Les Derniers Jours de Henri Heine/IX

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Calmann Lévy (p. 30-36).
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IX


La lecture fatigue les malades. Quelquefois, il me priait de m’interrompre. Il étendait le bras, et, les yeux presque fermés, me demandait de mettre ma main dans la sienne. Pour lui, disait-il, c’était une manière de se rattacher à la vie qui l’abandonnait. Tout en parlant ainsi, le son de sa voix prenait une intensité étrange, et, de ses doigts noués autour des miens, il me serrait comme s’il eût dépendu de moi de le retenir sur terre. Pour l’arracher à des pensées lugubres, j’essayais de le ramener vers le passé, je tâchais de lui faire raconter des détails de sa vie d’étudiant, ou bien l’une de ces anecdotes dont le récit peignait l’esprit du narrateur. La manière dont il me parlait de son séjour à Bonn me rappelait l’immortel volume que Gœthe intitule Années d’apprentissage. Quelle vivacité dans les descriptions de cet autre Wilhelm Meister, et quels éclairs de verve moqueuse lorsqu’il s’efforçait de m’introduire au milieu de ces Burschen Schaften dont il avait fait lui-même partie ! J’ai cité les Années d’apprentissage ; pourtant c’est plutôt au moyen âge et dans certaines pages de Notre-Dame de Paris, dans Victor Hugo, qu’il faut chercher des tableaux analogues à ceux que Heine se plaisait à me décrire. Les étudiants qui figuraient dans ces tableaux me faisaient songer au monde tourmenté et néanmoins pédant des écoliers du temps jadis. Pas d’amours, nombre d’amourettes, beaucoup de temps perdu en soûleries, en discussions oiseuses ; des railleries plus ou moins réussies sur tout ce qui existe, et même sur ce qui n’existe point ; peu d’empressement à s’instruire : en revanche, des verres cassés, des hoquets, des duels, des rixes, peut-être même des soupirs ; en somme, toutes les inénarrables folies, toutes les absurdités sans nombre qui peuvent naître dans l’esprit d’un étudiant, un de ces étudiants de race tudesque, qui, sous prétexte de chercher l’explication des choses et de se chercher eux-mêmes, passent leurs journées à rêvasser, leurs nuits à festoyer, et, finalement, s’acheminent vers l’Inconnu qui trouble leurs convictions et qui confond leurs calculs, en s’arrêtant à toute maison où l’on débite de l’amour ou de la bière.

À l’époque dont parlait Heine, la politique, une politique qui profitait surtout aux cabaretiers, montait la tête aux étudiants de condition moyenne ; ils organisaient des pique-niques, se dirigeaient par masses, en entonnant des hymnes patriotiques, vers l’une de ces ruines d’où les regards dominent le fleuve. Là, au-dessus du vieux Rhin, dont les capiteux vignobles s’étendent à droite et à gauche, à l’ombre des donjons où les orfraies remplacent les burgraves, on se livrait à des manifestations innocentes contre la tyrannie des despotes. L’épuisement du panier aux provisions donnait ordinairement le signal des harangues ; mais, bien souvent, la langue embarrassée des orateurs cherchait vainement des expressions pathétiques. On s’en tirait comme on pouvait, témoin le jour où, le couvert ayant été mis sur le Drachenfels, à l’abri d’une vieille tour qui jadis avait pu servir de repaire à quelque sacripant titré, un convive qui se sentait la langue lourde proposa de remplacer le discours par un feu de joie dont le donjon devait fournir le combustible. La proposition fut accueillie par des applaudissements frénétiques, et, après avoir décidé que, « l’union fait la force », et aussi que « le maintien des droits de l’homme » implique certaines idées de supériorité et de virilité irrésistibles sur le sexe faible, on procéda à l’embrasement d’un bûcher improvisé avec des torches. La tour prit feu et flamba allègrement ; mais l’autorité, qui n’avait jamais eu maille à partir avec les despotes et ne voyait d’ailleurs aucun avantage à détruire une ruine d’aspect pittoresque, trouva la plaisanterie mauvaise. Il fallut renoncer aux incendies, et, de toute cette histoire dans laquelle le poète avait figuré, il avait surtout gardé le souvenir d’une bronchite assez tenace, qui lui avait à jamais ôté le goût des manifestations populaires.

Un autre trait, dont Henri Heine fut témoin, peint peut-être mieux encore les mauvaises façons outrecuidantes du personnage qui passe sa vie attablé dans les cabarets et tire vanité de sa sottise, en attendant qu’il puisse tirer vanité de son savoir. La scène, cette fois, se passait chez M. de Savigny, professeur de droit et célèbre jurisconsulte. L’étudiant dont il s’agit, et qui venait, selon l’usage des universités allemandes, prendre ses inscriptions pour les cours du professeur, se présentait en robe de chambre, la casquette sur l’oreille, et répandant autour de lui l’odeur d’une pipe dont le long tuyau orné d’un gland se jouait négligemment autour d’une poche crasseuse. L’homme s’avançait en ébauchant un sourire niais, lorsqu’un regard de M. de Savigny l’arrêta sur le seuil.

— Cette robe de chambre constitue-t-elle toute votre garde-robe ? demanda sévèrement le professeur.

Le malappris, furieux, paya d’audace et répondit que non seulement il possédait d’autres vêtements, mais qu’il était propriétaire d’un habit neuf.

Un geste significatif de M. de Savigny coupa court à cette énumération. « Eh bien, allez vous habiller, et vous reviendrez me parler ensuite, » fit-il.