Les Derniers marins du règne de Louis XIV/01
L’histoire des derniers marins du règne de Louis XIV est l’histoire de la marine elle-même de 1700 à 1715. Dès la fin du XVIIe siècle en effet, elle commence à n’être plus un corps organisé, elle se fractionne par degrés, et, pour ainsi dire, s’individualise. Sous le coup d’événemens divers et de causes latentes, elle perd sa cohésion, son homogénéité, ses traditions. Lors de la splendeur d’un corps militaire, la masse de ses officiers est tellement unie dans les mêmes qualités de vaillance, d’expérience et de soumission, la hiérarchie est établie si solidement, la discipline si entière, que les hommes les mieux doués, les plus originaux d’aspect et de courage, tranchent à peine sur ceux qui les entourent. Leur éclat se confond dans l’éclat commun, leur personnalité disparaît dans cette personnalité collective qui est celle de leur arme. Cela n’existe point aux époques de revers et de trouble. La masse, que ne soutiennent plus les grandes lois d’ordre, que la fortune favorable ne fortifie plus, que les difficultés abattent, se désagrège, s’amoindrit, se disperse. Le niveau moral s’abaisse à mesure que la prospérité décroît. Pour employer une comparaison maritime, il semble que la marée montante des circonstances contraires recouvre d’oubli tous ceux qui n’étaient que de taille ordinaire, et qu’il n’émerge de cet affaissement général, pareils à des rochers inaccessibles aux flots, que quelques hommes au-dessus du découragement et des faiblesses de leur temps, parce qu’ils ont au plus haut point l’amour de leur carrière et de leur patrie. Ce sont les efforts et la vie de ces hommes que nous allons essayer de raconter.
En 1700, au moment où allait s’ouvrir la guerre de la succession d’Espagne, la marine française était déjà sur une pente fatale. Créée par Colbert, née de son génie persévérant, de son intelligente économie et de toutes les ressources de la politique qu’il sut faire adopter à Louis XIV, elle avait promptement atteint sous cette administration habile et vigoureuse une puissance extraordinaire. Au début, n’ayant point de vaisseaux, Colbert avait fait venir des constructeurs de la Hollande, acheté du bois et du fer dans les contrées du nord, établi sur des bases durables les arsenaux de Toulon et de Brest, qui existaient à peine, écrit ces admirables ordonnances qui, après deux cents ans, se sont conservées presque entières, fondé la compagnie des Indes, encouragé le commerce par toutes les faveurs imaginables, défendu et augmenté nos colonies, et à la paix d’Aix-la-Chapelle il pouvait déjà présenter au roi un état imposant des forces maritimes de la France. Allié tour à tour de la Hollande contre l’Angleterre et de l’Angleterre contre la Hollande, allié inutile, mais habile, il sut emprunter à l’une ses ressources matérielles, à l’autre sa tactique, et, les laissant mutuellement s’affaiblir, assit fortement sur leurs pertes communes les fondemens de la marine française, qui devait être bientôt leur rivale heureuse. Sous Seignelay, son fils, elle brilla du plus vif éclat. Elle couvrit l’Océan et la Méditerranée avec des flottes de 100 vaisseaux commandées par des hommes tels que Tourville, d’Estrées, Duquesne, Coetlogon, Chateau-Regnault. Elle ajouta dans ses fastes aux victoires de Messine, d’Agosta et de Palerme les noms du cap Beveziers, de Beachy-Head, de la baie de Bantry. Elle n’eut qu’un revers, aussi beau qu’un triomphe, La Hogue. De là cependant date sa décadence. Ce n’est pas que les pertes subies à La Hogue fussent irréparables, car l’année suivante, en 1693, Tourville reparut dans la Manche avec 98 vaisseaux de ligne; mais les finances s’étaient obérées par la longueur de la lutte, et l’on ne put dès lors fournir à la marine les ressources qu’elle eût exigées. En même temps le fils de Colbert, dont le génie eût peut-être grandi avec les circonstances, vint à mourir, et son successeur, Jérôme Phélippeaux, comte de Pontchartrain, homme froid, calculateur et méthodique, la laissa s’engourdir et la livra impuissante, sans ressort, à son fils quand il quitta le ministère en 1700.
Toutefois cette belle création de Colbert n’était point encore anéantie. Tous les élémens de ce grand corps étaient épars, mais ils vivaient, et pouvaient d’autant mieux se rapprocher et se reconstituer sous la main d’un homme de talent, que la marine avait à son service des officiers tels que Jean Bart, d’Estrées, le bailli de Lorraine, Coetlogon, Forbin, Du Guay-Trouin, Ducasse. Marins excellens, caractères d’une trempe peu commune, ces hommes ont jeté un reflet d’héroïsme sur les dernières péripéties d’une lutte inégale. La France, sans autre appui que quelques vaisseaux d’Espagne montés par de mauvais équipages et de plus mauvais capitaines, avait à tenir tête sur toutes les mers aux deux marines les plus solides d’Europe, celles de l’Angleterre et de la Hollande. La tactique consommée des chefs d’escadre, les faits d’armes des capitaines de bâtimens armés en course, allaient rétablir jusqu’à un certain point l’égalité des conditions du combat.
Parmi ces figures originales se détache dès le début de la lutte celle du chevalier de Forbin. Il avait alors près de cinquante ans, et malgré ses remarquables qualités d’homme de mer, ses longues campagnes, son aventureuse intrépidité, il n’était encore que capitaine de vaisseau. Sa hauteur, son arrogance, son indiscipline, ses querelles avec le ministre, surtout le scandale de sa vie et de ses mœurs dans ces dévotes années du règne de Louis XIV, en étaient la cause. Doué des passions les plus vives et les plus diverses, il avait eu une existence fort agitée, toute remplie de duels, de faits de guerre et d’amours faciles. A quatorze ans, il s’était échappé de la maison paternelle et s’était réfugié à Marseille sur une galère du commandeur de Forbin-Gardanne, son oncle, qui l’accueillit, le fit habiller, et le retint à son bord comme cadet. Depuis lors il avait successivement fait la campagne de Messine avec le duc de Vivonne, celle d’Amérique avec le comte d’Estrées, celle d’Alger avec Duquesne et Petit-Renau. Ce fut à cette époque que les ambassadeurs du roi de Siam vinrent en France; Forbin fit partie de l’ambassade que Louis XIV envoya pour nouer des relations avec ce pays. Ce voyage à Siam, dont il faisait des récits merveilleux, posa fort bien à la cour le chevalier de Forbin. Le roi, Seignelay, le père La Chaise, voulurent le voir et l’entretenir. A la reprise de la guerre en 1689, il eut à Dunkerque le commandement d’une frégate de 16 canons, et alla croiser dans la Manche. Ce fut là qu’il fut fait prisonnier avec Jean Bart, et que tous deux s’évadèrent en traversant la mer dans un bateau pêcheur.
Jusqu’en 1700, il croise tour à tour, soit dans la Manche soit dans le nord avec Jean Bart, ou sert sous le maréchal de Tourville et le comte d’Estrées, sur les côtes d’Angleterre et d’Espagne. Il gagne la croix de Saint-Louis et le grade de capitaine de vaisseau. Cependant il n’a pas changé en vieillissant, et lorsqu’en 1702 il obtient le commandement de deux frégates dans le golfe Adriatique, il est sous le coup d’une double accusation de rapt et de meurtre : attaqué à coups de bâton dans les rues de Toulon par un homme du peuple, le père d’une jeune fille qu’il avait enlevée, il s’est dégagé en le perçant de son épée. Il prend la mer pendant que son procès s’instruit, afin d’échapper à tous les ennuis de sa vie privée, qu’il ne supporte plus si légèrement qu’autrefois. On dirait qu’avec toute la conscience de ce qu’il vaut il se lasse de n’être encore qu’un brillant aventurier et presque un « forban gentilhomme, » comme l’appellera bientôt, en jouant sur son nom, un envoyé du sénat de Venise. Il y a en effet jusque-là dans la vie et les allures du chevalier un étrange composé de grand seigneur et de flibustier.
Forbin avait été envoyé avec ses deux frégates dans l’Adriatique afin d’empêcher que le prince Eugène, qui opérait en Lombardie contre Catinat, ne pût se ravitailler sur les côtes de Dalmatie. Cette mission était délicate, car les Vénitiens, qui se prétendaient souverains du golfe, ne voyaient qu’avec mécontentement des navires du roi entreprendre quoi que ce fût contre les impériaux, qu’ils favorisaient secrètement. Forbin l’accepta néanmoins avec des instructions très restreintes, partit de Toulon et alla mouiller à Brindes, où il fut rejoint par deux bâtimens que le comte d’Estrées lui envoya de Naples. À chaque pas que le chevalier allait faire dans le golfe, la mauvaise volonté de la république de Venise devait lui apparaître. Arrivé à Durazzo, où il se trouvait sur le territoire du Grand-Turc, il avait envoyé Clairon, qui montait un de ses bâtimens, faire une reconnaissance à l’île de Querché, qui était aux Vénitiens. Bien qu’il y eût sur l’île un parti d’impériaux, le commandant Clairon, se fiant à la neutralité de la république, crut pouvoir descendre à terre avec un certain nombre de ses hommes pour entendre la messe ; mais les impériaux eurent à peine appris son arrivée qu’ils l’entourèrent et le massacrèrent, ainsi que ses compagnons. Son navire sans capitaine leva l’ancre et se sauva vers Ancône. Quand Forbin se plaignit de cet attentat au gouverneur de Querché, celui-ci répondit simplement qu’il n’avait pu l’empêcher. Forbin se rendit alors à Venise, fit part des faits à l’ambassadeur de France, en écrivit à la cour, et se plaignit du peu d’étendue de ses instructions, qui ne lui permettaient de rendre aucun service au roi. Les impériaux n’avaient ni assez de navires ni assez de matelots pour approvisionner convenablement l’armée du prince Eugène, et elle se fût trouvée dans le plus grand dénûment, si les Vénitiens ne se fussent chargés de tout. Il fallait donc que Forbin, ne respectant plus une neutralité dérisoire, pût arrêter, visiter et brûler, fussent-ils vénitiens, les navires qui faisaient ouvertement la contrebande. Il exigeait que la république donnât au moins des patentes aux vaisseaux qui sortaient de ses ports afin qu’on pût les distinguer des ennemis ; mais le sénat, arguant de sa souveraineté sur l’Adriatique, d’où venait pour lui l’habitude de ne pas donner de patente aux bâtimens qui ne quittaient pas le golfe, refusa de renoncer à un usage qui favorisait les impériaux. L’ambassadeur de France se trouvait soumis au cardinal d’Estrées, venu exprès de Rome à Venise pour y faire observer la neutralité. Le cardinal, flatté et séduit par la république, blessé d’ailleurs que Forbin ne se fût pas adressé directement à lui, non-seulement ne fit pas droit à ses réclamations, mais lui enjoignit de ne pas embrasser tant d’affaires à la fois et d’exécuter ses instructions.
L’ombrageux Forbin s’irrita des reproches, et il ne songea qu’à éluder les ordres. Sa position devenait d’ailleurs intolérable. Tous les ports de la république avaient ordre de lui refuser l’entrée, il mouillait chaque soir en pleine côte. Depuis le commencement de la croisière, ses quatre navires n’avaient brûlé qu’un bateau aux impériaux et capturé deux barques chargées de sel. Il se mit dès lors à jeter à la mer les cargaisons des bâtimens suspects. Venise jeta les hauts cris. Le cardinal transmit ses plaintes à la cour, mais celle-ci, comprenant enfin que, si on ne mettait pas obstacle aux fraudes des Vénitiens, leur neutralité causerait autant de dommage que la guerre, tout en faisant désapprouver par le cardinal ce qu’avait fait Forbin, n’adressa aucun reproche direct à ce dernier. C’était l’autoriser à continuer.
Forbin, le prenant ainsi, brûla bâtiment sur bâtiment, visita jusqu’à la plus petite barque, et arrêta une flotte de 80 voiles qui se rendait à Trieste. Persuadé qu’elle allait y charger un grand convoi pour les impériaux, il n’osa toutefois la brûler sans l’agrément du cardinal, qui le lui défendit expressément, mais il eut soin de l’escorter jusqu’à Trieste et de l’y bloquer. Cependant, l’armée du prince Eugène ayant le plus grand besoin de secours, les Vénitiens permirent aux impériaux d’armer dans leur port un vaisseau de 50 canons acheté aux Anglais et une frégate de 26. Ces bâtimens devaient aller débloquer Trieste. Le cardinal, commençant à ouvrir les yeux, se plaignit de cet armement. « Faites retirer, lui répondit le sénat, le chevalier de Forbin de ces mers, et nous nous chargeons d’empêcher les impériaux de porter aucun secours au prince Eugène. » Le chevalier reçut l’ordre de se retirer à Brindes. À peine y était-il que le vaisseau de 50 canons et la frégate, sortant du port, saluaient le pavillon de Venise, ralliaient le convoi de Trieste, et l’accompagnaient à destination. L’heure de se venger était à la fin arrivée. Précisément M. de Resson Deschiens était venu mettre à la disposition de Forbin un vaisseau de 50 canons. Le chevalier le monta immédiatement et donna sa petite frégate à M. Deschiens. Dès lors il domina complètement le golfe, empêcha toute communication des impériaux avec leurs villes de secours, enleva deux convois, et brûla, bien qu’il eût une patente de la république, un gros navire vénitien qui allait à Boucari. Quant au vaisseau anglais, après avoir escorté le convoi, il s’était réfugié à Venise, où il avait mouillé dans le port à quatre amarres. Par un clair de lune superbe, Forbin descend avec 50 hommes dans une chaloupe et deux canots, demande à un pêcheur où est le vaisseau en se faisant passer pour une embarcation de service, va droit à lui au milieu de mille petits bâtimens qui le voient faire sans se douter de rien, monte à l’abordage, surprend l’équipage endormi, le massacre ou le fait prisonnier, et se retire en mettant le feu au navire. Peu d’instans après, Venise s’éveillait à la lueur de l’incendie, aux détonations de l’artillerie, qui, toute chargée, envoyait çà et là ses boulets, et à l’explosion du bâtiment lui-même, dont le feu avait gagné les poudres.
Après cette exécution, les Vénitiens se tenant tranquilles, Forbin reprit un projet auquel il avait d’abord pensé, et qui consistait à détruire les ports de l’empereur, généralement dégarnis de troupes et mal fortifiés. Il commença par Trieste, accommoda en galiotes à bombes deux bâtimens qu’il avait pris, et alla reconnaître, en sondant près de la côte, l’endroit où elles seraient le mieux placées. Cette reconnaissance s’exécuta malgré un grand feu de mousqueterie et de canon qui partait des remparts. Presque aussitôt d’ailleurs le feu des vaisseaux français s’ouvrit sur la ville à l’entrée de la nuit, et, à la lueur de l’incendie que les bombes allumaient, on pouvait voir la population s’enfuyant dans les montagnes. Restait sur le môle une batterie barbette de 14 pièces de canon. Craignant d’être attaqué de ce côté, Forbin fit faire de sa chaloupe et de son canot deux demi-lunes flottantes, les couvrit de matelas, les remplit de fusiliers, y descendit lui-même, et, débarquant au môle, qu’il trouva désert, y encloua les canons. L’épouvante qu’il causait dans le golfe était extrême. Ayant envoyé sa chaloupe à Venise pour y porter ses lettres à l’ambassadeur de France, le bruit que lui-même était de retour avec son vaisseau se répandit dans la ville, et le sénat envoya deux de ses membres pour s’en assurer. De Trieste, il se rendit à Fiume; mais avant d’y diriger la principale attaque il voulut s’emparer du petit bourg de Lourano. A la fin du jour, il se porta sur Lourano avec quatre bâtimens à rames, ses canots et une bombarde. Il espérait n’avoir pas été vu, il se trompait. La porte qui donnait sur la campagne était fermée, les bourgeois étaient su les remparts. La nuit se passa à jeter quelques bombes. Au matin, voulant savoir à quel genre de troupes il avait affaire, Forbin descendit dans un canot et alla ranger le rivage à une portée de fusil afin de trouver un lieu de débarquement. A la confusion et à l’inégalité du tir, Forbin reconnut des bourgeois; ils étaient à peu près quatre cents. Ayant rencontré un endroit convenable pour débarquer, il balaya la plage par un feu nourri de mousqueterie et de pierriers, et, mettant à terre un officier avec 80 hommes, il le chargea de pénétrer dans le bourg par la porte de la campagne. Lui-même, avec ses embarcations, alla forcer le port. Ils entrèrent en même temps. Pendant que Forbin, dans une sorte d’armistice, posait des corps de garde, et que les bourgeois se consultaient pour racheter le bourg, les soldats et les matelots commencèrent le pillage. Il ne fallait plus songer à une capitulation. Forbin organisa le pillage, rembarqua ses hommes, et dans la journée même se présenta devant Fiume, tout épouvantée du sac de Lourano. Immédiatement l’on convint du rachat pour A0,000 écus et 1,000 sequins de cadeau à Forbin ; mais le lendemain, au moment où les embarcations françaises se rendaient à terre pour un traité définitif, et y portaient en outre les aumôniers chargés de rendre les vases sacrés que l’on avait pris à Lourano, elles furent reçues par un feu tellement vif qu’elles revinrent à bord en toute hâte. Un officier-général de l’empire, qui était arrivé pendant la nuit, n’avait pas voulu reconnaître la capitulation, et avait fait mettre la ville en état de défense. Forbin alla lui-même sonder, mais il trouva quatre-vingts brasses de fond, et fut accueilli par une canonnade si nourrie qu’il craignit d’exposer ses bombardes en pure perte. Il prit le parti de la retraite, non sans avoir envoyé quelques volées à la ville.
Tandis que ces incidens avaient lieu dans l’Adriatique, des événemens plus sérieux déjà se passaient au golfe du Mexique. La guerre semblait s’essayer aux deux extrémités du vaste théâtre qu’elle allait bientôt remplir. Dès 1701, l’amiral anglais Benbow avait été envoyé en Amérique pour convertir de gré ou de force à la cause de l’archiduc Charles, désigné par les alliés pour être roi d’Espagne, les gouverneurs des colonies espagnoles. Il y avait échoué, car Château-Regnault et Ducasse, expédiés chacun avec une escadre, l’un pour convoyer en Europe les galions du Mexique, l’autre pour lui faciliter cette opération, avaient fait proclamer la royauté de Philippe V. Pendant que Château-Regnault ralliait ses galions, Ducasse et Benbow allaient se trouver en présence. Les circonstances de leur rencontre caractérisent si bien le temps et les hommes, elles nous transportent dans un ordre de sentimens tellement en dehors de notre manière d’envisager les conditions de la guerre, qu’il est nécessaire d’esquisser ces singulières physionomies. Les deux adversaires se valaient. Tous deux avaient fait leur apprentissage nautique dans les périlleuses aventures de la marine de course. On va voir quels capitaines se formaient à cette rude école, où les escadres d’Angleterre et de France commençaient à recruter des auxiliaires et souvent des chefs. Ducasse avait en Amérique le nom le plus populaire et le plus aimé. Fils d’un marchand de jambons de Bayonne, il s’embarqua jeune, et se fit flibustier. Son audace, son intelligence, son humanité, une sorte de probité chevaleresque, le firent remarquer de ses terribles camarades. Plus tard Ducasse entra dans la marine royale. C’était à lui et à ses anciens compagnons enrôlés à sa voix qu’en 1697 Pointis avait dû en grande partie la prise de Carthagène. Nommé après le départ de Pointis gouverneur de Saint-Domingue, il fit la prospérité de cette île; les divers établissemens anglais et la Jamaïque tremblaient au souvenir de ses descentes. Puissamment riche, il maria sa fille au marquis de Roye, capitaine de vaisseau et beau-frère de Pontchartrain. Ce fut peut-être à ce mariage qu’il dut de pouvoir défendre les colonies sans être gêné dans sa liberté d’action. Il devait plus tard recevoir du roi d’Espagne la Toison d’or, peu habituée, dit Saint-Simon, à tomber sur de pareilles épaules.
Quant à Benbow, les débuts heureux de cet amiral dans la marine anglaise se rattachaient à un fait qui annonçait autant d’audace que d’excentricité. En 1686, Benbow, qui ne commandait encore qu’un bâtiment marchand, fut attaqué par un corsaire barbaresque plus fort que lui. Il se laissa aborder; mais les assaillans furent bientôt forcés d’abandonner son navire, où ils laissèrent treize des leurs. Le capitaine anglais fit jeter les treize cadavres à la mer après en avoir fait couper les têtes, qu’il conserva soigneusement dans de l’eau salée. A son arrivée à Cadix, il les fit mettre dans un sac. La douane voulut visiter le sac, Benbow s’y refusa, disant qu’il ne contenait que des provisions pour son usage. Force lui fut alors de se rendre devant les magistrats, qui vinrent aisément à bout de sa feinte résistance. On juge de la stupéfaction des Espagnols quand les treize têtes roulèrent sur le plancher. Cette aventure fit du bruit et arriva jusqu’au roi d’Espagne, qui désira voir Benbow, lui fit un riche présent et en écrivit au roi d’Angleterre. Jacques II donna aussitôt à Benbow le commandement d’un navire. Depuis cette époque, la fortune du hardi capitaine ne se démentit pas. Il se distingua successivement dans les expéditions contre Dunkerque et Saint-Malo, et fut tenu en singulière estime par le roi Guillaume III. Ce prince le choisit quand il fut question d’envoyer un amiral aux Indes occidentales; mais, craignant pour « l’honnête Benbow, » ainsi qu’il l’appelait, la fatigue de deux campagnes consécutives, il le fit venir et lui déclara qu’il ne lui en voudrait nullement d’un refus, s’il avait besoin de repos. Benbow lui répondit avec cette abnégation et ce sentiment du devoir qui distinguaient déjà les marins anglais que « pour lui tous les climats étaient les mêmes, qu’il ne pensait pas qu’un officier eût le droit de choisir sa station, et qu’il serait toujours prêt à se rendre sur n’importe quel point du globe quand le service de sa majesté l’exigerait. » Il arbora donc son pavillon à bord du Breda, de 70 canons, et partit avec 10 vaisseaux pour la Jamaïque. Le 19 juillet 1702, les escadres anglaise et française se rencontraient à la hauteur du cap Santa-Martha. Ducasse, avec 5 vaisseaux et 3 frégates, longeait la côte sous voiles légères, et se dirigeait vers l’ouest. Benbow, formant aussitôt sa ligne avec le Breda au milieu, s’efforça de prolonger l’escadre française. Il avait l’intention de ne commencer le combat que lorsqu’il serait complètement par le travers de celle-ci; mais, Ducasse ayant ouvert le feu, Benbow se vit forcé d’y répondre, et l’action s’engagea. Toutefois c’est moins à un combat naval que nous allons assister qu’à l’étrange spectacle d’un amiral abandonné trois jours de suite par ses capitaines, et continuant jusqu’à la mort une lutte disproportionnée que la générosité seule de son adversaire lui rendit possible.
A peine les vaisseaux de tête de Benbow eurent-ils échangé quelques boulets avec l’arrière-garde française, qu’ils tinrent le vent et se mirent hors de portée du canon. Le Breda, qui les suivait de près, prit leur place; mais, n’étant point soutenu par le reste de l’escadre, qui avait diminué de voiles, il resta seul au feu jusqu’à la nuit, et souffrit beaucoup. L’obscurité mit fin au combat. Le 20 au matin, indigné de la conduite de ses capitaines, l’amiral anglais prit la tête de la ligne, espérant que son exemple les forcerait à remplir leur devoir; mais il en fut ce jour-là comme la veille. Arrivé à portée de canon du Saint-Louis, Benbow s’aperçut qu’un seul de ses vaisseaux, le Ruby, obéissait à ses signaux. Ducasse, le voyant si peu soutenu, eut, de l’avis des Anglais eux-mêmes, la courtoisie de ne pas faire feu. Benbow toutefois n’accepta point cette sorte de grâce, et lorsqu’à deux heures de l’après-midi l’escadre française, profitant de la brise du large, mit toutes voiles dessus, il s’opiniâtra à la suivre. Un peu retardés d’abord, les deux vaisseaux anglais firent feu de leurs sabords de chasse, et se placèrent bientôt par le travers du Saint-Louis et du Duc d’Orléans, L’escadre anglaise, malgré les signaux de Benbow, qui lui ordonnait de venir au feu, restait hors de portée, et semblait simplement l’escorter. Le combat de la veille recommença ; mais cette fois le Ruby fut tellement maltraité que Benbow passa pour le couvrir entre lui et le Saint-Louis, et le fit remorquer au large par ses embarcations. Malgré la perte de son compagnon, le Breda ne cessa son feu que vers le soir. Ducasse, soit magnanimité, soit calcul, paraissait fuir jusqu’au fond du golfe cette escadre ennemie dont l’amiral seul s’acharnait à le poursuivre.
La nuit venue, Benbow se recueillit. Il eût pu renoncer à la lutte, mais il eût craint de justifier ainsi l’abandon de ses capitaines. Après avoir fait partir le Ruby pour Port-Royal et s’être réparé de son mieux, il continua de suivre l’ennemi. Le 21, à deux heures du matin, il l’avait rejoint. À cinq ou six milles en arrière se tenait l’escadre anglaise, qui ne se fatiguait point d’assister à sa propre honte. C’était sur le Duc d’Orléans que Benbow voulait diriger ses coups. Il avait en effet remarqué que ce vaisseau, maltraité dans les actions précédentes, marchait avec peine. À trois heures, il était par son travers, et lui lançait une bordée à double projectile ; mais presque au même instant, déjà blessé au bras et au visage, il avait la jambe emportée par un boulet ramé. Après s’être fait descendre à la cale pour qu’on le pansât et avoir exigé qu’on le remontât sur le pont, il assista au combat étendu dans son cadre. Il eût été heureux de mourir alors, car il eût au moins en mourant pu croire à la défaite d’un de ses ennemis. Le Duc d’Orléans avait sa grande vergue en pièces, ses huniers emportés, son mât d’artimon brisé, ses flancs labourés de boulets. Si l’escadre anglaise arrivait, elle pouvait le couper et l’enlever. Benbow voulut tenter un nouvel effort, faire un dernier appel à ses capitaines. Il leur envoya dire par son chef d’état-major de se conduire enfin comme des hommes. Le capitaine Kirby de la Défiance vint alors à bord et pressa instamment l’amiral de cesser l’action. Celui-ci eut, dans son mépris, la curiosité de connaître l’avis des autres commandans, et les fit venir à l’ordre. Ce fut un spectacle tristement imposant que celui de cet amiral perdant la vie par trois blessures, pâle de souffrance, mais l’œil animé du feu de l’indignation et du combat, en face de ces hommes que la crainte seule rendait pâles et émus en sa présence. Il leur montra F escadre française endommagée par le feu seul du Breda et cédant en apparence le champ de bataille à l’escadre anglaise, que leur pusillanimité avait du moins conservée intacte. Il leur parla d’honneur, de devoir, et n’obtînt que les réponses incohérentes de la faiblesse ou le silence de la peur. Il les congédia, et laissa porter sur la Jamaïque. Ducasse, dont le noble cœur était fait pour comprendre tout ce qu’avait dû souffrir l’intrépide Benbow, lui envoyait quelques jours après la lettre suivante :
« Monsieur,
« Lundi dernier, je pouvais craindre de souper dans votre cabine; la volonté de Dieu a été qu’il en fût autrement, et je lui en adresse mes actions de grâces. Quant à ces capitaines qui vous ont lâchement abandonné, faites-les pendre sans scrupule, c’est tout ce qu’ils méritent.
« Je me donne l’honneur d’être, etc.
« DUCASSE. »
Benbow n’avait pas besoin du conseil de Ducasse. Le 6 octobre, il fit assembler une commission militaire présidée par le contre-amiral Whetstone pour juger les capitaines Kirby de la Défiance, Constable du Windsor, Wade du Greenwich, Hudson du Pendennîs. Ils étaient accusés de lâcheté, d’inexécution d’ordres et de négligence dans leur devoir. Kirby, jugé le premier, fut condamné à mort; mais l’époque de l’exécution de la sentence fut réservée au bon plaisir de l’amirauté. Pour Constable, l’imputation de lâcheté fut écartée, toutefois, les autres charges étant prouvées contre lui, il fut cassé et emprisonné. Wade, jugé le troisième, reconnu coupable comme Kirby des trois chefs d’accusation et convaincu de plus d’avoir été ivre pendant toute la durée de l’action, fut condamné à mort. Hudson mourut peu de jours avant son jugement. Au printemps suivant, Kirby et Wade arrivèrent en Angleterre et subirent immédiatement leur sentence, la reine ayant expédié dans chaque port l’ordre de ne pas différer d’un instant la punition de gens qui avaient porté atteinte à l’honneur de leur patrie. Telles furent dans la marine anglaise les premières exécutions militaires : elles n’étaient que justes; le pays avait profondément ressenti le déshonneur que la conduite de ces capitaines jetait sur le pavillon. C’est de leur supplice que date cette inflexible sévérité qui, à côté d’honneurs extrêmes accordés au vainqueur, fit au vaincu un crime de son malheur, sévérité qui passa dans les lois et dans les mœurs de la nation, et que put à peine tempérer pour l’avenir la mort de l’illustre et infortuné amiral Byng.
Arrivé à la Jamaïque, Benbow fut obligé de se faire amputer, et mourut des suites de cette opération le 4 novembre 1702, regrettant jusqu’au dernier instant de n’avoir point remporté une victoire qu’il avait crue certaine. Ducasse cependant, avec un nombre égal de vaisseaux, était de tous points en état de lui tenir tête. Peut-être même s’étonnera-t-on qu’il n’ait pas mieux profité de la pusillanimité de ses ennemis pour les accabler. C’est qu’alors on ne faisait pas la guerre comme aujourd’hui. Il y avait dans tout combat un côté chevaleresque et courtois que chacun tenait à honneur de respecter en faisant, pour ainsi dire, à son opposant sa part d’ombre et de soleil. Ducasse n’ouvrit point son feu sur le Breda et le Ruby quand il les vit s’avancer seuls contre toute son escadre. Il y avait de plus les instructions positives du ministre de ne pas aventurer sans absolue nécessité les vaisseaux du roi, que le délabrement des finances n’eût pas permis de remplacer. D’ailleurs, en attirant Benbow au fond du golfe du Mexique, Ducasse avait dégagé de tout obstacle le départ de Château-Regnault pour l’Europe avec les galions du Nouveau-Monde.
Ces galions toutefois ne devaient pas échapper aux Anglais. Arrivés sur les côtes d’Espagne, où l’amiral Rooke croisait avec 50 vaisseaux, ils furent obligés de se réfugier à Vigo. Bientôt après les 15 vaisseaux de Château-Regnault qui les escortaient y furent attaqués, enveloppés et pris. Ils ne succombèrent, il est vrai, que sous le nombre; mais ces 15 bâtimens perdus faisaient une brèche irréparable au vaste système de défense que le roi avait organisé et auquel toutes les forces de sa marine ne pouvaient que strictement suffire. La France et l’Espagne offraient dès lors un côté vulnérable qu’à force d’activité et de courage l’on pouvait dérober ou déplacer quelque temps, mais que la haine de l’Angleterre ou son bonheur devait tôt ou tard lui faire découvrir. En outre, et devançant le désastre de Vigo, la mort avait frappé un des plus grands hommes de mer que nous eussions à cette époque. Au retour d’une campagne dans le nord, Jean Bart était mort à Dunkerque le 27 avril 1702, à l’âge de cinquante-deux ans. Tourville l’avait précédé dans la tombe le 28 mai 1701.
Ces deux hommes qui mouraient avec le XVIIe siècle et qui semblaient ainsi se refuser à voir les malheurs de cette marine qu’ils avaient tant aimée, doués de génies différens, mais pénétrés d’un égal dévoûment pour elle, en avaient été les représentans les plus illustres, quoique les plus opposés. Tourville, né grand seigneur, avait commencé à servir comme chevalier de Malte dans la marine de l’ordre; de là il avait passé dans la marine française, et s’y était distingué dès son début par un courage à toute épreuve, une politesse rare presque inconnue des marins de ce temps et une connaissance aussi exacte des moindres détails de son métier que s’il eût été le pilote de son navire au lieu d’en être le commandant. Simple capitaine de vaisseau, il avait érigé en système la nécessité pour tout officier de marine de posséder ces connaissances pratiques. Assujettissant son bord aux plus minutieuses précautions d’hygiène et de propreté, il avait ouvert à la marine cette voie de bonne tenue et de salubrité où elle allait bientôt marcher sous ses ordres. Quand l’intelligence d’un homme ne s’use pas dans les détails, elle s’élève du même coup aux plus vastes conceptions; elle n’a fait en quelque sorte, par cette sollicitude puérile aux yeux du vulgaire, qu’asseoir la base où elle doit opérer plus tard. Tourville, nommé amiral, embrassa une flotte d’un coup d’œil aussi sûr et aussi prompt qu’il l’avait fait pour un seul vaisseau, il la courba sous une discipline exacte, l’instruisit aux manœuvres théoriques, et en obtint ce qu’il voulut en lui donnant pour guides l’obéissance et l’honneur, ces deux grandes vertus qu’il possédait lui-même et dont il offrit à La Hogue un si mémorable exemple en combattant, sur un seul ordre du roi, une flotte double de la sienne. Il créa de plus l’esprit de corps par l’homogénéité et l’émulation. La marine royale lui dut d’être ce qu’elle s’est toujours montrée depuis malgré d’apparentes transformations, brave, instruite et polie,
Jean Bart est le premier marin de cette époque que sa naissance n’ait point protégé et qui soit arrivé par son seul mérite. Aussi son nom a-t-il été alors et est-il resté célèbre parmi nos populations maritimes. Ce fut en effet le premier enfant du peuple qui, selon l’expression qu’employa plus tard Napoléon, partit pour la guerre avec le bâton d’amiral dans sa giberne. Fils d’un corsaire de Dunkerque, il s’engagea d’abord dans l’escadre de Ruyter, quand ce grand homme de mer commandait contre l’Angleterre les flottes alliées de la France et de la Hollande. Il n’y fit qu’un médiocre matelot : ce n’était ni l’intrépidité ni l’intelligence qui lui manquaient; mais, habitué dès l’enfance à la camaraderie des armemens privés, il ne put jamais se ployer qu’imparfaitement à la discipline, cette nécessité du navire de guerre qui fait son unité et sa force. Redevenu libre aussitôt qu’il lui fut possible, il recommença ces courses qui lui étaient si chères, et laissa se développer ses qualités de marin sur ce théâtre de son choix., Vivant de la même vie que ses rudes compagnons, se les attachant par sa facile humeur, par son insouciance du butin, par son laisser-aller dans le service lors des circonstances ordinaires de la navigation, il les dominait à l’heure du danger par un courage de lion uni à un merveilleux sang-froid et en toute occasion par sa rare finesse, que couvraient les dehors d’une naïve bonhomie. Il arriva une époque dans la vie de Jean Bart où sortir son navire da port, le faire passer au travers d’une flotte ennemie par un temps de brume ou de tempête, et le rentrer quelques jours après avec un bâtiment capturé à la remorque, ne fut plus qu’un jeu pour l’intrépide corsaire. Il eût été, son courage et son talent à part, le plus habile pilote des côtes de France, d’Angleterre et de Hollande. Arrivé à cette première limite, son génie se transforme. Il songe à ce qu’il pourrait faire en tenant dans sa main plusieurs navires comme il y tient le sien, les groupant autour de lui sans ordre, presque à l’aventure, mais sûr qu’ils ne sortiraient pas du cercle d’action où s’exercerait sa puissante initiative, échauffant du feu de son âme des capitaines, tous ses admirateurs ou ses amis, et à qui, une fois l’affaire engagée, cette seule devise : « tous pour un et un pour tous! » tiendrait lieu de discipline et de tactique. Il fut donné à Jean Bart de se révéler au moment où la grande marine de flotte s’amoindrissait entre les mains du successeur de Seignelay. Le commerce commençait à se protéger lui-même, il organisait des armemens particuliers sur une vaste échelle. Il lui fallut un chef, un organisateur; ce fut Jean Bart. Entrant dans la marine royale comme commandant de ces grands armemens autorisés par le roi en qualité de capitaine de frégate, de capitaine de vaisseau, puis de chef d’escadre, il stipula toujours néanmoins son indépendance, tant l’illustre marin conservait, même au comble de sa gloire, une instinctive aversion pour toute hiérarchie militaire. Ce furent ces escadres de corsaires qui, par les pertes immenses qu’elles firent subir aux alliés, déterminèrent en partie la paix de Ryswick, et elles eussent peut-être changé le cours des événemens de la guerre de la succession d’Espagne, si Jean Bart eût vécu.
Il était mort après avoir créé la guerre de course comme Tourville avait créé la guerre d’escadre. Tous deux laissèrent des fils; mais Jean Bart devait être plus heureux que Tourville. François-Cornil Bart perpétua un jour en effet, revêtu de la dignité d’amiral, le nom de son père, tandis que le jeune Tourville tomba dès sa première campagne noblement frappé, mais ignoré. Plus heureux encore à un autre point de vue, pendant que Tourville jusqu’à une époque bien avancée du siècle n’eut que de pâles imitateurs, Jean Bart laissait derrière lui pour héritiers de son génie et de son bonheur Duquesne Mosnier, le chevalier de Saint-Pol, Forbin, Ducasse, Cassard et surtout Du Guay-Trouin, qui devait illustrer Saint-Malo comme Jean Bart avait illustré Dunkerque.
Du Guay-Trouin venait d’être nommé capitaine de vaisseau lorsqu’il obtint du roi la permission de faire construire à Nantes deux bâtimens de 50 canons chacun, le Jason et l’Auguste. C’est sur le Jason qu’il apparaît dans la pleine originalité de son héroïsme et de ses ressources d’homme de mer. En 1704, il part avec le Jason, l’Auguste et une corvette de 8 canons, la Mouche. Sa première croisière est pour les Sorlingues, où atterrissent d’ordinaire les flottes marchandes. Étant à trois lieues de ses camarades, il rencontre la Revenge, garde-côte anglais de 72 canons, se présente pour l’aborder avec sa civadière prolongée, l’intimide au point de lui faire prendre chasse vers les Sorlingues, et ne l’abandonne qu’à ce port après trois heures de poursuite où les vitesses des deux vaisseaux ont été si égales qu’on a toujours pu combattre à portée de fusil. Quelques jours plus tard, la Mouche, s’étant séparée pendant la nuit, est prise par cette même Revenge, dont le capitaine se vante d’être sorti avec le Falmonth, vaisseau de 54, pour chercher les deux vaisseaux français et se mesurer avec eux. Du Guay-Trouin n’oubliera ni la perte de sa corvette ni la bravade de celui qui l’a prise. En attendant, il découvre en sortant de la Manche une flotte de 30 voiles escortée par un vaisseau anglais de 54 canons, le Coventry, Pendant que le Jason enlève en trois quarts d’heure le Coventry à l’abordage, l’Auguste donne au milieu de la flotte et amarine douze navires. En conduisant ces prises à Brest, Du Guay-Trouin reconnaît dans deux gros vaisseaux et une corvette qui arrivent vent arrière et mettent en travers à une lieue la Revenge, le Falmouth et « sa pauvre Mouche. » Malgré les avaries de son dernier combat et l’embarras de ses prises, Du Guay-Trouin pousse à l’ennemi, qui, au lieu de soutenir la lutte, prend la fuite.
Pendant que s’achève à Brest une frégate de 26 canons, la Valeur, dont il confie le commandement à son jeune frère. Du Guay-Trouin reprend la mer avec le Jason, l’Auguste et deux frégates de 20 à 26 canons. Pour la première fois il va éprouver l’inconstance de la fortune et, ce qui est plus pour un noble cœur, se voir abandonné par ses « camarades, » nom de solidarité et d’affection qu’il ne cesse dans ses mémoires de donner à ses capitaines. Il semble, quand on le lit, qu’il éprouve à parler de cette défection une sorte de honte personnelle. Il avait fait trois prises à la hauteur du cap Lézard lorsqu’il est surpris presque à l’improviste par deux vaisseaux anglais. Il court aussitôt au plus gros, le Rochester, de 66 canons, pour l’aborder ; mais ce vaisseau lui lâche si à propos toute sa bordée au moment où il allait le prolonger à portée de pistolet, que toutes les manœuvres du Jason sont hachées et que ses voiles sans boulines ni bras se coiffent sur les mâts et le font virer vent devant. Dans cette évolution, le Jason reçoit une bordée en enfilade de l’arrière à l’avant, perd sa vergue de grand hunier, dont les deux morceaux crèvent la grand’ voile en tombant, et n’a d’autre ressource que de laisser porter vent arrière sur l’Auguste, afin de se réparer à son abri et de revenir ensuite avec lui à la charge ; mais l’Auguste, au lieu de l’accompagner, ne fait nulle attention à ses signaux, et s’éloigne de plus en plus. Du Guay-Trouin, ayant réparé quelques voiles, prend le parti d’aller le chercher lui-même, seulement il y va escorté par les deux vaisseaux anglais, qui se sont placés l’un à bâbord, l’autre à tribord, et avec lesquels il échange de continuelles décharges. Pour que sa retraite n’eût pas l’air d’une fuite, et bien que l’Auguste pour marcher plus vite ait appareillé son foc d’avant, la seule voile qui lui restât à mettre. Du Guay-Trouin ne fait pas ajouter un morceau de toile et défend de couper le câblot de sa chaloupe, qu’il traîne à la remorque. Comme cependant, même avec ses débris de voilure, il gagne l’Auguste, il en profite pour appuyer d’un coup de canon à boulet le signal inutile qu’il a fait à ce vaisseau de venir lui parler, décidé, au cas où il ne répondrait pas, à diriger tout son feu sur lui. l’Auguste ayant enfin cargué ses basses voiles et les deux vaisseaux français étant réunis, les Anglais cessèrent le combat. Les deux frégates ne lui montrèrent pas d’ailleurs une meilleure volonté que l’Auguste. On n’usa pas en France pour le capitaine de ce bâtiment de la même sévérité qu’on avait déployée en Angleterre pour les capitaines de l’amiral Benbow. Le commandant du port de Brest le couvrit de sa protection, lui conserva même son navire, et Du Guay-Trouin indigné acheva la campagne de cette année sous les ordres de M. de Roquefeuille, aimant mieux servir « sous un si brave homme » que de commander à des gens sur lesquels il ne pouvait pas compter.
Une grande douleur l’attendait à Brest. Il y trouva son frère mourant. Ce jeune homme, sorti sur la Valeur, avait fait la rencontre d’un corsaire de Flessingue, et avait été mortellement blessé d’une balle à la hanche. C’était le second frère que Du Guay-Trouin perdait ainsi. Il ne s’en consola que par un redoublement d’activité, puisant sa résignation à deux belles sources, l’amour de son pays et une sorte de respectueuse affection pour son roi, prêt pour tous les deux à tous les sacrifices et à toutes les douleurs. Ce dévoûment de Du Guay-Trouin pour Louis XIV a quelque chose de touchant dans son humilité. Recevant chaque grade, chaque commandement avec la plus entière reconnaissance, jamais il ne lui arrive de se plaindre, si une faveur qui d’ailleurs ne serait qu’une justice ne vient pas assez vite pour lui. « Le roi trouve que je ne l’ai pas méritée, » dit-il, et il court la conquérir par de nouveaux combats et de nouvelles fatigues. Ce sentiment, que l’on voit chez Du Gay-Trouin dans toute sa pureté, est un des caractères particuliers des marins de cette époque. La royauté résumait pour eux toutes les idées de devoir, de patrie et d’honneur, et cette croyance en un seul homme était le mobile des dévoûmens à la fois les plus modestes et les plus sérieux. Quand il reprit la mer, il lui survint d’avoir affaire à toute une flotte anglaise, et c’est l’aventure de sa vie où il déploya le plus de courage, de sang-froid et d’heureuse sagacité. Un vaisseau passa la nuit entre le Jason et l’Auguste. Les deux navires de Du Guay-Trouin virèrent alors et voguèrent de conserve avec ce vaisseau. Il fut reconnu au matin que c’était le Chatham, et, celui-ci s’étant également aperçu qu’il avait devant lui le Jason, le combat s’engagea joyeusement entre les deux adversaires. Du Guay-Trouin, qui voulait l’aborder sans coup férir, avait fait coucher tous ses hommes sur le pont lorsque ses vigies signalèrent l’escadre anglaise. Il prit chasse aussitôt et ordonna à l’Auguste de l’imiter et de jeter à la mer tout ce qui pouvait l’embarrasser, ancres, chaloupes, mâts, vergues de rechange. Ce fut en vain, l’escadre anglaise les avait rejoints à cinq heures du soir. Du Guay-Trouin, espérant que, dans la crainte de l’escadre de Coetlogon, qu’ils savaient à Brest, les Anglais ne se sépareraient point, ordonna à l’Auguste de tenir le vent, ce qui était sa meilleure allure, pendant que le Jason au contraire laisserait un peu arriver. Ses prévisions furent trompées. Six des bâtimens ennemis se détachèrent sur l’Auguste, et les quinze autres le poursuivirent lui-même. Le Honster de 64 canons fut sur lui en un instant. Étonné de cette vitesse, Du Guay-Trouin raconte qu’il eut la curiosité de savoir le nom de ce vaisseau et qu’il le fit demander par un interprète; mais le capitaine anglais, jugeant sans doute la question indiscrète, ne répondit qu’en lâchant sabordée. Heureusement elle ne fit aucun mal à l’équipage, car les hommes étaient couchés à plat ventre. Ils se relevèrent tout à coup, et, faisant feu en criant vive le roi! jonchèrent de cadavres le pont anglais. Le Honster eût été enlevé d’emblée, si plusieurs vaisseaux ne fussent venus à son secours. Il s’établit alors un grand calme avec la nuit; le Jason était cerné par ses quinze ennemis. Sans aucun espoir de se sauver. Du Guay-Trouin prend la résolution suprême d’aller tête baissée, à l’instant où le combat recommencera, s’attaquer au commandant anglais et de périr en luttant contre lui plutôt que d’amener son pavillon. Plus tranquille alors, il s’assied sur sa dunette et regarde l’horizon. Ce furent de longues heures où le héros malouin, ne voyant pas d’issue à ce cercle qui l’enfermait, dut repasser sa vie et penser avec un mélancolique orgueil qu’elle se terminerait du moins glorieuse comme elle s’était écoulée. Déjà venaient les premières lueurs du matin et avec elles l’instant décisif où sa destinée allait s’accomplir, lorsque, regardant une dernière fois ces vaisseaux encore immobiles autour de lui, il s’aperçut « au milieu de cette morne occupation » qu’une tache noire se formait au loin. Ce nuage encore indécis, c’était son salut, il lui apportait la brise. Appareillant ses basses voiles, brassant ses huniers, préparant tout et mettant avec quelques avirons son navire dans la position nécessaire pour recevoir le premier souffle de cette brise, il attendit et espéra. Du Guay-Trouin ne s’était pas trompé: bientôt ses voiles se gonflèrent, son navire marcha, et, pendant que les Anglais surpris perdaient un temps considérable en disposant leurs voiles et en se dégageant les uns des autres, car la brise avait fraîchi, le Jason était hors de portée. Le Honster seul le joignit encore et échangea avec lui quelques coups de canon. Du Guay-Trouin, qui se considère comme « un homme ressuscité, » se hâte de rentrer dans un port de France, car, suivant lui-même le conseil qu’il a donné à l’Auguste, il a jeté à la mer ses ancres et ses mâts de rechange. Néanmoins il s’empare d’un corsaire flessinguois, et ne rentre qu’avec lui à Lorient. Moins heureux, l’Auguste avait été capturé par les Anglais.
Les croisières aventureuses de ces vaillans hommes qui continuaient l’école de Jean Bart montrent comment se pratiquait cette guerre de course qui se signalait d’une façon si brillante à côté de la guerre d’escadre, et qui bientôt devait lui succéder. Elle n’a peut-être été aussi heureuse que parce qu’elle fut une première explosion du courage et de l’activité populaires, relégués jusque-là au second plan dans tous nos événemens politiques. Ce fut la bourgeoisie qui la paya et s’y enrichit, ce fut le peuple qui la servit et s’y distingua. Elle signa les lettres de noblesse de Du Guay-Trouin comme elle avait signé celles de Jean Bart. Par l’ardeur avec laquelle s’y portèrent nos populations maritimes, elle présagea l’élan d’enthousiasme que souleva en France, quelques années plus tard, en 1709, la lettre où Louis XIV, à bout de ressources, faisait pour la première fois appel à son peuple. Néanmoins, en marine surtout, l’enthousiasme ne suffit point à sauver un pays, et si de 1705 à 1715 la marine d’armateurs jeta seule quelque éclat sur les événemens de la guerre, elle le dut à des ressources d’exception, à la vente par l’état de ses vaisseaux et des objets d’armement contenus dans les arsenaux. On put voir au traité d’Utrecht de quel déplorable prix pour notre marine en général ces succès partiels avaient été payés. Ils l’étaient déjà de la perte de Gibraltar, que les Espagnols n’avaient point su garder, et dont l’amiral Rooke, qui croisait à son gré dans la Méditerranée ou l’Océan sans que notre marine de guerre le surveillât, s’était emparé par un hardi coup de main.
Le retentissement de la prise de Gibraltar fut tel en Europe que Louis XIV résolut de le reprendre immédiatement. Dédaignant cette fois les conseils timides de Pontchartrain, il mit toute sa marine en ligne. Le maréchal de Tessé et le chevalier Petit-Renau reçurent des ordres pour assiéger la place par terre, pendant que la flotte du comte de Toulouse, sortant de Toulon, marcherait à la rencontre de l’amiral Rooke, l’écarterait de Gibraltar et commencerait l’investissement par mer. La marine d’escadre, jusque-là retenue dans les ports, allait enfin avoir une tâche digne d’elle à remplir, et la bataille de Vêlez-Malaga marque pour elle un moment décisif. Elle allait opposer aux Anglais ses plus beaux vaisseaux et ses derniers capitaines. Déjà expirante, elle allait avoir une dernière et belle journée avant de laisser pour longtemps son héritage à la marine de corsaires. C’est cette suprême démonstration d’énergie de notre puissance navale que nous allons raconter.
Auparavant toutefois il est intéressant de dire rapidement où en était alors la tactique dans les combats de mer et de quelle façon s’était développée la marine anglaise, que nous n’avions point cessé depuis un demi-siècle d’avoir pour adversaire ou pour émule. L’Angleterre n’avait eu que sous le règne d’Elisabeth ses premiers marins et ses premiers vaisseaux ; mais ces marins furent Drake, Hawkins, Forbisher, et ces vaisseaux furent la flotte qui battit l’invincible Armada. Cette victoire révélait à l’Angleterre le secret de sa force. Aucun des souverains qui succédèrent à Elisabeth ne négligea la marine. Ce fut la seule préoccupation sérieuse du faible Jacques Ier, et Charles Ier y attacha assez d’importance pendant toute la durée de son règne pour vouloir s’en faire un soutien politique dans les dernières luttes civiles que sa mort termina. Quand Cromwell publia l’acte de navigation, il rendit à sa patrie un service aussi grand que celui que Thémistocle avait rendu aux Athéniens en leur persuadant de se jeter dans des maisons et des citadelles de bois. L’acte de navigation forçait le commerce anglais aux plus nobles et aux plus féconds efforts en exigeant que tout navire de commerce fût construit dans un port anglais, frété par un Anglais, monté par des Anglais; il favorisait les manufactures nationales en frappant de droits énormes tout produit étranger, et laissait enfin entrevoir au commerce qu’à défaut du droit la force serait toujours là pour le protéger.
Sous Cromwell et Charles II, cette marine déjà forte et compacte fit l’apprentissage des grandes guerres en luttant tour à tour contre la Hollande et la France, et un système nouveau sortit de ces combats. Jusque-là on s’était à peu près battu de la même façon sur mer que sur terre. L’élément seul était changé, le champ de bataille était l’Océan. Les flottes, disposées en croissant, s’avançaient à force de rames ou vent arrière l’une contre l’autre ; les archers lançaient leurs flèches, et lorsque l’abordage avait eu lieu, les hommes d’armes se chargeaient sur le pont ou s’assiégeaient dans ces lourds châteaux élevés aux deux extrémités du navire, et que l’on appelait château d’avant et château d’arrière. Avec des hommes tels que Ruyter, Van Tromp, Blake, Albemarle, Tourville, cette tactique toute féodale devait changer. À ces sortes de combats singuliers entre navires succédèrent les combats d’escadre à escadre. A la place d’une valeur absolue, le vaisseau n’eut plus qu’une valeur relative. L’on se mit en ligne de manière à prêter à l’ennemi le flanc, c’est-à-dire le côté le plus fort et garni de canons; chaque adversaire s’efforça de gagner le vent afin d’éviter à son gré ou d’engager le combat. Une vive canonnade le commençait; on y employait le boulet rond et le boulet ramé, on y ajoutait des flèches à artifices qu’on lançait dans les agrès et les voiles de l’ennemi. Si l’on était plus près, on employait les grenades et les pots à feu pour nettoyer les ponts et cela jusqu’au moment où l’une des deux lignes venait à plier; alors sur cette ligne à demi rompue on dirigeait des brûlots qui s’attachaient aux flancs du navire et le dévoraient, de sorte que chaque combat naval finissait par un incendie. Sous Jacques II, qui fut amiral avant d’être roi, et sous Guillaume d’Orange, ce fut cette tactique qui prévalut; mais, bien que nous devions la voir en honneur une grande partie du XVIIIe siècle, nous allons déjà saisir en germe, dès Velez-Malaga, le mouvement décisif qui, beaucoup plus tard, sous Suffren et sous Nelson, la modifiera profondément, et deviendra l’objet principal de la tactique contemporaine.
La flotte du comte de Toulouse, partie de Toulon vers le milieu d’août 1705, mouilla le 22 à l’est de Velez-Malaga. Le 23, elle appareilla et s’éleva pour avoir des nouvelles de la flotte anglo-hollandaise de l’amiral Rooke. On la découvrit fort loin, ayant le vent sur la flotte française, et le reste du jour fut employé à se préparer au combat. Le 24 au matin, on aperçut distinctement la flotte des alliés venant d’Afrique et arrivant sur celle du roi. La pensée de livrer bataille ce jour-là, qui était l’anniversaire de la Saint-Louis, remplissait d’enthousiasme les officiers et les matelots. Le comte de Toulouse, ayant serré avec le plus grand soin sa flotte sur une seule ligne, continua de courir sur la perpendiculaire du vent, et attendit l’ennemi avec une contenance pleine de fierté.
Cette bataille, qui du lieu où elle se livra reçut le nom de bataille de Velez-Malaga, était la première du XVIIIe siècle. La France avait à effacer le désastre de La Hogue et à reconquérir cette prépondérance maritime qu’elle avait été si longtemps à obtenir et que depuis quelques années la faiblesse de son gouvernement, l’épuisement de ses ressources et des revers partiels lui avaient ravie. Héritière de cette suprématie, l’Angleterre n’avait qu’à la faire constater par un nouveau triomphe aux yeux de l’Europe. Enfin, si la Hollande n’était plus que l’alliée soumise de son ancienne rivale, elle allait risquer bravement ses derniers capitaines et ses derniers vaisseaux. L’attente était immense dans les deux flottes. L’on sentait d’ailleurs que cette grande lutte serait la dernière, car les intérêts continentaux qui se débattaient en Europe et l’épuisement général des finances qui en était la suite ne permettraient pas de longtemps à la puissance vaincue de reparaître dans la lice avec de pareilles forces. Il semblait enfin, par un singulier hasard, que les plus illustres capitaines des trois nations se fussent donné rendez-vous sur ce champ de bataille qui ne pouvait être disputé par de plus nobles rivaux.
La flotte française présentait un effectif de 49 vaisseaux de ligne portant 3,543 canons et 24,155 hommes, de 8 frégates portant 149 canons et 1,025 hommes, 9 brûlots, 2 transports et enfin 24 galères, dont 5 espagnoles. Elle était divisée en trois escadres. Au centre, sur le vaisseau amiral le Foudroyant, de 104 canons, était le comte de Toulouse. Alors âgé de trente ans, ce fils naturel de Louis XIV et de Mme de Montespan était le premier prince du sang qui, destiné à cette périlleuse carrière du marin, s’y fût livré avec franchise et avec goût, espérant dans cette position exceptionnelle trouver un peu de l’initiative et de la liberté qui manquaient complètement à la cour compassée du grand roi. Cependant, malgré sa prédilection pour la marine, ce qu’il pouvait faire pour elle était peu de chose. Louis XIV en effet n’aima jamais ses enfans, auxquels il supposait une arrière-pensée d’ambition, et, jaloux de leurs succès, il les retint constamment dans la dépendance ou dans l’inaction. La haine et l’envie de Jérôme de Pontchartrain étaient ainsi admirablement servies par ce sentiment instinctif du roi, qui traita toujours de folies les tendances généreuses du prince et de sagesse les criminelles hésitations du ministre. Cependant le caractère du comte de Toulouse, moins froid et moins flegmatique que comprimé et retenu par les habitudes de son éducation, se développa au milieu de cette sympathique race de marins que la grandeur charme et séduit quand la grandeur fait au-devant d’elle les premiers pas. L’escadre l’aimait généralement. Il était d’un courage tranquille, et envisageait froidement le danger. Peut-être aurait-il été plus audacieux, si une plus longue pratique de son métier lui avait enlevé la timidité de l’inexpérience. Cette défiance de lui-même le rendait plein de réserve et de modestie, et il suivait volontiers, en les couvrant de son nom et de sa responsabilité, les conseils du guide que le roi lui avait donné dans d’Estrées.
Le Foudroyant avait pour matelot d’avant le Vainqueur, commandé par le bailli de Lorraine, pour matelot d’arrière le Terrible, commandé par M. de Relingue. Le vice-amiral de cette escadre du centre était le marquis de Coetlogon sur le Tonnant, et le contre-amiral était de Pointis sur le Magnanime. L’avant-garde avait pour amiral de Villette-Mursai, monté sur le Fier. Les matelots d’avant et d’arrière étaient Saint-Maur sur le Content, et Ducasse sur l’Intrépide. Le vice-amiral de cette seconde escadre était d’Amfreville sur le Saint-Philippe, et le contre-amiral de Belle-Isle-Erard sur le Magnifique. L’arrière-garde enfin était commandée par de Langeron sur le Soleil-Royal, ayant pour ses matelots d’avant et d’arrière MM. de Tourouvre et d’Aligre sur l’Invincible et sur l’Ardent, Le vice-amiral était de La Harteloire sur le Triomphant, et le contre-amiral M. de Sepville sur l’Admirable.
La flotte anglaise présentait un effectif de 45 vaisseaux de ligne portant 3,254 canons et 20,045 hommes, de 6 frégates, 7 brûlots, 5 autres bâtimens et 12 vaisseaux hollandais. Comme la flotte française, elle était divisée en trois escadres. Au centre était l’amiral sir George Rooke sur le Royal-Catherine, ayant pour amiraux le chevalier Jean Leake sur le Boyne, et Thomas Dilkes sur le Kent. A l’avant-garde, sir Cloudesly Shovel montait le Barfleur, et avait sous ses ordres comme officiers-généraux George Buch sur le Ranelagh et le chevalier André Leake sur le Grafton. Enfin à l’arrière-garde étaient les Hollandais, commandés par les amiraux Kallembourg, Wassenaer et Vanderdussen,
L’amiral sir George Rooke n’eut pas plus tôt aperçu la flotte du comte de Toulouse qu’il comprit qu’elle venait reprendre Gibraltar. Il se résolut dès lors à la combattre. C’était le seul moyen de sauver sa conquête, car la garnison qu’il y avait laissée, insuffisante en nombre, mal approvisionnée, peu faite aux ressources et aux moyens de défense de la place, devait céder à un vigoureux coup de main, comme avaient cédé les Espagnols. Il réunit immédiatement son conseil, moins pour lui demander un avis que pour lui faire comprendre la nécessité de la résolution qu’il adoptait et le besoin qu’il y avait de vaincre. Cependant la situation était alarmante, car dans une récente et vaine tentative pour s’emparer de Ceuta la flotte s’était encombrée d’un certain nombre de blessés, et avait usé une partie de sa poudre et de ses boulets. Aussi, ne pouvant jusqu’au bout dominer son inquiétude et admettant la possibilité d’un désastre, Rooke remit à ses capitaines des plis confidentiels qu’ils ne devaient ouvrir qu’au dernier instant, et dans lesquels il leur ordonnait de briller leurs vaisseaux, si, après avoir épuisé toutes leurs munitions, ils se croyaient en danger d’être pris par les Français. Tous ses capitaines étaient partis lorsque sir Cloudesly Shovel, qui se retirait le dernier, rentra tout à coup dans la chambre de l’amiral et lui proposa un plan tout nouveau pour la tactique de cette époque. L’objet de l’escadre anglaise ne pouvait être de brusquer le combat, car c’était une espérance hasardée que de croire décider promptement l’action avec très peu de munitions, en ayant devant soi une flotte telle que la flotte française. Son but unique devait être de couvrir Gibraltar. La brise soufflait du sud, la flotte anglaise courait en ligne oblique sur l’avant-garde du comte de Toulouse. Il fallait continuer le plus longtemps possible cette route, qui permettait aux vaisseaux de se servir de tous leurs canons, puis, parvenu à une certaine distance, lui, Shovel, arriverait vent arrière avec son avant-garde, couperait de force la ligne française, et, suivi du corps de bataille de l’amiral Rooke, la doublerait sous le vent, la mettant ainsi entre deux feux pendant toute la durée de l’évolution. La bataille serait alors gagnée, ou dans le cas contraire la flotte anglaise, se trouvant entre l’ennemi et Gibraltar, pourrait toujours lui en intercepter le chemin et s’y réfugier au cas où les munitions manqueraient. Ce plan adopté, l’amiral Shovel se rendit à son poste pour le réaliser. Ce fut l’exécution qui le trahit. Les vaisseaux de son escadre, marchant mieux sous l’impulsion du vent arrière, se séparèrent rapidement de ceux qui les suivaient. Un vide se fit entre l’avant-garde anglaise et le corps de bataille. Villette-Mursai, apercevant cet espace libre, conçut le projet, analogue à celui de l’amiral Shovel, de serrer le vent, de couper la ligne anglaise, de virer après l’avoir coupée, et, la prolongeant de l’autre bord, de la mettre entre deux feux. Signalant aussitôt ce mouvement au comte de Toulouse, qui l’imita, il commença sa manœuvre. L’amiral anglais, se voyant alors devancé, redressa sa ligne. Rooke se hâta de combler le vide, et les deux flottes ennemies, toutes deux alors au plus près du vent et aux mêmes allures sur des lignes parallèles, engagèrent l’action.
Le rôle des amiraux était fini. Ce ne fut plus qu’un duel immense où chaque vaisseau choisit son adversaire, où l’intrépidité et le coup d’œil de chaque commandant eurent à décider le succès. Au corps de bataille, le Royal-Catherine attaque par deux fois le Foudroyant, et deux fois est obligé de plier. Le feu est terrible. D’Estrées, sans cesse aux côtés du comte de Toulouse, sur lequel il a promis de veiller, est admirable de sang-froid. Son maître d’équipage, qu’il a fait appeler sur la dunette pour lui donner quelques ordres, a la tête emportée par un boulet. Rivalisant de bravoure et d’impassibilité avec son amiral, le comte de Toulouse voit tomber à côté de lui l’intendant de l’armée, et empêche qu’on ne jette son cadavre à la mer avant d’avoir visité ses vêtemens et s’être assuré qu’il ne porte sur lui aucun papier important. L’Eagle, que commande lord Hamilton, s’attaque au Foudroyant et est repoussé comme l’a été le Royal-Catherine. Ces deux vaisseaux, dépassant le Foudroyant, s’attaquent alors successivement à son matelot d’avant, le Vainqueur, dont le commandant, le bailli de Lorraine, mortellement frappé, doit expirer la nuit suivante. Son vaisseau avait déjà eu affaire à trois vaisseaux de 60 canons qui l’avaient abandonné. M. de Grandpré, qui vient d’en prendre le commandement, reçoit si vigoureusement le Royal-Catherine et l’Eagle, qu’il les force à s’éloigner. À bord du Terrible, de Relingue expirant se fait porter sur le pont, et de son cadre suit et dirige encore le combat. Le capitaine du Sérieux, Champmelin, aborde trois fois le Monk, que commande le capitaine Mills, et est sur le point de l’enlever quand le feu s’y déclare en trois endroits. Il l’abandonne alors, mais il a le temps de se saisir d’une flamme qu’il envoie au comte de Toulouse comme trophée de sa victoire. Les Anglais, qui ont l’avantage du vent, évitent avec soin l’abordage, que les Français au contraire recherchent avec ardeur.
À l’avant-garde, Shovel, se laissant dépasser par Villette-Mursai, engage avec Ducasse un vif combat d’artillerie. Le brave Ducasse, quoique atteint de deux blessures, reste sur le pont de l’Intrépide et force à la retraite le Barfleur, dont le nom perpétue chez les Anglais leur triomphe de La Hogue. Villette-Mursai force au bout d’une demi-heure le matelot de Shovel, qui l’a attaqué, à se retirer derrière son amiral. Trois autres vaisseaux qui engagent l’action avec lui ont successivement le même sort. Le vice-amiral Thomas Dilkes, qui monte le Kent, prend leur place ; mais Villette-Mursai est en train de vaincre, et il va forcer ce quatrième vaisseau à plier lorsqu’une bombe tombe sur la dunette du Fier, pénètre jusqu’à la première batterie, fait sauter l’arrière du vaisseau et met le feu dans toute sa poupe. Le désordre de cet accident fut d’autant plus grave qu’il y avait dans la galerie 50,000 cartouches de fusil qui partirent avec les armes de rechange chargées. Deux officiers sont tués, quelques autres blessés, le marquis de Villette est renversé et contusionné par les éclats. Le Fier se voit alors contraint d’arriver de deux airs de vent pour éteindre le feu de sa poupe. Malheureusement cette manœuvre tout indépendante est imitée par les vaisseaux qui le suivent, et l’avant-garde cesse un combat avantageux. Le Magnifique aurait pu arrêter le mouvement, mais il l’exécute dans un premier moment de stupeur, car il vient d’avoir son contre-amiral, M. de Belle-Isle-Érard, mortellement blessé. Le fils et le neveu de Château-Regnault sont aussi, à l’avant-garde, les victimes de ce combat. Les Anglais, trop maltraités pour tirer avantage de cette fausse manœuvre, profitent avec joie du répit qu’elle leur donne, et d’un commun accord le feu cesse à l’avant-garde à cinq heures du soir. A sept heures, le comte de Toulouse forçait sir George Rooke à plier avec tout son corps de bataille.
A l’arrière-garde, le combat ne finit qu’à la nuit. Plusieurs vaisseaux français furent obligés de sortir de la ligne pour se réparer; mais M. de Langeron, sur le Soleil-Royal, força l’amiral Kallembourg d’abandonner son vaisseau l’Albemarle, qui sauta quelques momens après. De 800 hommes qui le montaient, l’amiral et 10 matelots seulement furent sauvés. Sur la flotte anglaise, les capitaines André Leake, John Cow et 687 hommes furent tués. Les capitaines Mings, Baker, Juniper et 1,632 hommes furent blessés. Les Hollandais eurent un capitaine et 400 hommes tués ou blessés. Outre les pertes du bailli de Lorraine, de Relingue, de Belle-Isle-Érard, des Château-Regnault, les Français eurent 1,500 hommes tués ou blessés.
La bataille avait duré dix heures. Elle était terminée, au moins pour ce jour-là. Le comte de Toulouse rassembla son conseil, et là, en présence de tous ses capitaines, se jeta dans les bras du comte d’Estrées et lui dit, en le remerciant de ses services, qu’il lui devait toute la gloire de cette journée. Il s’agit alors de savoir si l’on recommencerait le combat le lendemain. Chacun arrivait avec cette diversité de sentimens qui résulte d’une bataille indécise, les uns encore inquiets des dangers que la flotte avait courus, les autres fiers des succès qu’elle avait remportés. Cependant au milieu de l’incertitude générale des avis une pensée de prudence, presque de timidité, se faisait jour. C’était déjà dans notre marine un triste symptôme de cette démoralisation qui devait exercer une si fatale influence cent ans plus tard, et qui provenait à cette époque de dix années d’inaction presque totale, d’appauvrissement, de revers malheureusement trop certains et de succès toujours contestés. Nos marins n’avaient plus de confiance en eux, cette première garantie de la victoire. Le matin de la bataille de Malaga, chaque capitaine avait fait d’avance le sacrifice de sa vie et de ses espérances; aussi, surpris par l’issue de l’événement, plus heureuse qu’ils n’eussent osé la rêver, oubliant qu’on n’obtient le plus souvent les faveurs de la fortune qu’en les lui arrachant, tous hésitaient à la tenter davantage et désiraient en rester là. Le comte de Toulouse, dominé par sa modestie et son inexpérience, s’applaudissant d’être sorti avec bonheur de sa première grande bataille, n’avait pas assez d’initiative pour imposer une résolution aux membres d’un conseil qui se composait de l’élite de la marine royale, et son avis devait être celui de la majorité des voix. Le comte d’Estrées de son côté, fier d’avoir assuré la gloire de son élève, enchaîné par ses instructions secrètes, qui lui recommandaient le plus grand ménagement de ses forces, songeant que la flotte qu’il avait entre les mains était la dernière que pourrait armer Louis XIV, le comte d’Estrées inclinait à la prudence. Ce fut alors qu’on apporta un message de M. de Relingue. Après avoir félicité le comte de Toulouse sur le succès de la journée, de Relingue le suppliait de le poursuivre, l’assurant d’après des avis certains que les Anglais, qui avaient épuisé presque toutes leurs munitions, n’avaient plus que quelques coups de canon à tirer par pièce. A entendre cette lettre pleine d’énergie, il semblait que de son lit de mort de Relingue voyait la victoire plus encore qu’il ne la prédisait. En même temps, comme pour venir en aide aux avis du héros expirant, la brise, sautant pendant la nuit au nord et le matin à l’ouest, nous donna l’avantage du vent. Il y eut dans le conseil un instant d’enthousiasme et de résolution, et l’on put croire, quand le comte de Toulouse leva la séance, que le soleil du lendemain éclairerait à la fois une nouvelle lutte et un triomphe.
Il n’en fut rien. Les hésitations reparurent. Plusieurs capitaines demandèrent le temps de réparer leurs avaries; on le leur accorda. La journée se passa dans l’inaction en vue de l’ennemi. Le surlendemain, la flotte était réparée, les équipages demandaient à grands cris le combat. Peut-être se fut-on à la fin décidé, lorsque vers le soir le vent changea au profit des Anglais. Pendant ces deux jours, on les avait insensiblement laissés s’éloigner de quatre ou cinq lieues. Maintenant qu’ils étaient au vent, il était inutile de les poursuivre. Se résignant à ce changement de la fortune, qui s’était lassée de nous être propice, le comte de Toulouse fît voile vers la France; mais, comme s’il eût pu prévoir tout ce que cette occasion manquée de vaincre entraînerait à sa suite de tristes résultats, il rentrait à Toulon avec un sentiment pénible dans le cœur.
L’amiral Rooke pendant ces deux jours était resté plein d’anxiété, mais en même temps de calme et d’énergie. Ce que de Relingue avait annoncé était vrai, chacun des vaisseaux anglais n’avait plus que cinq décharges à faire. Rooke comprit que la hardiesse seule de sa contenance pouvait le sauver ; aussi resta-t-il à portée de la flotte française sans l’approcher ou s’en éloigner, attendant ce que déciderait le comte de Toulouse, prêt, s’il le fallait, à combattre et à périr. Ce furent deux jours d’angoisses au bout desquels la fortune couronna enfin une patience qui ne s’était pas démentie. Quand la flotte française se fut éloignée, l’amiral Rooke fit voile vers le détroit, se répara à la hâte à Lisbonne, et passa en Angleterre. Là, on avait cru d’abord à une victoire; on fut détrompé en voyant dans quel état revenait la flotte qui avait combattu à Malaga, et quelques jours plus tard, en pleine chambre des pairs, lord Haversham disait qu’il fallait féliciter l’amiral Rooke sur son heureuse délivrance. Malgré l’inestimable service que l’amiral avait rendu à sa patrie par la prise de Gibraltar et le beau sang-froid dont il avait fait preuve après Malaga, l’Angleterre ne lui pardonna point cette bataille incertaine. Elle préférait déjà se montrer ingrate à se montrer indulgente et n’admettait pas de demi-succès. On ôta la flotte de la Méditerranée à l’amiral Rooke. Il ne servit plus dès lors à la mer; mais il emporta dans sa retraite l’estime et l’affection des hommes les plus intègres et les plus illustres de l’Angleterre. Il mourut à cinquante-huit ans le 24 janvier 1709, et, malgré les hauts commandemens qu’il avait exercés pendant toute sa carrière, ne laissa qu’une fortune assez médiocre. Comme ses amis s’en étonnaient au moment où l’amiral écrivait son testament: « C’est vrai, dit celui-ci, je laisse peu de chose; mais ce peu de chose a été honnêtement gagné, et n’a jamais coûté une larme à un matelot ni une obole à la nation. »
Lorsque le comte de Toulouse revint à Toulon, il n’y trouva ni ressources, ni approvisionnemens, ni rechanges. Néanmoins, ne pouvant se résoudre à laisser tout à fait infructueuse une expédition qui avait coûté tant de sang et tant de peine, il dégarnit ses propres vaisseaux de leurs mâts et de leurs agrès, et parvint à composer à Pointis une escadre de 10 vaisseaux et de 9 frégates avec laquelle celui-ci dut concourir au siège de Gibraltar, qui se continuait par terre. Le comte de Toulouse eût pu faire un meilleur choix. Pointis, aigri par les accusations qui l’avaient poursuivi depuis Carthagène, peu heureux dans son commandement de l’escadre de Flandre, partait avec le pressentiment d’un malheur alors que, pour l’éviter, ce n’eût point été trop de la plus énergique résolution. Les forces qu’on lui donnait étaient d’ailleurs insuffisantes. En partant de Lisbonne, l’amiral Rooke y avait laissé sir John Leake avec 23 vaisseaux pour veiller sur Gibraltar. Ces 23 vaisseaux, réparés dans un port ami, bien approvisionnés, bien commandés, étaient prêts à sortir. Pointis, en apprenant cette nouvelle, alla s’enfermer à Cadix. Il espérait y compléter l’armement de ses vaisseaux; mais les ports d’Espagne étaient encore plus pauvres que ceux de France. Il se vit condamné à l’inaction et eut le tort de s’y résigner.
Ce fut seulement au mois de mars 1705 que, sur les instances réitérées du maréchal de Tessé, il se décida enfin à partir pour Gibraltar avec ses dix vaisseaux. On était prêt à donner l’assaut lorsqu’un orage épouvantable se déclara pendant la nuit. Cinq vaisseaux, sous peine de périr sur leurs ancres, durent appareiller; les cinq autres, parmi lesquels était celui de Pointis, le Magnanime, se remettaient à peine de l’ouragan de la nuit lorsqu’ils aperçurent tout à coup l’escadre anglaise. La brume, ordinaire à cette époque de l’année, avait été si épaisse que les tours des signaux établies depuis Cadix jusqu’à Gibraltar n’avaient pu distinguer aucun navire. De plus, par une de ces négligences qui préparent les revers, Pointis avait oublié de faire croiser au détroit ou au cap Saint-Vincent quelques bâtimens légers qui fussent venus l’avertir de l’approche de l’ennemi. Mouillée sous le cap Carnero, l’escadre coupa immédiatement ses câbles et courut sur la côte d’Afrique; mais, promptement rejointe par les vaisseaux anglais, qui étaient carénés de frais, elle revira et chercha un abri sur celle d’Espagne. Un premier bâtiment encombré de malades se rendit presque aussitôt. Les capitaines Patoulet et de Mons repoussèrent trois abordages et ne se rendirent qu’au quatrième. Pointis seul sur le Magnanime et Lauthier sur le Lys se firent jour à travers la flotte anglaise; mais ce fut pour aller s’échouer à Marbella, à l’ouest de Malaga. Le Magnanime échoua avec tant de force que sa mâture tomba. Les commandans français, pour empêcher ces vaisseaux d’être capturés, y mirent le feu après en avoir retiré leurs équipages. Le désastre de Marbella fit abandonner le siège de Gibraltar, et l’on ne devait en reprendre la pensée que bien longtemps après.
C’est ainsi que s’accomplit en moins de cinq années l’anéantissement de cette marine royale qui, chancelante déjà, il est vrai, au commencement de la guerre de la succession d’Espagne, présentait encore cependant tant de vitalité. L’une des causes auxquelles il faut attribuer cette rapide décadence est l’immensité de la tâche qu’on lui donnait à remplir, et dont le désastre de Vigo, la bataille de Velez-Malaga et l’affaire de Marbella furent les inévitables conséquences. La seconde et la principale fut l’absence à sa tête, non point d’un homme de génie, mais seulement d’un homme probe et sincère qui, accueillant et protégeant ses capitaines, resserrant les ressorts de son administration relâchée, eût fait pénétrer dans les moindres rameaux l’influence réparatrice d’un pouvoir fécond et organisateur. C’est surtout le ministre que choisit Louis XIV qu’il faut accuser de nos revers. La physionomie de Jérôme de Pontchartrain, arrivé au ministère presque par droit de naissance, est une des plus tristement saillantes du XVIIIe siècle. Accusé par les mémoires du temps d’avoir eu toutes les mauvaises passions du cœur, la servilité, l’avidité, l’injustice et l’envie, il sut, par un secret privilège des natures perverses, les faire concourir au but qui fut la seule pensée de sa vie, se rendre indispensable au roi et garder le pouvoir. D’une profonde incapacité pour les choses de la marine, mais loin d’être dépourvu d’intelligence et d’esprit, il comprit que le premier ennemi qu’il avait à combattre était la marine elle-même, que le premier effort qu’il ferait pour la sauver dévoilerait son inexpérience, et, semblable à un médecin qui aimerait mieux tuer son malade que d’avouer son ignorance, il la laissa périr faute de soins. L’inertie, cette arme si puissante des faibles, fut la règle constante de son égoïsme. Le second ennemi qu’il eût à redouter était l’homme qui, réunissant sur lui les sympathies de cette marine et fort du privilège de sa naissance, devait être tenté de se faire le soutien et le propagateur des réformes. Le comte de Toulouse aurait pu être pour le ministre un rival. Pontchartrain épousa les préventions du roi contre ses enfans. En apparence, il adopta les plans du grand-amiral; mais, les contrariant par le choix d’agens inintelligens, par des contre-ordres calculés, par des retards perfides, il leur fit perdre dans l’exécution toute efficacité. Sa capacité et son influence comme ministre étant sauvées, il lui fallait assurer sa fortune et sa réputation. L’affaiblissement de notre marine avait favorisé les armemens particuliers. Pontchartrain s’y associa, et, mettant à leur disposition nos arsenaux et nos marins, assura d’immenses succès à une guerre de course organisée avec de pareils élémens. Maître d’une immense fortune, oubliant volontairement que ces prêts usuraires de nos approvisionnemens et de notre personnel tarissaient les plus réelles de nos richesses maritimes, il présenta à Louis XIV comme une de ses créations cette manière de faire la guerre, et telle fut l’adresse avec laquelle il sut laisser dans l’ombre les anciens représentans de notre marine, qu’il passa presque pour un novateur de génie auprès du monarque et de la France. À cette époque en effet, la masse de la nation ne l’accusa point. Il se conserva ainsi tout-puissant pendant quinze années, jusqu’au dernier soupir du roi; mais avoir l’habileté de se perpétuer au pouvoir, cela n’absout pas un ministre. Jérôme de Pontchartrain non-seulement annula la puissante marine des deux Colbert, que le ministère de son père n’avait fait qu’affaiblir, mais, cachant sa ruine sous des succès trompeurs, il l’amena à ce point de décadence où elle fut tout entière à reconstituer, presque à créer. Il accomplit sciemment, pas à pas, conservant sa fortune et son influence, en ruinant son pays, l’œuvre d’un mauvais citoyen, et fut d’autant plus coupable que, vivant sous Louis XIV, possédant toute sa confiance, disposant, s’il l’eût voulu, d’énormes ressources, sans entraves et sans contrôle d’aucune sorte, il eût pu conduire la marine dans une voie certaine de grandeur et de prospérité.
HENRI RIVIERE.