Les Siècles morts/L’Éternel Survivant

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Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.III. L’Orient chrétien (p. 235-247).

 
Et les temps n’étaient plus.

                                                En une ombre pesante
Se figeait lentement la Vie agonisante.
Nul bruit dans l’air obscur ; du fond du ciel béant
Nul souffle, descendu sur le nouveau néant,
N’a ridé l’épaisseur léthargique des ondes
Ni réveillé l’Esprit au sein glacé des mondes.
La neige dans les plis d’un suaire éternel
Étreint lugubrement l’abîme originel.
Et le blême soleil épouvanté recule
Dans un vague, insondable et sanglant crépuscule,
Et ne laisse traîner de sa pourpre en haillons
Qu’une lueur blafarde au bord des blancs sillons.

La plaine est sans limite où, dans la froide aurore,
L’humanité, vieillie et fratricide encore,
Se rua pêle-mêle à son combat dernier.
C’est là. Champ de terreur et de meurtre, charnier
Où, couchés face à face et bossuant la neige,
Des morts semblent brandir un glaive sacrilège
Et de leurs bras roidis, rigidement levés,
Garder le geste vain des coups inachevés.
Princes, Impérators, Rois barbares, Khalifes,
Chefs et soldats, seigneurs et serfs, clercs et pontifes.
Dont les temples rasés ne font plus sur le sol
Qu’un monticule égal d’où, le soir, prend son vol
Le hibou taciturne, ami des ombres lourdes,
Tous sont là. L’ouragan couvrit leurs plaintes sourdes.
Et la terre frémit et le firmament noir,
Pour ne plus rien entendre et pour ne plus rien voir.
Voila d’obscurité sa face indifférente.
Et c’est là que la race innombrable et souffrante
Dans la haine et la mort a scellé son destin ;
C’est là que, haletant vers un but incertain
Et de glaives jaloux se déchirant eux-mêmes,
Les peuples insensés ont mêlé leurs blasphèmes
Et, chassés par le monde, acharnés, furieux,
Pour la dernière fois pris à témoin leurs Dieux.

Maintenant l’ombre vient, nage, s’étale et roule
Un océan de nuit sur l’immobile foule ;
Et le silence, accru de moment en moment,

Ouvre son aile et plane universellement.
Mais soudain, dominant la plaine sépulcrale,
Surgit, brusque et livide, une forme spectrale.
Un vieillard est debout. L’impérissable Aïeul,
L’antique Adam se lève, et, telle qu’un linceul
Qui se déchire au vent et par lambeaux frissonne,
La neige autour de lui s’écarte et tourbillonne.
Et l’Ancêtre, parmi les cadavres pressés
De ses fils, est muet et songe aux jours passés.
Lui seul, le Premier-né des temps qui cessent d’être,
Regarde enfin mourir le globe qu’il vit naître
Et l’astre qui dora sa jeune floraison
Sombrer comme une épave au suprême horizon.
Les siècles en croulant par milliers sur sa tête
N’ont point courbé son front ; la flamme et la tempête
Ont glissé sur l’airain de sa poitrine ; altier,
Invincible, immortel, farouche, tout entier,
Comme un cèdre robuste épargné par la foudre,
Sur l’amas des cités et des mondes en poudre
Il est debout.

                       Espoirs, remords, appels déçus,
Cris d’orgueil et d’effroi vers les cieux aperçus
Comme l’Éden fermé, dans un lointain magique,
Ont empli de leurs bruits son oreille tragique,
Et les siècles vivants ont dans son cœur amer,
Sans trêve, flot par flot, versé toute la mer
De la douleur terrestre et de l’angoisse humaine.

Depuis le premier jour de l’antique Semaine,
Depuis le premier-né qu’engendra son amour,
Un chœur inapaisé l’a suivi sans retour,
Plus nombreux, plus immense et plus intarissable
Que l’écroulement lourd des vagues sur le sable.
Éternel survivant des âges révolus,
L’Homme a lassé ses yeux du destin qui n’est plus.
Ancêtre, il a tout vu : sa race violente,
Maudite à son berceau, mauvaise et pullulante,
Et le mal triomphant et le crime impuni,
Et les essors brisés vers le rêve infini,
Et la haine et les pleurs et l’humanité lâche
Dans la nuit, au hasard, étreignant sans relâche
Les fantômes flottants de la Divinité.

Et voilà qu’à la fin vengeur et révolté,
Adam, le vieux témoin, grandissant sur l’abîme,
Fit jusqu’au firmament croître une ombre sublime.
Et le vent précurseur courut sur l’univers
Et balaya les os hors des tombeaux ouverts
Et, par l’écartement des livides nuées,
Dans un haut tourbillon de cendres refluées,
Chassa confusément le noir essaim des Dieux,
Tandis que, par degrés haussant jusques aux cieux
La majesté virile et morne de sa face,
Solitaire et géant, l’Homme emplissait l’espace.

Et les temps n’étaient plus.

Alors le Survivant,
Le Vieillard immortel tressaillit ; et levant
Ses bras désespérés sur l’humanité morte,
Devant la vision, d’une voix grave et forte,
L’Homme parla :

                               — Nature ! Abîme ! ô vieux sommets !
Ossuaire du monde effondré pour jamais !
Mers pleines de rumeurs, ô mers qui dans les havres
De votre sein profond vomissez les cadavres !
Terre ! forêts dont l’ombre abrita ses aïeux !
Ciel ! pardonnez à l’homme et maudissez les Dieux !
Voici l’heure ; écoutez ! Du fond de ma mémoire
Surgit, horrible et nu, le spectre de l’Histoire,
Et les religions, les dogmes et les fois
De leurs tombeaux épars se lèvent a la fois.
Comme sous un linceul qu’un bras caché retire,
Je vois ressusciter l’Humanité martyre.
Et de tous ses sanglots, de tous ses hurlements
D’angoisse, de ses pleurs vers les cieux incléments,
De ses appels trahis vers l’équité divine.
L’impitoyable écho rugit en ma poitrine.
Et moi, l’Homme, héritier de vos trop longs remords,
Je jette, au dernier jour, peuples ! vers les Dieux morts
L’anathème tardif des races qui sont nées.

Filles de ma douleur en naissant condamnées,
Pourquoi le premier crime a-t-il pesé sur vous

Et sous un joug de fer courbé vos faibles cous ?
Pourquoi, dans mon orgueil, à l’aurore exécrable,
Hélas ! ai-je effleuré le voile impénétrable
Et promené trop tôt aux murs de ma prison
La coupable lueur d’une vaine raison
Comme un flambeau fumeux dans une grotte obscure ?
Oh ! quel aigle a tendu plus haut son envergure ?
Quel aquilon sonore a plus profondément
Que mon rêve effréné, dans l’abîme écumant
Creusé les flots amers et tordu leurs spirales ?
Ai-je arrêté mon vol vers vos splendeurs astrales,
O cieux, où s’allumaient des mondes fraternels
Comme des clartés d’or sur de lointains autels ?
Cadavres de mes fils, ô morts, races dernières,
Pardonnez I Pardonnez, ô siècles, ô poussières,
Si l’Ancêtre est vivant, ne vous ayant légué
De l’aube primitive où son rêve a vogué
Qu’une illusion triste et jamais assouvie,
Qu’une terre inféconde où se flétrit la vie,
Qu’un impossible ciel peuplé de Dieux maudits !

Salut, ô souvenir des calmes paradis
Où l’âme en frémissant riait à la lumière !
Que la Terre était belle en sa verdeur première,
Comme une vierge heureuse offrant éperdument
Son sein mystérieux à son royal amant !
Quel matin printanier, né sur les cimes roses,
Vêtait de nacre et d’or la jeunesse des choses,
Éblouissait l’azur et, glissant du sommet,

D’un rayon fugitif et lumineux charmait
Les lacs bleus endormis à l’ombre des feuillées !
Candide étonnement des forces éveillées,
Nuptiales ardeurs, innocentes amours,
Comme vous palpitiez dans les cœurs sans détours,
Alors qu’insoucieux des désirs et des rêves,
Fleurissait le baiser des primitives Èves !
Quel était le plus doux, ô cèdres, ô palmiers,
Du soupir de la femme ou du chant des ramiers,
Alors que le frisson des eaux et des ramures,
En un chœur indécis unissant leurs murmures,
Répondait vaguement, sous les cieux infinis,
A la voix des berceaux, sœur de la voix des nids ?
O souvenir sacré des pures origines,
Par l’absence des Dieux aubes vraiment divines,
Du monde à peine éclos ineffables concerts,
Que les cieux étaient beaux quand ils étaient déserts !

O jour désespéré, jour où nous les peuplâmes,
Nous qui, du firmament divinisant les flammes,
Vîmes un trait vengeur dans un sillon d’éclair ;
Nous dont l’œil dénombra dans les vapeurs de l’air
D’inconscients témoins de nos destins rapides,
Et dans les noirs rochers, les bois, les eaux limpides,
Vit des êtres divins fuir et multiplier ;
Nous qui, rongés de peur et prompts à supplier,
Sur un barbare autel, rouge de sacrifices,
Dressant nos passions, nos terreurs et nos vices,
A la face du monde, enfin caduc et vieux,

Portons l’amer péché d’avoir créé les Dieux !

Qu’étiez-vous cependant, Rois des races passées,
Sinon les humbles fils de nos propres pensées,
Créations d’un jour, floraisons d’un moment,
Songes d’un illusoire et bref enivrement
Dont les siècles punis ont éternisé l’heure ?
D’un rayon de soleil égayant ma demeure,
Beaux, indulgents, penchés sur mon berceau soumis,
Vous pouviez m’apparaître ainsi que des amis
Que la détresse appelle et que l’angoisse invoque
Dans la déserte horreur de la nuit équivoque.
Et les jours de ma vie, égaux et bienheureux,
Comme un ruisseau tranquille au fond d’un vallon creux,
Eussent coulé si doux à l’ombre de vos ailes !

Mais rien n’a tressailli dans les hauteurs cruelles
Et les Dieux n’ont semé dans nos seins énervés
Que l’éternel remords de les avoir rêvés.
Du jour où l’homme est né jusqu’à l’heure dernière
La Désillusion marche dans son ornière
Et tout ce qu’il adore, aime, espère, est pareil
Aux neiges de l’hiver fondant au chaud soleil.
Mon enfance charmée, en leurs métamorphoses,
Crut entendre les Dieux soupirer dans les choses :
Vanité ! mon enfance était seule à chanter.
Homme, alors que l’esprit s’envole et va heurter
Les barrières d’airain des cieux inaccessibles,
Mon délire a cru voir aux mains des Dieux sensibles

Resplendir la clef d’or d’un plus vaste horizon :
Rien ! l’ombre plus compacte égara ma raison.
Et quand, brisé par l’âge et vaincu par la haine,
Comme un guerrier blessé qui tombe dans l’arène,
J’ai fermé pour mourir mes yeux épouvantés,
Quand, résigné, tremblant, sourd aux cris révoltés,
J’ai cherché le repos dans un oubli sans borne,
Quel souffle doux et pur a traversé l’air morne ?.
Quels pitoyables Dieux ont rallumé pour moi
L’espérance native et l’amour et la foi ?
Lequel a consolé mon âpre solitude ?
Si j’ai trouvé la paix, c’est dans ma lassitude.

Je suis las de marcher vers un but qui me fuit,
Ainsi qu’un voyageur qui, perdu dans la nuit,
Au travers du chemin se couchant dans la vase,
N’attend qu’un char tardif qui passe et qui l’écrase.
Oui, je suis las de vivre, et le fardeau divin
Depuis trop longtemps pèse et m’accable à la fin.
Je suis las et sans force et tel qu’un vieux navire,
Rompu, battu des flots, qui dérive et chavire.
Trop longtemps j’ai souffert et vu l’œuvre des Dieux
S’épanouir sur nous en forfaits odieux ;
Trop longtemps j’ai compté leurs sombres dynasties,
Au fond des souterrains ou des temples blotties,
S’abritant sous l’effroi comme sous un rempart.
Dieu succédant à l’autre et lui volant sa part,
L’horrible après l’obscur, l’infâme après l’obscène,
Et le vindicatif repu de chair malsaine

Et l’idole impassible après le dieu jaloux :
Où sont-ils ? Chiens maigris pourchassés par les loups,
Qu’êtes-vous devenus, spectres des Dieux sans cultes,
Des Dieux nés dans la pourpre et morts dans les insultes,
Qui, pullulant toujours et se reprocréant,
Aboutissaient au gouffre ouvert à leur néant ?

Maintenant je suis seul et seul encor j’avance,
Parmi les Dieux éteints traînant ma survivance.
Tout croule. Le soleil inutile a pâli
Et le rouge océan des siècles est rempli.
Du naufrage divin viennent les noirs pirates !
Le ciel a vu blêmir l’éclair des Érostrates ;
Les jours religieux sont clos, et tout s’est tu.
Chaque Dieu s’est couché sous son temple abattu
Dont nul adorateur, nul pontife et nul prêtre,
Quand, propice au secret, la nuit commence à naître,
N’ose d’un pied furtif effleurer l’abandon.
Tombé des poings sanglants, l’implacable brandon
N’excite plus la flamme aux quatre coins du monde.
Des antiques vivants voici la cendre immonde,
Et, dans les champs déserts des carnages sacrés,
O morts ! la nuit qui vient vous couvre par degrés.

Mais avant que la morne éternité ne verse
L’oubli des maux soufferts à la race perverse,
Avant que l’ouragan n’efface de tout lieu
L’ombre errante et le nom de ce qui fut un Dieu,
Avant que tout finisse, avant l’instant suprême,

O morts ! ouvrez l’oreille au dernier anathème !
Écoutez, ô tombeaux survivant aux cités !
Écoutez, astres, cieux, univers ! Écoutez,
De ma postérité cendres infortunées !

Puisque, faisant mentir les jeunes destinées,
Vous avez dès l’aurore éteint tous les espoirs ;
Puisque le vieux soleil et les astres des soirs
Ont voilé leurs splendeurs pour n’être point complices,
Puisque, gorgés de sang et joyeux des supplices,
Molochs inassouvis, sur des hommes hurlants
Vous refermiez le gouffre embrasé de vos flancs ;
Puisque dans l’âme humaine, éblouie, aimante, ivre
D’espoir, vous avez mis avec l’effroi de vivre
L’irrémissible deuil d’un éternel enfer ;
Puisque a cet oiseau libre, heureux, chantant dans l’air,
Au fond de vos filets vous avez coupé l’aile ;
Puisque sur la nature et la forme immortelle,
Sur le Désir, le Beau, la Liberté, l’Amour,
Un sceau réprobateur fut posé tour à tour ;
Puisque rien ne fut vrai de ce que vous promîtes ;
Puisque l’arbre divin vit tomber tous ses mythes
Et ses cultes flétris comme des fruits trop mûrs ;
Puisque rien ne vivra dans les déserts futurs :
O Dieux ! Par tous les maux et par toutes les larmes,
Par les siècles de haine et les siècles d’alarmes,
Par tout le sang versé sur vos autels rivaux,
Par tous les morts blanchis et tous les morts nouveaux,
Par toutes les douleurs sans fin, par tous les crimes

Commis en votre nom, par toutes vos victimes,
Par tout ce qui vécut, par tout ce qui souffrit,
Par les voix et les cœurs, par la chair et l’esprit,
Par la pitié des forts et le dédain des justes,
Par la raison virile et les vertus augustes,
Par la Terre et par l’Homme, ô Dieux, soyez maudits ! —

Et l’Ancêtre se tut et de ses bras roidis
Couvrit son large sein qui haletait encore.
Et du nord au midi courut l’écho sonore
De la voix, comme un souille orageux. Et voilà
Qu’avec la neige errante en tourbillons, roula
Une suprême, immense et lamentable plainte,
Dans l’air silencieux presque en naissant éteinte.
Et le charnier humain tressaillit jusqu’au fond
Comme lorsqu’un rocher tombe en un puits profond.
Et dans son noir chaos, hérissé d’âpres vagues,
L’abîme occidental chassa des spectres vagues,
Informes, décharnés, blêmes, déjà promis
Au gouffre ténébreux qui les avait vomis.
Et cette multitude, au fond de la nuée
Vaguant d’un pôle à l’autre, éparse, exténuée,
Ne voulant par mourir, mêlant de vains sanglots
Aux hurlements du vent, de l’orage et des flots,
Comme les passagers moribonds et sans nombre
D’une galère énorme, aux flancs rompus, qui sombre,
Sembla soudain, parmi de grands débris flottants,
S’engloutir pour jamais dans le remous du temps.

Alors, les Dieux couchés dans leur linceul d’écume,
L’Homme immortel vit poindre au travers de la brume
Une lueur douteuse, encor pâle et traînant
Un lambeau de clarté dans le ciel frissonnant,
Comme un reflet de jour sous une porte basse.
Alors l’Homme comprit et, jetant dans l’espace
Une clameur d’ivresse et d’espoir indompté,
Cria vers l’Avenir et vers la Liberté.
Et voici que germa dans sa prunelle avide.,
La terre étant vengée et le ciel étant vide,
L’auguste vision d’un nouvel univers,
Radieux, fraternel, ayant brisé ses fers
Et d’un essor égal, puissant et pacifique,
Hâtant vers le bonheur son destin magnifique.

Et par-dessus la nuit, sur le plus haut gradin
Des monts, illuminés par un rayon soudain,
L’orbe du vieux soleil jaillit dans l’étendue.
Et l’astre, sous un dais de pourpre suspendue,
Bienfaisant et sacré, splendide et rajeuni.
Comme un roi glorieux monta dans l’infini,
Si pur qu’en revoyant sa flamme immaculée
La Terre fut joyeuse et mourut consolée ;
Tandis que, renaissant au baiser du soleil,
Adam transfiguré, tel qu’au premier éveil,
Enfermant en son cœur l’Espérance éternelle,
Bondissait vers l’aurore et s’abîmait en elle.