Les Derniers Marquis/Préface

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PRÉFACE


J’avais oublié les scènes de mœurs qu’on va lire, je croyais perdues ces pages écrites depuis plus de huit ans, lorsque mon éditeur eut l’idée de les réunir sous ce titre : Les derniers Marquis.

Les épreuves de ce récit satirique me parvinrent dans l’île d’Ischia, au moment[1] où une émeute stupide et barbare, suscitée par des prêtres, menaçait ma vie.

De même que j’avais vu autrefois les petites passions des derniers Marquis s’agiter dans les grands paysages des Pyrénées, je voyais à l’heure présente les petites passions des derniers Abbés se produire en face des sublimes horizons que domine l’île d’Ischia et en troubler un instant, pour moi, la sereine et inaltérable beauté.

Ici encore c’était, comme toujours et partout, la société dans sa plus infime acception, tracassière et perverse, gâtant au poète la nature bienfaisante et splendide qui le console et l’inspire et poussant jusqu’au crime le déchaînement de son ignorance et de ses erreurs.

« Deux siècles plus tôt, m’écrivit dans cette circonstance Victor Hugo, on nous eût brûlés vous et moi, dos à dos sur le même bûcher. »

« Qui contredit est hérétique et luy faut rien que le feu[2]. »

J’aurais pu, dans l’île d’Ischia, répondre comme Panurge : « Estant sur mer craignois beaucoup plus estre mouillée et estre noyée que brûlée[3]. »

À ceux qui ne voulurent pas croire au péril que j’avais couru[4] ou qui l’ont raillé avec la légèreté badine de l’indifférence et de la dévotion, les meurtres récents de Barletta sont venus donner un sanglant démenti.

Si le secours qui me sauva était arrivé trop tard et que j’eusse subi le sort des massacrés de Barletta, sans doute les nouvellistes en belle humeur et les joyeux orthodoxes se seraient écriés, en parodiant le vers de La Fontaine :

                     … Ce n’est rien,
     C’est une femme qu’on lapide.

Mais puique la lapidation ne s’est point accomplie, j’ai voulu rire à mon tour des monagaux[5] qui l’avaient si benoistement[6] préparée, et à peine échappée de leurs pattes, tout en parcourant les épreuves des derniers Marquis qu’on va lire, j’ai écrit gaiement les derniers Abbés, qu’on lira bientôt.

Louise Colet.
Italie, avril 1866.

  1. Vers le milieu de novembre 1865.
  2. Rabelais, liv. i, ch. Ier.
  3. Idem
  4. Ce péril est prouvé par la lettre suivante que M. Vigliani, préfet de Naples, adressa à M. Erdan le 14 novembre (1865) :
    « Monsieur,

    » Par le journal de Naples vous aurez appris que l’autorité et la force sont arrivées à temps pour sauver madame Louise Colet des attaques sauvages de la populace d’Ischia ; je pense qu’à présent elle agirait prudemment en quittant un séjour qui n’est plus sans péril pour sa personne. Une enquête des plus sévères a été ordonnée, et la justice frappera les coupables quel que soit l’habit qui les couvre.

    » Agréez, monsieur, l’expression de mon estime la plus parfaite.

    » Votre dévoué,

    » Vigliani. »

    M. Erdan écrivait lui-même de Naples, le 18 novembre, au journal le Temps dont il est le correspondant :

    « Vous savez que madame Louis Colet a des idées libres, qu’elle exprime librement. Le clergé du lieu annonça qu’elle attirait sur l’île d’Ischia la colère de Dieu ; de là à l’accuser d’être une empoisonneuse, chargée de mettre le choléra, il n’y avait qu’un pas. Il fut fait. Le dimanche 12 novembre, la population courroucée et menaçante s’assembla autour de sa demeure. La garde nationale, prévenue contre elle apparemment, ne s’empressa nullement de la protéger. Nous reçûmes alors, à Naples, — quelques-uns des notables de la colonie française, — avis télégraphique de ce qui se passait. On s’empressa. Le consul général de France agit activement. Le préfet de Naples ordonna au sous-préfet de Pouzzoles d’envoyer 50 hommes de troupe et des gendarmes. L’ordre enfin se rétablit. Madame Louise Colet est heureusement arrivée ici depuis deux jours. »

  5. Rabelais.
  6. idem