Les Siècles morts/Les Derniers Sages

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Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.III. L’Orient chrétien (p. 227-231).

 
Sorts, incantations, théurgiques miracles,
Rien ne suspend le vol du jeune et sombre Dieu,
Et les signes nouveaux, marqués par les oracles,
Les signes ont paru dans le nuage en feu.

La tempête est plus rude au travers de l’Empire
Qu’aux jours où l’édifice auguste s’effondra.
Justinien l’excite, et l’épouvante est pire
Dans l’air qu’en respirant souille Théodora.

Le couple s’acharnant du fond des oratoires,
Au nom du Christ vainqueur et du dogme chrétien.
Vous proscrit, ô Science, orgueil des vieilles gloires,
Vertu, de l’âme antique infaillible soutien !


Ils vont, tristes et lents, ils vont, les derniers Sages
Qu’Athènes a nourris sous ses lauriers fanés,
Suprêmes héritiers des beaux et nobles âges,
Gardiens des blancs autels et des Dieux condamnés.

L’édit impérial les chasse et les disperse,
Loin de la Grèce en proie au Dieu, nié par eux ;
Et seule, hospitalière et barbare, la Perse
S’ouvre comme un asile à leurs pas douloureux.

Enfermant en leur sein la Sagesse et ses rêves,
Les exilés pensifs pour la dernière fois
Ont du bleu Sounion baisé les saintes grèves
Et salué la mer, la colline et les bois.

Pour la dernière fois dans la lumière attique
L’Acropole a fleuri sur le sommet divin.
L’ombre d’un voile impie a couvert le Portique
Et le faîte éternel et l’éclatant ravin.

Fraternels, résignés, austères, sans parole,
Les Sept, voilant leurs fronts, pleurent le sol sacré ;
Et l’ancien souvenir de la vivante École
Comme un amer parfum emplit leur cœur navré.

Où sont les clairs éveils des aubes toujours chères
Où, pieux, à la grave et céleste Raison
Les Ephèbes nombreux, groupés autour des chaires,
De leur jeunesse ardente offraient la floraison ?


Jardins où sous les pins palpite encore et flotte
L’âme du grand Platon, comme un souille embaumé,
Lycée, où s’épanchait des lèvres d’Aristote
L’hymne de la Nature et du monde animé !

Toi, dont Tritogénie est l’immortelle hôtesse,
Ville où, dans la splendeur d’un déclin radieux,
Proklos, le dernier-né des fils de la Sagesse.
D’un culte universel adora tous les Dieux,

Athènes ! ô patrie ! adieu, ciel des ancêtres,
Ciel qui ne luiras plus sur l’exil et la nuit !
La vision des temps monte au cœur des vieux Maîtres ;
Le passé glorieux les console et les suit.

Qu’importent le présent, plein de deuils et d’alarmes,
Et l’avenir plus sombre et les siècles obscurs,
Si les Dieux, embaumés dans l’angoisse et les larmes,
Ressuscitent un jour, plus divins et plus purs,

Alors que, lasse enfin d’une attente illusoire,
Déposant le fardeau du songe oriental,
Lasse des maux soufferts, l’âme reviendra boire
L’ivresse primitive au bord du flot natal ;

Alors qu’au Dieu mortel de la triste Judée,
Préférant les Dieux nés de l’esprit et des cieux,
Elle reconnaîtra dans l’éternelle Idée
L’étincelant soleil qui baigna les aïeux ?


Soleil fécondateur qui jaillis et flamboies
Sur la mer ! Hèlios au dévorant essor !
Apollon triomphal, père des calmes joies,
Musagète par qui chantait la Lyre d’or !

Zeus, dont le noir sourcil faisait trembler la terre,
Sarapis sépulcral, sauveur ou justicier,
Athèna qui, du haut de ta retraite austère,
Sur le crime impuni fixais tes yeux d’acier !

Et toi, Fleur de l’écume amoureuse et sonore,
Sourire de la vie en un monde enchanté,
Aphrodite divine, en qui survit encore
Le rêve éblouissant de l’antique Beauté !

Artémis qui foulais l’éclat neigeux des faîtes,
Salut ! Filles du ciel, Muses, sévères sœurs,
Mères des chants sacrés et des formes parfaites,
Qui tressiez le laurier sur le front des penseurs !

Dans Athènes, où gît ton blanc cadavre, ô Grèce,
Des siècles immortels éteignez le (lambeau !
Dormez, avec l’orgueil viril et l’allégresse,
Dans le double linceul de l’Amour et du Beau !

Dormez ! qu’un nouveau Dieu, conquérant d’un ciel vide,
Sur un gibet sanglant torde son maigre corps :
La vieille humanité pleure un songe splendide ;
Et l’Olympe est désert et les vrais Dieux sont morts !


Ainsi les recueillant dans vos cœurs taciturnes,
Sur les chemins poudreux des exils infinis,
Sages ! vous emportiez comme en de saintes urnes
Les restes méconnus des Immortels bannis.

Et quand, sous le fardeau de vos regrets sublimes,
Vous revîntes chercher, spectres religieux,
Le vestige effacé des sereines Victimes
Et clore vos longs jours où vécurent les Dieux,

Le monde indifférent vous vit, derniers fidèles,
Drapés dans les haillons des gloires en lambeaux,
Sur les tertres croulants semer des asphodèles
Et lentement mourir à l’ombre des tombeaux.