Les Derniers Progrès du droit international

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Les Derniers Progrès du droit international
Revue des Deux Mondes3e période, tome 49 (p. 328-354).
LES
DERNIERS PROGRÈS
DU
DROIT INTERNATIONAL

Il y a, comme en témoigne la correspondance récente encore de M. de Moltke et du professeur Bluntschli, des hommes d’état et des chefs militaires qui nient, ou peu s’en faut, le droit international lui-même, à plus forte raison les progrès du droit international. L’argument est simple : les querelles des peuples se vident par la guerre; donc, après la défaite de l’un et la victoire de l’autre, le droit lui-même est à la discrétion du plus fort. Or, suivant une maxime du président Garfield, « une loi manquant de sanction n’est pas une loi. » Où le progrès reste à la merci d’un coup d’épée, il n’y a pas de progrès.

Les progrès du droit international, à coup sûr, sont plus lents et moins facilement saisissables que ceux de la loi civile ou de la loi criminelle. Que la torture ou la confiscation vienne à disparaître d’un code européen, le progrès est précis, indiscutable; il passe du jour au lendemain à l’état de fait acquis. Il n’en est pas de même dans la sphère du droit international. D’abord il n’y a pas au milieu des peuples un pouvoir central organisé qui puisse se faire obéir. Ensuite, quand le perfectionnement de la civilisation semble imposer certaines réformes, que les efforts patiens de certains hommes d’état sont sur le point de les faire prévaloir, et que déjà l’adhésion de plusieurs grandes puissances les a consacrées, la brusque intervention de la force peut tout déranger. Si tout n’est pas à recommencer, il se peut du moins qu’un brutal abus de la victoire remette en question beaucoup de choses. Le droit ne s’éteint pas, mais il s’éclipse.

Il n’en peut être autrement, qui le conteste? dans l’état actuel des sociétés européennes. Mais il n’en faut pas conclure qu’il n’y ait pas de droit international, que certaines pratiques ne soient pas, à la longue, abandonnées d’un commun accord et que de nouveaux principes, dictés par un sentiment plus élevé de la justice, ne règlent pas définitivement, à un moment donné, les rapports internationaux. Ce qui trompe certains observateurs, c’est qu’ils bornent leur examen à un trop petit nombre de faits et à un trop court espace de temps. A procéder de la sorte, on arriverait à nier tous les progrès, car il n’est pas de peuple qui n’ait vu, en-deçà de ses frontières et sur son propre territoire, le droit succomber sous la force. Cela ne signifie pas que la cause du progrès soit à jamais vaincue : le plus souvent, après quelques années, le droit prend sa revanche, et l’humanité reprend sa marche. Les choses ne se passent pas autrement dans la sphère des rapports internationaux, quoique l’observateur, devant lequel l’horizon s’est élargi, doive généralement se résigner à une plus longue attente.

Par cela seul que les citoyens d’un même état sont en contact, on voit se développer chez eux la notion du juste. Comme les nations ne peuvent pas plus s’isoler que les individus, il faut que chacune d’elles apprenne à respecter le droit des autres pour faire respecter le sien. Ainsi se fonde, en vertu d’un principe nécessaire, une loi qui règle les rapports de peuple à peuple. Dès qu’elle existe, elle ne peut que se purifier à mesure que les nations s’éloignent de la barbarie, qu’elles comprennent mieux leur intérêt réciproque, qu’elles corrigent leur droit public interne, qu’elles envisagent plus clairement sous tous ses aspects l’idée générale du juste.

Le droit international se transforme ainsi par la coutume universelle des peuples, et cette adhésion générale (consensus gentium) est la marque la plus irrécusable d’un progrès accompli. Par exemple, Grotius enseignait encore, en 1625, que, « par le droit des gens, » tous les prisonniers faits dans une guerre publique et en forme sont réputés esclaves. Mais il ajoutait presque aussitôt : « Tous les chrétiens généralement ont trouvé à propos d’abolir entre eux l’usage de rendre esclaves des prisonniers de guerre. » Voilà le progrès acquis ; les peuples soumis à l’ancienne coutume l’ont jugée incompatible avec leur nouvelle conception du juste : c’est ainsi qu’une loi plus parfaite est, par la volonté commune, sortie de l’ancienne loi. Même avant que les peuples aient unanimement accepté ce nouveau joug, on peut reconnaître que certaines réformes s’accomplissent ou sont à peu près accomplies. Quand le congrès de Paris eut, en 1856, posé les bases d’un droit maritime uniforme en temps de guerre, l’Espagne, le Mexique et les États-Unis refusèrent d’adhérer à ses résolutions. Cependant la civilisation venait de remporter une de ses victoires, et, comme le disait M. Franck en 1860, comme le répéta Calvo en 1868, le droit international avait fait un grand pas. Un simple traité qui détermine d’une façon plus équitable et plus humaine les rapports de deux ou trois puissances sert à la fois de règle aux contractans et de modèle aux autres peuples : chaque réforme partielle de l’ancienne pratique en annonce la réforme universelle, et lorsqu’une série de pactes a sanctionné l’innovation, le consensus gentium est établi ou près de s’établir, la révolution est faite. Quand les traités des Pyrénées, de Nimègue, de Ryswick et d’Utrecht eurent successivement exigé que les navires neutres saisis par les croiseurs belligérans ne pussent être définitivement attribués au capteur sans qu’un tribunal spécial en eût déclaré la prise bonne et valable, ce principe ne fut plus contestable.

Chaque état peut même, abstraction faite des contrats internationaux, par le seul développement de son droit public interne, concourir au développement du droit international. Si la France n’avait pas écrit dans son règlement du 26 juillet 1778 que le pavillon neutre couvre la marchandise à l’exception de la contrebande de guerre et n’avait pas défendu cette maxime avec persévérance, il n’est pas certain qu’elle eût pu la faire prévaloir, en 1856, au congrès de Paris. La loi américaine de 1818 concernant les enrôlemens pour l’étranger a, sans nul doute, exercé une sérieuse influence sur la détermination des lois générales de la neutralité. Le gouvernement anglais s’en inspirait dès 1819 et faisait voter un act analogue, que compléta l’act du 3 aoùt,1870, défendant atout citoyen du royaume-uni de s’engager dans les armées des belligérans, de recruter des soldats pour leur compte, de ravitailler directement leurs escadres, de construire ou d’équiper des navires destinés aux hostilités. Il n’y a pas là, sans doute, une règle générale, obligatoire pour tous, mais l’utile préface d’une règle générale. C’est à la fois un fragment du droit international et le droit commun international en voie de formation.

Les écrits des publicistes sont un dernier élément de ce progrès. Kent, le grand juge de la cour suprême des États-Unis, allait assurément trop loin lorsqu’il énumérait, en 1826, parmi les sources du droit public international, les ouvrages des jurisconsultes : leur autorité se borne à mettre en relief et à fortifier les principes qui dérivent de la nature des choses ou reposent sur le consentement des peuples. Cependant certains livres ont contribué plus sûrement que dix conventions à propager des vérités qui sont devenues des lois. Le Mare liberum de Grotius, qui révolta si fort le gouvernement anglais et provoqua jusqu’à la fin du XVIIe siècle une polémique si vive, fut la première arme des faibles contre l’usurpation des forts, leur premier titre à l’affranchissement des mers et comme la grande charte des peuples navigateurs.

Puisque nous savons où chercher le droit international et ses développemens progressifs, nous pouvons examiner quels sont au juste, depuis cinquante ans, soit dans les guerres continentales, soit dans les guerres maritimes, les progrès accomplis.


I.

C’est une maxime admise aujourd’hui par tous les peuples civilisés que la guerre a lieu entre les états, non entre les particuliers. Pour comprendre exactement quel a été, dans cet ordre d’idées, le développement progressif du droit international, on n’a pas même besoin de rappeler à quels excès les belligérans croyaient encore pouvoir se livrer pendant la guerre de Trente ans; il suffit d’ouvrir le fameux traité de Grotius sur le droit de la guerre et de la paix, qui fut l’oracle du XVIIe siècle, et qu’on édita quarante-cinq fois de 1625 à 1758 : « La licence de faire du mal à un ennemi, dit le publiciste hollandais, regarde premièrement les personnes. Il y a là-dessus quantité de témoignages de bons auteurs. Le sang d’un ennemi ne souille point celui qui le tue, c’est un mot d’Euripide, qui avait passé en proverbe parmi les Grecs... Cette licence s’étend bien loin... Car, quand on déclare la guerre à un peuple, on la déclare en même temps à tous ceux de ce peuple. Nous pouvons donc tuer impunément les sujets de l’ennemi et sur nos propres terres, et sur les siennes, et sur une terre qui n’appartient à personne, et sur mer... Une preuve, au reste, que la licence de la guerre s’étend fort loin, c’est que le droit des gens n’en met point à couvert les enfans et les femmes, que l’on peut tuer impunément[1]. » Il fallait citer ce morceau, qu’une analyse eût affadi. Telle était, aux yeux de ce jurisconsulte philosophe, non pas seulement la tradition, mais la règle stricte.

Franchissons un peu plus d’un siècle. En 1758, parut l’ouvrage de Vattel, qui n’est pas un grand philosophe, mais un honnête homme, sachant traduire en prose agréable et claire les idées de ses contemporains. Celui-ci va enseigner que « la fin légitime ne donne un véritable droit qu’aux seuls moyens nécessaires pour obtenir cette fin, » qu’on peut sans doute choisir les moyens les plus efficaces pour mettre l’ennemi hors d’état de résister, mais pourvu qu’ils ne soient pas « proscrits par la loi de la nature. » Les femmes, les enfans, les invalides sont assurément au nombre des ennemis ; mais, comme ils n’opposent aucune résistance, on aurait tort de leur ôter la vie. Bien plus, la guerre se faisant aujourd’hui par troupes réglées, les paysans, les bourgeois, qui ne s’en mêlent point, n’ont « pour l’ordinaire » rien à craindre « du fer de l’ennemi. » « Louable coutume, » s’écrie le publiciste neuchâtelois, bien digne des nations « qui se piquent d’humanité ! » Ce qui manque à Vattel, c’est un point de départ. Par exemple, si l’on épargne les laboureurs, c’est, à l’en croire, « en considération de leur travail si utile au genre humain. » Mais il se figure encore « qu’on a des droits sur eux, » comme sur les enfans et sur les femmes, « parce qu’ils appartiennent à la nation avec laquelle on est en guerre et que, de nation à nation, les droits et les prétentions affectent le corps de la société avec tous ses membres. » Ce sont encore les prémisses de Grotius, mais avec des conclusions au rebours des prémisses. Soixante-dix ans plus tard, Kent ne reculera pas devant la même inconséquence.

Le grand-juge des États-Unis aurait pu se rappeler une très célèbre séance de notre conseil des prises, où il avait été proclamé, en l’an VIII, par Portalis, que les particuliers dont les états belligérans se composent sont ennemis comme soldats, non comme hommes ni même comme citoyens, c’est-à-dire que ces états seuls sont ennemis, mais que leurs citoyens ne le sont ni entre eux ni de l’état ennemi. Mais un autre jurisconsulte, réfugié aux États-Unis et devenu leur enfant adoptif, reprit en 1863 ce principe de droit moderne, en tira presque toutes ses conséquences, et le fit passer, sous une forme concrète, dans les Instructions pour les armées en campagne de l’Union américaine, rédigées à la demande du gouvernement fédéral et ratifiées par le président Lincoln. Ces Instructions, l’un des documens les plus considérables de l’histoire contemporaine, et dont l’importance a d’ailleurs été déjà signalée en-deçà comme au-delà du Rhin, sont beaucoup plus complètes et plus développées que les règlemens en usage dans les armées européennes : leurs effets, d’après les prévisions de Bluntschli, s’étendront certainement au-delà des États-Unis et elles finiront par transformer le droit de la guerre. Il semble même au professeur d’Heidelberg que les états européens ne puissent pas rester, sur ce terrain, en arrière des États-Unis a sans être mis au ban de l’opinion publique. » Les États-Unis nous paraissent, en effet, avoir donné sur ce point une de ces impulsions qui, une fois reçues, sont irrésistibles.

L’article 22 des Instructions est la contre-partie de la doctrine si fortement coordonnée par Grotius au livre m de son traité de Jure belli et pacis. « L’usage a prévalu, dit-il, d’établir une distinction marquée, surtout dans les guerres continentales, entre l’individu appartenant à une nation ennemie et l’ensemble de la nation représentée par ses soldats en armes. C’est un principe de plus en plus généralement reconnu que le citoyen non armé doit être respecté dans sa personne et ses propriétés autant que les exigences de la guerre le réclament. » C’est l’honneur du ministre Stanton et des officiers chargés par lui de réviser le projet de Lieber que de n’avoir pas dédaigné cette sorte d’exposé théorique où l’ancien volontaire de l’armée de Blücher, devenu philosophe, au lieu de se borner à défendre ou à prescrire, more militari, tels ou tels actes, fit appel à la raison des généraux et des soldats. C’est dans le même esprit que sont conçues quelques autres considérations générales ; par exemple quand le règlement déclare que la paix est la condition normale des peuples et que l’objet suprême de toute guerre moderne est l’établissement d’un nouvel état de paix (article 29) ; que la guerre n’implique en général aucun acte d’hostilité de nature à rendre sans nécessité le retour à la paix plus difficile (article 16) ; ou que les hommes, après avoir pris les armes dans une guerre régulière, ne perdent pas le caractère d’êtres moraux, responsables les uns envers les autres et envers Dieu (article 15). Aux yeux de beaucoup de gens, le pouvoir législatif ou réglementaire perd son temps à donner de semblables conseils. Mais on ne saurait accuser les Américains de méconnaître le prix du temps, et rien ne vaut, à mon avis, cet exemple et cette leçon donnés par les gens les plus « pratiques » de la terre.

L’auteur des Instructions, on le croira sans peine, ne s’attarde pas dans le domaine de la spéculation pure. Après avoir énoncé des principes, il les applique. On ignore assez généralement que les publicistes du XVIIe siècle se demandaient sérieusement si le droit des gens permet de faire assassiner un ennemi. Grotius voulait bien distinguer deux sortes d’assassins : les uns, qui trahissent leurs engagemens, comme des sujets par rapport à leur maître, des vassaux par rapport à leur seigneur ; les autres, qui ne les trahissent pas, comme Pépin, père de Charlemagne, lequel, « ayant passé le Rhin avec un seul garde, alla tuer son ennemi dans sa chambre ; » et ces derniers ne lui paraissaient pas violer le droit des gens ! Voici la formule du droit moderne : « Les nécessités militaires autorisent la destruction des ennemis armés et de toute personne dont la destruction est incidemment inévitable dans les rencontres à main armée » (article 15). « Les simples citoyens ne sont plus mis à mort » (article 23). Vattel, à vrai dire, avait déjà fait remarquer que le belligérant, en protégeant les habitans désarmés, s’épargnait bien des maux et des dangers. Mais ce que prescrit l’intérêt d’un jour, l’intérêt du lendemain peut aussi le défendre, et les Instructions tiennent un langage autrement catégorique. « La protection accordée au citoyen inoffensif du pays ennemi, disent-elles, est la règle ; le trouble dans ses relations privées est l’exception. » La protection des habitans du pays ennemi par le belligérant érigée en règle, c’est la négation formelle, absolue de l’ancienne doctrine. Mais ce dernier progrès est si conforme à la conception moderne du juste et aux exigences de la civilisation contemporaine que les belligérans ne vont plus pouvoir se dispenser de conformer sinon tous leurs actes, au moins tous leurs discours à la maxime de Lieber. « Je fais la guerre contre les soldats français et non contre les citoyens français, lit-on dans la proclamation du roi Guillaume (11 août 1870). Ces derniers continueront donc à jouir de la sécurité pour leurs personnes et pour leurs biens aussi longtemps qu’ils ne m’enlèveront pas eux-mêmes, par des actes d’hostilité contre les troupes allemandes, le droit de leur accorder ma protection. »

La guerre une fois envisagée sous cet aspect, on déduit aisément du nouveau principe un grand nombre de conséquences. Par exemple, puisqu’on a banni toute idée de lutte entre particuliers, l’assiégeant qui veut bombarder une place n’est-il pas tenu de prévenir l’assiégé pour que celui-ci puisse éloigner ou mettre en sûreté les invalides, les enfans et les femmes ? Peut-on bombarder les villes ouvertes ou même (à moins de nécessité stratégique absolue) l’intérieur, habité par la population civile, d’une ville reliée à des ouvrages fortifiés? Vattel tâtonne sur ces questions, et, sans les résoudre scientifiquement, se borne à gémir sur les nécessités de la guerre en remarquant que « les bons princes » n’usent ici de leur droit qu’avec répugnance et à l’extrémité. Or nul ne peut exiger du belligérant qu’il soit « bon prince » : le point essentiel, c’est qu’une règle commune s’impose à tous, bons ou mauvais. Dès 1819, Klüber avait enseigné que les assiégés, avant le bombardement, doivent avoir été sommés au moins une fois de se rendre. Les Instructions américaines n’admettent, en pareil cas, une surprise que si elle est « commandée par la nécessité. » « Il peut être nécessaire, avait répété Bluntschli peu de temps avant la guerre franco-allemande, de surprendre l’ennemi afin d’enlever rapidement la position, et, dans ce cas, la non-dénonciation du bombardement ne constituera pas une violation des lois de la guerre. » L’exception confirme la règle. L’opinion émise à quarante ans de distance par les deux professeurs d’Heidelberg n’empêcha pas, il est vrai, les Prussiens de bombarder Paris, en 1871, sans dénonciation préalable. On sait que les membres du corps diplomatique protestèrent. « En réservant aux gouvernemens de.., leur répondit M. de Bismarck, l’initiative d’un examen plus approfondi de la question théorique, je me borne à maintenir que la dénonciation préalable d’un bombardement n’est point exigée d’après les principes du droit des gens. » Un examen plus approfondi n’était pas nécessaire et la protestation du corps diplomatique était fondée, la surprise n’étant pas, à coup sûr, commandée cette fois par la nécessité. Ce fut une autre violation du droit des gens que de diriger le feu sur les édifices publics et sur les maisons particulières, à plus forte raison de canonner des villes ouvertes. On se rappelle l’éloquente protestation par laquelle l’Institut de France signala, le 18 septembre 1870, ces inutiles excès « au monde civilisé, à la justice de l’histoire, à la réprobation de la postérité. » De tels abus de la force ne sauraient modifier la règle internationale. Plus ils sont avérés, plus il importe de les dénoncer à l’Europe, et de montrer où est la vérité. Quand on est dix contre un pour condamner certaines pratiques, il y a beaucoup de chances pour que le droit ait son tour.

On ne croyait déjà plus en 1625, nous l’avons vu, que les chrétiens pussent réduire en esclavage leurs coreligionnaires vaincus, et Grotius, après Bodin, reconnaissait même que, par une sorte de privilège, tout esclave, par conséquent l’esclave fait à la guerre, dès qu’il mettait le pied sur le sol français, redevenait libre. Lieber, rédigeant des instructions en vue d’une guerre suscitée par la révolte des états esclavagistes, donne à la question toute son ampleur. Il n’y a plus, à ce point de vue, de catégories dans l’humanité; les États-Unis ne s’arrogent pas le pouvoir de transformer un seul homme, chrétien ou non, en esclave. Bien plus, si, dans une guerre entre les États-Unis et un peuple qui reconnaît l’esclavage, un esclave est pris par les soldats des États-Unis ou vient se placer sous leur protection, il recouvre sur-le-champ et pour toujours les droits de l’homme libre. Vattel admettait encore que, dans tous les cas où l’on est en droit de tuer, on peut réduire en esclavage ; les États-Unis se refusent formellement à réduire qui que ce soit en servitude à titre de représailles; si quelqu’un de leurs ennemis fait un esclave de leurs soldats, c’est un crime contre le droit des gens, qui doit être puni de mort. Aucune partie du problème ne reste donc à résoudre, et la conscience humaine n’a plus rien à réclamer.

Mais comment traiter ces prisonniers de guerre qu’on ne réduit plus en esclavage? Vattel n’a pas, sur ce point, d’idée bien arrêtée. Il commence par proclamer qu’« un grand cœur » ne doit plus sentir que de la compassion pour un ennemi vaincu, et finit par avouer qu’on peut, à la rigueur, dans certains cas exceptionnels, « faire périr de sang-froid un grand nombre de prisonniers. » Comme nul n’est tenu d’être magnanime, les Russes, s’ils se fussent souciés de Vattel en 1812 et en 1813, eussent pu, sans nul doute, invoquer son témoignage lorsqu’ils firent, à cette époque, transporter en Sibérie comme des criminels un grand nombre de prisonniers français. Il est peu de questions sur lesquelles on ait obtenu, dans la seconde moitié du XIXe siècle, un progrès plus décisif. Ce fut le gouvernement français qui, cette fois, donna le signal en publiant dans son journal officiel militaire, le 6 mai 1859, un très bon règlement « pour la direction, la police et le placement des prisonniers. » Le sort des prisonniers sur parole fut dès lors adouci ; ils purent correspondre librement avec leurs compatriotes qui se trouvaient sur notre territoire, le ministère de la guerre se réservant de vérifier les lettres qui leur venaient de l’étranger ou qu’ils adressaient à l’étranger; on leur permit de conserver leurs « ordonnances ; » ils eurent même la faculté de s’absenter, avec certaines autorisations, de la ville qui leur aurait été assignée pour résidence. Non-seulement tous les prisonniers de guerre durent être traités « avec les égards que comporteraient leur position et leur conduite, » mais on leur affectait une solde, dite « de station, » qu’un tarif annexé au règlement fixe à 7 cent. 1/2 par jour pour les sous-officiers ou les soldats et porte à 4,000 francs par an pour les généraux de division ; on décidait qu’ils seraient traités et conduits en route « comme des recrues; » on allait jusqu’à leur laisser le tabac de cantine aux mêmes conditions que s’ils étaient sous nos drapeaux. Quelques années plus tard, Bluntschli devait enseigner que l’état peut astreindre les prisonniers de guerre à certains travaux, afin de se rembourser des dépenses faites pour leur entretien. La France avait montré plus de désintéressement, et c’est à un autre point de vue qu’elle envisage le labeur de ses prisonniers. Le ministre de la guerre, d’après le règlement de 1859, ne permet de les employer à des travaux publics que si le ministre dans les attributions spéciales duquel rentrent ces travaux lui a fait connaître d’abord « la nature et le mode de distribution du traitement qui sera alloué en totalité sur les fonds de son ministère » à ces prisonniers. Les particuliers qui veulent les employer dans l’agriculture ou dans l’industrie doivent leur fournir non-seulement le logement, la nourriture, les outils et une blouse, mais encore une allocation journalière (de 40 cent, au moins, autant que possible) à titre de centimes de poche. Enfin les préfets veillent à ce qu’une portion du produit de ce travail soit mise en réserve pour former aux prisonniers « une masse individuelle qui restera leur propriété. » Ce règlement fait honneur au gouvernement français, et nous devions d’autant moins le passer sous silence que la plupart des publicistes contemporains ne le mentionnent pas, ou, s’ils le mentionnent, n’en font pas ressortir l’importance. L’auteur des Instructions américaines, d’ailleurs beaucoup moins précis, n’a donc fait qu’élargir une voie déjà frayée en déclarant que le prisonnier de guerre n’est pas un ennemi public; que, si on l’interne ou on l’emprisonne, c’est uniquement pour empêcher son évasion ; qu’on lui doit, s’il est blessé, tous les soins compatibles avec le service médical, etc.[2]. Il est impossible que le belligérant dont les soldats sont ainsi traités réponde au bien par le mal et que ces actes, quoique paraissant n’engager que leur auteur, ne finissent pas aussi par engager ceux qui en profitent. Ces nouvelles maximes internationales s’imposent à tous les peuples et, quoique le général Vogel de Falkenstein les ait, à coup sûr, ouvertement méconnues en 1871[3], il faut reconnaître qu’on les a, dans la guerre franco-allemande, assez fidèlement observées.

Les Allemands, au contraire, violèrent alors les lois qui règlent depuis longtemps dans les pays civilisés le sort des otages. Ils n’ont pas sans doute directement enfreint ce privilège, reconnu par un Scipion dans une guerre punique, qui défend de les mettre à mort pour venger l’inexécution d’un arrangement entre belligérans. Mais comme nos paysans, en certains endroits, enlevaient les rails ou cherchaient à empêcher la circulation sur les voies ferrées, ils obligèrent plusieurs fois les notables des provinces occupées à monter sur les locomotives des trains qui transportaient leurs soldats, de manière à faire comprendre que tout accident causé par l’hostilité d’un Français atteindrait avant tout des Français. Par exemple, les notables de Nancy accompagnaient ces trains jusqu’à Toul, ceux de Toul jusqu’à Commercy, ceux de Commercy jusqu’à Bar-le-Duc, etc., et les publicistes étrangers attestent que ce « service » fut organisé « avec une sévérité inouïe, pour ne pas dire plus. » Ce ne sont pas seulement nos jurisconsultes qui dénoncèrent ces procédés de « blindage humain. » Calvo, que rien n’oblige à prendre parti pour la France, les a flétris avec une énergie singulière. Bien plus, on les a blâmés à Heidelberg! Bluntschli remarque que cette pratique compromettait la vie de gens innocens sans procurer un sérieux accroissement de sécurité, « les fanatiques auteurs de ces attentats tenant peu de compte de la vie de notables qui étaient parfois pour eux un objet de haine. » Il est bon de constater cette unanimité des publicistes pour établir que si, dans une circonstance, la force a primé le droit, la règle internationale n’a pas fléchi devant le tribunal de l’Europe. Le meilleur moyen de prévenir ces retours offensifs de la barbarie est encore l’appel sans trêve à la conscience publique et l’infatigable revendication du droit.

Les Instructions américaines contiennent une disposition importante qui devrait figurer dans le règlement de toutes les armées européennes. Il est expressément défendu d’obliger les citoyens de l’état ennemi à « entrer au service » du gouvernement victorieux, tant que celui-ci n’a pas fait du territoire soumis une portion de son propre territoire. C’est assurément violer un principe élémentaire du droit international que de contraindre, avant la conquête définitive, des gens à se battre contre leur pays, comme les Anglais l’exigèrent encore, à la fin du XVIIIe siècle, de matelots des États-Unis pris pendant les hostilités. Cette question n’est plus douteuse, et l’on peut affirmer sans témérité que nos contemporains ont définitivement répudié, sur ce premier point, une exécrable pratique. Mais ils ne font, selon nous, qu’appliquer une règle générale. C’est encore, quoi qu’on ait dit, entrer au service d’un belligérant que de coopérer pour son compte à des travaux militaires dont l’achèvement prépare ou facilite sa victoire. Bluntschli se trompe en enseignant, sans distinction, que les habitans d’un territoire occupé sont tenus d’obéir au chef de l’armée d’occupation. Ils sont tenus, au contraire, de lui désobéir dès qu’on prétend les faire contribuer directement à la défaite et à la ruine de leur patrie.

Il faut sans doute reconnaître que certains ordres du belligérant, dès qu’il a pris possession effective d’un territoire ennemi, doivent être exécutés, puisque l’ancien gouvernement cesse, en fait, d’exercer ses pouvoirs. Cependant, même alors, par cela seul que le droit de vie et de mort sur les « ressortissans » de l’état ennemi est proscrit par les lois modernes de la guerre, ce belligérant ne saurait imposer sa volonté à tout prix. Les Prussiens purent, en 1871, enjoindre aux ouvriers de Nancy de contribuer à la réparation d’un pont de chemin de fer détruit par les francs-tireurs français ; mais, quand ils appuyèrent leur injonction d’une menace ainsi conçue : «Si demain, mardi, 24 janvier, à midi, cinq cents ouvriers des chantiers de la ville ne se trouvent pas à la gare, les surveillans d’abord et un certain nombre d’ouvriers ensuite seront fusillés sur place, » ils excédèrent manifestement leur droit. Le ministre de Roon put aussi, le 15 décembre 1870, défendre aux habitans des provinces occupées de se rendre sous les drapeaux de leur pays ; mais Bluntschli lui-même doute qu’il ait légitimement édicté contre les contrevenans le bannissement et la confiscation, parce que ces peines sont excessives et dépassent, par la durée même de leurs effets, toutes les exigences de l’intérêt militaire. Toutefois le droit international contemporain n’a pas encore, en cette matière, trouvé sa formule. Où s’arrêtent les droits de l’occupant? Ils sont limités, dit-on, par les nécessités de la guerre. Mais cette réponse même est vague et laisse trop de prise aux abus de la force. Il faudrait, à vrai dire, pour déterminer d’avance toutes les attributions des uns, toutes les obligations des autres, rédiger un manuel de casuistique internationale, qu’on attendra longtemps encore.

Il n’est pas plus aisé de résoudre avec une précision scientifique la question des représailles en temps de guerre. Cependant les Instructions américaines ne sont pas, sur ce point, au niveau de la science contemporaine. Il ne faut pas dire que les lois « actuelles » de la guerre ne peuvent pas empêcher les représailles, quand il est démontré que les lois fondamentales et nécessaires de la guerre ne sauraient les empêcher. Comment, en effet, l’état lésé par les violences d’un belligérant n’aurait-il pas le droit de recourir à des moyens spéciaux pour en obtenir la réparation ou pour en prévenir le retour? D’autre part, il ne suffit pas de proscrire les représailles « injustes et inconsidérées, » ni même d’ordonner que toutes les représailles seront désormais précédées d’une enquête. La science moderne du droit international demande quelque chose de plus. Tout en reconnaissant qu’une idée de réciprocité domine ces nouveaux rapports et que la rétorsion s’adapte naturellement à l’injure, elle défend de pousser la loi du talion à ses dernières conséquences. Pendant la guerre de l’indépendance américaine, le capitaine anglais Lippencott ayant fait pendre un officier des États-Unis, le général Washington fit, de son côté, traduire devant un conseil de guerre et condamner à mort un officier anglais, qui ne fut sauvé que par l’intervention de Marie-Antoinette. Il est admis aujourd’hui qu’un meurtre commis par un belligérant ne confère pas à l’état lésé le moindre droit sur la vie d’ennemis innocens, et je ne crois pas qu’on s’écarte désormais de ce principe dans les guerres européennes. Il serait plus difficile de persuader à un peuple civilisé qui fait la guerre à une peuplade barbare de ne pas venger l’assassinat ou la mutilation de ses nationaux par la mort des sujets ennemis sur lesquels il pourrait mettre la main. Tel est pourtant l’idéal d’humanité, de charité, de justice auquel doivent aspirer les sociétés modernes : pour mieux dire, telle est la loi. Ce peuple peut assurément châtier sans merci les coupables et même appliquer à de tels ennemis le droit de la guerre dans toute sa rigueur, mais non lutter avec eux, hors du champ de bataille, de férocité sauvage et de barbarie. Quand on fit le sac d’un grand palais chinois, en 1860, ce fut en représailles du cruel traitement infligé aux Européens qu’un guet-apens avait fait tomber au pouvoir des mandarins; mais la conduite de ces mandarins, qui n’eût pas permis de massacrer les Chinois inoffensifs, ne légitima pas davantage, aux yeux du monde civilisé, le pillage ou l’incendie, et c’est avec raison que notre envoyé extraordinaire, le baron Gros, déclina la responsabilité de tels actes. On peut constater cette fois, à côté d’inévitables transgressions, un progrès réel du droit international.

C’est au mouvement de l’opinion publique, déterminé par l’effort continu des publicistes, qu’il faut attribuer la convention du 22 août 1864, signée à Genève par le grand-duché de Bade, la Belgique, le Danemarck, l’Espagne, la France, la Hesse, l’Italie, les Pays-Bas, le Portugal, la Prusse, la Suisse et le Wurtemberg, plus tard acceptée par les États-Unis, l’Autriche, la Suède et la Norvège, la Russie, etc. Plus on s’attachait à proclamer que la guerre ne se fait pas entre les particuliers, mais entre les états, plus il sembla nécessaire de régler et d’améliorer le sort des militaires blessés sur les champs de bataille. La convention de Genève neutralisa les ambulances et les hôpitaux militaires, pourvu qu’ils ne fussent pas gardés par des troupes armées, étendant l’immunité de capture à l’habitant du pays qui porterait secours aux blessés, dispensant même du logement des troupes et d’une partie des contributions de guerre celui qui les aurait recueillis dans sa maison, ordonnant enfin qu’ils fussent recueillis et soignés sans distinction de nationalité. Pour protéger plus sûrement les hôpitaux et les ambulances, elle décida qu’ils seraient couverts par un pavillon distinctif et uniforme : la croix rouge à quatre branches sur champ blanc. Un brassard analogue dut être porté par le personnel médical et hospitalier. Le matériel des ambulances devint insaisissable. Enfin les blessés qui, après guérison, seraient reconnus incapables de servir, durent être renvoyés dans leur pays; les autres purent être également renvoyés, à la condition de ne pas reprendre les armes pendant la durée de la guerre, et il fut entendu que les évacuations seraient couvertes par une neutralité absolue. Le progrès est irrécusable, en dépit des incidens que suscita la guerre franco-allemande. On sait que M. de Bismarck, à l’appui d’une circulaire du 9 janvier 1871, cita trente et un cas d’hostilités dirigées par nos troupes contre des médecins et des chirurgiens; M. de Chaudordy, dans une dépêche du 25 janvier, soutint, de son côté, que la Prusse s’était servie plusieurs fois de la croix rouge pour couvrir ses convois et que des chirurgiens français avaient été tués jusque dans les ambulances. Il était d’ailleurs attesté par des documens officiels que deux ambulances françaises, au début de la guerre, avaient été capturées sur le champ de bataille avec tout leur personnel. C’est pourquoi le comité international de secours aux militaires blessés a proposé, en janvier 1872, de constituer en cas de guerre un tribunal arbitral de cinq membres, dont deux seraient nommés par les belligérans, trois par les puissances neutres, chargé d’examiner toutes les plaintes que provoquerait à l’avenir la violation de la convention et de statuer sur les demandes en dommages-intérêts. C’est ce que tout fait souhaiter, ce que rien ne fait espérer. La plupart des publicistes allemands ont voué, par malheur, une certaine rancune à la convention de Genève, et surtout aux articles additionnels de 1868, s’évertuent à en montrer les incohérences et les exagérations, et déclarent qu’il n’y a pas moyen de se conformer à quelques-unes de ces dispositions, « issues d’une fausse sentimentalité. » Les puissances signataires remanieront en temps et lieu ce qu’elles croiront devoir remanier dans l’œuvre de 1864 et de 1868 : il appartient à la diplomatie, jusque-là, de rappeler sans relâche les belligérans au maintien de leurs engagemens, l’Europe au respect de sa propre volonté.

C’est au même mouvement d’opinion, déterminé par les mêmes causes, qu’il faut rattacher la déclaration du 11 décembre 1868, arrêtée à Pétersbourg sur la proposition de la Russie et acceptée par tous les états de l’Europe. Les parties contractantes y promettent de renoncer, en cas de guerre entre elles, à l’emploi par leurs troupes de terre et de mer de tout projectile inférieur à 460 grammes qui serait explosible ou chargé de matières fulminantes ou inflammables. La Prusse avait proposé, par une note du 29 juin 1868, une mesure plus générale et l’interdiction d’une série d’engins de destruction; mais cette proposition, qui déplaisait au gouvernement anglais, ne fut pas agréée. Voilà néanmoins une excellente application, quoique trop restreinte, des principes vulgarisés par la science moderne du droit international. Le préambule de la déclaration est remarquable; les contractans ne dédaignent pas d’y expliquer leur conduite et de donner au reste du monde une leçon sommaire de philosophie. On y lit que le progrès de la civilisation doit atténuer le plus possible les calamités de la guerre ; que le seul but légitime de la guerre est l’affaiblissement des forces militaires ennemies; que ce but serait dépassé si l’on employait des armes qui pussent aggraver inutilement les souffrances des hommes hors de combat ou rendre leur mort inévitable, etc. Ainsi donc un certain nombre de peuples, dont quelques-uns viennent de se combattre, dont quelques autres vont se combattre, cherchent ensemble, en raisonnant sur les « calamités » de la guerre, un moyen d’assurer le respect des personnes et de ménager la vie humaine pendant les hostilités. Peu de documens font mieux comprendre l’élan général des esprits et le progrès accompli depuis cinquante ans.

Ce progrès n’est pas moins manifeste en ce qui concerne le respect des propriétés dans les guerres continentales. Qu’on écoute Grotius : « On peut, dans une guerre juste, prendre, d’après le droit « de la nature, » autant de choses qu’il en faut pour égaler la valeur de ce qui nous est dû ou pour châtier l’ennemi, » et la marge est déjà belle ; mais le « droit des gens, » qui le croirait? « va plus loin, » car, selon ce dernier droit, « non-seulement ceux qui ont pris les armes pour un juste sujet, mais encore ceux qui font la guerre dans les formes acquièrent la propriété de ce qu’ils ont pris à l’ennemi, et cela sans règle ni mesure. » Toutefois les Romains voulaient bien laisser quelquefois, « par honnêteté, » une partie des immeubles à l’ancien maître ; mais, quant aux choses mobilières, « l’honnêteté » même ne commande plus, paraît-il, cet excès de désintéressement et « ce qui est pris est à chacun qui l’a pris. » Voici maintenant le langage des Instructions américaines : « Les États-Unis reconnaissent et protègent, dans les contrées ennemies occupées par eux, les propriétés privées... Cette déclaration ne me point obstacle au droit qu’a l’envahisseur victorieux de faire servir temporairement les propriétés à des usages militaires... Une propriété privée, si elle n’est pas confisquée pour crimes ou délits commis par le propriétaire, ne peut être saisie que pour les besoins de l’armée des États-Unis. » Telle est, en effet, la règle incontestée du droit moderne, et Bluntschli se plaît à constater que, même durant la guerre franco-allemande, pris en grand, ce devoir a été rempli par l’armée prussienne. Mais si l’on s’accorde sur le principe, on se divise encore aujourd’hui sur les conséquences.

Martens, en 1785, admettait qu’un belligérant pût, dans des circonstances extraordinaires, livrer une ville au pillage. Pinheiro Ferreira, qui l’annota en 1845, n’eut pas de peine à démontrer qu’une telle doctrine heurtait les principes fondamentaux du droit public et menait aux pires conséquences. Cependant un publiciste distingué de l’Amérique méridionale, Halleck, l’adopta franchement, il y a vingt ans à peine, et soutint que le pillage était légitime toutes les fois qu’il devenait indispensable de recourir à des procédés extrêmes pour châtier certaines infractions aux lois de la guerre ou pour en découvrir les auteurs. Quelles infractions ? Où s’arrêter? Quelle est la guerre où le droit de la guerre ne soit pas un moment enfreint? Où trouver un belligérant assez calme pour ne pas s’exagérer la gravité de semblables fautes? Il sera trop facile, en vérité, de découvrir, avant et après le pillage, un grief qui l’explique, et quand un gouvernement, après examen, désavouerait ses généraux, la ville n’en aurait pas moins été pillée. Bluntschli, tout en flétrissant les pillards, paraît croire que la question du pillage après l’assaut est une de celles qui, dans la pratique, pourraient être encore débattues. Le débat n’est plus possible. Les États-Unis, en 1863, ont puni de mort tout pillage ou saccagement, a même après l’assaut d’une place, » et décidé que tout soldat s’obstinant à piller malgré l’injonction qu’il aurait reçue pourrait être légalement tué par ses chefs. Voilà sans doute un des points sur lesquels, comme on le disait jadis à Heidelberg, aucun état de l’Europe ne peut rester en deçà des États-Unis sans qu’ils l’accusent « de ne pas demeurer au niveau des progrès faits par le droit international de l’humanité civilisée. »

Si le pillage est interdit, comment ne serait-il pas défendu d’enlever sans réquisition les objets appartenant à l’ennemi ? L’enlèvement sans réquisition n’est, au demeurant, qu’une variété du pillage lui-même. Il faut assurément reconnaître avec Bluntschli que le soldat est « excusable, » quand on le laisse mourir de faim ou de froid, de s’approprier, même par la force, des vivres ou des vêtemens. Mais ce n’est pas même une exception à la règle, qui ne comporte pas d’exceptions, puisqu’il ne s’agit là que d’excuser un acte de violence accompli sous l’empire d’une inexorable nécessité. Le professeur d’Heidelberg, en même temps qu’il reproche aux journaux français d’avoir injustement dépeint les soldats allemands comme des voleurs de pendules, a tort d’ajouter que les chefs eux-mêmes sont, à la longue, « obligés » de fermer les yeux sur certains actes sévèrement réprimés au début de la guerre. Ce n’est pas à la science du droit international qu’il convient de tenir ce langage, car elle doit s’efforcer de persuader aux belligérans que ce qui est illicite au début des hostilités ne cesse jamais d’être illicite. D’après un rapport du ministre de l’intérieur au président de la république française, le montant des titres, meubles et autres objets enlevés sans réquisition pendant la guerre franco-allemande s’élevait à 264 millions. Si les chefs de l’armée prussienne n’ont pu prévenir, au cours de si vastes opérations, ces nombreuses atteintes à la propriété privée, c’est un malheur ; mais s’ils ont pu se croire « obligés » de les tolérer à un moment quelconque, c’est une faute.

« Si le propriétaire n’est pas en fuite, disent les Instructions américaines, l’officier commandant lui fera délivrer un reçu qui puisse lui servir à obtenir une indemnité. » C’est condamner, en principe, le système des réquisitions gratuites. Est-ce qu’il peut suffire, en effet, d’organiser la spoliation pour la légitimer ? Mais l’Amérique avance ici sur l’Europe. Non-seulement la pratique moderne est sur ce point, en-deçà de l’Atlantique, généralement contraire aux véritables maximes du droit, mais la question est, presque toujours, mal posée et timidement résolue par les jurisconsultes. Encore écartons-nous sans discussion la thèse de Klüber, reprise en 1870 par un rédacteur de la Revue du droit international, d’après laquelle les exactions d’une armée victorieuse devraient être regardées comme le rachat du droit au pillage. Mais comment Bluntschli a-t-il pu ériger en règle la proposition suivante : « L’armée qui occupe le territoire ennemi a le droit d’exiger que les habitans contribuent gratuitement à l’entretien et au transport des troupes et du matériel de guerre si ces contributions étaient consacrées par l’usage dans le pays et ne sont pas contraires aux lois de la guerre? » Quoi! non-seulement le logement, mais encore l’entretien, tout l’entretien (et les publicistes étrangers sont les premiers à nous dire dans quelle large acception ce mot fut entendu pendant la guerre franco-allemande), non-seulement l’entretien, mais le transport des troupes, et jusqu’au transport du matériel ! C’est, à coup sûr, réduire à la plus profonde misère une foule de gens inoffensifs auxquels l’envahisseur a pourtant promis, « en grand, » comme on dit à Heidelberg, la protection de ses armées. Quel est donc le fondement d’un pareil droit? Les lois de la guerre? C’est résoudre la question par la question. Les usages locaux? Ils sont bons à consulter quand il s’agit du mur et du fossé mitoyens, comme nous l’apprend le code civil français ; mais l’usage local n’a jamais réglé ce qu’on peut prendre sans paiement, en temps de guerre, aux habitans d’un territoire occupé.

Toutefois Bluntschli condamne les réquisitions purement pécuniaires et garde, il faut le dire, assez d’impartialité pour blâmer les Prussiens d’y avoir recouru sans motifs suffisans a dans plusieurs guerres récentes. » Il n’est peut-être pas de problème international sur lequel doive, aujourd’hui, se concentrer plus vigoureusement l’effort des publicistes. Il n’y a pas là seulement, en effet, une question, mais deux questions connexes. L’usage des réquisitions pécuniaires est condamnable non-seulement parce que le belligérant n’a pas à sa disposition le patrimoine des communes ou des particuliers contre lesquels la guerre n’est pas dirigée, mais encore parce que celle-ci ne peut jamais dégénérer en opération commerciale au profit d’un peuple ou de ses soldats. Or, s’il est ainsi des contributions que l’envahisseur prélève avant la fin des hostilités, il n’en saurait être autrement des énormes indemnités que le vainqueur extorque au vaincu quand les hostilités sont terminées. Tout le monde sait que, dans la pratique contemporaine, ces indemnités excèdent de beaucoup soit les frais mêmes de la guerre, soit le montant des dédommagemens alloués aux blessés ou à leurs familles. Dès lors comment justifier cette coutume du XIXe siècle? Je parle à dessein du XIXe siècle parce que la cause du droit y a, cette fois, reculé plutôt qu’avancé! On rencontre, Calvo l’a fait observer avec raison, peu d’exemples de ces réclamations exorbitantes avant les guerres de la révolution et de l’empire; mais, si l’on parcourt la liste des armistices ou des traités de paix conclus en Europe depuis 1796 jusqu’en 1871, on voit ce déplorable usage s’établir, croître, et s’enraciner chaque jour plus fortement dans les mœurs internationales. Nous nous faisions payer par la Prusse, après Iéna, 120 millions a tant pour contributions extraordinaires que pour arriéré de revenus ; » mais les alliés nous arrachaient 700 millions en 1815. En 1870 et en 1871, les réquisitions purement pécuniaires (outre les impôts directs et indirects perçus par les autorités allemandes) dépassaient 239 millions, et l’indemnité totale fut, on le sait, de 5 milliards.

Encore une fois, le vainqueur ne cherche plus même à faire croire qu’il entend être indemnisé de ses dépenses : il remplit sa caisse parce qu’il trouve une occasion de la remplir. C’est une façon nouvelle d’envisager la guerre, à laquelle on n’avait pas songé dans des siècles plus grossiers : on en viendra peut-être à lancer deux nations armées l’une sur l’autre pour réparer l’échec d’une combinaison financière ou pour rétablir l’équilibre d’un budget. Si la science du droit international peut arrêter l’Europe sur cette pente, elle aura moralisé la guerre et bien mérité du genre humain.

Il s’en faut donc que le droit international ait dit son dernier mot ; mais, si beaucoup de progrès sont à faire, il serait injuste de nier que des progrès sérieux ont été faits, et que les lois de la guerre continentale se sont améliorées depuis un demi-siècle. Le développement progressif du droit international maritime dans la même période est encore moins contestable, parce qu’aucun grand événement analogue à la guerre franco-allemande de 1870 n’est venu, dans cet ordre d’idées, remettre en question les conquêtes regardées comme définitives.


II.

« Considérant que le droit maritime en temps de guerre a été pendant longtemps l’objet de contestations regrettables ; que l’incertitude du droit et des devoirs, en pareille matière, donne lieu, entre les neutres et les belligérans, à des divergences d’opinion qui peuvent faire naître des difficultés sérieuses et même des conflits ; qu’il y a avantage par conséquent à établir une doctrine uniforme sur un point aussi important ; que les plénipotentiaires assemblés au congrès de Paris ne sauraient mieux répondre aux intentions dont leurs gouvernemens sont animés qu’en cherchant à introduire dans les rapports internationaux des principes fixes à cet égard… » Tel est le préambule de la déclaration signée le 16 avril 1856 par les plénipotentiaires de la France, de l’Autriche, de la Grande-Bretagne, de la Prusse, de la Russie, de la Sardaigne, de la Turquie, et à laquelle adhérèrent, on le sait, toutes les puissances maritimes, sauf l’Espagne, les États-Unis et le Mexique. Voilà le plus grand événement qu’on ait jamais signalé dans l’histoire du droit international maritime et tout ensemble la meilleure réponse qu’on ait faite à l’opiniâtre scepticisme de quelques hommes politiques et de quelques chefs militaires. Les publicistes avaient propagé dans le monde un certain nombre d’idées que beaucoup de cabinets regardaient encore comme de pures chimères. L’Europe s’assemble, s’approprie ces prétendues chimères, les condense dans un code de quatre lignes au bas duquel elle appose sa signature, et ce code, malgré certains tâtonnemens et certaines velléités de résistance, est à peu près universellement appliqué.

D’abord la course est abolie, ce qui veut dire que la guerre ne sera plus faite sur mer aux sujets inoffensifs de l’ennemi avec des forces particulières, mais seulement avec les forces publiques du belligérant.

C’était, de toutes les réformes, la plus difficile à obtenir. Vattel, Klüber lui-même, ne semblent pas imaginer seulement que la légitimité des armemens en course puisse être débattue. Lorsque notre assemblée législative avait invité, le 30 mai 1792, le pouvoir exécutif à en négocier la suppression, le gouvernement français n’avait recueilli que l’adhésion des villes hanséatiques. De nouvelles tentatives faites en 1823, en 1826, etc., avaient piteusement échoué. On croyait que, pour terminer plus promptement la guerre, il fallait nuire le plus possible au commerce des ennemis et que, pour le ruiner plus sûrement, il était naturel d’exalter la haine ou la cupidité des particuliers en les autorisant à courir sus aux navires marchands. Or, outre que le droit de faire la guerre ne peut pas passer du souverain au sujet, même avec le consentement du souverain, il n’est pas du tout nécessaire, on le sait aujourd’hui, de faire écumer les mers par des forbans commissionnés pour arriver plus vite au terme des hostilités. Telles sont d’ailleurs la multiplicité des rapports et la solidarité des intérêts commerciaux qu’un peuple commerçant, en poursuivant à outrance la ruine de son voisin, risque de s’appauvrir lui-même. La suppression de la course était donc une conquête du droit sur la force et un grand bienfait. Cependant l’Espagne et le Mexique répondirent que, tout en s’appropriant les autres principes adoptés par le congrès, ils ne pouvaient adhérer à la déclaration de 1856 « à cause du premier point qui concerne l’abolition de la course. » Les États-Unis acceptaient de même les autres principes, mais subordonnaient l’abandon des armemens en course à la suppression simultanée du droit de capture des navires marchands même par des vaisseaux de guerre : l’Angleterre repoussa cette adhésion conditionnelle et scindée. En 1860, dans une assemblée de philosophes, de jurisconsultes, d’économistes (j’ai nommé notre Académie des sciences morales), la course eut encore, qui le croirait? d’impétueux défenseurs. M. Franck, l’ayant, dans une étude sur Selden, très exactement qualifiée « un brigandage organisé, » M. Giraud soutint qu’elle était, au contraire, une forme légitime de la guerre maritime, la ressource des faibles contre les forts; que l’Angleterre avait eu seule un intérêt à la faire supprimer et que la France avait été prise au piège ; que d’ailleurs les nouveaux traités seraient violés dès qu’il y aurait une guerre générale. L’année suivante, pendant la guerre de sécession, Jefferson Davis, autorisé par le congrès de Montgomery, accorda des lettres de marque à un certain nombre de corsaires, et le président de l’Union américaine reçut du congrès fédéral l’autorisation d’en accorder à son tour. Bien plus, au lendemain de la guerre franco-allemande, on voit se former dans le parlement anglais un parti qui, loin de rattacher, comme M. Giraud, l’abolition de la com*se à la politique des intérêts britanniques, regrette amèrement cette abolition. M. Bentinck, dès le 21 avril 1871, propose qu’on révise en ce point la déclaration de 1856 : sa motion est combattue par M. Gladstone, et il n’y est pas donné suite. Mais, le 17 juillet 1876, lord Denbigh demande de nouveau s’il ne serait pas opportun de revenir sur cette partie de la déclaration, « qui lie le bras droit de l’Angleterre. » La motion n’est retirée que sur les instances du gouvernement. Enfin M. Percy Wyndham la reproduit, sous une forme plus générale, le 3 mars 1877, en soutenant que le refus d’adhésion d’importantes puissances, telles que l’Espagne et les États-Unis, infirme la déclaration, même dans les rapports réciproques des gouvernemens signataires, et que la Grande-Bretagne est dégagée.

Cette fois, la proposition ne fut pas retirée ; mais elle ne rallia que 56 voix. Le sous-secrétaire d’état Bourke, après avoir rappelé que rétablir la course, c’était reconstituer la guerre individuelle à côté de la guerre régulière faite de peuple à peuple, démontra que ce revirement serait avant tout funeste à l’Angleterre, dont les bàtimens et les marchandises sont disséminés dans le monde entier. Au demeurant, la cause du progrès prévalut et l’on peut croire qu’elle a prévalu définitivement en Europe, quoiqu’il faille bien réserver, ainsi que l’a fait M. Bourke lui-même en mars 1877, l’hypothèse d’une guerre entre une des puissances signataires de la déclaration et l’une de celles qui n’y ont pas adhéré. Mais tel est déjà l’empire des nouvelles idées et des nouvelles mœurs internationales que le gouvernement russe, prescrivant par un ukase du 4 juin 1877 d’observer la déclaration de 1856, ajoutait : « Ces dispositions sont applicables à toutes les puissances, sans excepter les États-Unis et l’Espagne, qui jusqu’à présent n’ont pas adhéré à cette déclaration.» La course proprement dite est rayée du droit public européen.

Toutefois quelques publicistes se sont demandé si l’Europe ne va pas rétablir indirectement et sous une force déguisée l’usage qu’elle avait formellement proscrit. Un décret du roi de Prusse du 24 juillet 1870 fit appel aux armateurs pour la formation d’une seewehr volontaire, qui n’exista sans doute que sur le papier, mais qui devait concourir aux opérations de la marine militaire, quoique exclusivement composée de navires privés dont la propriété n’était pas transférée à l’état. N’était-ce pas reconstituer la course? Les avocats de la couronne d’Angleterre, consultés sur cette grave question, la résolurent négativement parce que les navires de la seewehr volontaire étaient placés sous les ordres et soumis à la discipline de la marine militaire. Ce qui nous semble plus décisif, c’est que la marine auxiliaire était destinée à l’attaque et à la destruction non des navires marchands, mais des vaisseaux de guerre. La pente est assurément glissante, et Calvo suppose que les bâtimens ainsi frétés eussent fini par s’attaquer à notre marine marchande. Mais ce n’est qu’une supposition, et l’on n’eût, au demeurant, violé la déclaration de 1856 qu’en violant la loi même de la nouvelle institution. On a de même, il y a peu d’années, ouvert une souscription à Moscou pour l’équipement d’une u flotte volontaire; » un lord de l’amirauté a déclaré, le 6 mars 1880, au Royal united Service Institution que tout est prêt dans les arsenaux de la Grande-Bretagne pour convertir trente ou quarante vapeurs de commerce en bâtimens de guerre ; enfin la loi française du 29 janvier 1881 ne se contente pas d’autoriser l’état à réquisitionner, en cas de guerre, tous les navires marchands, elle organise un système de surprimes à la navigation pour les vapeurs construits sur des plans approuvés par le département de la marine et pouvant dès lors être utilisés pendant les hostilités. Est-ce que ces puissances se sont donné le mot pour rétracter hypocritement leur déclaration de 1856? Non sans doute, et les publicistes auraient tort de leur laisser croire qu’ils les ont crues capables de cette félonie internationale. Chaque état peut, sans rétablir la course, emprunter à la marine marchande de nouveaux instrumens de combat pour une guerre régulière faite de peuple à peuple. Il aura sous la main sans doute quelques navires qu’on eût jadis regardés comme d’excellens engins de guerre privée; cela ne veut pas dire que, manquant aux engagemens pris à la face du monde, il va recommencer la guerre privée.

Dans l’origine, les blocus étaient purement fictifs. Un belligérant déclarait mettre en état de blocus un port, une côte, une contrée tout entière sans se soucier d’avoir sur les lieux des forces suffisantes pour intercepter le passage normal des navires marchands ; il lui suffisait de notifier aux neutres son intention de leur interdire tout commerce avec le lieu bloqué. Par exemple, vers 1346, Edouard III, en guerre avec la France, ordonnait que « tout vaisseau étranger qui tenterait d’entrer dans un port français serait pris et brûlé; » en 1652, la Hollande déclarait bloqués tous les ports, non-seulement de la Grande-Bretagne, mais des possessions anglaises dans toutes les parties du monde, etc. C’est seulement dans les dernières années du XVIIe siècle que les puissances maritimes de second ordre commencèrent à perdre patience et cherchèrent les moyens de remédier à ce ruineux abus de la force. La Hollande elle-même, dans un traité qu’elle conclut en 1753 avec le royaume des Deux-Siciles, renonça aux blocus fictifs. Mais le gouvernement anglais s’attacha de plus en plus obstinément au système qu’il pratiquait depuis quatre siècles, et sa cour d’amirauté jugeait expressément en 1780 que « la Grande-Bretagne, par sa position insulaire, bloque naturellement tous les ports de l’Espagne et de la France. » C’est alors que se forma la première ligue de neutralité armée. Mais l’Angleterre ne tint pas le moindre compte de cette résistance; non-seulement elle déclarait en 1793, par la bouche de Pitt, que la France devait être « détachée du monde commercial et traitée comme si elle n’avait qu’une seule ville, qu’un seul port, et si cette place était bloquée et affamée par terre et par mer ; » mais elle étendit en 1798 le blocus fictif des côtes françaises à tous les ports et à toutes les embouchures de rivières de la Belgique. De là sortit la seconde ligue de neutralité armée, qui n’aboutit qu’à une convention sans portée (17 juin 1801) entre l’Angleterre et la Russie. Le 16 mai 1806, un ordre du conseil britannique déclara bloqués tous les ports, toutes les côtes, toutes les rivières depuis l’Elbe jusqu’à Brest. Alors parut le fameux décret de Berlin (21 novembre 1806). dont le préambule accusait l’Angleterre d’empêcher, par un « monstrueux abus du droit de blocus, les communications entre les peuples» et par lequel Napoléon déclarait les îles britanniques bloquées à titre de représailles. Plusieurs ordres du conseil se succédèrent presque aussitôt pour étendre le blocus d’abord à tous les ports de la France et de ses colonies, ensuite, dans le monde entier, à tous ceux dont le pavillon britannique serait exclu. L’empereur ne se rebuta pas et, par le décret de Milan (17 décembre 1807), non-seulement maintint les îles britanniques en état de blocus « sur mer comme sur terre, » mais permit de courir sus à tout bâtiment qui aurait souffert la visite d’un vaisseau anglais, ou se serait soumis à un voyage en Angleterre, ou aurait payé une imposition quelconque au gouvernement anglais, ordonnant qu’il fût, par cela seul, dénationalisé.

Ainsi fut condamnée, dans l’opinion de tous les peuples, la théorie des blocus fictifs. L’abus était devenu si grand, qu’il ne pouvait plus subsister. Il était clair que deux belligérans, si puissans qu’ils fussent, n’avaient pas le droit, sous prétexte de s’appauvrir l’un l’autre, de ruiner tout le monde. Les publicistes eussent peut-être perdu leur temps en se bornant à démontrer in abstracto que, si le blocus est légitime, c’est quand une partie de la mer peut être occupée momentanément par un certain nombre de vaisseaux, parce que ces eaux sont alors réputées conquises et que d’autres bâtimens ne peuvent s’y placer sans s’exposer à être repoussés par la force. Mais les faits avaient parlé plus haut, et l’expérience était concluante. On savait que l’ancienne pratique internationale pouvait conduire à tous les excès parce qu’elle ne reposait sur aucun fondement et qu’il dépendait du caprice d’un peuple d’en élargir indéfiniment les effets. L’Angleterre ne put refuser de laisser inscrire cette règle dans la déclaration de 1856 : « Les blocus ne sont obligatoires qu’autant qu’ils sont effectifs. »

Cette concession lui coûta, sans nul doute, et l’on s’en aperçut en 1862, pendant la guerre de sécession, lorsque les États-Unis, n’ayant pas adhéré à la déclaration, crurent pouvoir bloquer les ports de Galveston et de Charleston avec des forces insuffisantes, de façon à laisser passer quatre navires sur cinq. M. Lindsay ayant, à la chambre des communes, fait ressortir l’inefficacité des mesures prises par la marine fédérale, le solicitor general répondit : « Du moment où le belligérant fait tout ce qu’il peut ou croit utile pour réaliser son opération, les neutres doivent reconnaître et respecter le blocus : la déclaration de Paris n’a pas innové en cette matière, » et lord Russell tint un langage analogue à la chambre haute. C’est un hardi paradoxe que de nier l’innovation de 1856 ; mais il ne faut pas s’exagérer la portée de ces discours. Lorsqu’il s’agira de savoir si tel blocus est effectif ou ne l’est pas, l’Angleterre admettra difficilement qu’on ait violé la règle moderne ; mais c’est déjà beaucoup qu’elle ne la conteste pas, et nul n’oserait aujourd’hui recourir aux désastreux expédiens de 1806. Par exemple, les gouvernemens russe et turc déclarèrent expressément, en 1877, adopter cette règle, et la Russie, ayant contesté qu’un blocus eût été maintenu dans la Mer-Noire par une force ottomane suffisante, exigea de la Porte, par le traité du 19 février 1878, le solennel engagement de ne plus établir dorénavant «: devant les ports de la Mer-Noire et de la mer d’Azof de blocus fictif qui s’écarterait de l’esprit de la déclaration signée à Paris le 15 avril 1856. » Il est désormais impossible de heurter directement la loi nouvelle ; il deviendra de jour en jour plus difficile de la tourner.

Le congrès de Paris promulgua cette troisième règle internationale : « Le pavillon neutre couvre la marchandise ennemie, à l’exception de la contrebande de guerre. » En effet, le commerce des neutres, naturellement libre, n’est limité que par le devoir issu de la neutralité. Ils ne peuvent s’adonner à un commerce hostile ou partial qui constituerait une participation indirecte à la guerre, mais ils restent à l’abri de toute atteinte quand ils transportent les huiles ou les savons d’un des deux belligérans. En vain l’autre croit-il avoir le droit de saisir cette propriété privée partout où il la rencontre : encore faut-il qu’il la puisse atteindre. Or, le neutre n’ayant pas rompu sa neutralité, son navire reste inviolable comme le territoire même qu’il prolonge, et la juridiction de ce belligérant ne saurait s’y exercer. C’est ce que n’avait pas admis le Consulat de la mer et ce que ne comprirent pas même des publicistes presque contemporains, tels qu’Azuni et Lampredi. De 1642 à 1780, quinze traités consacrent encore la pratique du moyen âge. L’Angleterre l’avait abandonnée, au moins dans ses rapports avec l’Espagne, la Hollande et la France, quand elle signa le traité d’Utrecht; mais elle la ressaisit et l’appliqua presque sans interruption jusqu’en 1856. La France, après quelques tâtonnemens, fit au contraire passer dans son règlement de 1778 la maxime: «Navires libres, marchandises libres » et lutta presque sans interruption jusqu’à la même époque pour la faire prévaloir. Quand elle fut attaquée, en 1857 et en 1877, à la chambre des communes, le gouvernement anglais la défendit, et, dans la seconde de ces discussions, le sous-secrétaire d’état Bourke ne manqua pas de faire ressortir le grand avantage qu’avait l’Angleterre, puissance amie de la neutralité, à ne pas laisser les belligérans arrêter et visiter ses bâtimens neutres dispersés sur toutes les mers sous prétexte d’y rechercher des marchandises ennemies. Les publicistes et les tribunaux des États-Unis ont presque invariablement adopté sur ce point l’œuvre de 1856, et l’Espagne, qui avait inscrit dans sept traités conclus en 1839 la nouvelle règle internationale, ne s’en est pas départie. Voilà donc un progrès irrécusable consacré par l’assentiment universel des peuples civilisés.

Enfin le congrès de Paris déclara que la marchandise neutre, à l’exception de la contrebande de guerre, est insaisissable même sous pavillon ennemi. Il y avait eu, sur ce point, un véritable mouvement de recul. Cette règle était celle du moyen âge, ainsi que l’attestent non-seulement un chapitre du Consulat de la mer, mais une série de traités conclus au XIIIe et au XIVe siècles entre diverses puissances maritimes. Mais notre ordonnance de 1681, le règlement espagnol de 1779, des traités conclus au XIXe siècle par les États-Unis avec plusieurs états de l’Amérique du Sud consacraient la doctrine opposée, tandis que les conseils des prises d’Angleterre, de Hollande, d’Italie reconnaissaient l’insaisissabilité de la marchandise neutre, que la cour suprême des États-Unis appliquait elle-même ce principe, « comme faisant partie du droit du pays, » toutes les fois qu’il n’y était pas dérogé par un pacte formel. Il importait de mettre un terme à ces contradictions. Or il est évident que la propriété neutre, objet d’un trafic inoffensif, échappe par elle-même à la confiscation. Pourquoi donc le pavillon belligérant lui communiquerait-il un caractère hostile? Est-ce que la marchandise neutre est l’accessoire du bâtiment ennemi? Est-ce que le neutre a violé une de ses obligations? S’il pouvait confier cette marchandise au territoire, il a pu la placer sur le navire d’un des belligérans. Elle devait être, elle est désormais inviolable dans un cas comme dans l’autre.

Puisqu’aucun pavillon ne couvre la contrebande de guerre, il fallait que les belligérans, même après avoir constaté la neutralité des bâtimens rencontrés en pleine mer, pussent encore vérifier la nature de la cargaison. De là le droit de visite en temps de guerre, dont la légitimité n’est pas contestable. Mais ce droit pouvait-il subsister en temps de paix, alors qu’il ne sert à réprimer ni la contrebande de guerre, puisqu’il n’y a pas de guerre, ni même la contrebande marchande puisqu’il n’y a pas, en pleine mer, d’infraction aux lois de douane? La question n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire. En effet, tout le monde reconnaît que les nations civilisées ont le droit d’anéantir les pirates, ennemis communs du genre humain, et l’on n’a pu se dispenser de confier, à ce point de vue, une sorte de police maritime aux vaisseaux de guerre : tout vaisseau de guerre peut, à quelque état qu’il appartienne, s’il a de graves motifs de soupçonner qu’un navire se rend coupable de piraterie, l’arrêter en pleine mer et le visiter. Le droit international moderne, pour éviter tout abus, se borne à reconnaître au navire injustement arrêté la faculté d’exiger satisfaction et, suivant le cas, d’obtenir des dommages-intérêts.

Or l’Angleterre, assimilant entièrement la traite des noirs à la piraterie, a, dans la première moitié de ce siècle, sous prétexte de vérifier si les bâtimens des différentes marines marchandes ne se livraient pas à la traite, revendiqué le droit de visite en pleine paix. Bien plus, elle l’a fait consacrer, de 1815 à 1842, par de nombreux traités dont l’avant-dernier fut conclu, en 1841, entre les cinq grandes puissances européennes. Il est vrai que ce traité ne fut pas ratifié par le roi des Français. La même année, les États-Unis refusèrent de se soumettre à une prétention qu’ils avaient d’ailleurs invariablement contestée. Ils n’eurent pas de peine à réfuter la puérile distinction que le gouvernement anglais cherchait à établir entre le droit de visite, licite en temps de guerre, et la recherche du pavillon, licite en temps de paix, ni à démontrer que, si l’on peut recourir très exceptionnellement, sur des soupçons précis, à une vérification pour réprimer la piraterie, la traite des noirs n’est pas la piraterie. Le principe de la libre navigation prévalut : la Grande-Bretagne et les États-Unis s’engagèrent, le 9 août 1842, à maintenir sur la côte d’Afrique les forces navales nécessaires pour que chacune des deux puissances visitât les navires de sa nationalité. Le président Tyler écrivit au congrès, l’année suivante, dans un message spécial, que, « sauf le cas de piraterie proprement dite, aucune nation n’a en temps de paix une autorité suffisante pour détenir les navires d’une autre nation en pleine mer, sous quelque prétexte que ce soit, au-delà des limites de la juridiction territoriale. » Lorsqu’un nouveau conflit s’éleva en 1858, parce que les croiseurs anglais avaient recommencé à visiter des navires américains, les avocats de la couronne, consultés, donnèrent tort à leur gouvernement; celui-ci fut obligé de reconnaître, à la chambre haute, par l’organe de lord Lyndhurst, que la Grande-Bretagne avait abandonné non un droit, mais « l’usurpation d’un droit, » et qu’aucune nation n’a le pouvoir d’entraver la navigation d’une autre. Le droit de visite en temps de paix, quoiqu’il figure encore dans quelques traités et que Bluntschli s’attarde à le défendre, est donc, en principe, condamné par ses propres inventeurs; il disparaît, s’il n’a disparu, et succombe devant deux grands principes du droit international moderne : la liberté des mers, l’indépendance réciproque des peuples.

Voilà, sans doute, bien des progrès accomplis ; mais un progrès encore plus décisif est à faire. Ce qui retarde jusqu’à présent le développement du droit public maritime, c’est une grande inconséquence. La propriété privée, respectée sur terre, ne l’est pas sur mer. On convient que, sur mer comme sur terre, la guerre est dirigée contre l’état, non contre les particuliers ; cependant les puissances maritimes n’ont pas su, jusqu’à ce jour, se concerter pour ôter à la marine militaire le droit de saisir et de confisquer les bâtimens de commerce et les marchandises appartenant aux sujets de l’état ennemi. Quand le congrès de Paris supprima la course, les États-Unis demandèrent inutilement qu’on allât jusqu’au bout, sachant d’ailleurs que leur proposition serait mal accueillie par l’Angleterre, et comme elle fut, en effet, repoussée, ils colorèrent ainsi leur refus d’adhérer à la déclaration de 1856. Il est vrai que, depuis cette époque, l’histoire diplomatique témoigne de quelques efforts et peut enregistrer certains résultats. Par exemple, la Prusse, l’Italie et l’Autriche ont, pendant la guerre de 1866, renoncé à leur droit d’amener et de saisir les navires marchands. Mais nous devons avouer que la France, pendant la guerre de 1870, refusa formellement de suivre cet exemple. En 1877, le sous-secrétaire d’état Bourke se fit, à la chambre des communes, avec une véhémence singulière, l’apologiste de l’ancienne pratique, allant jusqu’à dire à ce propos que « que la règle qu’on trace pour déterminer les rapports réciproques des belligérans ne vaut pas le papier sur lequel elle est écrite. » En effet, si toute notion du juste s’efface entre belligérans par le seul fait de la guerre, la propriété privée n’est pas inviolable sur mer. Mais cette proposition de l’orateur anglais n’est qu’un paradoxe sonore, démenti par l’histoire entière du genre humain. Les puissances maritimes arriveront nécessairement à reconnaître qu’une marchandise, non saisissable avant le chargement ou après le déchargement, ne peut pas être légitimement confisquée par cela seul qu’elle voyage sur mer et que, si la maison d’un particulier reste inviolable, son navire l’est au même titre. C’est un vœu qu’il faut former, c’est un but qu’il faut atteindre.

Il est un dernier but auquel peuvent aspirer aujourd’hui tous les peuples civilisés, et que nous tenons, en terminant, à leur proposer. Il est bon d’atténuer les maux de la guerre, maritime ou continentale; mais il vaut mieux prévenir la guerre elle-même quand elle peut être prévenue, et c’est pourquoi la science du droit international pousse au développement des arbitrages internationaux : il n’y a là rien de chimérique et ce n’est pas rêver, à la suite de quelques utopistes, l’établissement de la paix universelle. Il y a beaucoup de conflits qu’on peut ne pas résoudre par la force, et cela suffit pour que les publicistes, les hommes politiques persuadent aux états de recourir le plus souvent possible à cette procédure amiable. Tel était le vœu qu’émit en 1856 le congrès de Paris. C’est ainsi qu’une conférence internationale termina, le 20 janvier 1869, un conflit entre la Turquie et la Grèce, qu’un tribunal arbitral régla en 1872 l’affaire de l’Alabama, qu’un autre tribunal arbitral termina une querelle entre les États-Unis et le Mexique, que l’affaire du golfe de San-Juan fut soumise par les États-Unis et la Grande-Bretagne à l’empereur Guillaume, que M. Thiers, étant président de la république française, fut appelé à statuer sur un conflit entre la Grande-Bretagne et le Portugal, qu’un autre différend entre la France et la république de Nicaragua fut l’an dernier déféré à notre cour de cassation. Si la pratique des arbitrages continue à s’enraciner dans les mœurs internationales, on arrivera d’abord à reconnaître unanimement (on commence à le reconnaître) qu’il est absurde de trancher certaines sortes de dissentimens par un appel aux armes, et peut-être finira-t-on par s’avouer qu’il est possible de résoudre autrement des conflits plus compliqués ou plus graves. Ce serait peut-être un moyen d’acheminer l’Europe vers l’établissement de cette commission internationale appelée à donner un avis impartial sur les questions litigieuses ou même, le cas échéant, à constituer ce tribunal arbitral dont MM. de Parieu, Lorimer, Bluntschli ont, dans ces derniers temps, proposé la formation. En tout cas, le droit international entrerait ainsi dans une nouvelle phase. La guerre ne serait pas supprimée, mais elle serait évitée quand elle ne serait pas inévitable. Ce serait, de tous les progrès, le plus incontestable et le plus utile à l’humanité.


ARTHUR DESJARDINS.

  1. L. III. c. IV. Il faut, il est vrai, rapprocher de ce chapitre le chapitre XI du même livre, intitulé : « De la modération dont on doit user dans une guerre, même juste, et premièrement à l’égard du droit de tuer les ennemis. »
  2. Toutefois, tandis que le règlement de 1859 punit la tentative d’évasion d’un mois de cachot suivi d’un emprisonnement aussi long que le jugera bon le ministre de la guerre, les Instructions américaines défendent de punir l’évadé, s’il est repris, parce que la tentative d’évasion n’est pas un crime d’après les lois de la guerre.
  3. En prescrivant des représailles contre dix prisonniers à chaque évasion d’un prisonnier français.