parti du centre de voter pour lui dans toutes les questions importantes, il lui fut répondu que la curie avait pour principe de ne pas se mêler des affaires intérieures d’un état dans les questions purement laïques. C’était une défaite ; cela voulait dire : « Vous nous demandez l’impossible et vous nous engagez à compromettre inutilement pour vous notre autorité ; nous sommes infaillibles à l’égard de nos ennemis, nous ne le sommes pas à l’égard de nos amis, et il est des gens qui peuvent désobéir au pape en sûreté de conscience, ce sont tous ceux qui sont plus papistes que le pape. »

Il est probable que de son côté le souverain pontife ne connaissait qu’à moitié l’homme redoutable à qui il avait affaire. Il y a dans le Vatican tant de corridors, tant de galeries, tant de tours et de détours que la vérité s’y égare en chemin et pénètre difficilement jusqu’au cabinet du saint-père. On se souvint peut-être à Rome d’un propos que M. de Bismarck avait tenu le 30 janvier 1872 dans une séance du parlement et de certain apologue qu’il avait récité aux catholiques. Il leur avait rappelé que jadis le soleil et Borée firent ensemble une gageure ; il s’agissait de savoir qui des deux parviendrait à dépouiller un voyageur de son manteau. Le y vent perdit ses peines.

Il eut beau faite agir le collet et les plis,
Plus il se tourmentait, plus l’autre tenait ferme.


Ce fut le soleil qui gagna le pari ; encore n’usa-t-il pas de toute sa puissance, d’où le fabuliste a conclu que « plus fait douceur que violence. » — « Vous seriez plus avancés, messieurs, avait ajouté M. de Bismarck, si vous aviez imité le soleil et employé avec moi les moyens doux. » Rome s’est décidée à employer les moyens doux, elle a fait au chancelier des avances et des promesses ; mais il n’est pas homme à se payer de paroles, il ne tient qu’au solide, il va tout de suite au fait, et les concessions qu’il réclama dépassèrent, à ce qu’il semble, la mesure de ce qu’on pouvait accorder.

Le Vatican ne s’est point rebuté, il est patient parce qu’il est éternel. Il essaya de tirer parti du trouble et des anxiétés que causaient à l’Allemagne les progrès incessans du socialisme ; il s’empressa d’insinuer qu’il est l’allié, le défenseur naturel des gouvernemens contre toutes les doctrines perverses et dangereuses, qu’il connaît seul ces paroles magiques qui apaisent les tempêtes et conjurent le péril social. Il offrit son assistance, ses conseils et ses remèdes, dans l’espoir qu’on lui dirait : Seigneur, nous périssons, sauvez-nous. C’est le fond de la dernière encyclique, qui semble avoir été écrite à l’adresse et pour l’usage particulier de l’empereur Guillaume. Nous doutons qu’elle ait produit tout l’effet qu’on en attendait ; celui qui l’a rédigée a été tout à la fois très habile et très maladroit. Il revendique pour le saint-père la maîtrise des âmes et ne laisse aux empereurs et aux rois que les corps ; il a oublié que le roi de Prusse n’est pas seulement le chef de ses armées, qu’il est aussi muni d’un pouvoir spirituel, qu’il a sous sa garde l’église évangélique dont il est l’évêque, et que c’est l’offenser dans ses croyances les plus chères aussi bien que dans sa dignité de summus episcopus que de lui dire : « Luther a été le père du rationalisme, et les réformateurs du XVIe siècle ont répandu sur le monde cet esprit de vertige et de rébellion qui arme la main des sicaires. » En lisant l’encyclique, l’empereur Guillaume y a sûrement démêlé je ne sais quelle arrogance cachée que l’église mêle toujours à ses supplications et à ses larmes ; son orgueil a dû s’indigner des sommations altières dont elle accompagne ses offres de services. On raconte qu’un grand de Portugal causant avec un grand d’Espagne le traitait d’excellence ; le Castillan se contentait de l’appeler votre courtoisie ; c’est le titre des gens qui n’en ont pas. Le Portugais piqué traita à son tour l’Espagnol de courtoisie, l’autre lui donna alors de l’excellence. Le Portugais lui en témoigna son étonnement avec humeur. — C’est que tous les titres me sont égaux, répondit humblement le Castillan, pourvu qu’il n’y ait rien d’égal entre vous et moi. — L’église ne traite avec personne d’égal à égal ; elle se proclame la servante des puissances établies et elle leur parle en souveraine, elle s’agenouille pour leur donner des ordres et leur déclarer ses volontés. Nous ne savons ce qu’on a pensé à Berlin de ses exhortations, mais selon toute apparence le style en a déplu.

On n’avait rien conclu à Kissingen, on ne s’est pas découragé. Le cardinal Franchi était mort ; son successeur, le cardinal Nina, a continué de négocier avec la même bonne foi, mais peut-être avec moins d’illusions. Jusqu’aujourd’hui on n’a pu trouver les termes d’un accord satisfaisant pour les deux parties ; ce qui le prouve assez, c’est que le docteur Falk n’a pas été sacrifié ; il est encore ministre des cultes, et les derniers discours qu’il a prononcés ne témoignent ni de son repentir, ni de ses dispositions pacifiques. Agamemnon n’a pas fait rentrer son épée dans le fourreau ; Calchas interroge obstinément le ciel, mais les auspices ne sont pas favorables. Il est en vérité presque impossible qu’on s’entende. M. de Bismarck dit au Vatican : — Vous avez été les agresseurs et je ne m’y suis pas trompé. Quand vous avez formé le parti du centre catholique, quand vous avez béni ses épées et ses drapeaux, j’ai compris ce que cela voulait dire et que vous veniez de mobiliser votre armée pour entrer en guerre contre nous. Mettez vos troupes sur le pied de paix, licenciez votre état-major, dissolvez ce parti qui nous moleste et nous menace, et commandez aux catholiques de se soumettre aux lois de mai ; nous verrons ensuite à les réviser. — A quoi le Vatican réplique : — Il y a dans les lois de mai des articles absolument contraires à tous nos principes, et nous ne pourrions les tenir pour valables sans donner un démenti à tout notre passé. Commencez par les supprimer, et nous ferons de notre mieux pour vous être agréables. — Qui se relâchera de ses prétentions ? qui cédera le premier ? Il y a là matière à discourir longtemps en allemand et en latin ; mais on a peine à s’entendre quand on ne parle pas la même langue.

L’Allemagne n’est pas admise à dire son mot dans ce débat ; on ne lui demande pas son avis, on ne la consulte point, on ne l’informe de rien. Elle en est réduite à écouter aux portes, et elle se persuade tantôt que les pourparlers sont sur le point d’aboutir, tantôt que tout est rompu. La discrétion qu’on observe à son égard l’inquiète, le mystère est toujours inquiétant. L’Allemagne, comme nous l’avons dit, a commencé l’année 1879 dans de fâcheuses dispositions d’esprit ; elle est anxieuse et mécontente. Il lui semble que M. de Bismarck n’a pas eu la main heureuse dans ses dernières entreprises. Elle doute que la loi d’exception contre les socialistes soit aussi efficace qu’on l’avait pu croire ; elle doute que le projet de loi disciplinaire fasse honneur au génie de celui qui l’a inventé ; elle n’est pas certaine que le protectionnisme soit le meilleur moyen de ranimer son industrie et son commerce qui languissent ; elle se demande si les négociations entamées avec Rome n’aboutiront pas à un échec humiliant, qu’elle préférerait encore à une paix compromettante pour sa dignité ; elle craint que le chancelier de l’empire ne se soit déjugé sans profit pour lui ni pour personne. L’Allemagne croyait de toute son âme à l’étoile de M. de Bismarck, qu’un léger nuage vient d’obscurcir ; elle attend avec impatience que le nuage se dissipe, que cette étoile victorieuse et de première grandeur reparaisse dans tout son éclat.


G. VALBERT.

  1. Quid faciamus nos ? Nachtrag zum Essay : Der Nuntius kommt ! von Graf Harry Arnim ; Vienne, 1879, page 19.
  2. Der Nuntius kommt ! Essay von einem Dilettanten, p. 63.