Les Derniers Jours du grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch

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LES DERNIERS JOURS

DU GRAND-DUC NICOLAS MIKHAÏLOVITCH




Petit-fils de l’empereur Nicolas Ier, fils aîné du grand-duc Michel Nicolaïévitch et de la grande-duchesse Olga Feodorovna, le grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch était né le 14-26 avril 1859 à Tsarskoié-Sélo. Son père, le grand-duc Michel, ayant été nommé vice-roi du Caucase en 1863, toute la famille s’installa à Tiflis, et l’enfant fut mis au gymnase classique de Tiflis. Quand éclata la guerre de Turquie, il fut promu officier à la brigade des tirailleurs, fit toute la campagne et fut décoré de la croix d’officier de Saint-Georges 4e classe. Après la guerre, le grand-duc Michel échangea le titre de vice-roi contre celui de président du Conseil de l’Empire, et, en cette qualité, revint à Saint-Pétersbourg. Le grand-duc Nicolas acheva alors ses études à l’Académie Militaire, et entra au régiment des Chevaliers-Gardes de S. M. l’Impératrice. En 1894, il retournait à Tiflis où il commanda successivement le régiment de Mingrélie et la division des Grenadiers du Caucase. En 1904, il quittait ces fonctions et prenait place, en qualité d’aide de camp général, dans la suite de l’Empereur.

Le Grand-Duc était adoré de tous ceux qui furent sous ses ordres. Notons ici que ses goûts n’étaient pas pour le métier militaire. Il n’aimait pas la guerre. « La seule guerre, disait-il, à laquelle j’aurais voulu prendre part, au risque de périr sur le champ de bataille, c’est la guerre contre l’Allemagne. » C’était un intellectuel. Ce qui l’intéressait, c’étaient les sciences, surtout les sciences naturelles. Il avait la passion de l’histoire. Grand admirateur de l’empereur Napoléon Ier, il avait fait de son époque et de celle d’Alexandre Ier une étude approfondie. Ces travaux étaient devenus sa vie même[1]. Pendant les longs séjours qu’il faisait dans sa belle propriété de Borjom, dans les montagnes du Caucase, presque seul, ne voyant que de rares amis, il passait son temps à lire, à déchiffrer des manuscrits, à écrire : il était heureux.

Sa collection d’objets de l’époque napoléonienne était riche en miniatures, portraits, tableaux, meubles, marbres, bronzes et porcelaines. Il en avait fait deux parts : en vertu de son testament, toute la partie relative à la France devait revenir à la Malmaison, tandis que tous les objets se rapportant à la Russie iraient au Musée Alexandre III de Pétersbourg.

En histoire naturelle, guidé par les directeurs du Musée de Tiflis, les docteurs Gustave Radde et Gustave Sievers, il s’était adonné spécialement à l’étude des papillons[2]. Il fit tout exprès un voyage aux îles Canaries à la recherche d’une espèce rare. Sa collection devint une des premières d’Europe. Il l’avait léguée à l’Académie des Sciences de Pétersbourg.

D’esprit très libéral, autant que de manières affables, sa porte était largement ouverte à quiconque avait besoin de renseignements d’histoire. Il recevait son monde avec une urbanité qui lui était particulière. Sa simplicité était proverbiale : il détestait tout ce qui était étiquette et formalité ; les réceptions officielles étaient pour lui autant de corvées. D’une générosité sans égale, il était toujours prêt à obliger : il ne savait pas refuser. Il était bon, souverainement bon ; si parfois il se laissait emporter par de brusques colères, elles étaient de courte durée, chez lui, le repentir venait tout de suite, et il effaçait tout ; il réparait sa faute en magicien, et c’est l’offensé qui se sentait confus et fautif envers lui.

Très sensible aux beautés de la nature, sa contrée de prédilection, c’étaient les montagnes du Caucase : il y avait passé sa jeunesse, et il en aimait les grandes chasses avec leur déploiement magnifique.

Il professait un culte pour l’empereur Alexandre III et pour Sa Majesté l’Impératrice Marie Féodorovna. « C’est mon Impératrice à moi, » disait-il en parlant de notre souveraine.

Et c’était un grand ami de la France, qu’il connaissait trop pour ne pas l’aimer passionnément. Il y entretenait des relations suivies avec le monde savant. Membre de l’Académie des Sciences morales et politiques depuis le 17 mars 1913, son élection avait été une des grandes joies de sa vie.

Tel est l’homme, aussi admirable par le cœur et par l’esprit, dont l’odieux régime bolchéviste a fait une de ses premières victimes. J’ai été le compagnon de ses derniers jours ; j’en donne ici la simple et fidèle relation ; bien des détails n’ont été connus que de moi seul : ceci est la déposition d’un témoin.


I

C’est dans la nuit du 7 au 8 novembre 1917 qu’eut lieu le coup d’État des bolchévistes. Déjà dans la journée des désordres avaient éclaté sur différents points de la ville. Des bandes armées envahissaient les appartements privés, sous prétexte de perquisitions, et les livraient au pillage. Elles arrêtaient les automobiles dans les rues, forçaient les voyageurs à descendre, s’emparaient des voitures, enlevaient aux passants leurs montres et leurs portefeuilles. On sentait couver l’orage. Aron Kerensky, avec le flair particulier de sa race, avait pris ses précautions : il s’était sauvé à Gatchina et de là avait pris la fuite et disparu.. C’était le moment de se montrer : il s’était caché.

Vers les dix heures du soir, des masses bolchévistes, débouchant de différents côtés de la ville, marchèrent sur le Palais d’Hiver. La fusillade commença très nourrie des deux côtés ; les assaillants n’économisaient pas les cartouches et les quelques troupes qui défendaient le palais répondaient énergiquement. Bientôt des coups de canon se firent entendre ; c’étaient les grosses pièces d’artillerie du croiseur Avrora mouillé dans la Neva qui commençaient à bombarder le Palais d’Hiver. D’instant en instant, fusillade et canonnade devenaient de plus en plus intenses.

Soudain, j’entends sonner le téléphone privé du palais du grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch ; je m’approche de l’appareil : « Etes-vous encore en vie ? » me demande le Grand-Duc. Je m’informe à mon tour de ce qui se passe au palais. Il me répond que toutes les lumières ont été éteintes et qu’il s’est retiré dans une chambre sur la cour. Le palais du Grand-Duc se trouvait quai de la Cour, donnant, de l’autre côté, sur la rue Millionniaia.

Ce cauchemar dura jusque vers les trois heures de la nuit, où la fusillade commença à diminuer. Les défenseurs du Palais d’Hiver n’étaient pas en nombre : ils durent céder aux masses qui les assaillaient de tous les côtés ; le Palais d’Hiver fut pris, envahi par les bandes bolchévistes. Leur premier soir fut de se ruer dans les caves ; le vin coulait à flots : ce fut un tableau indescriptible de débauche, de pillage et de massacre.

C’est ainsi que, le matin du 8 novembre, la ville se trouva privée de tout gouvernement, livrée entièrement aux bolchevistes. Aussitôt commencèrent perquisitions et arrestations. On traquait partout les officiers et les soldats qui n’appartenaient pas à l’armée rouge.

Les jours suivants, on vécut dans l’attente. L’existence quotidienne continuait son train. Nous allions comme de coutume tous les matins au palais du Grand-Duc, son intendant, M. Molodovsky, et moi ; l’aide de camp, prince Troubetskoy, y venait souvent aussi. Le Grand-Duc nous gardait à déjeuner. Nous étions ordinairement quatre à table ; quelquefois venait le frère du Grand-Duc, le grand-duc Serge Mikhaïlovitch, et de temps en temps un ou deux invités. Les provisions commençaient à devenir très chères ; la farine blanche était très difficile à trouver ; mais le Grand-Duc en avait encore une petite provision apportée de son bien du gouvernement de Kerson. Les banques continuaient à fonctionner. Sans doute il était à prévoir que leurs jours étaient comptés et que les bolchévistes ne tarderaient pas à mettre la main sur elles ; mais bien peu s’en avisèrent.

Pourtant le Grand-Duc commençait à ranger et emballer les plus précieux objets de ses collections. Les miniatures furent mises à part et confiées à un ami qui avait des caves, dont il disait être sûr, dans sa propriété près de la frontière de Finlande. Les tableaux, — le portrait de l’empereur Napoléon en costume du sacre par David, le portrait du prince Zouboff par Lampi, — furent détachés des châssis et roulés ; d’autres tableaux plus petits furent seulement retirés de leurs cadres. Tous ces tableaux, avec d’autres objets, tels que bronzes et porcelaines, furent murés dans un coin du sous-sol du palais. Il y avait encore les beaux meubles Empire qu’on ne savait où transporter et qui durent rester en place. Les meilleurs vins furent aussi sortis de la cave et on les mit dans les garde-meubles et les lingeries des étages supérieurs. Il était temps : quelques jours après le déménagement des vins, la cave fut pillée.

La scène du pillage se place le 10 du mois de décembre. Nous étions à déjeuner, quand le maître d’hôtel du Grand-Duc vint lui annoncer que des soldats du régiment Préobrajensky étaient venus pour visiter les sous-sols ; par le mot sous-sol il fallait comprendre : cave. Tout refus était impossible ; le maître d’hôtel et un domestique se mirent en devoir d’accompagner les soldats. Tout allait bien et déjà la ronde touchait à sa fin, lorsque soudain un soldat tomba en arrêt devant une porte fermée. Le maître d’hôtel eut beau protester : force lui fut d’ouvrir. Voyant que c’était une belle et grande cave remplie de vins, les soldats refermèrent la porte, prirent la clef et partirent. Deux heures après, ils revenaient en bande et le pillage commençait. Sauvage et dégoûtante orgie, qui dura jusqu’à la nui ! .

La vie au palais devenait de jour en jour plus difficile. A chaque moment, des commissaires se présentaient pour visiter chambres et salons ; des gens, venus on ne sait d’où, pénétraient dans la salle à manger et dans le cabinet de travail. A toutes ces vexations le Grand-Duc opposait une patience et une abnégation inlassables. Quelques amis le venaient voir ; il sortait aussi dans la journée, presque toujours à pied et rentrait de bonne heure : on ne pouvait sans danger s’aventurer le soir dans les rues.

Le 20 décembre, toutes les banques privées furent occupées par des détachements de l’armée rouge. Les employés furent renvoyés et la direction des affaires passa entre les mains des commissaires. Tous les coffres-forts furent mis sous scellés. C’était la ruine générale.

On arriva ainsi au nouvel an : jamais encore on n’avait vu si triste fête. L’année 1918 commençait sous de lugubres auspices.

Un des premiers jours de janvier, comme nous allions nous mettre à table pour déjeuner, le concierge entra dans la salle à manger et annonça un officier de l’armée rouge. Introduit auprès du Grand-Duc, le nouveau venu lui déclara qu’il avait reçu l’ordre de visiter les appartements et les salons du palais, les Soviets ayant décidé d’en faire usage pour une organisation bolchéviste. Le palais, disait-il, serait occupé, mais le Grand-Duc aurait la permission de rester dans les chambres qu’il habitait. Seulement, on mettrait des sentinelles aux deux grandes portes d’entrée pour empêcher la sortie d’aucun objet. L’ordre était formel et devait être exécuté immédiatement. C’était, en fait, une arrestation domiciliaire.

Sur la protestation du Grand-Duc objectant qu’une œuvre de guerre était déjà installée au palais depuis plusieurs mois, l’officier rouge répondit que les Soviets ne l’ignoraient pas, mais qu’ils avaient décidé d’expulser cette organisation et d’en installer une autre à la place. Le Grand-Duc reçut avec stoïcisme cette nouvelle injonction. « Nous verrons bien ce qui adviendra, » nous dit-il. Ce qui le chagrinait surtout, c’était de voir l’œuvre de guerre expulsée de son palais.

Pendant ces premières semaines, une constatation fut particulièrement douloureuse, celle du changement survenu dans l’attitude des domestiques. Les serviteurs étaient nombreux au palais : ils s’assemblaient à tout propos, tenaient des meetings, signifiaient leurs volontés à l’intendant, devenaient chaque jour plus arrogants.

Le nouvel ordre des Soviets fut mis à exécution dès le lendemain : les deux portes d’entrée furent gardées par des sentinelles ; chaque personne qui sortait du palais était fouillée.

Il était clair que, dans ces conditions, le Grand-Duc ne pouvait plus rester dans un palais, où sa chambre à coucher elle-même n’était pas à l’abri des intrus. Lui conservait toujours la même sérénité. Il pensait au confort de ses domestiques, de leurs enfants, et négligeait complètement le sien. C’était un va-et-vient continuel. Les commissaires se mêlaient de tout ; ils venaient à l’office et à la cuisine pour inspecter la vaisselle, contrôler la batterie de cuisine et s’enquérir du menu. Devant un tel luxe de persécutions, le Grand-Duc n’avait plus qu’à s’en aller.

On lui avait trouvé un appartement meublé non loin du palais, à la Moïka n° 11. Pendant les quelques jours que prit l’installation, il descendit chez une personne de son service. C’était vers la mi-février. Aussitôt surgirent des commissaires venus pour perquisitionner. A défaut des armes qu’ils étaient soi-disant venus saisir, ils prirent une montre et une pièce de 10 roubles en or. Le même jour, le Grand-Duc était convoqué à la Tchéka (Gorochovaia 2). Le personnage, devant qui il était appelé à comparaître, était un petit homme corpulent, cheveux bruns frisés, visage rasé, bouche largement fendue, lèvres épaisses. Tel lui apparut le commissaire Ouritsky. « Vous avez devant vous le plus terrible de tous les commissaires, » lui dit-il en le recevant dans son cabinet. Il le fit asseoir, s’enquit de ses occupations et de son genre de vie. Le Grand-Duc lui répondit qu’il était président de sociétés scientifiques et qu’il menait une vie très retirée. « Je vous connais bien, dit Ouritsky ; j’ai beaucoup entendu parler de vous. » Et, après avoir pris sa nouvelle adresse, il le laissa partir.

Installé dans son appartement de la Moïka, le Grand-Duc venait passer presque toutes les soirées chez nous. Son frère, le grand-duc Serge, également, ainsi que M. Molodovsky. On causait, on prenait le thé à la russe et des liqueurs petites-russiennes (nalivkis) dont nous avions pu garder quelques bouteilles. Quand le Grand-Duc ne venait pas, c’est nous, ma femme, mon fils et moi qui, sur son invitation, l’allions voir chez lui.

Nouvelle convocation à la Tchéka. Ourilsky fait attendre le Grand-Duc deux heures dans un corridor et l’accueille par ces mots : « Je viens de recevoir une plainte contre vous du commissaire de votre palais : il parait que vous tentez de corrompre ses employés en leur distribuant les vins de votre cave. » Le Grand-Duc répondit que c’était pur mensonge. « Vous comprendrez, reprit Ouritsky, que j’aie plus confiance dans un commissaire du peuple que dans un représentant de la maison des Romanoff. » Le Grand-Duc lui répondit qu’il le comprenait parfaitement, mais qu’il ne demeurait plus au palais et, quant aux vins, qu’il n’en avait plus, vu que sa cave avait été pillée. Ouritsky, cette fois encore, le laissa partir.


* * *

Or, le soir du 23 mars, quand le Grand-Duc entra chez nous, à son air chacun eut la sensation d’un malheur. « Il y a du nouveau, nous dit-il ; on m’envoie en exil. Ouritsky m’a donné le choix entre trois localités : Wologda, Wiatka ou Perm. J’ai choisi Wologda ; c’est plus près de Pétersbourg et puis je connais la ville. Le plus beau de l’affaire, c’est qu’aucun de mes domestiques ne veut venir avec moi. Il n’y a que le petit cuisinier qui consente à m’accompagner. »

Sous le coup de l’émotion que nous causait cette nouvelle, nous restâmes quelque temps sans pouvoir articuler une parole. Mes premiers mots, dès que je pus parler, furent pour donner au Grand-Duc l’assurance que, bien entendu, je partagerais son exil. Tout d’abord il refusa : ce n’était pas le moment d’abandonner ma famille. Mais à son tour, Mme Brummer, profitant d’un moment où je m’étais absenté, insista auprès du Grand-Duc, le suppliant de m’emmener, car, loin de lui, je mourrais d’inquiétude. Enfin le Grand-Duc consentit : très touché, il nous remercia avec effusion. Il fut donc décidé que j’accompagnerais mon pauvre maître. Sur ces entrefaites, entra le grand-duc Serge. Nicolas Mikhaïlovitch lui annonça : « Sais-tu qu’on m’envoie en exil ? j’ai choisi Wologda, et Koté[3] m’accompagne. » Cette nouvelle n’était pas pour le surprendre, car lui aussi, avec le grand-duc Dimitri Constantinovitch, avait été mandé à la Tchéka et avait reçu d’Ouritsky le même ordre ; seulement, lui, n’était pas encore décidé sur l’endroit qu’il choisirait. Quant au grand-duc Dimitri Constantinovitch, il avait également, choisi Wologda.

Le Grand-Duc nous raconta son entrevue avec Ouritsky. Elle n’avait pas duré moins d’une heure. Le commissaire avait été presque poli, lui répétant qu’il n’y avait contre lui aucune charge, que tout son malheur était d’appartenir à la famille des Romanoff ; or, on avait décidé de ne garder à Pétrograde aucun membre de cette famille ; exception était faite seulement pour le grand-duc Paul Alexandrovitch, malade à l’hôpital. Comme le Grand-Duc s’informait si cet exil était définitif, Ouritsky lui répondit qu’il ne s’agissait que d’un exil provisoire, mais qu’on ne pouvait pas en préciser dès à présent la durée, que cela dépendrait des événements.

Qu’on juge de notre consternation ! Quant au grand-duc Nicolas, cette fois encore, ce qui l’affligeait surtout, c’était la décision de ses serviteurs auxquels il était attaché et sur la fidélité desquels il avait compté.

On se sépara, ce soir-là, le cœur gros. C’était un nouveau chapitre de la tragédie qui allait s’ouvrir.

La nouvelle se répandit rapidement dans la ville ; de tous côtés, on venait prendre congé du Grand-Duc et lui apporter des condoléances. Quelques personnes disaient bien haut qu’il y aurait un contre-ordre, que la mesure ne pouvait pas être mise à exécution. Même, un individu, ex-rédacteur d’un journal en relations avec Maxime Gorky et Lounotcharsky, se campa devant le Grand-Duc et, le regardant dans le blanc des yeux, lui posa avec beaucoup d’aplomb cette question : « Avez-vous envie de partir ? » Et sur la réponse du Grand-Duc : « Aucune envie ! » « Alors, continua-t-il, je vous affirme que vous ne partirez pas. » Il l’avait dit et redit avec une telle assurance que, pendant quelques jours, nous eûmes l’espoir que peut-être vraiment Ouritsky changerait de décision. Hélas ! les journées passaient et chacune emportait un peu plus de notre espoir.

Le Grand-Duc devait retourner chez Ouritsky pour connaître la date exacte à laquelle avait été fixé son départ. Il aurait souhaité le retarder jusqu’au 7 avril, et profiter de ces quelques jours pour mettre en ordre papiers et manuscrits et prendre congé de quelques amis. Cette autorisation lui fut refusée : notre départ était fixé au 30 mars.

Le temps filait avec une rapidité extraordinaire ; déjà nous étions à la veille de la date fatale. Ce soir-là, le Grand-Duc vint encore chez nous, son frère le grand-duc Serge et M. Molodovsky. Il se retira le premier, prit congé de ma femme, de mon fils et de sa gouvernante. Puis, ce fut au tour du grand-duc Serge ; il nous embrassa M. Molodovsky et moi, et me regardant froidement dans les yeux : « Adieu, Koté ! » me dit-il. Sur ma protestation, — « Monseigneur, pas adieu, au revoir, » — il nous regarda tous : « Non, dit-il, j’en ai l’intime conviction : nous ne nous reverrons plus. » Sur ce, il partit précipitamment, nous laissant sous la plus douloureuse impression. Hélas ! son pressentiment n’était que trop véridique.

Le grand-duc Serge avait choisi comme résidence la ville de Wiatka. Son domestique, un ancien artilleur nommé Remiz l’accompagnait. Ce fidèle serviteur fit preuve de grande noblesse d’âme. Il savait le Grand-Duc gêné d’argent : « Ne vous faites pas de souci, Monseigneur, lui dit-il ; j’ai quelques" petites économies ; je les ai gagnées à votre service ; eh bien ! maintenant, nous allons les dépenser ensemble. »

Le lendemain, dans la matinée, eurent lieu les adieux de famille. Nous devions quitter la maison à une heure de l’après-midi. Je n’oublierai jamais le regard de ma chère belle-mère, la baronne d’Osten-Sacken ; ce regard me perça le cœur Elle non plus, je ne devais pas la revoir.

Nous partîmes à une heure exactement. À la gare, nous trouvâmes un encombrement et une confusion inimaginables : ce n’étaient que commissaires et soldats de l’armée rouge arrêtant les voyageurs à chaque pas et contrôlant leurs papiers. Nous primes congé des personnes qui étaient venues nous reconduire, et, à grand’peine, nous parvînmes à nous installer dans le compartiment qui nous était réservé, au Grand-Duc et à moi ; à côté de nous étaient le petit cuisinier et un soldat qui, au dernier moment et malheureusement pour nous, avait été désigné pour nous accompagner en qualité de domestique ; je dis : malheureusement, parce qu’il devait se montrer parfaitement indigne de notre confiance. Nous arrivâmes le lendemain, à midi. Personne à notre rencontre. Nous dûmes nous débrouiller tout seuls, reconnaître nos bagages, trouver des porteurs et des traîneaux.

La maison désignée pour notre résidence, était une petite maison en bois au bord de la rivière. L’appartement se composait d’un vestibule, d’une chambre à coucher, d’un salon et d’une cuisine ; ni eau, ni électricité. Le propriétaire M. E… était un jeune homme, nouvellement marié, appartenant à la noblesse de Wologda. Ce jeune couple occupait l’autre moitié de l’appartement. Le Grand-Duc était donc, en quelque sorte, sous la garde de ces deux jeunes gens. Je m’empresse de dire que, pendant tout le temps de notre séjour, leur attitude a été parfaite. J’en dirai autant de leur ami, M. A… collectionneur et grand chasseur à l’ours, qui nous fit l’accueil le plus empressé.

Wologda, située sur la rivière de ce nom, qui la partage en deux parties, est une des villes les plus anciennes de la Russie. Elle est renommée pour ses vieilles églises et ses céramiques. La société en était ultra-conservatrice : beaucoup de propriétaires appartenant à la noblesse du gouvernement y passaient l’hiver.

Dès son arrivée, le Grand-Duc alla se présenter au président des soviets de Wologda, un Mingrelien nommé Eliava. Visite humiliante et pénible, qui pourtant se passa relativement bien. Le Grand-Duc fut autorisé à circuler librement par la ville. De l’autre côté de l’eau s’était installé le grand-duc Dimitri Constantinovitch avec sa nièce, veuve du prince C. Bagration-Moukhransky et ses deux enfants. Le colonel Karot-chintseff, aide de camp du Grand-Duc, était aussi avec eux. Comme la rivière était encore prise, on pouvait la traverser à pied,

La première visite du Grand-Duc fut pour son cousin le grand-duc Dimitri Constantinovitch. C’était le meilleur des hommes. Excellent soldat, il avait commandé un régiment de grenadiers à cheval pendant plusieurs années et s’était fait adorer de son régiment. Puis, il avait dû quitter le service pour raison de myopie : depuis lors, il menait une vie très retirée, en dehors de toute politique. Tourné à la dévotion, la plus grande partie de son temps se passait à fréquenter les églises. Aussi la ville de Wologda lui plaisait-elle et il remerciait Dieu de l’avoir envoyé là plutôt qu’ailleurs.

Après avoir donné les soins indispensables à son installation, le Grand-Duc alla faire quelques visites officielles. À cette époque, résidaient à Wologda les ambassadeurs de France, d’Angleterre, d’Italie, d’Amérique, du Japon et les représentants des ambassadeurs du Danemark et de la Suède. Tout le monde alors espérait qu’il se produirait une intervention des Puissances étrangères : on ne doutait pas que les jours des gouvernants bolchévistes ne fussent comptés. Une fois, à l’église, le prêtre s’approcha du grand-duc Dimitri Constantinovitch et lui dit à l’oreille : « Courage, Monseigneur, courage ! il ne vous reste plus longtemps à souffrir. » Les nouvelles qu’on recevait de Pétrograde entretenaient cet optimisme : on attendait, du jour au lendemain, l’intervention de la Finlande… Le fait est qu’à cette date, occuper Pétrograde et avoir raison de la Tchéka (Gorochovaia) et des Soviets (Smolny) aurait été pour la Finlande une affaire non pas de jours, mais d’heures !

Voici quelle était la journée du Grand-Duc. Il se levait à huit heures du matin, faisait sa toilette, prenait son café et jusqu’à midi, heure du déjeuner, écrivait, lisait, se promenait sur les bords de la rivière, ou allait voir son cousin le grand-duc Dimitri. Vers les quatre heures, et seulement de temps en temps, il allait en ville pour voir quelqu’un, ou pour visiter un musée, une ancienne église, une boutique d’antiquaire ; il y avait pas mal d’ancienne porcelaine russe et d’anciens meubles en acajou. Vers les six heures il était toujours rentré ; nous dînions à sept, presque toujours en tête-à-tête. Le soir, nous allions quelquefois chez nos voisins d’appartement ; on causait, on prenait le thé, on faisait des patiences. A onze heures, on allait se coucher.

La pire souffrance pour le Grand-Duc était l’inaction à laquelle il était réduit : il s’y ajoutait l’ennui du manque de livres ; car il était presque impossible de s’en procurer à Wologda, surtout des livres français. Sa seule consolation, c’était les lettres qu’il recevait de ses amis, — de M. Frédéric Masson, du prince G. C… de Crimée, de M. K… et de Mme M… de Pétrograde, de la comtesse B… de Finlande, et puis les lettres fréquentes de son intendant. Tous les dix jours, l’événement était l’arrivée de son chauffeur M. Léon Renhold, un Français, qui apportait la correspondance de Pétrograde. Lui aussi nous berçait de l’espoir que la fin du bolchévisme était proche.

Dans une aile de la maison, demeurait un Allemand, prisonnier de guerre. C’était un homme des plus serviables ; toutefois, le Grand-Duc ne l’aimait pas. Il me répétait toujours : « Je préfère périr par les mains des bolchévistes, plutôt que d’être sauvé par les Boches. »

Le grand-duc Serge envoyait souvent des cartes postales à son frère ; c’était la seule correspondance autorisée entre eux : toutes les lettres étaient interceptées. Il avait retrouvé à Wiatka trois de ses neveux, — les princes Jean, Constantin et Igor, — fils de feu le grand-duc Constantin Constantinovitch, et le jeune prince Palley, détenus dans la même ville. Il se plaignait beaucoup d’être très mal traité. — Après ce séjour à Wiatka, qui dura six semaines, le grand-duc Serge, ses quatre compagnons et son domestique furent transférés à l’usine d’Alopaeff dans le gouvernement d’Ekatérinenbourg. De cet endroit le grand-duc Nicolas ne reçut qu’une seule carte postale de son frère ; il continuait à se plaindre dii régime auquel ils étaient soumis et disait le plus grand bien du jeune prince Palley. C’est là qu’ils furent tous massacrés et avec eux la grande-duchesse Elisabeth Féodorowna.

Vers le 15 avril, je reçus du grand-duc Georges Mikhaïlovitch un télégramme par lequel il m’annonçait sa prochaine arrivée à Wologda et me priait de lui trouver un appartement. Le malheureux Grand-Duc qui se trouvait en Finlande à Helsingfors, n’avait pas écouté les conseils de ceux qui le pressaient de partir pour le Nord. Il fut arrêté, conduit à Pétrograde, et de là exilé à Wologda. Le Grand-Duc put s’installer dans le voisinage du grand-duc Dimitri. Les trois Grands-Ducs se trouvaient donc réunis, groupés dans l’ordre suivant : près de la rivière, sur la rive gauche, le grand-duc Nicolas ; non loin de la rivière, sur la rive droite, le grand-duc Dimitri ; puis le grand-duc Georges, accompagné de son lidèle domestique Matoroff.

Dès son arrivée, le grand-duc Georges ne manqua pas un jour de venir déjeuner chez son frère. Le grand-duc Nicolas ayant coutume défaire la sieste après le déjeuner, nous restions, le grand-duc Georges et moi, à causer. Je m’ingéniais à prolonger la conversation : le pauvre Grand-Duc me faisait tant de peine ! il était si malheureux d’être [séparé de sa famille ! Charmant homme et plein de cœur, il adorait sa femme, la grande-duchesse Marie Georgiewna et ses deux filles les princesses Nina et Xénia, et passait ses journées à leur écrire. Il s’était toujours tenu à l’écart de la politique, s’enfermant dans ses fonctions de président du musée Alexandre III. Nous fîmes une tentative pour lui procurer, par une ambassade, les moyens de partir ; hélas ! nos démarches furent sans succès.

Le Grand-Duc avait reçu la nouvelle de la mort du prince Georges Cherwachidzé attaché à Sa Majesté l’Impératrice douairière. Cette mort nous fit beaucoup de chagrin et fut pour tous deux un deuil véritable : nous aimions beaucoup le prince, et le tenions en haute estime. Pour notre pauvre souveraine, c’était une perte cruelle.

La Pâque russe devait avoir lieu le 26 avril. Vers la fin de la semaine sainte, la famille d’un propriétaire des environs nous envoya un grand panier de provisions, ainsi qu’au grand-duc Georges. Le printemps approchait à grands pas, le temps était beau, la neige fondait à vue d’œil, la rivière se gonflait, on ne pouvait plus la traverser à pied. La nuit de Pâques fut superbe, tiède et douce ; c’était un coup d’œil magnifique de voir toutes ces églises éclairées. Nous nous souvînmes, le Grand-Duc et moi, d’une autre nuit de Pâques encore plus belle ; c’était au Caucase dans sa belle propriété de la montagne ; il y avait une quinzaine d’années de cela. Comme tout avait changé !

Beaucoup de personnes vinrent se présenter au Grand-Duc le jour de Pâques. D’après la coutume russe, les trois premiers jours de la semaine de Pâques on se faisait des visites : presque dans chaque maison il y avait un goûter. On avait apporté au Grand-Duc quelques bouteilles de vin et nous le dégustions avec délice aux repas.

Notre voisin, le prince L… avait loué une maison possédant un grand jardin avec potager ; il m’en avait cédé deux carrés. Dès les premiers jours du mois de mai, nous nous mîmes au travail. Il faisait beau, même chaud. Nous avions sur la rivière un canot à notre disposition ; en moins de cinq minutes, on pouvait passer d’une rive à l’autre. Le Grand-Duc faisait des excursions en canot ; il allait le plus souvent dans un monastère situé non loin de la ville, sur les bords de la rivière ; c’était pour lui une distraction. Cependant les bateaux à vapeur qui font le trajet entre Wologda et Arkangel reprirent leur service. L’idée de fuir vers le Nord ne pouvait manquer de nous venir à l’esprit. Mais le risque était grand, l’argent faisait défaut ; et d’ailleurs, en admettant même la possibilité d’une évasion, le Grand-Duc aurait par-là compromis son frère et son cousin. Il ne s’est donc jamais arrêté à cette idée.

Il faut dire aussi que personne n’imaginait que les choses dussent prendre la tournure tragique qu’elles allaient avoir dans un si proche avenir. Le soulèvement de Jaroslaw venait de commencer et de nouveau tout le monde était plus que jamais rempli d’espoir. L’armée rouge subissait des pertes énormes. Les commissaires bolchévistes se montraient inquiets, et d’arrogants devenaient plats. De Pétrograde on nous écrivait de source sérieuse que cette fois, il n’y avait plus de doute possible : c’était le commencement de la fin. Hélas ! toutes ces espérances devaient bientôt s’effondrer. La ville de Jaroslaw fut reprise par l’armée rouge, qui exerça de terribles représailles. A Pétrograde, il n’y eut aucun mouvement. Les commissaires retrouvèrent tout leur aplomb. Déjà, on touchait à la fin du mois de juin. Déjà, on commençait à faire ses provisions de bois pour l’hiver, car dans ces contrées septentrionales l’été est de courte durée. Et, aucun indice n’annonçant que le sort des captifs dût s’améliorer, le Grand-Duc envisageait avec tristesse la perspective de passer l’hiver à Wologda.


II

Le premier juillet, un lundi, à une heure, et demie de l’après-midi, nous venions de finir notre déjeuner et prenions le café quand nous aperçûmes par la fenêtre deux automobiles arrêtés devant la porte cochère de notre cour. Deux individus, l’un en civil, l’autre en uniforme militaire, sortirent de l’un des automobiles où se trouvaient aussi plusieurs soldats. Ils traversèrent la cour et sonnèrent à notre appartement. J’allai leur ouvrir. L’individu en civil demanda à voir l’ex-grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch Romanoff. Je le fis entrer. Il monta le petit escalier qui menait dans notre vestibule. Laissant son acolyte au bas de l’escalier, il entra dans la salle à manger. C’était un tout jeune homme, blond, de figure ouverte et de haute taille. Il salua les deux Grands-Ducs, et, avec une politesse recherchée, les informa qu’il était envoyé par le président des soviets de Wologda, Vétochkine, faisant l’intérim d’Eliava, avec ordre d’arrêter les trois ex-Grands-Ducs qui se trouvaient dans la ville, — Nicolas Mikhailovitèh, Georges Mikhaïlovitch et Dimitri Constantinovitch. Il ajouta, toujours avec la même politesse, que, pour lui, il ne faisait qu’exécuter l’ordre reçu et, en manière de preuve, il exhiba un télégramme de Pétrograde signé d’Ouritsky.

Les Grands-Ducs ne pouvaient que s’incliner : ils déclarèrent qu’ils étaient prêts. Le jeune homme déclara alors qu’il était encore obligé de procéder à une perquisition sommaire ; il visita une armoire, quelques tiroirs de la table à écrire, mais le tout de façon très superficielle, seulement pour la forme. Ses manières étaient des plus correctes. Il déclina ses nom et qualité et déclara s’appeler Condé. Était-ce vraiment son nom ? N’était-ce pas plutôt un pseudonyme ? Je l’ignore. Quand le grand-duc Nicolas lui demanda si on leur permettrait de faire venir leurs lits et de se faire apporter leur nourriture, Condé répondit qu’il n’avait reçu aucune instruction à ce sujet, mais que l’autorisation ne pouvait faire doute.

Le moment était venu de partir. Le cœur serré, j’embrassai mes deux pauvres Grands-Ducs et je descendis l’escalier avec eux. Ils montèrent en automobile, résignés et courageux, comme toujours, et me jetèrent un dernier regard d’adieu. Je vis les automobiles traverser le pont, tourner à droite : on allait chez le grand-duc Georges pour prendre ses effets ; de chez lui on devait aller chercher le grand-duc Dimitri Constantinovitch et de là à la prison du gouvernement de Wologda, située à quatre kilomètres environ de la ville. Encore une fois, mon Grand-Duc me fit un signe de la main… Je regardai ma montre ; il n’était que deux heures vingt. Toute cette scène n’avait donc duré que quarante minutes.

À l’annonce de la triste nouvelle, tous les habitants de notre maison et des maisons voisines s’étaient rassemblés. Tout le monde était indigné ; les femmes et les enfants pleuraient.

Le soir seulement j’eus des nouvelles des prisonniers. Le colonel Karotchintseff, avec mille difficultés, avait réussi à voir le président des Soviets, Vétochkine ; il avait appris de lui que nul ne savait quels faits avaient motivé l’arrestation des Grands-Ducs, qu’ils étaient dans la prison du Gouvernement dans des cellules séparées. C’est tout ce que je pus apprendre ce soir-là.

Le lendemain, mardi 2 juillet, nous allâmes, le colonel Karotchintseff et moi, trouver le président du Conseil des Soviets de Wologda. Il nous reçut avec condescendance et nous dit qu’il ne s’expliquait pas cette arrestation, que le Soviet de Wologda ne l’approuvait pas, mais qu’il n’était pas en son pouvoir de l’empêcher, vu que l’ordre émanait d’Ouritsky lui-même. Il nous promit de faire tout le possible pour rendre aux prisonniers leur détention moins dure et ajouta que pour procéder à cette opération il avait choisi, en la personne de Condé, celui de ses secrétaires qui était le mieux élevé. Il nous autorisait à aller voir les prisonniers dès aujourd’hui, mais nous devrions, chaque fois, demander des permis à Condé. Nous le priâmes de télégraphier à Ouritsky pour demander que l’emprisonnement fût commué en arrestation domiciliaire. Il nous le promit. L’arrestation du grand-duc Nicolas lui semblait particulièrement incompréhensible, — « Un homme de cet âge, et qui jamais ne s’était occupé de politique ! » — Son avis était que tous les trois avaient été arrêtés uniquement parce qu’ils étaient des Romanoff.

Le même jour, à quatre heures, nous étions, le colonel Karotchintseff et moi, à la prison ; le brave Motoroff y était venu aussi. Condé était déjà là ; il tenait à assister lui-même à la première entrevue. Il fit venir le geôlier. Je ne pus retenir un sanglot quand je vis dans les mains de cet homme les énormes clefs des portes des cellules. La serrure de la cellule du grand-duc Dimitri, le n° 11, était rouillée ; on n’en vint à bout qu’à grand peine. Quand s’ouvrit la porte du n° 13, j’eus devant moi mon cher grand-duc Nicolas ; il n’avait pas l’air abattu : ce fut le sourire sur les lèvres, la taille redressée, en vrai petit-fils de l’Empereur Nicolas Ier, qu’il m’accueillit. Il me dit qu’il avait bien dormi et me pria de remercier le cuisinier pour le déjeuner qu’il avait trouvé très bon. Condé eut la délicatesse de s’éloigner, une fois ouvertes les portes des détenus. Nous pûmes librement causer. On nous avait accordé une demi-heure d’entretien, mais nous pûmes rester quarante minutes. Le Grand-Duc avait papier, crayons, plume, encre, cigares, cigarettes, objets de toilette, même des livres, bref tout le nécessaire. Les quarante minutes écoulées, le gardien-chef vint nous prévenir qu’il fallait partir. J’allai saluer les deux autres Grands-Ducs. Le grand-duc Dimitri, un peu indisposé, me reçut avec son sourire habituel. Le grand-duc Georges se portait bien ; il écrivait à sa famille. Je suis témoin que les trois Grands-Ducs faisaient preuve d’un courage aussi simple qu’admirable.

Le régime adopté pour les grands-ducs Nicolas et Georges fut le suivant : le matin on leur portait le café, à midi et demi le déjeuner et vers les sept heures et demie le diner. Le grand-duc Dimitri recevait ses repas séparément. Vers les quatre heures, nous nous rendions à la prison. Il fallait pour cela aller de grand matin au soviet et demander des permis chez Condé. Après quelques jours, on laissa les portes des cellules ouvertes : les détenus purent se promener librement dans le corridor de la prison et descendre dans la petite cour. Par bonheur, nous avions une série de belles journées d’été. La prison affectait la forme d’un long corridor, avec des cellules des deux côtés. On y accédait par deux cours, dont l’une avait une porte en fer toujours fermée à clef ; la clef se trouvait chez le gardien-chef. La cellule du grand-duc Nicolas était une grande pièce avec deux fenêtres donnant sur la cour, une table au milieu, un banc de bois contre le mur. Son lit de camp, qu’on lui avait apporté, avait été disposé au milieu de la pièce, à côté de la table, mesure contre l’humidité et contre les insectes. Les cellules des deux autres Grands-Ducs étaient un peu plus petites. A l’entrée du corridor se trouvait le corps de garde.

Dès les premiers jours de l’arrestation des Grands-Ducs, quelques personnes avaient projeté de les faire évader. La tentative était singulièrement risquée : il fallait pénétrer dans la prison, venir à bout du corps de garde composé d’une demi-douzaine de soldats lettons armés, faire sortir les Grands-Ducs, les mettre en automobile, partir avec eux. Avertis de ce plan d’évasion, les Grands-Ducs s’y opposèrent énergiquement.

Le samedi 6 juillet, on nous délivra, au soviet, des permis valables pour deux jours. Notre joie était grande, ainsi que celle des prisonniers : on était sûr de se revoir le lendemain ! Quel fut notre désenchantement quand, le dimanche, arrivés à la prison, nous nous en vîmes refuser l’entrée ! La pensée nous vint aussitôt, que ce contre-ordre pouvait bien être en rapport avec le soulèvement qui venait d’éclater à Moscou. L’état de siège était proclamé à Wologda. Que de raisons d’inquiétude ! Le corps de garde avait été composé jusqu’alors de soldats plutôt bien disposés pour les prisonniers ; mais cela pouvait changer du jour au lendemain.

D’autre part, le bruit circulait que les représentants des Puissances étrangères auraient présenté aux soviets une note collective demandant la libération des Grands-Ducs. Cette note aurait été portée à Moscou par un envoyé spécial. En fait, un des ambassadeurs que je rencontrai m’exprima ses condoléances, manifesta le plus vif intérêt pour le sort des Grands-Ducs, m’affirmant qu’il avait fait une démarche et protesté au nom de son pays contre l’arrestation du grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch.

Le lundi 8 juillet, on nous dit au soviet, à la princesse Bagration Moukhransky et à moi, que, vu, l’assassinat du comte Mirbach à Moscou et les désordres de Jaroslaw, on ne nous délivrerait pas de permis avant deux jours.

Aucune nouvelle ni des prisonniers, ni de ma famille de Pétrograde, ni de ma fille de la petite Russie.

Le domestique qui avait porté le dîner me dit que les consignes avaient été très sévères, qu’on avait minutieusement vérifié les plats, les assiettes, les serviettes ; il n’avait pas pu voir les Grands-Ducs.

Il y a maintenant une semaine qu’ils ont été arrêtés. Comme tout en ce monde est relatif ! Ces deux petites chambres qui, le jour de notre arrivée à Wologda, nous avaient fait l’effet d’être si misérables, comme elles me paraissent confortables aujourd’hui comparées à cette cellule !

Le mardi 9, le domestique qui avait porté le café du matin, put voir le grand-duc Nicolas : il me faisait dire qu’il avait passé une bonne nuit et me priait de ne pas m’inquiéter. C’est bien lui, toujours le même : dans sa terrible position, il ne cesse de penser aux autres.

Je suis allé de nouveau au soviet ; le permis m’a été encore refusé. J’ai appris là que le calme était rétabli à Moscou, que Jaroslaw était retombé entre les mains des rouges et que l’état de siège allait être levé à Wologda… Nouvel écroulement de nos espoirs !

Les jours suivants, on continua de nous refuser les permis ; nous allions tous les jours au soviet ; toujours même refus, et maintenant en termes grossiers. Nous n’avions pas vu les détenus depuis le samedi 6. Condé nous répondait invariablement qu’il ne pouvait rien faire et nous disait d’attendre jusqu’au lundi 15.

Enfin ce lundi 15 arriva. Nous reçûmes, le colonel Karotchintseff et moi, les permis si longtemps attendus et nous pûmes aller à la prison. Je m’y rendis, comme d’habitude, vers les quatre heures. Le gardien chef, un Letton, assistait à notre conversation, assis sur le même banc que le Grand-Duc et moi. Le Grand-Duc se portait bien, ainsi que le grand-duc Georges : leur moral était excellent. Je ne pus voir le grand-duc Dimitri, qui dormait.

Que se passait-il alors dans l’âme des prisonniers ? Je me le suis demandé bien des fois et ne puis guère conserver d’illusions à ce sujet. Ils savaient que nous souffrions de les voir souffrir et que l’impossibilité de leur venir en aide augmentait notre chagrin : voilà pourquoi ils faisaient semblant d’être toujours de bonne humeur et pleins d’espoir : c’était eux, les détenus, qui raffermissaient nos courages. Au cours de cette semaine où ils étaient restés seuls, sans voir aucun visage ami, et dans des conditions à abattre les cœurs les plus fermes, il était bien impossible qu’un triste pressentiment ne se fût pas présenté à leur esprit. S’ils cachaient avec tant de soin leur propre tourment, ce n’était que par délicatesse pour nous et peut-être aussi pour se réconforter et se soutenir mutuellement. J’en ai la conviction, c’était une grande comédie tragique que jouaient ces nobles acteurs.

Le mardi 16, de bon matin, j’étais de nouveau au soviet : je me procurai mon permis sans trop de difficultés. Le domestique du grand-duc Georges avait vu la veille le président du conseil, Eliava, qui venait d’arriver de voyage ; il lui avait dit qu’il regrettait beaucoup d’avoir été absent lors de l’arrestation des Grands-Ducs, que s’il eût été là, on aurait pu ne pas les mener en prison, mais se contenter d’une arrestation à domicile ; maintenant il ne pouvait plus rien : il fallait un ordre d’Ouritsky.

Aujourd’hui nos détenus redoublent d’espérance. Des bruits qui courent la ville sont parvenus jusqu’à eux : les armées des Alliés auraient occupé Petrozavodsk et s’approcheraient de Zvanka… Je n’ai pas voulu les détromper, mais je prête fort peu de créance à tous ces racontars.

Mercredi 17, le colonel Karotchintseff m’ayant fait dire qu’il n’irait pas au soviet, je m’y suis rendu seul ; puis à la prison, sur les quatre heures. Le secrétaire était allé le matin voir le Grand-Duc et lui avait dit que sa demande d’échanger l’emprisonnement contre une arrestation domiciliaire avait été rejetée : l’assemblée du soviet avait décidé que tout ce qu’on pouvait lui permettre c’était d’être transféré à l’hôpital de la prison. Le Grand-Duc avait refusé. Le secrétaire avait ajouté qu’il avait déjà envoyé trois télégrammes à Ouritsky, lui demandant des instructions. Aucune réponse n’était encore arrivée. Il ne désespérait pas que la délivrance fût proche.

Jeudi 18, il pleut, le vent est glacial. Arrivé au soviet, j’ai appris par le secrétaire qu’on avait enfin reçu une réponse d’Ouritsky. Il n’autorisait aucun changement, « jusqu’à nouvel ordre. » Que pouvait signifier l’expression « jusqu’à nouvel ordre ? » C’est à peine si le secrétaire répond à mes questions ; il refuse toute explication.

Comment transmettre cette nouvelle aux malheureux détenus ?

Je les ai vus : ils ont vaillamment accepté cette nouvelle déception.

Il faisait terriblement froid dans la prison ; le Grand-Duc s’était enveloppé d’un plaid. Il était un peu nerveux aujourd’hui. Je commence à perdre tout espoir.

Vendredi 19. Même visite matinale au soviet. Aujourd’hui la température est moins rigoureuse. Je suis resté longtemps à la prison et nous nous sommes assis, le grand-duc Nicolas, le grand-duc Georges et moi, sur le banc de la cour ; les Grands-Ducs continuent à faire belle figure.

En rentrant j’ai de nouveau rencontré un des ambassadeurs ; il m’a dit avec tristesse qu’il était désormais impuissant à rien obtenir. J’ai expédié plusieurs lettres du Grand-Duc à son chargé d’affaires, M. Molodovsky.

Samedi 20. Comme je revenais ce matin du soviet, quelqu’un me dit que, d’après un bruit qui courait, l’Empereur aurait été fusillé à Ouralsk. Indigné, je fais taire mon interlocuteur. A peine l’ayais-je quitté, j’entends les porteurs de journaux annoncer à haute voix la terrible nouvelle. Je prends un journal : elle y est en première page, en lettres énormes.

Sur le chemin de la prison, je me demandais comment apprendre au Grand-Duc que le crime était accompli. J’usai de précaution, disant, à mots couverts, que j’apportais une bien triste nouvelle. C’était plus qu’il n’en fallait pour lui faire comprendre qu’il venait de se passer un événement d’une exceptionnelle gravité. Il me regarda fixement : « Mais parle donc, fit-il d’une voix forte, de quoi s’agit-il ? me prends-tu pour une vieille femme ? » Il m’arracha des mains le journal, y jeta un coup d’œil, eut un sanglot et répéta par deux fois : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Est-ce possible qu’ils aient commis ce crime ? » Le grand-duc Georges était là, partageant sa douleur et son indignation.

En ce moment on entendit un pas dans l’escalier. C’était Condé. Il confirma la nouvelle, et ajouta qu’on venait de recevoir d’Ouritsky par télégramme l’ordre de transférer les trois ex-grands-ducs à Pétrograde ; le départ était fixé au lendemain, dimanche, à midi.

Condé ne voulait donner aucun détail ; il était pressé. Il recommanda aux Grands-Ducs de se préparer pour le départ et me donna la permission de venir de grand matin à la prison. » J’étais chargé de prévenir les domestiques. Ils devaient accompagner les Grands-Ducs. On emballa tout, pendant la soirée et une grande partie de la nuit ; le cuisinier prépara les provisions pour le voyage. Je ne pus guère me coucher avant quatre heures du matin. A huit heures, j’étais à la prison. J’apportai au Grand-Duc un peu d’argent et je retournai à la maison pour hâter les préparatifs de mon propre départ qui devait avoir lieu le lendemain.

A onze heures, je rejoignis les trois Grands-Ducs à la gare. Ils étaient déjà installés dans le compartiment qui leur avait été réservé ; ils étaient escortés de quatre soldats : le secrétaire du soviet les accompagnait à Pétrograde. Plusieurs personnes étaient venues à la gare pour prendre congé des prisonniers. A midi j’embrassai pour la dernière fois mon maître bien-aimé, et les deux autres Grands-Ducs. C’était le suprême adieu. Le train partit. Condé me serra la main et me promit de faire son possible pour plaider la cause des détenus. C’était la dernière page de notre exil à Wologda.

Qui pouvait dire ce qui attendait les trois captifs à Pétrograde ?


III

Le lendemain, muni d’un passeport, je pus partir, et, le mardi, vers les deux heures, j’étais à la maison.

La première chose que j’appris est que les Grands-Ducs avaient été amenés de la gare de Pétrograde directement à la Tchéka et qu’on les y avait retenus. On continuait à leur porter leurs repas. Quelques jours après, ils furent transférés de la Tchéka à la Spalernaia avec ordre de leur appliquer le régime le plus sévère. Ils furent mis dans des cellules séparées : une fois par jour on les faisait sortir pour la promenade dans la cour, et, trois fois par semaine, on permettait de leur apporter des provisions, des cigarettes, du linge. Il y avait un moyen de recevoir du Grand-Duc et de lui envoyer de temps en temps clandestinement des lettres ou plutôt des billets ; mais il ne fallait en user qu’avec des précautions infinies. Nous apprîmes aussi que vers les quatre heures il pouvait sortir dans un corridor et s’approcher d’une fenêtre qui donnait sur la rue ; ainsi nous pûmes l’apercevoir à plusieurs reprises, à l’appui de la fenêtre, son cigare à la bouche, nous saluant de la main. A l’approche de l’automne, cette faveur fut supprimée.

On m’avait signalé une dame que ses relations avec Ouritsky mettaient à même de nous rendre service : nous eûmes une entrevue. Elle me promit de s’informer s’il y avait une possibilité quelconque de faire quelque chose pour délivrer le Grand-Duc. Je la revis quelques jours après, et elle me donna quelque espoir : nous entrâmes en pourparlers.

Sur ces entrefaites survint l’assassinat d’Ouritsky ; je fus arrêté le jour même, 30 août, et nos pourparlers rompus. A mon sortir de prison, douze jours après, je revis cette dame ; c’était vers la mi-septembre ; elle me dit que la mort d’Ouritsky rendait la chose beaucoup plus difficile, mais qu’elle continuerait quand même à s’en occuper. En effet, elle se mit en campagne et multiplia les efforts pour aboutir au résultat si ardemment désiré. Hélas ! elle échoua complètement.

Nous étions plus ou moins au courant de ce qui se passait à la prison par des moyens que je n’ai pas le droit de divulguer. Le Grand-Duc nous envoyait des billets et nous reprochait de ne pas lui écrire assez souvent ; mais c’était si dangereux, la moindre imprudence aurait pu entraîner de telles conséquences ! Ma femme lui ayant écrit plusieurs fois, il la remerciait chaleureusement et lui disait dans ses billets : « Vous, la vraie courageuse. »

Le temps passait et on ne voyait luire aucun espoir. Personne pourtant n’envisageait fa possibilité d’une condamnation à mort pour les Grands-Ducs.

On prétend qu’en janvier 1919, au soviet de Moscou, Lounotcharsky était parvenu à obtenir leur grâce, que le soviet de Moscou télégraphia en ce sens au soviet de Pétrograde, mais que Zinovieff, opposé à toute mesure de grâce, avait retenu le télégramme et hâté l’exécution.

La nuit du 26 au 27 janvier, je fus de nouveau arrêté et mené à la Tchéka. Le troisième jour de mon arrestation, le 29 janvier, je lus dans le journal que dans la nuit du 28 au 29 les grands-ducs Nicolas Mikhaïlovitch, Georges Mikhaïlovitch, Dimitri Constantinovitch et Paul Alexandrovitch avaient été fusillés à la forterresse de Pierre et Paul !

Tout était fini !


* * *

Dans la nuit du 28 au 29 janvier on amena à la prison de la Tchéka un jeune officier, transféré de la Spalernaia. En lisant son nom sur la liste des détenus, je ne doutai pas que ce ne fût ce compagnon de cellule dont le Grand-Duc m’avait plusieurs fois parlé et toujours avec éloge, dans ses billets. J’allai le trouver, je lui demandai si la terrible nouvelle était exacte, s’il y avait quelque chance qu’elle fût erronée. Il me répondit que malheureusement trop d’indices venaient la confirmer. D’abord il avait vu de ses yeux emmener de la Spalernaia les trois Grands-Ducs, sous escorte armée et sans bagages, ce qui était mauvais signe. Ensuite ayant été, dans cette même nuit du 28 au 29, amené à la Tchéka, et se trouvant dans le bureau du commandant Galkine, — celui-là même qui avait mission de fouiller les prisonniers, à leur arrivé à la Tchéka, et de les écrouer, — il avait vu cet ignoble individu, en tenue de combat, deux revolvers en bandoulière et la ceinture garnie de cartouches : c’était ainsi qu’il s’équipait lorsqu’il se rendait à une grande exécution, où son rôle était d’assister le bourreau et de donner le coup de grâce aux victimes. Il avait entendu Galkine, de sa voix de stentor, donner l’ordre de conduire en toute hâte à la forteresse « celui qu’on avait amené ici par erreur. » Au sortir du bureau, il avait pu entrevoir sur le palier de l’escalier qui menait aux cellules, le malheureux grand-duc Paul, entre deux soldats, revolver au poing. C’était lui qu’on avait « amené de l’hôpital ici par erreur, » et qu’il fallait conduire à la forteresse.

Nous causâmes longuement ; l’officier me donna mille détails sur la captivité du Grand-Duc ; il me répéta que jusqu’à la fin l’auguste prisonnier avait montré la même sérénité, affectant d’espérer contre toute espérance.

Le 7 avril 1919, libéré des travaux forcés où on m’avait envoyé après m’avoir fait passer par trois prisons, je recueillis plusieurs versions du massacre des Grands-Ducs. Ces versions étaient vagues et contradictoires. Je n’avais ni le cœur ni les moyens de me renseigner plus précisément sur ce crime odieux. Plus tard, à Paris, je retrouvai l’adjoint de l’intendant du Grand-Duc qui avait réussi à fuir de Pétrograde bientôt après l’exécution. Voici le récit qu’il me fit, d’après des renseignements de deux sources absolument sûres.

A onze heures et demie, la nuit du 28 au 29 janvier 1919, les trois Grands-Ducs reçurent l’ordre de se préparer à quitter la Spalernaia ; on les autorisait à prendre leurs bagages. Alors le grand-duc Nicolas dit en souriant à son frère le grand-duc Georges, que probablement on allait les remettre en liberté, ou peut-être les transférer à Moscou. Le grand-duc Georges lui répondit qu’il était possible aussi qu’on les menât fusiller. Sur quoi le grand-duc Nicolas repartit qu’il ne le croyait pas, parce que personne n’avait intérêt à leur mort. Le grand-duc Georges ne répondit rien et resta pensif. Il s’adressa à un des gardiens de la prison qui paraissait être bien disposé pour eux et le pria de dire de sa part aux personnes de sa famille, si un jour il en rencontrait, qu’il les embrassait. Le grand-duc Dimitri se tenait dans une résignation silencieuse.

Le moment venu, on les fit sortir de la prison sous escorte armée ; mais alors on ne leur permit pas de prendre leurs bagages. Le grand-duc Nicolas sortit en tenant dans ses bras un chat. Ce chat s’était habitué à lui et ne le quittait pas.

Il faisait une forte gelée, cette nuit-là. Arrivés dans la cour, les Grands-Ducs furent frappés de voir qu’on n’avait pas amené d’automobile ; il y avait seulement un grand camion, où se trouvaient déjà six matelots les mains liées. On y fit monter les Grands-Ducs. Quatre soldats armés et le commissaire y montèrent aussi. En sortant de la prison et suivant le quai, le camion tourna sur le pont Troitsky qui conduit à la forteresse Pierre et Paul ; ils ne pouvaient plus douter où on les menait.

Arrivés à la forteresse, on les conduisit directement chez le commandant. Le grand-duc Paul Alexandrovitch y fut amené aussi et c’est là qu’un commissaire venu de la Tchéka, — probablement l’odieux Galkine, — leur lut l’arrêt de mort. Après quoi, on leur fit enlever leurs par-dessus et leurs habits, malgré qu’il y eût près de vingt degrés au-dessous de zéro. On les mena au lieu du supplice près du bastion « Troubetskoy ; » une grande fosse était déjà creusée.

Chacune des victimes se trouvait entre deux soldats qui les tenaient par les bras. Le grand-duc Nicolas avait toujours son chat. Un des soldats dit à haute voix : « Quel honneur pour nous ! Voilà maintenant que nous nous promenons bras dessus bras dessous avec des Grands-Ducs ! »

Quand on passa près de la cathédrale où se trouvent les tombeaux de la famille impériale, les Grans-Ducs ôtèrent leurs chapeaux et firent le signe de la croix. Alors un soldat leur cria : « Toutes vos mômeries n’empêcheront pas qu’on va vous fusiller. Et on ne vous enterrera pas sous des dalles de marbre, mais sous des bûches de bois. »

Au moment de l’exécution le grand-duc Nicolas remit son chat à un des bourreaux.

Tous regardèrent la mort avec le même courage, avec la même absolue sérénité. Le grand-duc Dimitri dit à haute voix une courte prière, en demandant au Seigneur de pardonner à ses bourreaux.

Alors commença le massacre, présidé et stimulé par ce démon de Galkine.

Chacun des soldats qui prit part au meurtre reçut une livre et demie de pain. L’un d’eux se vanta d’avoir enlevé les bottes au cadavre du grand-duc Georges.

Ainsi est mort le grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch. Il est mort, cet homme si admirablement doué, si libéral, au cœur d’or, qui aimait si ardemment sa patrie, et, avec lui, tant d’autres sont morts, innocents comme lui, lâchement assassinés par des serviteurs de Satan qui ont corrompu et subjugué cette grande Russie orthodoxe et y ont introduit son règne.

Dors, cher maître, dors en paix ! La Russie ressuscitera ; du cauchemar de ces dernières années elle sortira épouvantée et repentante ; elle reprendra le chemin de son développement intellectuel et moral, et remettra en leur rang les œuvres dont tu l’as si richement dotée, ces belles œuvres qui portent ton nom et l’ont rendu immortel.


Général Constantin Brummer.
  1. Le grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch a publié : Les princes Dolgorouky, 1 vol. — Le comte Paul Stroganow, 2 vol. — Les portraits russes des XVIIIe et XIXe siècles, 5 tomes, à 4 livraisons chacun. — L’Impératrice Elisabeth Alexievna, 1 vol. — L’Empereur Alexandre Ier, 2 vol. — Relations diplomatiques entre la Russie et la France d’après les rapports des Ambassadeurs des Empereurs Alexandre Ier et Napoléon, 8 vol. — Correspondance de l’Empereur Alexandre Ier avec sa sœur la grande-duchesse Catherine Pavlovna, 1 vol. — Les Aides de camp généraux de l’Empereur Alexandre Ier, 1 vol.
  2. Le grand-duc Nicolas a publié des Mémoires sur les Lépidoptères en 9 volumes illustrés.
  3. Koté était le petit nom d’amitié, qu’il me donnait.