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Les Derniers Marquis/Épilogue

La bibliothèque libre.
É. Dentu, Éditeur (p. 107-116).



ÉPILOGUE


J’étais allée de Biarritz, en gracieuse et intelligente compagnie, faire une rapide excursion sur la frontière d’Espagne. Au retour de cette promenade, nous nous arrêtâmes pour dîner à Saint-Jean-de-Luz. Nous avions parcouru la veille cette ville aux grands souvenirs historiques ; visité l’église où Louis XIV se maria, et le port autrefois encombré de navires et aujourd’hui désert. Nous n’avions donc plus à voir Saint-Jean-de-Luz en détail. Mais la mer qui attire toujours, surtout à l’heure du soleil couchant, nous fit remonter sur le môle formidable à l’issue du dîner, et nous longeâmes la jetée pour gagner le petit village de la Socoa, bâti à l’entrée de la baie de Saint-Jean-de-Luz. La Socoa échelonne ses pauvres maisons de pêcheurs sur la croupe de rochers à la teinte bleuâtre ; au sommet s’élève un vieux fort qu’une tour domine. Dans le petit golfe tranquille qui s’abrite au pied des rocs, sont amarrées des barques de pêcheurs ; la mer écumeuse se brise à quelque distance et n’atteint pas ce calme bassin.

Nous nous étions assis au pied de la tour ; le village au-dessus de nous semblait endormi ; çà et là quelques lumières, qui brillaient à travers les vitres, et la fumée qui s’échappait des toits, annonçaient seules que les maisons étaient habitées ; c’était l’heure où les femmes préparaient le repas du soir, tandis que leurs pères, leurs maris ou leurs fils, revenus de la pêche, se reposaient auprès de l’âtre ou sur le seuil des portes. Ces rudes travailleurs ne songeaient guère à contempler la nature et la mer toute rougissante de l’éclat du soleil qui disparaissait.

Nous avions donc autour de nous une paix et une solitude qui semblaient agrandir encore l’incommensurable grandeur de l’Océan. À gauche, nous suivions du regard les derniers contours du rivage de la France jusqu’au cap Figuier, qui marque l’embouchure de la Bidassoa ; à droite, la rade de Saint-Jean-de-Luz ; plus loin, le village de Bidart et le petit port de Quétary avec ses toits rouges ; plus loin encore, la côte des Basques, couronnée de belles roches lumineuses, puis enfin la plage de Biarritz, où les flots se précipitent avec fracas contre les récifs épars : on dirait des assaillants furieux escaladant des citadelles imprenables.

En face de nous la mer montait en collines d’écume ; son bruit majestueux semblait la symphonie du soir conviant la terre au repos. Derrière les énormes vagues blanches se dressaient d’autres vagues étincelantes que le soleil, en fuyant, avait saupoudrées d’étincelles ; puis venaient les vagues rouges que l’astre, à son déclin, éclairait d’aplomb avant de disparaître derrière les monts de l’Espagne dans la direction de Saint-Sébastien.

Les teintes diverses de cette mer en flamme formaient une merveilleuse harmonie ; la beauté du ciel y concourait. Déjà dans l’azur du jour mourant brillaient quelques étoiles ; l’âme se dilatait entre cette double immensité du firmament et de la mer ; si bien que nous nous taisions tous par un tacite accord, laissant flotter notre pensée dans l’étendue sans bornes. Nous étions là quatre voyageurs : une jeune et belle princesse qui m’avait prise en amitié et emmenée dans sa voiture à travers les vallées et les gorges des Pyrénées françaises et espagnoles ; le fils de la princesse, superbe enfant de douze ans, pensif et recueilli, dont la brise de la mer soulevait la chevelure bouclée tandis que ses grands yeux noirs contemplaient immobiles le sublime spectacle qui nous saisissait ; sa turbulence ordinaire avait fait place à la rêverie ; il sentait comme nous l’influence de cette splendeur du ciel et de l’Océan. C’était ensuite un parent de la princesse. Homme politique d’un âge mûr ; esprit judicieux, cœur franc, lettré, perspicace ; goûtant peu la nature et la poésie, et qui cependant éprouvait aussi, en cet instant, une absorption involontaire. Quant à moi, j’avais l’âme perdue dans cette immensité ; elle y flottait et s’y assimilait si bien qu’insensiblement j’oubliai mes trois compagnons de route dont la voix se taisait.

La princesse rompit la première le silence :

— Parlez-nous donc, me dit-elle, vous qui avez la faculté de rendre en poésie ces grandes scènes de la nature !

— Je me sens écrasée par celle-ci, répondis-je, essayer de la chanter ou d’en discourir serait la circonscrire ; nos regards qui l’embrassent peuvent seuls la fixer dans notre souvenir, voilà pourquoi nous avons tous instinctivement regardé sans parler ce merveilleux horizon.

— Oui, reprit la princesse ; mais la tristesse nous gagne et presque la stupeur, tant il est vrai que notre esprit ne peut longtemps supporter ce qui le domine et l’anéantit. Dites-nous donc un paradoxe ou une folie, Grégory, ajouta-t-elle en se tournant vers son cousin et si madame ne veut pas nous faire entendre quelques belles strophes ou quelques récits touchants, racontez-nous votre dernière aventure sentimentale.

À cette interpellation, le comte Grégory leva la tête : ses yeux noirs pétillèrent et ses lèvres eurent un franc sourire de bonne humeur. C’était un homme à la stature carrée manquant de grâce sinon de distinction et dont le front intelligent était couronné d’épais cheveux déjà grisonnants. Tout en lui annonçait la force musculaire. Mais prêter à sa vie des épisodes romanesques me semblait une hyperbole.

— Vous savez bien, princesse, que, depuis deux ans, j’ai clos toutes mes aventures galantes, répondit-il gaîment ; mais vous, madame, qui arrivez des Eaux, poursuivit-il, en s’adressant à moi, vous devez y avoir recueilli des anecdotes fort amusantes dont vous allez nous faire part ; je tournerai, pour vous écouter, très-volontiers le dos à la mer qui, par son roulis monotone, commence à me donner le vertige.

En parlant de la sorte, il s’assit à la turque, la face du côté de la tour.

— Allons, ne vous faites pas prier, ajouta la princesse, et dites-nous ce que vous avez observé dans ce monde nomade qui a passé sous vos yeux !

— Quoi, repartis-je, vous aussi vous voulez que ce grand paysage serve de cadre au récit de petites passions ? Eh bien ! soit, et puissiez-vous ne pas être punis par l’ennui de cette profanation.

Je leur racontai alors l’histoire qu’on vient de lire. La princesse écoutait en souriant, et le comte Grégory témoignait une avide curiosité. Je le regardais, surprise de ses soubresauts et de ses exclamations ! Quand j’eus fini, il dit avec un docte dédain :

— Cette petite Aglaé fera donc toujours parler d’elle !

— Vous l’avez connue ? m’écriai-je avec étonnement ; et aussitôt je l’assaillis de questions. Oh ! parlez-moi d’elle, lui dis-je, fournissez-moi des retouches à faire à son portrait ; censurez-moi si j’ai été injuste. L’avez-vous jugée ainsi qu’aimait à le supposer Nérine, primitivement bonne et sincère ?

— Je l’ai jugée méchante et duplice.

— Mais vous l’avez aimée telle quelle, mon cousin, reprit la princesse.

— Aimée ! s’écria-t-il, et il nous exprima la profonde surprise que lui causait toujours ce mot amour. Je n’ai jamais éprouvé d’amour sérieux, ajouta-t-il, que pour une femme allégorique qu’on appelle la patrie.

— Il est un peu fou, me dit la princesse.

— Mais enfin, repris-je, vous avez été le cavalier servant de la petite marquise, racontez-nous ce que vous en savez.

Avec le suprême laisser-aller d’un Oriental qui parle des femmes, il nous fit un récit très-vif que je me garderai bien de reproduire ici.

— Et pourquoi donc ? dira le lecteur déçu qui entrevoyait un complément à cette histoire.

— Pour deux motifs : par conscience et par humilité. Femme, je tiens pour suspect ce qu’un homme me dit des femmes, et n’ayant pu contrôler par moi-même le récit du comte Grégory, je le supprime.

Voilà pour la conscience.

Quant à l’humilité, elle se produisit invincible en moi sous la forme d’une vision.

Le comte Grégory ayant cessé de parler, étira ses bras du côté de la mer que l’obscurité du soir enveloppait déjà de longs voiles zébrés de rayons.

À cette heure, la stature robuste du comte prit à mes yeux des proportions plus amples et plus hautes ; sur ses épaules à la carrure puissante s’élevait sa tête énergique, couronnée d’une épaisse chevelure que le vent soulevait comme une auréole ; tout à coup cette figure placée dans l’ombre évoqua pour moi la figure bien connue d’un vaste génie. — Je crus voir planer dans la brume le fantôme du grand Balzac. Le Molière et le Shakespeare des romanciers me souriait de sa lèvre bienveillante ; mais dans son œil profond, limpide et fascinateur comme l’Océan, Je lisais le dédain superbe et serein que la force a pour la faiblesse ; il me semblait que sa voix, se réveillant de la mort, murmurait à mon oreille : « Que peux-tu et que peuvent de plus habiles que toi dans ce champ du réel que j’ai défriché à grands chocs de charrue, de pioche et de sape, creusant les terres molles et faisant sauter les rocs ardus ! travailleur infatigable, fougueux et patient, savant et inspiré tour à tour. Aussi que de moissons dorées et que de fleurs rares ont poussé dans ce champ défoncé par moi. Oh ! pauvres chétifs essoufflés que vous êtes ! vous errez dans des landes planes, et si parfois vous y découvrez un filon, d’où j’aurais tiré de l’or, vous n’en faites jaillir qu’une poussière sèche ! »

Tandis que la voix retentissait dans mon esprit, je pensais : C’est lui seul le maître inimitable, qui aurait su écrire l’histoire qu’on vient de lire, et lui seul qui aurait pu raconter celle qu’on ne lira pas.