Les Derniers jours de la paix en Thuringe

La bibliothèque libre.
Les Derniers jours de la paix en Thuringe
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 817-844).
LES
DERNIERS JOURS DE LA PAIX
EN THURINGE

Le 27 juin 1914, une cure dans une clinique ophtalmique m’avait appelé dans le petit duché de Saxe-Meiningen, à Liebenstein-les-Bains. A la veille des formidables événemens qui allaient foncer sur l’Europe, l’Allemagne goûtait pour la dernière fois les bienfaits d’une paix trompeuse ; la quiétude la plus parfaite régnait dans les esprits, et l’indifférence du peuple pour la politique extérieure accentuait cette impression. Francfort, que j’avais traversé la veille, se plongeait déjà dans la somnolence estivale. Autour de l’Hôtel de Ville, fleuri de géraniums jusqu’au faitage des tours, un quartier nouveau sortait de terre, vastes palais des grandes cités marchandes d’autrefois, aux murs solides, et qui devaient inspirer la foi en une ère éternelle de paix. La société riche avait déjà fui ses somptueuses demeures pour se disperser dans les villégiatures et aux stations balnéaires. A Wiesbaden et Nauheim, on attendait la clientèle cosmopolite, qui devait y trouver cette année un luxe et un confort de plus en plus grands.

L’extraordinaire prospérité de ces centres de plaisir était un défi à la vraisemblance. D’une année à l’autre, les villes se transformaient au point de devenir méconnaissables ; d’autres se créaient sous le coup d’une frénétique activité dans des formes toujours plus opulentes. Du Nord au Sud, la Prusse avait fait son œuvre : elle avait profané la vieille philosophie de Hegel et prostitué l’antique idéalisme germanique à son culte vulgaire pour la force et sa basse ambition de domination matérielle. L’or semblait un fleuve corrupteur qui, sur le pays entier, depuis Hambourg jusqu’à Münich, déversait ses flots intarissables, et un tel état de choses était bien fait pour surprendre et même pour effrayer.

Il n’en était pas de même de cette petite ville de Thuringe, bien que quelques mois eussent suffi pour faire d’un minable petit bourg un lieu où la société la plus difficile du monde trouvait de quoi satisfaire ses moindres caprices. J’y arrivai un soir devant le péristyle d’un palais grec, le palais Weimar, où un oculiste avait installé une partie de sa clinique. Entre de grands vases de pierre débordant de fleurs, une clientèle d’élite, presque uniquement composée d’étrangers, montait et descendait entre les vastes colonnes doriques, où les nurses anglaises, habillées de blanc, accueillaient les arrivans avec de délicieux sourires. Chacun se félicitait de l’état précaire de sa santé dans un asile aussi raffiné et on se souhaitait de longs atermoiemens à la guérison définitive.

En face, sur le flanc d’une montagne couronnée d’une ruine féodale, un château ducal, transformé en Palace Hôtel, abritait des hôtes de marque. Les premières maisons de Paris avaient rivalisé de goût dans l’installation des appartemens, et, sous les arbres géans du parc, la coupole de cuivre du belvédère brillait au soleil couchant de son bel éclat roux. On n’avait rien oublié ; un officier de bouche, d’une haute réputation française, commandait, la baguette d’ivoire à la main, à une trentaine de marmitons, et de rapides automobiles, de beaux attelages de chevaux russes portaient les amateurs de nature, le long des moulins clapotans, jusqu’aux ténèbres des forêts peuplées de cerfs.

Jamais la vie n’avait semblé plus aisée à cette humanité souffrante. Parfois, à l’arrivée d’un étranger de distinction, la musique de la Société des Bains se portait au-devant de lui : on jouait des aubades sous ses fenêtres, des airs toujours choisis à propos, qui pouvaient charmer ses sens et émouvoir son patriotisme. Les patiens gravissaient les degrés des petits temples curatifs à l’aide de sveltes nurses, nouvelles Antigones immaculées de blancheur qui, dans le trajet de l’hôtel, à travers les pelouses anglaises, distrayaient les hôtes égayés. Dans cette promiscuité, la société se connut bien vite sur le terrain d’une parfaite courtoisie. L’élément allemand en était banni avec adresse et les présentations entre compatriotes se faisaient, dès le premier jour, sous la lumière ambrée d’une coupole où, sans trop d’impatience, on attendait le praticien. Chacun y trouvait le livre de son choix, le journal de son pays, l’agréable partenaire pour la conversation. Les Français, les Russes, les Anglais auraient eu mauvaise grâce à ne pas avouer l’impression de bien-être dont ils jouissaient dans une complète sécurité. Des soldats, on n’en voyait point ; à peine quelques gardes forestiers confondus avec le vert des prairies, quelques gendarmes qui saluaient les étrangers comme s’ils eussent été autant de colonels.

Installé dans un appartement de ce château-hôtel, à côté d’un aimable voisin qui fut d’abord Jacques-Emile B..., puis, après son départ, le comte de B...-L..., naguère gouverneur d’Anvers, mes fenêtres dominaient ces frondaisons centenaires, ce carrefour de temples blancs, de colonnades et de portiques sortis de terre en si peu de mois. Certes, ce n’était plus la vieille Allemagne de l’Almanach des Muses, mais dans le cadre des forêts de Thuringe, si près des souvenirs de Schiller et de Gœthe, l’Allemand nouveau jeu semblait avoir haussé le culte de ses traditions à cet état d’âme du riche émigrant, retour d’Amérique, pour qui son village natal, embelli par sa munificence comme un jouet de jour de l’An, devient l’utile témoin de son ascension vers la richesse.

Le jour de mon arrivée, le glas de toutes les cloches célébrait les funérailles du vieux duc souverain, prince octogénaire, en suspicion auprès des Cours à cause d’un mariage morganatique avec une artiste de son fameux théâtre. Aux vitrines, on apercevait les portraits, voilés de crêpe, de ce couple tendrement uni, et les étrangers s’étonnaient de voir cette « Pompadour » sous les aspects d’une vieille dame infiniment respectable qui avait fêté ses noces d’or dans la dignité d’une honnête bourgeoise fort aimée de ses sujets. Pendant quelques jours, un silence attristé régna. Jusqu’aux limites extrêmes du duché, des affiches, encadrées de deuil, étaient clouées contre les arbres des routes, annonçant la nouvelle de cette mort aux plus lointaines solitudes. Des hommes noirs et solennels circulaient ; le théâtre était fermé ; mais lorsque le deuil public eut donné à la maison régnante les gages protocolaires de son loyalisme, la vie reprit ; la chapelle ducale, les orchestres de la ville, inaugurèrent de nouveau leurs concerts dans les allées du parc. Le pays avait eu pourtant une déception : c’est en vain qu’on avait attendu l’empereur Guillaume qui, de sa présence, devait rehausser la cérémonie funèbre. Il s’était décommandé pour raison de santé. On avait alors espéré le Kronprinz, avec moins d’impatience toutefois, car la popularité de ce prince n’avait fait, dans ces petits duchés, aucun progrès sensible depuis sa naissance.

Enfin, le Kronprinz s’étant fait excuser, à son tour, avec la nonchalante impertinence de son âge et de son caractère, le moins important et, au dire des personnes renseignées, le plus sympathique des fils de l’Empereur, le prince Adalbert, s’était finalement dévoué à représenter la maison de Prusse. La Cour de Berlin boudait ainsi, même devant la mort, au mariage morganatique du défunt, et Guillaume II protestait peut-être en même temps, comme chef de l’Empire germanique, contre l’attitude réservée de ce duc qui, seul de ses pairs, avait, en 1870, refusé de prendre une part active à la guerre contre la France. Pendant le couronnement du roi de Prusse, à Versailles, cet esprit indépendant avait, dans son théâtre de Meiningen, donné un drame qui consacrait l’héroïsme français : La Vierge d’Orléans, de Schiller, sans doute afin de protester, à sa manière, contre l’invasion de la France et la création d’un Empire qu’il s’obstinait à n’approuver point et qui avait diminué son prestige.

Le lendemain des funérailles célébrées pour le dernier représentant de l’Allemagne particulariste, le Choral de Luther continua à réveiller de ses graves accens l’hôtel somnolent ; puis, reprenant sans transition une allure plus profane, l’orchestre versa, avec des prodiges de souplesse, dans des airs de danse, sans oublier d’y mêler les hymnes des pays étrangers dont les représentans dormaient encore sous le beau toit de cuivre. L’hymne russe arrivait ainsi aux oreilles du grand-duc Constantin, la « Marseillaise » à celles des Français, qui n’y prêtaient, je crois, qu’une attention distraite.

Le comte Dr W..., le même jour, me persuada sans peine qu’il me serait agréable de faire la connaissance d’une grande dame russe, la comtesse R..., femme d’une haute distinction d’esprit qui, dans l’hôtel même, avait installé ses appartemens privés. Lorsque je pénétrai dans son salon, que précédait une immense terrasse en encorbellement, il me sembla être dans quelque palais de Saint-Pétersbourg-, — c’est ainsi qu’on appelait alors Pétrograd, — où mille objets trahissaient l’intime union spirituelle entre la France et la Russie. Sur les tables traînaient des Revues françaises, les images familières de notre Paris, et lorsque la conversation s’engagea, j’eus proprement l’illusion d’un salon du faubourg Saint-Germain. Mlle de K..., la plus jeune demoiselle d’honneur des Impératrices de Russie » animait de sa grâce slave et de sa juvénile spontanéité ce coin de tranquille Germanie.

Tout aurait été ainsi au mieux si, certain matin, à l’aube, nous n’avions pas été réveillés par le son strident des fifres et le son sourd des tambours. En écartant les rideaux de nos chambres, nous pouvions alors constater que, derrière ces chaumières couvertes de vigne vierge, ces pacifiques chalets suisses, si coquettement enfouis sous les fleurs, étaient des âmes précocement belliqueuses. En effet, d’interminables cortèges d’enfans harnachés en guerre, des garçons, des fillettes, partaient dans le brouillard du matin, drapeaux déployés, pour faire de longues marches dans les montagnes. Encore qu’on sentit là des jeux d’enfans, une volonté supérieure guidait ces énergies en formation vers une seule idée qui, alors, nous semblait être celle de la défense du sol plutôt que d’une conquête,. Une résolution obstinée de garder la propriété acquise inspirait les plus jeunes, et le maître d’école entraînait ce petit monde dans ce rythme passionné. Leur nombre nous stupéfiait. Comment un petit pays pouvait-il avoir engendré tant d’enfans ? Déjà, ils constituaient une petite armée d’une discipline rigoureuse, propre et alerte, mais sans rappeler, en rien, les joyeuses bandes que le crayon de Ludwig Richter avait immortalisées dans la vieille Allemagne de 1840. Un souffle nouveau avait passé sur cette jeunesse inquiétante et redoutable. Parfois, aussi, des sociétés de tir prenaient la même route au bas des pelouses et défilaient, rigides et déterminées, sous les aimables petits temples où les baigneurs encore rares venaient chercher leur verre d’eau matinal.

Un jour, sous la colonnade dorique, le comte W... m’apprit le double assassinat du Prince héritier d’Autriche et de sa femme. La duchesse régnante, sœur de l’empereur d’Allemagne, avait, pour ce jour-là, annoncé sa visite à Liebenstein : c’était la première depuis son deuil et on aménageait un chalet suisse où elle devait prendre le thé, avec quelques invités, à l’abri de la curiosité du public. Je la connaissais de longue date, depuis le légendaire salon de Mme Henri Germain, à Cimiez, où, parmi tant de personnalités notoires de la diplomatie, des lettres et des arts, elle avait été reçue par cette grande bourgeoise du XIXe siècle, dont l’hospitalité s’était toujours montrée si largement éclectique.

Jacques-Emile B..., mon voisin de chambre, fut convié avec moi à cette réception. Le couple princier, dans le rigoureux incognito de son deuil, arriva bientôt. Grâce aux galons de la livrée voilée de crêpe, la voiture passa inaperçue, mais des laquais apportaient cérémonieusement de l’hôtel proche, à travers les avenues, des tables toutes servies qui attiraient les regards d’un public clairsemé. La duchesse se mit à commenter le drame de Serajevo, et, de cet entretien, il résultait pour nous la certitude que la disparition tragique du couple archiducal n’avait nullement entraîné la famille impériale allemande, — et, en particulier, l’Empereur lui-même, — dans des appréhensions pour l’avenir. Au contraire, malgré les terribles circonstances de l’événement, il convenait d’y voir, sinon la suppression, tout au moins l’éloignement d’un danger immédiat de guerre. Les dispositions belliqueuses et les projets audacieux de. François-Ferdinand avaient, paraît-il, souvent inquiété le Cabinet de Berlin. Pendant les dernières années, l’influence personnelle de l’empereur Guillaume avait eu parfois beaucoup de peine à calmer des ardeurs qu’on jugeait inconsidérées, ou prématurées. Telle fut l’impression très nettement affirmée par la princesse, avec le ton bref et décidé de sa manière, et, pour surprenantes que ces révélations pouvaient être, elles nous rassuraient par la valeur d’un témoignage que personne n’eût songé à contester. On était si loin de rattacher à ce drame des pronostics alarmans, que, les jours suivans, dans nos promenades à travers la Thuringe, nous ne pensâmes plus guère aux nuages qui montaient à l’horizon européen, et la société, alliée et amie, se bornait à d éplorer l’état troublé de la France et de l’Angleterre en face de ce grand monstre armé. D’ailleurs, le pays donnait à chacun les gages les plus évidens de la paix. A la petite ville d’eaux, ce n’étaient que projets d’agrandissemens et de fêtes.

Par ailleurs, les forêts étaient sonores de bandes de musiciens. Toute une jeunesse, lâchée en pleine liberté, s’en allait, sac au dos, à travers la montagne. On les voyait par groupes nombreux sillonner le pays, des mandolines et des guitares attachées sur l’épaule avec des flots de rubans multicolores : jeunes gens, jeunes filles et femmes nu-tête, le teint bronzé par le soleil, cheminaient dans l’accoutrement nonchalant et souvent hirsute de vagabonds lettrés. Etudians, fonctionnaires, petits bourgeois, marchaient ainsi sur les routes couvertes de poussière, buvant aux sources dans le creux de leurs mains et couchant sur les gazons moussus des grandes forêts, dans un appareil de bohémiens campés, avec la liberté retrouvée de l’état de nature.

Ce n’était point, là, cet amour unique et comme affamé de la nature, qui, jadis, avait été le propre des pays germaniques et qui, au temps de ses grands poètes, avait ennobli leur lyrisme et régénéré leur âme maladive. C’était, chaque année davantage, un cabotinage de rudesse, de force physique, qui n’accepte plus aucun compromis avec une règle quelconque. Dans les vitrines des photographes, on pouvait voir des jeunes filles de la bourgeoisie allant à la leçon de natation sous la conduite d’un sergent, dans une tenue qui choquait à la fois le bon goût et la bienséance. Qu’était donc devenue la vieille pudeur allemande sous ce nouveau régime de caporalisme, dont le moins qu’on en peut dire est qu’il est dénué de toute grâce ? Cet abandon, chez les femmes, de la plus élémentaire tenue, était pour étonner grandement les étrangers, lorsqu’ils découvraient, par surcroit, que telle Eve rencontrée au fond d’une forêt, les cheveux décolorés par le soleil, le visage tiré par la fatigue, le corps déformé par le port d’un sac contenant moins que l’indispensable, était l’épouse ou la fille d’un professeur d’Université. Mais c’est à quoi il faut s’habituer, car ce sont les mœurs nouvelles. On peut juger une génération d’après le caractère de ses plaisirs.

Ainsi, on avait, dans un coin pittoresque de la colline, édifié, avec ingéniosité, un théâtre de la Nature. On y jouait Guillaume Tell, avec une troupe de Weimar. Le long de ce rocher, une figuration nombreuse avec des chevaux, des chèvres, des chiens de berger, donnait une illusion saisissante aux spectateurs par la seule action de ces tempéramens en liberté qui criaient, couraient, se comportaient tout comme pouvaient le faire les populations de ces rudes légendes helvétiques. Mais dès que les rôles exigeaient un peu de mesure et de tact scénique, on ne trouvait que l’emphase et le ridicule, une entière méconnaissance de l’art et de la graduation. Un autre soir, on avait fait venir, à grands frais, une prima donna de Dresde, qui devait, avec un programme de chansons, divertir l’hôtel. Elle apparut dans le grand hall, sortant de l’ascenseur, costumée avec une grâce vieillotte de joueuse de guitare du temps des Philistins. La tête couronnée de petites roses, comme les danseuses aux longues jupes pudiques des ballets de Meyerbeer, elle chanta des airs gais de Alt-Wien, puis des chansons de marche des armées de Blücher, lorsque, s’arrêtant un instant dans une gêne visible et comme si elle avait voulu implorer un pardon, elle fit un petit discours aux assistans pour leur demander la permission de débiter, cette fois, une ballade triste de la vieille Allemagne. Les dames étrangères se montrèrent ravies, mais d’un coin de la salle accaparé par quelques-uns de ces riches industriels allemands qui déshonoraient la Côte d’Azur, des protestations partirent. On autorisa pourtant la chanteuse à rappeler ces accens d’autrefois, où l’humble et poétique âme d’un peuple sympathique et pauvre exhalait sa plainte nostalgique. Mais lorsqu’elle voulut chanter une autre complainte, les parvenus s’indignèrent et réclamèrent des airs polissons des music halls de Berlin. Assez de mélancolie, assez de ritournelles ! Reniant leurs pères, ils étaient honteux de ce passé, et les nouvelles couches n’avaient plus assez de mépris pour ces rengaines sentimentales. Ce fait, constaté d’ailleurs un peu partout, est un grave symptôme. Il dénonce l’esprit de cette dernière Allemagne avant la guerre, cette « vierge folle » asservie par la Prusse, qui a déchiré ses parchemins et brisé sa lyre de Loreley...


Une des promenades favorites des étrangers était un château du vieux duc d’Altenstein, couché dans un parc d’une robuste beauté. Selon le désir du prince, — ce dernier romantique, qui y avait vécu avec sa tragédienne, — une vingtaine de jeunes filles, choisies parmi les plus jolies de la contrée, étaient chargées de donner des soins à ce domaine. Dispersées dans les vallonnemens des prairies, ces jardinières, vêtues des anciens costumes thuringiens, ratissaient avec zèle, ou bien elles portaient, sur leurs épaules, de vastes hottes remplies de fleurs, au bout des terrasses italiennes. Les visiteurs s’étant souvent extasiés sur les dispositions qui perpétuaient de si aimables coutumes, on songea, aussitôt après la mort du duc, à doter la petite ville d’eaux d’un agrément semblable, et, déjà, les couturières du pays travaillaient jour et nuit, afin que cette garde-robe put être inaugurée sur les pelouses de l’hôtel pour l’anniversaire de la princesse de V..., Grecque d’origine, la mère octogénaire du praticien : élevée au Sacré-Cœur à Paris, vers 1838, elle a conservé de la France un souvenir attendri.

La dernière fois que je montai au château d’Altenstein, les jardinières accoururent, apportant dans de grands paniers plats des fleurs fraichement coupées à lady G.., que j’accompagnais. Puis, elles se groupèrent aux pieds d’une Diane chasseresse en bronze, qui, au bout d’un précipice, semblait vouloir s’enfuir dans les lointains forestiers. Elles se mirent à chanter en chœur, et, lorsque nous remontâmes en voiture, toutes se groupèrent au bord du chemin, pour nous saluer au passage.

Je me souviens de ces détails avec d’autant plus de précision que, peu de semaines après, par une tragique ironie du sort, cette compagne des promenades thuringiennes devait être une des premières à souffrir des horreurs de la guerre.

La sérénité de ces derniers beaux jours devait être troublée le lendemain par des hôtes inattendus. Certes, nous ignorions encore !e rôle terrible qu’ils allaient jouer dans l’Histoire, mais leur apparition soudaine nous rappela la fragilité de ces grâces champêtres qui, pareilles à la Sonate pastorale de Beethoven, préludaient à l’orage et à la tempête...

Ce matin-là, bien avant l’heure où le Choral de Luther réveillait les hôtes du Palace, un bruit de chevaux, arrivant au galop, me tira de mon sommeil. En bas, sur le carrefour, un groupe important de cavaliers s’était arrêté, et un officier supérieur, un papier dans sa main, sa haute taille levée sur ses étriers, criait que la place était prise et que telles conditions étaient faites aux habitans, pendant l’occupation de la ville... Puis, un court commandement suivant cette proclamation, les cavaliers se dispersèrent sur les routes. On apprit, bientôt, que quarante-sept officiers d’Etat-major de l’Académie de guerre de Berlin, en tournée de manœuvres sous le commandement d’un général, traversaient la Thuringe, et qu’ils allaient, pour quelques heures, prendre leur domicile à l’hôtel.

En effet, lorsque je descendis à la clinique, j’aperçus des groupes d’officiers, appartenant à toutes les armes et vêtus de la tenue invisible de guerre que je ne connaissais pas encore. Les hussards de la Mort, les cuirassiers de la Garde, même, portaient tous la teinte réséda que nos armées alliées allaient rencontrer peu après en Belgique, et ils ne se distinguaient guère, de loin, les uns des autres. Leur attitude était distante et assez mystérieuse pour montrer au public qu’ils ne tenaient en aucune façon à se mêler à lui.

Le soir, on fit des préparatifs pour leur diner en commun. Derrière de grands paravens, dans la salle du restaurant, on apprêtait les tables et on y posait des récipiens d’une contenance de dix litres, au dire du maître d’hôtel, destinés à être remplis du « vin de mai, » mélange barbare additionné d’herbes odorantes, dont la tradition venait du fond du Moyen âge germanique. Les abords de ces paravens étaient sévèrement gardés au moment où ces messieurs arrivèrent discrètement par une porte que nous ne voyions pas. L’hôtelier avait reçu l’ordre d’éloigner tous les garçons étrangers, italiens, suisses et français, et, seuls, les garçons allemands appartenant à l’armée étaient admis à servir ces prudens officiers.

Une dame belge, la comtesse de B..., nous donnait, ce soir-là, un diner dans la salle, avec lord R..., aveugle, et une dizaine de personnes de nationalités diverses. Tout d’un coup, nous entendîmes derrière les paravens la voix du général commandant, qui adressait un discours à ses camarades. La conversation tomba alors sur le danger de la guerre, sur l’aversion que la puissance militaire de l’Allemagne inspirait à l’Europe, et, m’adressant aux jeunes dames, alliées et amies de la France, j’émis l’espoir que la soirée pouvant, grâce à la présence de ces don Juan, dégénérer en cotillon, elles opposeraient, au nom de nos traités, un refus glacial à des sollicitations probables. Mais à peine avais-je prononcé ces paroles que je reçus de toutes parts des affirmations énergiques, et quelques dames, brandissant de petits couteaux en vermeil, qui étaient couchés parmi les roses effeuillées, les mirent dans leur sein, en jurant qu’elles repousseraient les appels de ces soudards, dussent-elles avoir recours à des moyens extrêmes.

Grandement rassuré par ces loyales dispositions, nous achevions gaiement ce diner, au son d’un orchestre installé au fond de la salle, lorsque, derrière un paravent, un hussard de la Mort apparut soudain. C’était un homme assez laid, pâle, aux cheveux roux coupés ras, selon la mode dite « hygiénique » de l’Allemagne militaire. A pas lents et discrets, il s’approcha du premier violon, l’écouta un instant, campé devant lui, puis lui demanda son instrument. L’orchestre s’était tu, et alors le hussard de la Mort, avec une maîtrise d’ailleurs consommée, se mit à jouer la « Berceuse de Jocelyn, » de Benjamin Godard, intention délicate, en vérité !... Tourné vers notre table, il acheva le morceau avec une savante vibration de l’archet, et aussitôt, grandi par ce talent pacifique au rôle d’Orphée, il apparut à l’éternel féminin tel un héros, paré de toutes les grâces et touché par le doigt du génie.

Allait-on oublier les sermens, les couteaux de vermeil qui devaient servir à perforer ces reîtres des hordes teutoniques ? Un instant, on contint les émois : déjà, pourtant, on glissait des regards bienveillans vers le groupe des officiers. Quelques-uns, libérés de leur rempart de cuir de Cordoue, s’étaient assis sur des chaises, comme des soldats devant un corps de garde. Mais peu après, une comtesse belge, jeune femme fort jolie, roulée dans un fourreau de soie, fut sollicitée de conduire cet orchestre. L’imprudente femme, d’abord timidement, puis avec une grâce plus assurée, se rendit à ces désirs. Jamais je n’oublierai cette svelte silhouette rose et blonde, agitant son éventail et battant la mesure, debout devant les hommes qui, peu après, allaient semer la mort et l’incendie jusque dans sa maison ! Les officiers, peu à peu, s’étaient rapprochés et s’informèrent de la qualité de ces hôtesses étrangères. Amplement rassurés sur les quartiers de noblesse de ces dames, qui appartenaient, toutes, aux plus anciennes familles de leurs pays, deux parmi eux se hasardèrent tout à coup. Avec une galanterie un peu soulignée, ils se présentèrent, engagèrent la conversation et proposèrent un tour de valse. En un clin d’œil, le restaurant fut aménagé en salle de danse et, non sans étonnement, je vis bientôt toutes ces dames tourner éperdument dans les bras de ces vainqueurs. Les violons redoublèrent de langueur, et les visages bronzés des hommes luirent sous les cordons lumineux du plafond...

Je demeurai, là, un moment, hanté par de pénibles appréhensions, sans songer pourtant, le moins du monde, à une menace aussi prochaine ! Mais cette fusion instantanée m’étonnait et m’inquiétait. Je résolus alors de frapper à la chambre de mon voisin, Jacques-Emile B..., pour le décider à contempler avec moi cet étrange spectacle. Je le trouvai sur sa chaise longue, en train de dicter à son secrétaire des pages émouvantes d’un livre auquel il consacrait tous ses instans et dont il m’avait lu des passages entre deux séances à la clinique. Troublé par ce que je venais d’apercevoir, je lui démontrai hâtivement la nécessité « historique » de descendre dans les salles, et, après quelque hésitation, il consentit à se séparer de son travail. Derrière une colonne, qui nous cachait aux regards des danseurs, tels les « philosophes de Couture, » nous assistâmes à ce bal improvisé, le dernier sans doute qui, pacifiquement, mit aux prises des hussards de la Mort avec les femmes des nations alliées…

Les grands paravens étaient demeurés à leur place, et, tandis que le général, membre du grand Etat-major, délibérait sur les opérations du lendemain, beaucoup d’officiers, silencieux et sombres, étaient demeurés à l’écart, refusant de danser et jetant des yeux méfians sur les belles étrangères qui tournaient au son des violons.

Le lendemain, à l’aube, je les revis tous remonter en selle. Ces quarante-sept officiers invisibles partirent au grand trot de leur chevaux. Bientôt, j’appris que le bal avait duré longtemps..., jusqu’au moment où ils avaient appelé leurs ordonnances pour réclamer leurs montures !

Je ne revis qu’au dîner les dames étourdies et leur reprochai leur conduite devant l’ennemi. Un peu pâles de la veillée, alanguies du souvenir que leur avait laissé cette fête, elles ne parurent pas touchées par ce blâme et évoquèrent, sans embarras, les périodes nocturnes de leur plaisir enfui. L’une m’affirma la haute culture du hussard de la Mort, qui avait parlé de Baudelaire dans des termes inoubliables ; l’autre, la sensibilité d’un cuirassier de la Garde qui, pour des raisons de famille, aimait beaucoup la France... Il avait raconté que son père, à présent général, avait épousé une Française, sa mère, et qu’ils s’étaient mariés dans la cathédrale de Reims !

Bien que toute appréhension de guerre imminente fût loin de notre pensée, je demandai à ces dames si, pendant cette longue nuit, la conversation était tombée sur ce sujet brûlant, et quelle impression elles en avaient rapportée. Je me souviens même d’avoir posé une question à laquelle le lendemain devait répondre : « Allaient-ils, en cas d’hostilités, violer la neutralité de la Belgique ? » Personnellement, j’en avais la conviction intime depuis longtemps. Mais une jeune dame belge me rassura, défendant énergiquement ses danseurs contre d’aussi abominables soupçons. Elle me dit textuellement : « Je le leur ai demandé, car vous pensez bien que cela nous intéresse au plus haut point. Ils m’ont confié qu’il était dans les intentions de l’état-major de passer par le Luxembourg et ce plan était considéré comme n’étant un secret pour personne, mais que la neutralité de la Belgique serait rigoureusement respectée, toutes dispositions étant prises pour qu’aucun conflit armé ne fût engagé avec ce pays ami… »

Nous nous tenions alors dans un vestibule, et comme je continuais à opposer à ces affirmations une incrédulité marquée, un hôte de passage, assis près d’une table, se retourna vers moi et me dit avec vigueur : « Vous n’avez pas le droit d’en douter, monsieur. Jamais l’Allemagne ne violera la Belgique. »


Quelques jours après le départ de l’Académie de guerre, arriva, à Liebenstein, un journaliste anglais, rédacteur du Daily Mail. On me le présenta et je passai une soirée avec lui. Il me dit à quel point l’Angleterre s’inquiétait de la situation créée par l’Allemagne. Son journal l’avait envoyé dans tous les grands centres, pour faire une enquête sur l’état d’esprit de cette nation. Avec la précision de son bon sens britannique et de son impartialité, il m’en parla longuement, tantôt avec une admiration sans réserve, tantôt avec la profonde inquiétude d’un observateur qui sait distinguer les réalités des apparences.

« Si les choses continuent comme elles vont, disait-il, l’Allemagne deviendra bientôt le maître insupportable de l’univers et elle nous ruinera sans vergogne jusqu’à la famine. » Il me quitta fort troublé, les poches bourrées de notes et de chiffres, très pessimiste sur l’avenir, malgré cette bonne humeur de l’Insular, qui se défend en riant contre le gros temps.

La vie continua plus insouciante et plus brillante que jamais. Il est vrai que les représentations du théâtre, peu suivies par les hôtes de distinction, offraient au public de ces opérettes viennoises, faites sur le modèle de la Veuve Joyeuse, d’une écœurante stupidité. Interprétées par ces troupes balnéaires, elles faisaient toucher à l’étranger le fond de cette chose cruelle : la vulgarité allemande dans la frivolité. Le théâtre de la Nature, contrarié par la pluie, faisait souvent relâche. Mais on organisait des excursions, on donnait à dîner ; les fêtes champêtres, improvisées en quelques heures, portaient au comble de la perfection le génie administratif de la Société des Bains. Aux endroits en apparence inaccessibles, sur les ruines féodales des châteaux, on trouvait, comme par enchantement, des orchestres dissimulés, guettant l’arrivée des augustes seigneuries dans les fourrés des grands bois. Montées par des camions automobiles, des cuisines étaient installées, et lorsque les invités arrivaient à un point choisi, où chacun s’attendait à goûter une collation sommaire de buffet de gare, on trouvait des tables fleuries, un repas servi avec un tel raffinement, un tel luxe de mets sortant du four, par les soins les plus experts, que les gens, habitués à l’excellence d’une grande maison, étaient transportés d’admiration. Je me souviens d’une dernière de ces fêtes au sommet d’une ruine. Un violent orage menaçait, au dessert, ces aimables dispositions. En en clin d’œil, tout fut débarrassé, les fourneaux de cuisine démontés devant nous, comme si un ennemi, dans un instant, allait surprendre ces somptueux campemens. Chacun sentait, là, de redoutables habitudes militaires d’une foudroyante mécanique dans cette simple fuite réglée devant l’orage.

En arrivant à l’hôtel, on m’apprit que le jeune M. de N... venait d’arriver, avec son précepteur, pour un stage à la clinique ophtalmique. J’allai le voir aussitôt. Il semblait dépaysé, et je m’employai à le rassurer et le distraire de mon mieux.

Le dimanche suivant, le docteur W... nous amena avec la comtesse R... et sa nièce, la plus jeune demoiselle d’honneur des impératrices de Russie, à travers ces curieux pays aux noms bizarres qui donnèrent jadis asile aux Vieux-Serbes et où des localités entières portent encore la forte empreinte slave dans les mœurs, le type, et même des survivances de langue. Ce sont pourtant les pays de la Réforme, le berceau de la mère de Luther qui naquit non loin, Schmalkalden, Roda, célèbres stations de ces convulsions germaniques.

Nous déjeunâmes dans un petit bourg. Les habitans, réfractaires depuis des siècles à la culture des champs, fabriquaient des montres. On les appelait « les montres de la Réforme. » A chaque heure sonnée, un ressort faisait apparaître un maréchal ferrant qui frappait avec un marteau sur un cœur rouge enserré dans des tenailles. Un seigneur était debout auprès de lui et, au bas du cadran, on lisait ces mots : Landgrave, deviens dur ! Ce mot se rapportait à une ancienne anecdote et était demeuré légendaire dans ce pays où le landgrave Philippe de Hesse avait longtemps sévi. Landgrave, deviens dur ! Cette devise me hantait, lorsque le docteur nous eut remis, à chacun, une de ces curieuses montres. Cette impitoyable exhortation à l’insensibilité, à la veille de cette guerre, devait bientôt prendre une signification que les événemens se chargèrent de grandir jusqu’au tragique.

Ce bourg « vieux-serbe, » en pleine Allemagne, nous le quittâmes dans la paix du soir. Nous passâmes devant ces auberges fleuries, ces jouets du Paradis des enfans, avec ces nappes blanches et roses, où les fraîches servantes aux nattes blondes attendaient les cliens au bord des cascades... Dans la voiture, la jeune Russe s’amusait à déclencher sans cesse ce ressort qui agitait le marteau du forgeron et durcissait le cœur du landgrave... Et cela longtemps avant Nietzsche.

Les princes souverains commençaient à circuler dans leur pays comme d’habitude, et il était même question d’un séjour que la duchesse Charlotte devait faire à Liebenstein. En attendant, elle avait accepté une invitation de la comtesse russe chez qui les Français trouvaient un si spirituel asile. Ce fut un dîner en plein air, sur cette vaste terrasse en demi-lune qui prolongeait les appartemens du « Palais de Saint-Pétersbourg : » ainsi s’appelait cet hospitalier logis. Au premier étage, on se serait cru dans un jardin entouré d’arcades de fleurs, à travers lesquelles on pouvait apercevoir le va-et-vient des baigneurs dans les grandes allées sonores de musique. Invité également, Je me trouvais, cette fois, à la table avec une partie de la Cour. La conversation, toujours en français, avait repris son tour capricieux, allégé du ton contristé des premiers jours de deuil. Ayant manifesté l’intention de me rendre à Meiningen, que je désirais connaître, les princes me demandèrent à cette occasion de visiter leur palais, où les nombreux souvenirs historiques de la cour d’Angleterre et de Prusse, et en particulier de la reine Victoria, pouvaient intéresser un écrivain et un artiste. On fixa aussitôt ce déplacement au lundi suivant, et la princesse m’engagea à venir à une heure pour le déjeuner. La soirée s’acheva, sans que la situation extérieure fût l’objet du moindre commentaire. Les esprits, entièrement rassurés, étaient tout aux plaisirs de la saison. Après dîner, les altesses se rendirent à une salle, élevée plus loin dans les jardins, où, les samedis soir, la société se réunissait pour danser. L’édifice avait été préparé pour que les princes pussent assister à une séance de films, reproduisant les phases des cérémonies et des cortèges à l’occasion des funérailles du vieux duc. Nous nous y rendîmes à pied, au milieu des ténèbres, à travers les allées humides des pluies récentes, sur une route qu’on venait d’empierrer, et qui était encore pleine de fondrières. La duchesse marchait en tête, guidée par le directeur des Bains, qui avait organisé ce spectacle. On arriva dans la longue salle déblayée et plongée dans l’obscurité. Devant un immense écran, des fauteuils étaient placés pour les seuls convives du dîner russe. Puis, les films se mirent en mouvement. D’innombrables représentans de la Thuringe loyaliste, corporations, écoles, fanfares, portant des couronnes et des bannières, défilèrent ainsi sous nos yeux, y compris les princes eux-mêmes, qui se reconnurent avec toute leur suite, désignèrent des notabilités, reconnurent des amis et les nommèrent. Parfois, le mouvement étant trop précipité, on transmettait à l’opérateur des ordres de ralentissement, jusqu’au moment où celui-ci eut réglé la marche sur le rythme obligatoire de ces sortes de solennités. La soirée s’acheva ainsi dans l’évocation de ces fêtes funèbres, à laquelle la présence des princes prêtait un intérêt singulier. Le duc exprima à l’organisateur sa parfaite satisfaction, et la Cour repartit, la nuit même, pour sa résidence.

Le lundi suivant, je me rendis à Meiningen. Mais l’automobile du docteur W..., qui devait m’y conduire, étant en retard pour avoir amené une grande-duchesse de Russie à la gare d’Eisenach, le chauffeur, un Français qui ne savait pas l’allemand, dut brûler les étapes et encourut plusieurs procès-verbaux en traversant des villages, sans pouvoir expliquer aux gendarmes qu’il allait chez le chef de l’Etat et que cet excès de vitesse témoignait, dans ces conditions, du respect de l’autorité.

Lorsque j’arrivai devant le palais ducal, non loin du fameux théâtre, les sentinelles couraient, comme des possédés, auprès de leur guérite pour présenter les armes. Mais sous le portique, le majordome et quelques valets me montrèrent, par leur masque allongé, la respectueuse désapprobation de mon retard. Je compris, aussitôt, ce que ma situation à la cour de Saxe-Meiningen devait désormais avoir de pénible, et j’eusse aimé fuir vers quelque obscure auberge, pour échapper aux regards des dignitaires dont j’avais bouleversé les inflexibles conceptions protocolaires. Mais il était trop tard pour reculer, et lorsque j’eus passé la voûte d’acier de ces mines de valets, on m’annonça que Leurs Altesses Royales, dans l’obligation du service, avaient été au regret de se mettre à table depuis un quart d’heure, après une attente prolongée. Je fus introduit dans une grande salle à manger où une douzaine de personnes étaient assises. Le duc et la duchesse se levèrent précipitamment pour venir au-devant de moi et me présenter des excuses, sans me laisser le temps d’offrir les miennes, qui étaient plus légitimes. Une fois à table, je ne pus cacher ma gène extrême que par un air étourdi. On me fit rattraper, au galop, tous les plats qui avaient déjà défilé, et lorsque j’eus rejoint les convives, je pris enfin le temps de regarder autour de moi. A ma droite, se tenait, assez raide, une dame du palais encore fort belle, qui n’avait pas le type allemand, mais qui, dans son grand deuil de cour, avec son bonnet pointu du temps d’Elisabeth d’Angleterre, semblait ne porter à ma personne qu’une confiance limitée : ses yeux d’agate d’un lustre glacial se fixaient parfois sur moi avec le secret malaise d’avoir à me rendre, par ordre supérieur, des politesses qu’elle ne se sentait pas disposée à me prodiguer spontanément. En face, se trouvait un aide de camp taciturne, aux aiguillettes d’argent voilées de crêpe et à qui la langue française ne semblait pas non plus familière. Puis, au hasard, j’aperçus toutes les charges d’une cour, d’ailleurs réduite au minimum, la princesse ayant horreur d’une contrainte à laquelle sa naissance l’avait trop longtemps pliée.

Après déjeuner, tous les convives se rendirent sur la terrasse du jardin et la Cour fut bientôt congédiée au seuil d’une allée garnie d’hortensias bleus d’un curieux effet japonais, qui menait vers un petit kiosque. Ombragé de grands arbres et entouré d’eau, ce terre-plein formait un îlot dans le parc réservé qui, chaque année, par les munificences successives du vieux duc au profit de ses sujets, s’était réduit au point de n’être plus qu’un passage à travers le domaine municipal. J’avais remarqué que notre promenade, depuis le perron du palais jusqu’à l’ile, avait été marquée de cordes tendues à travers les chemins et, à mon étonnement, j’aperçus, au delà de ces fragiles barrières, des passans, des curieux, qui stationnaient sur la voie publique pour nous dévisager. La duchesse m’expliqua cette particularité sans approuver ces droits établis. En réalité, la Cour vivait dans la rue et aucune intimité n’était permise à ces hauts personnages qui s’agitaient dans une maison de verre, sous les yeux du premier venu. Il est vrai de dire que les sujets n’abusaient point de cette licence et la sécurité des souverains était, avec ce système de cordes, parfaitement assurée. Là aussi, on pouvait voir à quel point ce peuple subissait encore des lois séculaires, et son respect rappelait celui de Venise où, sur la place Saint-Marc, un simple cordon de soie rouge maintenait, aux grands jours de fête, un peuple innombrable.

Les Princes m’invitèrent à venir dans ce minuscule pavillon baigné d’eau et coquettement aménagé, pour que trois ou quatre personnes pussent se sentir comme dans une cabine. Pendant une heure ils causèrent d’abord de Paris, que la duchesse, lors d’un récent séjour, avait trouvé possédé d’un véritable délire de danse : elle y voyait des symptômes inquiélans pour notre pays. On parla, ensuite, de la guerre des Balkans, de ses affreuses méthodes de combat, de ses massacres... Les Princes évoquèrent la singulière silhouette du roi Ferdinand et rappelèrent avec sympathie une visite que le tsar Nicolas leur avait faite récemment, sur le ton des relations de famille parfaitement cordiales. Pas la moindre ombre ne s’était donc glissée encore dans ces rapports de parenté, et ces assurances m’étaient un nouveau gage de paix à la veille même de la guerre.

Après cette station dans le pavillon de l’ile, on me proposa « le tour du propriétaire » et la visite des œuvres d’art que contenait le palais. Pendant que le duc allait, à l’occasion de son avènement, préparer son discours du trône, devant la Diète de la Principauté qui s’assemblait le lendemain, la duchesse me guidait dans les nombreuses salles où le souvenir de sa mère et de sa grand’mère la reine Victoria était particulièrement vivant. Dans les attitudes les plus diverses, les artistes en renom du XIXe siècle avaient interprété les traits de ces souveraines, qui avaient laissé partout, sur les moindres objets familiers, cadeaux et travaux à la main, leur forte empreinte britannique. Mais, dans le cabinet du duc, les souvenirs de l’avènement germanique étaient plus nombreux. La petite-fille de Guillaume Ier m’arrêta devant les grandes esquisses de Bismarck exécutées par Franz Lenbach avant et après la guerre, avec la rapidité aiguë de sa conception. Elle me révéla que ces croquis avaient été faits au palais royal, pendant que le terrible chancelier jouait avec les petits enfans de la reine Victoria, les faisait danser sur ses genoux, et leur racontait « des histoires de Guignol. »

Sur le bureau de la duchesse, le portrait d’un éminent homme politique français tenait la place d’honneur. La maîtresse de la maison professait, depuis des années, une grande admiration pour l’intelligence de ce parlementaire et ne se cachait point pour l’affirmer hautement. Cet engouement eût sans doute provoqué dans la famille impériale un étonnement irrité, si la princesse n’avait habitué les siens à une indépendance d’esprit exceptionnelle. Aussi, craignait-on cette manière de franchise impénitente qu’on considérait à Berlin comme un mauvais héritage de Frédéric II. La situation générale de l’Europe, elle l’envisageait depuis longtemps sous des couleurs assez sombres. Elle puisait ses pronostics moins dans la réalité des symptômes précis que dans des intuitions que lui suggérait un esprit d’une singulière clairvoyance.

Obligée de me quitter pour se consacrer aux obligations que lui imposait son deuil récent, elle attacha à ma personne la dame du palais qui n’aimait point le français et me laissa seul avec elle. Dans ce pénible service, cette dame continua, avec une courtoisie réfrigérante, à me faire les honneurs des galeries et des trésors rapportés d’Italie. Nous arrivâmes ainsi, après un régime de monosyllabes, dans une salle de fêtes dont le mobilier entier, ainsi que les Gobelins d’après Boucher, avait été offert par l’impératrice Eugénie à la princesse royale de Prusse à l’occasion de son mariage.

Au milieu de la salle, sur un fauteuil doré, le duc était assis aux côtés du maréchal de la Cour. Ayant expédié ses affaires d’État, il posait pour un sculpteur officiel, qui terminait le profil du prince, en cire, pour la nouvelle monnaie. Cette séance, dans ce décor fastueux, me reportait bien loin de l’Allemagne de Krupp, à l’époque des Duchés du Saint-Empire romain où la vie était encore si douce et si facile, malgré le morcellement infini des Etats qui élevait une barrière douanière à chaque carrefour et un guichet sur chaque pont de bois ! Devant le chevalet du sculpteur, je crus devoir rendre la liberté à la Dame du palais, qui accepta avec dignité la fin de sa pénible corvée. Puis, j’allai seul visiter la ville. A mon retour, je m’engageai dans les chemins publics du jardin ducal et enjambai sans façon les cordons tendus, pour me rendre sur la terrasse réservée devant le château. Mais à peine avais-je fait quelques pas qu’un policier en civil se précipita sur moi et me fit comprendre mon sacrilège. Lorsqu’il apprit mes droits de stationnement, il se dressa dans une attitude militaire et, le visage cramoisi, il prononça des paroles accablées de confusion.

Après le thé, les Princes devant se rendre également à Liebenstein, je les suivis à travers leurs Etats. En parcourant la ville, je remarquai que des groupes d’ouvriers s’abstenaient volontiers de saluer leur duc. Celui-ci, indulgent, m’expliqua que les populations industrielles étaient légèrement entamées par l’esprit nouveau, mais cette observation faite en sa compagnie soulignait pour moi l’apparente opposition entre l’aristocratie militaire et l’industrie démocratique que l’on croyait à jamais séparées et dont la coalition devait se faire si rapidement. Le prince me dit aussi que la Prusse avait, sur la Saxe, l’avantage d’un loyalisme plus stable, et ce fait fut bientôt confirmé, dans la guerre, par l’attitude de la Garde prussienne.


De retour à Liebenstein, j’eus cette fois comme voisin de chambre le comte de B...-L..., sénateur belge et ancien gouverneur de la province d’Anvers. Avec ce galant homme, j’échangeai parfois, le soir, des vues sur la situation politique. Sa parfaite sérénité ne se préoccupait encore que des luttes locales entre catholiques et libéraux, et je ne lisais dans son esprit que le souci de faire triompher la bonne cause. Mais, brusquement, une dépêche qui rappelait le jeune de N... en France, en raison de graves événemens, jeta l’alarme parmi nous. Les gazettes du pays ne nous renseignaient point.

Les journaux de Paris ne nous parlaient encore que du procès Caillaux. Dans la clinique, je fis part de mes inquiétudes au Dr W..., mais je le trouvai fort tranquille et il m’affirma qu’il serait le premier, si elles existaient, à être informé de telles éventualités, relié qu’il était par le téléphone à tous les parens des souverains installés autour de lui. Il venait précisément de recevoir le grand-duc de Mecklembourg et sa suite. Les grands-ducs Constantin de Russie avec leurs enfans demeuraient paisiblement dans leur villa et la sœur de l’empereur Guillaume se préparait à recevoir chez elle, pour y faire un séjour, une Parisienne notable. Néanmoins, parmi les étrangers, la nouvelle de la dépêche circulait et on l’avait commentée toute la soirée, lorsque le lendemain, au moment où le jeune homme s’apprêtait à partir, un autre télégramme tranquillisait pleinement la société,

La situation s’était rassérénée. Sous les allées de la promenade, dans les salons de la clinique, on se félicitait du danger écarté et, le même soir, on fêta avec une sérénade l’arrivée d’une dame italienne, la comtesse L... Le matin, j’avais l’habitude d’aller, avec lady G..., dans un jardin anglais réservé, le square Sainte-Elisabeth, où les enfans du grand-duc Constantin se promenaient en canot sur de jolis étangs. Les cygnes blancs venaient au rivage et happaient, auprès de l’embarcadère, le pain qu’on leur jetait. Ce jour-là, 25 juillet, le dimanche avant la mobilisation, on voyait, comme d’habitude, passer derrière les haies les paysannes couvertes de leur ample pèlerine de bergère, qui allaient aux offices dans l’église évangélique élevée sur les hauteurs du parc. Les cloches sonnaient et l’idée me vint de m’y rendre également. En pénétrant dans l’édifice qui était déjà bondé, j’aperçus la grande-duchesse de Russie au premier rang, fort simplement vêtue de noir. Je m’installai dans un banc. On avait commencé à chanter des cantiques qui alternaient avec des prières, lorsqu’on s’aperçut autour de moi que je n’avais pas de livre de chant. Une petite fille sortit de sa rangée et, selon un aimable usage d’autrefois, elle m’offrit le sien, je l’acceptai et à la page que j’ouvris, je trouvai un signet naïvement orné sur lequel je lus : « Tu aimeras ton prochain plus que toi-même... »

A ce moment, un jeune pasteur monta en chaire et annonça que des nuages de guerre étaient de nouveau lourdement suspendus sur la destinée des peuples. Je remarquai le profond recueillement des assistans et la tristesse des femmes qui se regardaient avec inquiétude. La grande-duchesse Constantin avait fermé les yeux... Quelques jours encore, et son fils allait tomber en Pologne, tué par les balles allemandes. Le pasteur commença, alors, avec beaucoup de gravité, un sermon sur l’humilité et sur l’oubli de ce sentiment dans le bonheur matériel. Jamais sujet n’avait été mieux choisi pour une société ivre de bien-être. Ces mots sonnaient comme le vain cri de conscience d’un isolé dans ces jours fiévreux où, dehors, dans les grandes villes, l’orgueil germanique avait atteint ses ultimes limites.

A la sortie, le public se dispersa lentement et la journée se passa sans incident. Le matin du mardi, 27 juillet, deux messieurs, porteurs de valises, montèrent de la rue vers le parc de l’hôtel. Je reconnus, en ces ternes silhouettes civiles, les séducteurs de naguère, les hussards de la Mort. Ils étaient venus faire des visites, avaient loué d’avance, par téléphone, des automobiles pour une excursion avec les dames qui les avaient charmés et déclarèrent que, définitivement dispersés, ils étaient en congé régulier pour un certain temps. Cette apparition confirma encore les nouvelles rassurantes qu’on avait reçues de Paris, car il nous fut impossible d’admettre que des officiers, désignés parmi les plus distingués, pussent ainsi courir les aventures mondaines, si un danger imminent menaçait la paix européenne.

Le soir du jeudi, m’étant couché de bonne heure, je fus tiré de mon premier sommeil par les accens véhémens de l’or- chestre qui, en bas dans le parc, au bout de la colonnade, jouait l’hymne autrichien et le fameux chant de 1815 : « Deutschland, Deutschland über alles. » On le répétait sur un rythme chaque fois plus passionné. Des cris enthousiastes réclamèrent les hymnes patriotiques. Dans les allées, sous les grands lampadaires, des jeunes filles en blanc couraient vers la musique, taches blafardes sur le velours sombre des gazons. Enfin, des hommes, accourus de toutes parts, se mirent à chanter des refrains guerriers. Une tempête d’applaudissemens éclata. Un frisson inconnu secouait ces gens si paisibles quelques heures auparavant. Je m’étais dressé sur mon lit et à travers les rideaux entre-bâillés je regardais ce spectacle. En un instant, la certitude de la guerre m’apparut. Je me levai en hâte et, ayant entendu mon voisin, le sénateur belge, ouvrir sa porte, j’allai à lui, et, dans l’antichambre commune, je lui fis part de mes craintes. Il semblait atterré et demanda mon avis sur son départ. Sans hésiter, je le pressai de rentrer au plus vite en Belgique. Il ne partagea pas encore mes alarmes, alléguant une cure non terminée, pour voir venir les choses. Il m’avoua pourtant que son valet de chambre venait de lui manifester l’irrésistible besoin de « tuer beaucoup de Prussiens. » Comme je renouvelais mes instances, sa confiance fut ébranlée ; il secoua la tête comme si l’événement redouté fut trop formidable pour être conçu ; je le vis, enfin, rentrer fort troublé dans sa chambre. Il ne proféra pas une seule parole : la destinée de sa patrie s’était révélée à lui comme en un éclair.

La nuit se passa pour moi en préparatifs de départ. A sept heures du matin, le vendredi 29 juillet, je fis prévenir le docteur W... qui, à cette heure, venait à l’hôtel donner des soins à lord R..., que j’étais décidé à partir le soir même. Il arriva aussitôt dans ma chambre et essaya de me rassurer. Il prit la chose gaiment, plaisanta sur ma situation, disant que, prisonnier de guerre, je serais fort bien soigné avec toute la société étrangère et que nous pourrions attendre la fin des hostilités, c’est-à-dire la fin de la saison, sans être exposés à aucune fâcheuse aventure. D’ailleurs, rien ne permettait de croire que tout fût désespéré. Le pays, malgré les chants de la veille, était fort tranquille. Un seul homme, disait-il, était belliqueux et se promenait depuis hier dans une agitation agressive, un des administrateurs des bains, esprit exalté et qu’on saurait bien mettre à la raison.

Le docteur, qui était parfaitement sincère, partit sur ces affirmations en me convoquant à un déjeuner in extremis qu’il offrait à la colonie étrangère, à l’occasion de l’anniversaire de sa mère, la vieille dame grecque élevée au Sacré-Cœur de Paris. Bientôt après cette visite, le jeune de N... reçut une dépêche qui ne laissa plus aucun doute sur l’irrémédiable. Je courus à la Banque où, sans hésiter, on m’offrit tout l’or que je pouvais demander. Ce fait ne suffit plus pour me rassurer. Je montai à la clinique, à ce joli palais fleuri, aux colonnes doriques. La consternation se lisait, déjà, sur tous les visages. Dans le cabinet du docteur se tenait, fort pâle dans son vêtement blanc, miss K..., la nurse anglaise assistante du maître. Celui-ci, s’inclinant devant les faits, m’offrit aussitôt de me faire mener en automobile à Meiningen où je pourrais encore atteindre le rapide de Wurtzbourg, ceci pour me permettre d’assister encore au fameux déjeuner qu’on allait avancer d’une heure. On le servit dans une salle ovale et on avait, en plein jour, allumé une série de corbeilles chargées de fruits multicolores, suspendues autour de la frise comme une guirlande étincelante. Tous les convives étaient réunis pour ce dernier repas de la Paix. C’était d’une gravité, d’une solennité infinies. Les Français, les Russes, les Anglais, les Belges, levèrent leurs verres pour saluer la dame octogénaire qui, de sa voix tremblante, évoquait le délicieux Paris d’autrefois !... Mais, parmi les fleurs, les regards se cherchaient inquiets ; on s’interrogeait furtivement à demi-voix d’une place à l’autre. On se demandait dans quelles conditions on se reverrait... A une voisine de table qui hésitait à partir pour Londres, je venais de donner brièvement des conseils pressans, lorsque le comte W..., tirant sa montre, me chuchota qu’il était grand temps de faire mes adieux. Rapidement, je fis le tour des convives, serrant avec émotion la main de chacun en face du lendemain redoutable. En courant, je traversai les longues salles encore remplies de gens attablés. Dans ma hâte, je faillis renverser un garçon italien qui, les bras chargés de plats, sortait de l’office. Le comte W... me mit en voiture. L’automobile, mené par le mécanicien français, traversa le parc. Alors, par une ironie du sort, les jardinières disséminées sur les pelouses avec leurs râteaux, coururent, joyeuses, derrière la voiture. C’est que ce jour-là elles venaient d’inaugurer leurs beaux costumes thuringiens que les couturières leur avait livrés le matin. Quelle gaité affreuse que ces corsages enrubannés, ces jolis bonnets à brides, s’agitant sur le vert frais des gazons ! Les filles, heureuses de leurs atours, saluèrent une dernière fois de la main le voyageur étranger qui courait à la frontière... Ce fut le dernier salut de la Vieille Allemagne, du peu qui en restait...


La voiture, dans sa course précipitée, roula dans les forêts, à travers les rians villages auréolés de paix estivale. A Meiningen, j’eus juste le temps de sauter dans le train, laissant le pauvre mécanicien consterné de mon départ et du conseil que je lui avais donné de fuir au plus vite... Dans mon compartiment, je trouvai une dame avec son fils, aspirant médecin de l’armée bavaroise, dans l’état de la plus grande béatitude. Sur leurs genoux, ils avaient déployé un guide et se concertaient sur l’hôtel où ils devaient descendre, aux bains de Kissingen. Ces préoccupations me rassurèrent, de nouveau. D’ailleurs, à mesure que je descendais vers le Sud, cette impression s’augmentait de visions pacifiques. Dans les champs, les paysans rentraient le foin, et, parmi eux, j’aperçus nombre de permissionnaires de l’armée active, la casquette de leur régiment sur la tête, aidant leurs parens dans leurs travaux agricoles.

Tard dans la soirée, j’arrivai à Louisbourg, où je ne pouvais avoir une communication directe pour Paris que le lendemain. Nul indice alarmant durant ce long trajet ne m’ayant frappé, je résolus de passer la nuit dans cette ville. En face de la gare, un petit attroupement s’était formé devant un journal affiché. En des termes prudens et officiels, il parlait de l’attitude de la Russie et de sa mobilisation activée. Le lendemain matin, 30 juillet, je me levai tôt et, mon train n’arrivant qu’à onze heures, je me promenai dans ce petit Versailles du Rococo. Bien que cette ville contint une importante garnison, je rencontrai peu de soldats. Dans une artère principale, on venait d’ouvrir une Exposition, et j’y pénétrai un instant pour voir des collections de porcelaines anciennes que la Cour avait prêtées à cette occasion. Dans une salle attenante, une exposition rétrospective d’uniformes militaires attira mes regards, et devant des vitrines de la guerre de 1870, un gardien débonnaire écoutait les récits d’un vétéran qui parlait du froid éprouvé à la bataille de Villiers. En sortant, je me rendis aux belles allées bordées de tilleuls, qui avaient vu passer, en 1805, l’empereur Napoléon. Quelques officiers de dragons s’y promenaient dans leurs tenues bleu ciel et blanc, au petit galop de leurs chevaux. Mâchonnant des cigarettes, ils étaient silencieux et semblaient préoccupés. Ils n’avaient plus cet air à la fois triomphant et blasé, ces conversations ricanantes des jours ordinaires. Lorsque j’arrivai au bout des allées, j’entrai par une grille dans le parc réservé du petit château nommé la « Favorite. »

Quelques enfans jouaient à la balle, sous la surveillance des nurses, à l’ombre des grands hêtres. Je fis le tour de ce domaine, de ces escaliers à attributs de chasse qui, derniers vestiges de l’influence française, descendaient avec une grâce toute latine, sur les gazons d’une place circulaire. En m’en retournant, je vis venir, du fond du pare, une musique militaire en tenue de parade. Cette apparition dans ces solitudes m’étonnait. Elle déboucha en silence sur l’allée ouatée de mousse. J’ouvris la barrière de bois et la laissai ouverte, derrière moi, pour le passage de ces hommes qui, sans doute, venaient de jouer quelque aubade sous les fenêtres d’un général, aux environs de Louisbourg. Tout ce que j’avais aperçu depuis mon départ de Thuringe me prouvait que le gouvernement de Berlin avait laissé, jusqu’à la dernière minute, le Sud de l’Allemagne dans une sécurité factice, tandis que du Nord allait partir le coup de force de Luxembourg.

Arrivé près de la gare, je montai dans un bureau de poste pour expédier une dépêche à Paris et y annoncer mon arrivée. Lorsque j’y pénétrai, je trouvai, debout à l’unique guichet, une ordonnance militaire, devant une pile de télégrammes que la buraliste était en train de déchiffrer. Je pris un formulaire et m’installai sur un pupitre, près du soldat. La préposée avait fait le compte des dépêches, dont le nombre était considérable, et demanda au soldat s’il avait sur lui la somme nécessaire ; il répondit affirmativement, et, pendant qu’il réglait ce compte, mes yeux tombèrent sur un télégramme qu’il avait abandonné. Portant une direction erronée, le soldat, par un scrupule de conscience exagéré, avait dû le recopier de sa main et avait distraitement laissé l’original, avec la correction au crayon, sur le buvard public. Ce n’était rien moins que le rappel des permissionnaires de l’active en congé de moissons. Je passai ma dépêche par-dessus l’épaule du soldat et, en redescendant l’escalier, je rencontrai des sergens porteurs de sacoches. Décidément, on sonnait le branle-bas de combat...

En face de la poste, on avait affiché un numéro spécial du Tageblatt, qui m’apprit la résolution de la Russie de se solidariser avec la Serbie. Plus loin, je lus le récit d’une grave bagarre, qui avait eu lieu, la veille au soir, à Stuttgart, devant l’hôtel Marquard, où des milliers de personnes avaient hué les officiers assemblés pour un banquet. Le peuple avait sifflé, insulté violemment les Junkers et crié : « A bas les buveurs de Champagne ! » (« Nieder mit den Champagner säufer ! ») La police avait chargé une partie de la nuit...

A ce moment, le rapide arriva en gare. Je m’y précipitai. Il était rempli de familles regagnant la frontière. Je dus rester dans un couloir, en attendant le déjeuner. L’atmosphère était chargée d’inquiétude ; on la lisait sur tous les visages, mais on parlait peu. Dans le wagon-restaurant, je me trouvai assis en face d’un hobereau, qui me tendit la Gazette de Francfort et me dénonça hautement la Russie, comme ayant préparé contre l’Allemagne les plus perfides machinations. Je l’écoutai sans répondre, car, en cet instant, un gendarme passa de table en table, examinant sévèrement les voyageurs. La loquacité du hobereau me sauva sans doute d’investigations désagréables. Après le repas, grâce à la complaisance intéressée d’un conducteur, je fus installé, seul, dans le compartiment d’un wagon autrichien, qui arrivait de Trieste et dans lequel je demeurai jusqu’à Paris sans être inquiété. Près de Bade, d’énormes hangars de Zeppelins étaient dressés non loin de la voie, gardés par des factionnaires qui n’inspectaient pas encore le ciel. A Strasbourg, le mouvement était singulièrement faible. Peu de public, peu de soldats. Le calme avant l’orage. C’est la traversée de l’Alsace qui me révéla, pour la première fois, un état vraiment anormal. Les quais des gares étaient vides, comme si un souffle puissant les avait balayés pour faire place à des hordes prochaines. Plus de soldats du tout.

Les wagons des voies secondaires, qui, en temps ordinaire, stationnaient devant les hangars de la petite vitesse, étaient éloignés. Un silence immense planait sur la campagne. A Saverne, quelques familles alsaciennes accoururent, les larmes aux yeux, accompagnant des fils, les jeunes générations installées en France, qui regagnaient hâtivement leurs foyers. Pendant la traversée des Vosges, je vis des factionnaires, immobiles, garder les ponts, silhouettes verdâtres se confondant avec le vert des forêts. A Sarrebourg, plus personne ; seul sur le quai, un capitaine d’artillerie, un grand gaillard, debout, en tenue de guerre avec sa jeune femme en noir et un gamin habillé en matelot.. Cette femme accrochée au bras de son mari, un mouchoir sur les lèvres, les yeux agrandis, fixait avec obstination quelque chose qui, à la place des malles absentes, attendait d’être mis dans le fourgon. Cet objet était un cercueil : un riche cercueil tout orné de lourds ornemens en rocaille d’argent, pour quelque notable, mort la veille du grand jour ! Le hasard, dans un symbolisme presque grossier, l’avait amené là, sur le quai déblayé de la frontière, devant le groupe qui personnifiait le départ pour la guerre et ses minutes extrêmes. Le train repartit, traversa les plaines d’Alsace.

Dans les vastes champs, frôlés par le Couchant, les paysans s’empressaient de rentrer leurs récoltes. Les voitures, cahotées par les ornières, roulaient dans une hâte grandissante : on fouettait les bêtes, on ramassait les meules, vite, vite, avant que les canons n’arrivassent et que les épis ne fussent écrasés sous les pieds des soldats...

A Avricourt, ce fut, déjà, la poussée angoissée, les fonctionnaires submergés, les nouvelles, plus graves de minute en minute, jetant la panique parmi les voyageurs. Le commissaire spécial annonça que tous les automobiles et tous les bagages étaient pris par les Allemands et arrêtés à la frontière. A l’horizon, le soleil descendait sur la Champagne, hostie sanglante et immense, dernier soleil de la paix, d’un pourpre inoubliable.

J’arrivai à Paris. La gare était pleine de monde. Les gens se cherchaient, s’étreignaient, se précipitaient, s’interrogeant fébrilement. De bouche en bouche, le mot court : « C’est la guerre, c’est la guerre... »

C’était elle, en effet.


FERDINAND BAC.