Les Descentes en Angleterre
Les relations franco-anglaises paraissent momentanément améliorées. Rien cependant n’est fini, puisque toutes les questions qui nous divisent sont encore à résoudre.
Nous avons été très près de la guerre. Ce fait est souvent mis en doute par des esprits cultivés, qui ne voient dans la tension politique actuelle qu’un procédé d’intimidation. D’après eux, l’Angleterre, bien décidée à nous arracher toutes les concessions possibles, se garderait d’aller jusqu’à l’action. Ont-ils raison ? De sérieuses considérations amènent à penser qu’ils se trompent.
Quoi qu’il en soit, des circonstances analogues à celles qui ont failli causer la rupture peuvent se reproduire.
Si la civilisation, l’humanité et la sagesse ne suffisent pas à prévenir le conflit, il est essentiel qu’il nous trouve moralement et matériellement préparés. Nous le serons d’autant mieux que nous aurons acquis la preuve que notre situation serait loin d’être aussi fâcheuse que nos voisins affectent de le dire. A force de répéter que leur île est inabordable, les Anglais ont fini par le croire et même par le persuader à un grand nombre de Français. La suite de cette étude montrera qu’ils se leurrent.
Mais avant d’aborder le fond de la question, il est nécessaire d’indiquer comment l’opinion publique en Angleterre a été amenée à considérer la guerre comme une nécessité et à la désirer.
Si l’on tient compte de ce fait qu’en Angleterre la presse quotidienne et les grandes Revues périodiques représentent généralement les opinions des principales associations politiques ou commerciales, on est forcé de reconnaître que depuis 1888, c’est-à-dire depuis plus de dix ans, les hommes d’Etat qui, en Angleterre, sont à la tête de ces associations, ont prévu et jugé nécessaire un conflit avec la France. Notre conquête de l’Indo-Chine, en marquant le retour de notre pays à son ancien rôle de grande puissance maritime et coloniale, nous mettait obligatoirement en opposition d’intérêts avec les Anglais. C’est alors que fut promulgué le premier Bill de l’Impérial Defense Act comportant l’allocation à la marine d’un milliard 200 millions à dépenser d’après un plan méthodique, pour des constructions nouvelles de navires de combat.
En même temps, s’organisaient et s’armaient, sur toutes les routes maritimes, des bases de ravitaillement et des dépôts de charbon.
En mai 1898, le programme était presque complètement rempli, et, dès cette date, l’Amirauté anglaise disposait de 180 navires de combat, portant 2 250 canons de gros et de moyen calibre avec 3350 canons de petit calibre. En outre, 185 torpilleurs ou contre-torpilleurs complétaient cette puissante armée navale. A partir de cette époque, le ton de la presse, jusqu’alors amical, car il était essentiel de nous endormir, devient hostile.
Les discours agressifs des hommes politiques importans commencent à travailler l’opinion publique pour lui faire admettre la nécessité du conflit.
Cette éventualité est envisagée d’un point de vue essentiellement commercial. C’est, en quelque sorte, une opération financière dans laquelle les risques sont calculés au plus près. Pour comprendre la manière dont les hommes d’Etat, les gens de la Cité, directeurs des grands courans commerciaux, les gens d’affaires, et maintenant la masse du public anglais, traitent cette question, il est nécessaire d’attirer l’attention sur un fait insuffisamment connu : la décroissance commerciale, régulière et progressive, de l’Angleterre.
Les statistiques publiées pour les membres du Parlement donnent les chiffres suivans :
1896 | 1897 | |
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Exportation | 309 414 000 livres | 294 174 000 livres. |
Importation | 435 441 000 — | 451 029 000 — |
En six ans, les exportations ont donc diminué de trois cent quatre-vingt-un millions de francs, tandis que les importations augmentaient de 389 millions.
La diminution des exportations porte principalement sur les produits manufacturés. Le cri d’ alarme a retenti dès 1896. M. Ernest E. Williams dans un livre sensationnel : Made in Germany a montré le danger. Rester dans la voie actuelle serait la décadence certaine et prochaine. Il faut, à tout prix, modifier la situation. Or, une seule politique le permet. C’est la politique impérialiste, celle de la « plus grande Angleterre, » qui, en ouvrant des débouchés nouveaux, au besoin à coups de canon, peut donner un nouvel essor à l’expansion commerciale.
Le rule Britannia, rule the waves est donc une nécessité inéluctable. Pour ses débouchés commerciaux, la domination de la mer est indispensable à l’Angleterre. Aussi cette puissance suit-elle d’un œil inquiet les progrès de la France, de l’Allemagne et de l’Amérique, qui créent ou développent leurs colonies et entrent ainsi en concurrence avec l’Empire colonial britannique.
Bien plus, les colonies anglaises, en devenant industrielles, avec une main-d’œuvre à bas prix, se ferment aux produits de la métropole. D’année en année, la crise va donc devenir plus grave. Tout le monde en Angleterre en a conscience et envisage froidement le moyen de parer à ce danger.
Le moyen, nous l’avons vu, c’est l’ouverture de nouveaux débouchés. Les deux principaux sont la Chine et l’Afrique. L’Angleterre nous y rencontre. L’Afrique ne peut être qu’une colonie de peuplement, car il faudra du temps avant que les nègres travaillent et consomment. Sur ce terrain, la crise peut ne pas être aiguë. Mais la Chine est une terre de consommation. L’ouverture de son territoire aux produits européens, la construction de ses chemins de fer, etc., vont constituer des sources de richesses immédiates. Aussi la possession de l’Indo-Chine française est-elle maintenant ardemment convoitée. Notre colonie touche à quelques-unes des plus riches provinces de la Chine. Elle possède, par ses vallées pénétrantes, les voies de communication les plus faciles, tandis que, par la Birmanie, les Anglais ne peuvent pénétrer dans le Yunnan qu’au moyen de travaux gigantesques qui ne peuvent être rémunérateurs.
C’est dans une guerre, dont l’issue ne saurait être douteuse et qui permettrait de nous imposer un traité de paix stipulant la cession de l’Indo-Chine, que les gens de la Cité voient la reprise des affaires.
La domination de la mer, qu’ils croient certaine en ce moment, parce que le programme de construction maritime de 1888 est presque exécuté, peut devenir aléatoire à bref délai. En effet, la France a projeté un programme de constructions s’élevant à 800 millions, l’Allemagne va dépenser 250 millions, et la Russie 500 millions. Lorsque ces programmes seront remplis, une coalition de ces trois puissances amènerait la perte de l’Angleterre. Elle doit donc courir sus au plus fort, c’est-à-dire à la France, et cela sans retard, car chaque mois écoulé diminue ses chances.
Le Daily Mail, dans son numéro du 3 novembre dernier, abandonne toute précaution et déclare nettement que, du moment où le conflit est tôt ou tard inévitable, il est indispensable de ne pas attendre que la France, avertie, s’y soit préparée.
Le Daily Chronicle, à la fin d’octobre, expose tout un programme d’action. Il demande :
1° La destruction de la flotte française ;
2° L’abandon par la France de ses colonies et particulièrement de l’Indo-Chine et de Madagascar ; l’abandon par la France de toute politique coloniale ;
3° Le partage amical de la Chine entre la Russie et l’Angleterre. La Russie prendrait la rive gauche du Yang-tso-kiang, c’est-à-dire le pays pauvre, le pays des glaces et des populations toujours affamées, tandis que l’Angleterre prendrait la rive droite, où sont les provinces les plus riches, celles qui alimentent les provinces du Nord ;
4° L’alliance étroite avec l’Amérique pour la domination du monde (le Daily Chronicle oublie de dire que cette alliance est une nécessité absolue ; si l’Amérique suspendait, en même temps que la France, l’envoi de ses denrées alimentaires, l’Angleterre serait immédiatement affamée et réduite) ;
5° L’arrêt de l’accroissement des flottes allemande et russe. Le jour où nos forces navales seraient détruites, les escadres allemandes ne pèseraient plus d’un grand poids, et certainement le made in Germany s’écoulerait moins facilement.
Ce programme, quelque peu féroce, mais qui a du moins le mérite de la franchise, répond-il vraiment au désir de la masse des Anglais ?
En ce moment, on peut répondre affirmativement. Quelques voix timides ont objecté que la guerre profiterait surtout au commerce allemand et américain. Les impérialistes ont vite imposé silence. « La crise sera courte, disent-ils. La reprise commerciale sera centuplée par la confiance que donne la victoire. La clientèle ne va-t-elle pas au vainqueur ? Voyez l’Allemagne, sa prospérité industrielle et commerciale date de 1870. » Et la foule applaudit !
Cette excitation de la population britannique contre la France est niée par une partie de la presse française. Aussi, se trouve-t-il ici bien des incrédules. Il est donc utile d’insister sur les moyens qui ont été employés par nos voisins pour développer chez eux un tel état d’esprit.
Les discours récens de lord Salisbury, Premier ministre, de M. Goschen, Premier lord de l’Amirauté, du marquis de Lansdowne, ministre de la Guerre, de sir Michaël Hicks Beach, chancelier de l’Echiquier, de M. Chamberlain, ministre des Colonies, de sir Edmund Monson, ambassadeur britannique à Paris, procèdent tous d’une donnée commune. L’Angleterre y est représentée comme menacée dans ses intérêts vitaux par la France. Nous sommes systématiquement accusés de pratiquer « la politique de coups d’épingles, » de « marcher sur la queue du lion britannique. » Notre diplomatie ne songe qu’à créer des obstacles à l’action de l’Angleterre, en Égypte, au Niger, au Siam, en Chine, à Madagascar, où nous gênons son commerce. Notre alliance avec la Russie est une menace perpétuelle pour ses intérêts en Chine et ailleurs.
Les Revues, les journaux, les théâtres sont lancés sur cette même voie. La décadence de la France est un des sujets les plus en vogue : tandis que la population anglaise a augmenté de 63 pour 400 en soixante ans, celle de la France n’a augmenté que de 18 pour 100 et maintenant son accroissement est nul. Tout prouve que la France va en s’affaiblissant, et lord Salisbury proclame dans un discours sensationnel que les nations en décadence sont un danger pour la paix. La civilisation latine, fondée sur la toute-puissance de l’autorité, l’assujettissement de l’individu, le pouvoir absolu, et la protection commerciale, est signalée comme devant être détruite par la civilisation anglo-saxonne, qui repose sur la liberté individuelle, le gouvernement délibératif, et la liberté commerciale.
L’Angleterre se déclare le flambeau de la civilisation nouvelle et se donne la mission d’y guider le genre humain. Par conséquent, elle a le devoir de réduire à l’impuissance les peuples latins qui s’y opposent. Ces peuples doivent renoncer à s’occuper des colonies, qu’ils ne peuvent amener à la civilisation. Les Américains viennent d’exécuter l’Espagne, il appartient à l’Angleterre d’exécuter la France. Quant à l’Italie, l’Angleterre veut la prendre à sa solde et s’en servir pour achever la conquête du bassin du Nil en s’emparant de l’Abyssinie. Il sera toujours facile de se débarrasser d’elle quand le moment en sera venu.
Enfin, l’un des plus sérieux griefs contre la France est sa politique protectionniste, qui ferme au commerce anglais des débouchés en vue desquels il avait autrefois créé un outillage. Le patriotisme anglais est donc très surexcité. La France, la vieille alliée de Crimée et de Chine, est redevenue l’ancienne ennemie qu’à tout prix il faut abattre.
Par quels moyens et comment l’Angleterre compte-t-elle mener cette tâche à bonne fin ? Sa conviction absolue est que sa marine militaire lui permet d’y suffire. Voici sur quelles raisons les publications périodiques fondent cette certitude et l’ont exposée au public.
Le premier but à atteindre est l’annihilation de la flotte française par le blocus ou par la destruction.
Les forces dont la Grande-Bretagne peut immédiatement disposer contre nous, en dehors des 44 vaisseaux de guerre détachés en Chine, sur les côtes de l’Afrique, etc., comprennent :
1° L’escadre de la Méditerranée, forte de 24 unités de combat ;
2° L’escadre de la Manche Channel Squadron, actuellement, à Gibraltar, comptant 13 unités ;
3° La réserve de cette escadre, en ce moment dans les ports anglais, et comptant 14 unités ;
4° La flotte de réserve, prête à prendre la mer, et actuellement mobilisée à Devonport-Plymouth, comptant 17 unités ;
5° La réserve de la flotte, catégorie A, actuellement mobilisée, comptant 311 unités ;
6° La réserve de la flotte, catégorie B, également mobilisée, et comptant 20 unités ;
7° La réserve des arsenaux, comprenant les navires en fin de construction ou en réparation, et dont le nombre est variable.
C’est un total de 133 navires puissamment armés auxquels il faut ajouter 183 torpilleurs ou contre-torpilleurs. Il convient en outre de mentionner les navires en construction dans les usines de Yarrow, à Londres, et de Armstrong, à Newcastle. Dans cette dernière, où les ouvriers travaillent nuit et jour (comme d’ailleurs dans l’arsenal militaire de Woolwich), 17 cuirassés, croiseurs ou contre-torpilleurs sont presque prêts à être livrés.
Les Anglais calculent que, dans ces conditions, ils peuvent disposer de deux unités de combat contre une unité française et garder, en même temps, une réserve pour parer aux éventualités. Or, de deux choses l’une : ou les escadres françaises sortiront des ports, et alors les Anglais, grâce à leur supériorité numérique, comptent les détruire ; ou elles se retireront dans les ports, et elles y seront étroitement bloquées. Dans ce dernier cas, nos adversaires sont convaincus qu’ils pourront faire chez nous ce que les Américains ont fait en Espagne, où, en excitant savamment l’opinion publique, ils ont forcé le gouvernement espagnol à donner à l’amiral Cervera l’ordre de sortir de Santiago, c’est-à-dire de se faire détruire.
A cet effet, nos escadres une fois bloquées, les Anglais essayeront de bombarder nos côtes. Ces bombardemens seront renouvelés jusqu’à ce que l’opinion publique, surexcitée, détermine dans notre Parlement un mouvement d’opinion qui force le gouvernement, sous peine d’être renversé, « à agir énergiquement, » c’est-à-dire à donner l’ordre à nos escadres d’accepter le combat. Ainsi serait renouvelée la faute de Louis XIV prescrivant à Tourville d’attaquer la flotte anglo-hollandaise malgré son écrasante supériorité, ce qui fit anéantir à la Hogue les 44 vaisseaux de notre escadre par les 99 navires de nos adversaires.
Mais il est une éventualité qui ne laisse pas de préoccuper nos voisins : c’est la concentration de tous nos puissans navires de combat à Brest ou à Cherbourg, c’est-à-dire à quelques heures de leurs ports de commerce. En ne laissant dans la Méditerranée que peu de croiseurs très rapides et des torpilleurs, nous pourrions néanmoins couper au commerce anglais la route du canal de Suez sur la ligne Toulon, la Corse et Bizerte. Nos flottes réunies constitueraient alors pour les côtes anglaises une menace immédiate et constante, car elles seraient toujours maîtresses du moment de leur attaque. Le blocus d’une telle force deviendrait excessivement difficile.
Ce danger est tellement reconnu par les Anglais, que toutes leurs publications répètent et essayent de nous persuader que nous devons tout sacrifier pour être les maîtres dans la Méditerranée, où nous pouvons espérer le succès, et que là seulement nous sommes en état de lutter en forces à peu près égales. Mais, tout en développant ainsi les raisons qui peuvent nous engager à disperser nos forces et surtout les éloigner de leurs côtes, les Anglais, ont, en même temps, donné l’ordre à leur escadre de la Manche de se porter à Gibraltar pour « mettre en bouteille », to bottle up, nos escadres de la Méditerranée et les empêcher à tout prix de se joindre à nos forces de la Manche. Le goulot de la bouteille, c’est Gibraltar ; le bouchon, ce sont les escadres de Malte et de la Manche qui, réunies, donnent un total de 37 vaisseaux de combat, pour la plupart du dernier type, avec les sept meilleurs destroyers du Royaume-Uni.
Il ne faut pas oublier de signaler les acquisitions de terrain journellement faites par des particuliers anglais autour de Gibraltar et de Ceuta. Les acquéreurs sont vraisemblablement aux ordres du gouvernement britannique, et, malgré les conventions qui interdisent d’établir aucun ouvrage de fortification sur ces territoires, on peut être sûr qu’au moment d’une guerre les cottages se transformeraient vite en batterie. On trouverait dans les magasins de Gibraltar le matériel nécessaire pour les armer.
Bottled up Frenck fleets : Les flottes françaises sont mises en bouteille, écrit l’amiral Colomb. Et il ajoute : « L’Amirauté connaît effectivement, jour par jour, les moindres dispositions prises par notre adversaire, et il est impossible aux flottes françaises de prendre la mer sans avoir à combattre un ennemi supérieur. » Il faut espérer que nos chefs maritimes ne se laisseront pas prendre à un tel piège et que, le moment venu, la concentration de nos forces se fera en temps utile.
Le but essentiel visé par les Anglais est donc net. C’est la destruction de nos escadres. Le reste doit en découler forcément. Ils se rendent parfaitement compte de l’impossibilité, où ils se trouvent, de débarquer sur nos côtes et même sur une île quelconque près de nos côtes, où il n’y aurait qu’à les laisser se morfondre jusqu’à la fin de la guerre.
Débarquer en Algérie ou en Tunisie serait une entreprise possible, mais vaine, car leurs troupes ne pourraient s’éloigner de la protection des canons de la flotte sans être détruites par les forces que nous entretenons dans ces régions et qu’il est facile de rassembler. Même avec leurs mitrailleuses Maxim, les 12 000 hommes de Malte et les 6 000 de Gibraltar seraient en mauvaise posture pour faire, en rase campagne, connaissance avec notre artillerie à tir rapide. L’action sur nos colonies lointaines : Indo-Chine, Madagascar, serait longue et difficile. Il faudrait prendre des troupes dans l’Inde ; or, là, on doit veiller, car la dernière campagne contre les Afridis n’a pas augmenté le prestige de la domination anglaise.
Reste le bombardement des côtes. Nos escadres étant mises en bouteille, il semble que brûler nos ports serait chose facile. C’est une erreur, et il est facile de le démontrer.
Nos côtes sont armées. Dans ces dernières années, l’artillerie a fait en France de tels progrès, les méthodes de tir ont pris une telle précision, qu’il n’est pas de cuirassé, quelque puissant qu’il soit, qui puisse s’approcher d’une simple batterie à moins de 5 000 mètres sans courir les plus grandes chances d’être, en quelques instans, gravement frappé. Mais, objectera-t-on, l’artillerie des vaisseaux a une portée beaucoup plus grande ; une ville présente un but énorme où tous les obus feront des ravages, quoique lancés à des distances auxquelles les batteries de côte auront peu de chances d’atteindre l’assaillant.
Quelques explications sont ici nécessaires. En 1894, M. le général d’artillerie de marine Borgnis-Desbordes faisait paraître, dans le Mémorial de l’Artillerie de la marine, une étude très remarquable et très complète, intitulée : Des opérations maritimes contre les côtes et des débarquemens. Cette étude établit que, dans l’attaque d’une ou plusieurs batteries de côte par une escadre, la réussite de l’opération est, dans tous les cas, difficile et presque toujours aléatoire. Les munitions de la flotte sont limitées, celles de la défense ne le sont pas. L’assaillant ne peut remplacer ni les hommes, ni les officiers hors de combat, tandis que, dans les batteries à terre, les ressources en personnel vont en grandissant d’heure en heure. Si l’attaque se produit sur un port de guerre bien armé, elle n’a, pour ainsi dire, aucune chance de succès. S’il s’agit simplement d’une ville commerciale défendue par quelques batteries, il est clair que les ouvrages en seront plus faibles et l’armement moins important. Dès lors, la flotte ennemie risquera moins sans doute, mais elle risquera encore beaucoup, et si, par extraordinaire, elle réussit, son succès sera de bien peu d’importance, et ne pèsera guère dans le résultat final. En général, on peut affirmer l’inopportunité d’une pareille opération, d’autant plus que, presque toujours, elle aboutira à un échec.
Le bombardement d’une ville ouverte a principalement un caractère d’intimidation. Or, il n’y a pas lieu de se laisser alarmer par la perspective des dangers auxquels une pareille opération peut exposer la ville qui en est l’objet. Rien ne saurait justifier de telles alarmes.
Prenons Marseille avec ses 37 000 maisons. Supposons une escadre envoyant 6 000 obus de grosse et de moyenne artillerie. C’est là un effort si considérable, qu’on peut mettre en doute qu’il soit jamais réalisé. Admettons que, pour 6 projectiles tirés, il y en ait un qui frappe une maison, et c’est là une énorme exagération. Sur cette proportion, un projectile sur 10 seulement bouleversera la maison qu’il aura atteinte. L’effet total produit sera donc la destruction de 1/370 de la ville ou moins de 3 maisons sur mille. Il n’y a donc pas là un sujet d’inquiétude grave, et, pour arriver à un si piètre résultat, l’adversaire risquerait la perte de navires valant plusieurs millions.
Une escadre, après avoir accompli cette pauvre besogne, sera obligée de se ravitailler en munitions, ce qui demandera un certain temps. Or, les intervalles entre les bombardemens diminuent la seule valeur qu’ils aient réellement, celle que leur donne l’imagination.
Enfin, comme les approvisionnemens en munitions ne s’improvisent pas, si nous admettons que les Anglais disposent de cinq approvisionnemens de 120 coups environ chacun, par bouche à feu, on voit que leur artillerie se trouverait vite à court. Les ruines matérielles seront beaucoup moins importantes qu’on ne le suppose généralement.
Le général Borgnis-Desbordes conclut ainsi : « Le bombardement par une escadre est une opération militaire de quatrième ou de cinquième ordre, faisant beaucoup plus de bruit que de besogne, sans importance réelle, sans portée véritable, sans influence sérieuse sur l’issue de la lutte entre deux grandes puissances militaires. » Est-ce à dire que les Anglais ne l’essayeront pas ? On peut, presque à coup sûr, prédire le contraire. Ils espéreront par ce procédé forcer nos escadres à venir au secours du port menacé, le combat dans ces conditions se présentant pour eux avec tous les avantages d’une supériorité numérique écrasante.
Si ce procédé n’amène aucun résultat, la presse anglaise ne manquera pas de proclamer que l’Angleterre y renonce par raison d’humanité. Elle ajoutera, qu’en obéissant ainsi à ses sentimens généreux, elle se prive volontairement d’une de ses meilleures chances de succès. Mais nous ne serons pas attendris par cette manœuvre qui donnera l’occasion à « d’honnêtes courtiers » de nous proposer une paix désastreuse. On ne doit pas oublier que les questions d’humanité tiennent assez peu de place dans les affaires britanniques.
Il résulte de ces conditions générales qu’à moins de nous y prêter, l’Angleterre ne peut nous causer aucun dommage sérieux sur le continent et que, d’autre part, en ce qui concerne nos colonies, elle serait dans des conditions difficiles pour en faire la conquête. Il est probable d’ailleurs qu’elle ne l’essayerait pas, comptant en obtenir la cession par traité imposé. Nous enlever nos navires de commerce ne nous causera pas grand dommage : nous en avons trop peu. Nos paquebots resteront dans les ports neutres. L’Algérie, largement pourvue d’approvisionnemens de toutes sortes, peut sans inconvénient rester séparée de la métropole pendant plus d’un an. D’autre part, nos croiseurs et nos contre-torpilleurs ne laisseront pas que de créer quelques ennuis au commerce et au ravitaillement en vivres de la Grande-Bretagne.
Mais le gouvernement anglais a la conviction que nous sommes dans l’impossibilité absolue de prendre l’offensive sur un point quelconque. Atteindre l’Egypte par la Tripolitaine (2 400 kilomètres de Gabès au Caire à travers le désert) est évidemment une opération fort longue ; on n’y pourrait songer que si l’on était résolu à faire durer la guerre.
Le raisonnement anglais paraît donc juste, car, en restant pendant cette longue période sur la défensive passive, nous serions fatalement amenés, par lassitude, à demander la paix, avant que notre expédition pût approcher de la vallée du Nil.
Mais ce raisonnement part d’une prémisse fausse : l’impossibilité pour nous de prendre l’offensive. Non seulement cette offensive est possible, mais encore elle présente les plus grandes chances de succès. Il est presque certain qu’elle réussirait, si nous avions assez de patience pour n’agir qu’avec nos navires à grande vitesse, pendant le temps nécessaire à la construction d’un matériel spécial.
Ce matériel une fois construit, les rôles changeront aussitôt et il ne sera nullement nécessaire d’être les maîtres de la mer pour atteindre l’Angleterre chez elle.
Avant d’entrer dans les détails propres à faire ressortir, non seulement la possibilité, mais encore la presque certitude du succès de cette opération, il est de quelque intérêt de rappeler rapidement les descentes dont l’Angleterre fut le théâtre. Elles ont été si nombreuses, qu’il semble que la Grande-Bretagne soit la terre classique des débarquemens.
Les premiers dont l’histoire fasse mention sont ceux exécutés par César pendant les années 55 et 54 avant Jésus-Christ. Dans la nuit du 24 au 25 août 55, César part avec deux légions embarquées sur 80 vaisseaux de charge, escortés de quelques galères de combat, qu’il avait réunis à Wissant, près de Boulogne. La cavalerie devait être transportée par 18 autres navires, qui furent retenus par les vents contraires à huit milles de là. Auparavant, il avait prescrit à un de ses généraux, Caïus Volusenus, monté sur un bateau long à marche rapide, de faire la reconnaissance de la côte ennemie. Le 25 août, au matin, César était en vue des falaises de Douvres, dont les Bretons couronnaient les crêtes. Le débarquement parut impossible, et César attendit à l’ancre le retour de la marée pour se porter plus au Nord. Les Bretons suivirent le mouvement de la flotte romaine et se trouvèrent prêts au combat au moment de l’atterrissage. Ce qui s’opposa le plus au débarquement, dit César dans ses Commentaires, ce fut la grandeur des vaisseaux, qui ne pouvaient approcher de la côte : « Les Romains devaient sauter dans la mer, lutter contre les flots et combattre en même temps. » Pour faciliter l’opération, dont le succès restait indécis, César fit bonder de soldats les chaloupes de ses galères et quelques navires légers de faible tirant d’eau, et les poussa à la côte. Il put ainsi mettre à terre les troupes suffisantes pour exécuter contre les Bretons une attaque victorieuse.
Le régime des marées étant mal connu, aucune précaution n’avait été prise pour protéger les navires. On était près de l’équinoxe, et, par une nuit de pleine lune, s’éleva une violente tempête qui mit le désordre dans la flotte et détruisit une partie des navires de charge. Les Bretons, informés du désastre, se portèrent à l’attaque du camp romain, mais ils furent battus. Toutefois César, jugeant sa position aventurée à l’entrée de l’hiver, fit rembarquer ses légions et repassa en Gaule.
Cette expédition ressemblait trop à une fuite, pour que César ne fût pas décidé à tenter une nouvelle opération. Cette fois, il emmena cinq légions et 2 000 chevaux. La flotte réunie à Itius-Portus (Wissant ou Boulogne) comportait plus de 800 vaisseaux. Il mit à la voile, au coucher du soleil, par un léger vent du Sud-Ouest ; mais, à minuit, le vent étant tombé, le reste de la traversée se fit à la rame. Il débarqua, à midi, au point où il était descendu l’année précédente. Les Bretons n’opposèrent aucune résistance au débarquement, mais ils s’établirent à douze milles du rivage, en arrière d’une petite rivière, à l’abri d’une forêt profonde dont les accès étaient défendus par des abatis. Ils furent promptement refoulés par la 7e légion. Toutefois, César ne voulut pas se lancer à leur poursuite, à travers la forêt et pendant la nuit. Le même jour, une tempête violente jetait à la côte les vaisseaux de la flotte romaine. Quarante étaient perdus. Avant de reprendre son mouvement, César fit remettre en état ce qui restait de ses navires et ordonna à son lieutenant Labienus, resté en Gaule, de lui envoyer d’autres bateaux. Il fit mettre ses navires au sec et, ayant ainsi assuré ses derrières, il reprit l’attaque. Après quelques escarmouches, il parvint jusqu’à la Tamise, que défendait Cassivellaunus, l’un des plus puissans chefs bretons. Il força le passage du fleuve et s’empara de l’oppidum. Ce succès mit fin à la guerre. Mais César, cette fois encore, ne voulut pas maintenir ses troupes en Bretagne et les ramena en Gaule.
La conquête de la Grande-Bretagne fut décidée par l’empereur Claude. Elle eut lieu en l’an 43 après Jésus-Christ. Le lieutenant de l’empereur, Plautius, chargé de l’expédition, partagea ses légions en trois corps pour faciliter le débarquement. La côte ne fut pas défendue. Plautius suivit les Bretons, qui s’étaient repliés sur la Severn. Il les battit dans un combat qui dura deux jours et se retourna sur la Tamise. Claude intervint alors personnellement et s’empara de Colchester. Plautius fut chargé d’organiser la conquête. Les Romains maintinrent l’occupation jusqu’en 407 après Jésus-Christ.
En 449, les frères Hengist et Horsa débarquèrent à la tête d’une bande de Saxons pour venir au secours des Bretons contre les Pictes. Horsa fut tué au combat d’Ailsford, Hengist força les Bretons à passer en Armorique : il fonda le royaume de Kent et s’établit à Canterbury (455).
En 547, invasion des Angles venant du nord de la Germanie. Ils fondent les quatre royaumes de Deirie, Bernicie, Est-Anglie et Mercie.
En 787, commencent les invasions danoises. En 832, les Danois tiennent Charmouth Le roi d’Angleterre Egbert se porte à leur rencontre ; il est battu et les Danois prennent pied dans le pays. En 851, nouvelle descente : les Danois s’emparent de Cantorbéry, de Londres, battent Berthwolf, roi des Mercians, et franchissent la Tamise. Les descentes continuent jusqu’en 878, époque où Albert le Grand, roi des Anglo-Saxons, bat les Danois à Ethandon et reprend Londres. Mais en 1013, Suénon, roi des Danois, envahit de nouveau l’Angleterre et lui impose le tribut appelé Danegeld. Il laisse à son fils Canut la couronne d’Angleterre.
En 1066, Guillaume le Conquérant emploie huit mois à préparer la descente. Il rassemble une flotte de 400 gros navires et de 1 000 bateaux de transport et réunit ses forces à l’embouchure de la Dives. Des vents contraires l’ayant forcé à relâcher à Saint-Valery-sur-Somme, il y reste jusqu’au 27 septembre 1066. Le 29, il débarque à Pevensey, près d’Hastings. Quelques jours après, le 14 octobre, Harold, son adversaire, lui présente la bataille et périt dans le combat. L’Angleterre change de maîtres.
Il faut aller jusqu’en 1588 pour trouver une expédition contre l’Angleterre qui n’ait pas été couronnée de succès. C’est la campagne connue sous le nom de « l’invincible Armada, » entreprise par Philippe II, roi d’Espagne, pour punir les Anglais de l’appui qu’ils prêtaient aux Pays-Bas révoltés. La préparation de cette opération fut longue et incohérente. Elle commença dès l’année 1570. L’armée navale comprenait 130 gros vaisseaux, portant trente régimens d’infanterie, environ 20 000 hommes auxquels il faut ajouter 2 000 cavaliers, destinés à être remontés en Angleterre. Les vivres, les approvisionnemens de toutes sortes avaient été calculés d’après ces effectifs. La flotte fut concentrée à Lisbonne et à Cadix, sous les ordres du duc de Médina Sidonia, et mit à la voile le 29 mai 1588. Elle se porta à la Corogne où elle relâcha jusqu’au 29 juin. Au moment de prendre la mer, elle fut assaillie par une tempête qui fit périr trois galères de Portugal. Ce ne fut que le 21 juillet que l’expédition put lever l’ancre. Le 29, elle touchait au cap Lizard et, le lendemain, ses vigies signalaient les navires anglais de Charles Howard, près de Falmouth. Les Anglais laissèrent passer l’Armada, puis vers le soir, attaquant la queue du convoi, ils s’emparèrent d’un galion resté en arrière. C’était précisément celui qui portait la plus grosse partie des finances de l’expédition et tous les détails du plan de descente. A partir de ce moment, les Anglais talonnèrent l’arrière-garde, coulèrent un vaisseau et mirent le feu à un autre. L’Armada se rapprocha alors des côtes de France et se mit à l’ancre près de Calais, le 6 août. Dans ce mouvement, elle perdit encore deux grands galions de Lisbonne et cinq autres navires. Le vent soufflant du Sud, le désordre se mit dans la Hotte, si bien qu’entre les côtes de l’Angleterre et Flessingue, l’Armada perdit 55 de ses vaisseaux. Le reste de la flotte, refoulée vers le Nord, ne put supporter la rigueur des mers d’Ecosse. La plupart des vaisseaux furent jetés à la côte. Il ne revint en Espagne que 38 navires.
L’insuffisance notoire du commandement, l’indiscipline, le désordre rendaient cette fin inévitable. Cette expédition n’en est pas moins intéressante, en raison du grand parcours que put faire la flotte espagnole, de Lisbonne au cap Lizard, sans dommage sérieux, quoique les Anglais fussent maîtres de la mer.
Depuis la fin du XVIIe siècle jusqu’au commencement du XVIIIe, les essais ou projets de débarquement en Angleterre sont nombreux. Les uns échouent parce que nos flottes cherchent ou acceptent le combat, au lieu de se consacrer uniquement à l’opération principale : la descente. Les autres sont abandonnés au dernier moment. Mais il est intéressant de constater que presque toujours l’opération même du débarquement a réussi ou aurait pu certainement réussir, si la volonté de débarquer eût été fermement maintenue. Si les suites du débarquement n’ont pas été heureuses, c’est que ces tentatives furent faites par des forces trop faibles.
En 1690, Louis XIV, voulant soutenir le prétendant Jacques Stuart, envoie en Irlande 7 000 hommes de troupes françaises. Le débarquement a lieu sans difficulté et les régimens français font leur jonction avec les contingens irlandais. Guillaume III débarque à son tour en Irlande. Les deux armées se rencontrent à la Boyne où Guillaume est vainqueur, ce qui met fin à l’expédition.
En 1793, Hoche, persuadé avec raison que, pour venir à bout de l’Angleterre, il faut aller lui imposer la paix chez elle, demande au Comité de Salut public l’autorisation de préparer une descente de 40 000 hommes. Sur sa demande, l’opération lui est confiée. L’amiral Villaret est chargé de la direction maritime de l’expédition, mais cet amiral, qui ne rêve que descente en Égypte, seconde aussi mal que possible, le général Hoche. Il est alors remplacé par Morard de Galle qui prend Bruix comme chef d’état-major. La flotte appareille enfui le 15 décembre. Elle comprend 45 vaisseaux, transportant 15 000 hommes de débarquement.
Il faut insister sur ce fait que la flotte anglaise était absolument maîtresse de la mer et que sa supériorité n’a jamais été plus considérable qu’à ce moment.
Malgré les croisières anglaises, tout le convoi passe sans encombre. Malheureusement, le vaisseau-amiral portant Hoche et l’amiral Morard perd le convoi et s’égare. Grouchy et l’amiral Bouvet, qui commandaient en second le corps expéditionnaire et la flotte, arrivent dans la baie de Bantry. Soit faute d’ordres précis, soit surtout par suite de la mésintelligence qui s’élève entre les deux chefs subalternes, on perd deux jours, et, l’opération étant jugée manquée, la flotte rentre à Brest, pendant que le vaisseau amiral cherche inutilement le convoi en mer, puis au point de débarquement et finalement regagne lui-même le point de départ.
Le 6 août 1798, une flottille de trois frégates, portant 1 030 hommes de troupes de terre, sous le commandement de Savary, part de l’île d’Aix. Elle doit rallier à Brest une autre flotte. Le but de l’expédition est de débarquer en Irlande, dont la population doit se soulever. La flotte de Brest n’étant pas prête, la flottille d’Aix n’en continue pas moins sa route. Elle échappe aux croisières anglaises. Le petit corps français débarque à Killala, et bat à Castelbar un corps de 6 000 Anglais. L’Angleterre, qui d’abord a traité par le mépris ce simple détachement, envoie Cornwallis avec 20 000 hommes contre les 900 hommes dont dispose alors Humbert, soutenu par 1 500 Irlandais. La partie était trop inégale. La troupe d’Humbert, complètement entourée, doit se rendre. Un millier de Français a néanmoins tenu la campagne pendant dix-sept jours et parcouru 250 kilomètres au milieu de forces anglaises très supérieures.
Ces dernières expéditions, mal préparées, encore plus mal organisées, ne pouvaient pas réussir.
Il appartenait à Bonaparte, Premier Consul, de prendre des dispositions précises, complètes, réunissant toutes les chances de succès, autant que les entreprises humaines en sont susceptibles.
L’idée maîtresse de son organisation réside dans la création d’un matériel spécial. Cette condition devient essentielle à l’assaillant, s’il n’est pas maître de la mer. Un tel matériel donne à l’attaque une puissance qui lui permet de compter sur le succès, quelles que soient les forces navales dont l’adversaire peut disposer. Il consiste en une flottille de péniches à faible tirant d’eau, pouvant s’échouer à marée haute et, par conséquent, permettant l’atterrissage très rapide et simultané d’un très grand nombre de combattans sans qu’il soit besoin de les transborder sur des embarcations auxiliaires.
Le Premier Consul mit tous ses soins à l’organisation de cette flottille. Le 9 prairial an XI (29 mai 1802), il envoie au ministre de la Marine une note dans laquelle il lui dit : « Il faudrait adopter un modèle de bateau plat qui pût transporter 100 hommes et traverser le canal (le Pas-de-Calais). On aurait un obusier à la poupe et à la proue. Il faudrait que ce bateau ne coûtât pas plus de 4 à 5 000 francs. Un grand nombre de particuliers et de corps voulant fournir à leurs frais de ces bateaux, il faudrait en avoir des modèles et en mettre tout de suite en construction à Paris. Il faudrait parler aux citoyens Cambacérès, Lebrun, Talleyrand, pour trouver des individus qui feraient construire, chacun à leurs frais, un bateau qui porterait leur nom. » Le Premier Consul revient souvent dans sa correspondance sur les facilités à donner à l’initiative et à la générosité privées pour la construction des bateaux de la flottille.
Dans toute la France, des chantiers s’organisèrent, et le relevé des bateaux du camp de Boulogne, le 4 fructidor an XI (22 août 1803), donne les chiffres suivans :
324 chaloupes canonnières ;
324 grandes péniches ;
324 petites péniches, réparties en douze divisions ;
432 bateaux canonniers ;
432 péniches réparties en seize divisions ;
112 bateaux de pêche, armés chacun d’une pièce de 24 ;
60 bateaux de grandes dimensions, soit 2 008 bâtimens. En outre, 5 à 600 bateaux de pêche pour les non-combattans, les bagages et les approvisionnemens supplémentaires.
Cette flottille était ainsi distribuée :
900 bateaux à Boulogne, 720 à Ostende, 130 à Ambleteuse, 270 à Étaples.
Une lettre adressée à Decrès, ministre de la Marine, indique les principes qui devaient présider à l’organisation du matériel de la flottille :
Un bateau canonnier est armé d’une pièce de 24, approvisionnée à 200 coups, et est pourvu d’un équipage. Il porte 15 jours de vivres et 10 jours d’eau, les fusils, pistolets, sabres et grappins d’abordage, lances nécessaires à l’équipage pour la défense du bâtiment, une pièce de campagne sur un affût, avec 200 coups contenus dans des caisses. Il contient, en outre, un approvisionnement de 27 fusils, 30 baïonnettes, 27 outils de pionnier emmanchés, 12 000 cartouches et 1 500 pierres à feu, 12 000 rations de biscuit, 1 200 rations d’eau-de-vie, 8 marmites et 8 bidons.
L’équipage comprenait 25 soldats de garnison, 50 de passage, 3 officiers de régiment et 1 d’état-major. Chaque soldat devait avoir son sac, sa giberne, un bidon contenant une pinte de vin, 4 livres de pain accrochées à son sac, 30 cartouches et 3 pierres à feu. Chaque officier avait droit à un portemanteau du volume et du poids de 4 sacs de soldat.
Le bateau canonnier portait en outre 2 chevaux d’artillerie avec leurs harnais, 5 jours d’avoine et 5 de son, 5 jours d’eau pour les chevaux.
Les chaloupes canonnières avaient une organisation analogue, mais un armement d’artillerie plus puissant. Les péniches étaient construites pour porter chacune 180 hommes, soit une compagnie.
Par la suite, l’expérience amena quelques modifications dans la constitution de la flottille et dans l’aménagement des bateaux. Le 3 juillet 1804, elle comprenait 1 800 bâtimens destinés au transport des troupes et susceptibles de combattre en mer, ainsi répartis : environ 800 à Boulogne, 290 à Étaples, 340 à Wimereux, 437 à Ambleteuse. De nombreuses manœuvres d’embarquement et de débarquement exerçaient sans cesse les troupes et les équipages à leur rôle dans l’action. Les préparatifs allaient être terminés, lorsque l’Angleterre aux abois, malgré ses succès maritimes et les fausses manœuvres des flottes françaises, parvint à détourner l’orage en suscitant une coalition continentale et en nous faisant attaquer par l’Autriche et la Russie.
Depuis peu de mois, un nouveau moyen de navigation sur canaux vient d’apparaître. C’est un bateau nommé le Fram, construit en vue de naviguer sur la Loire, même en saison de basses eaux. C’est une sorte de chaland à vapeur à deux hélices sous voûte. Il mesure 41 mètres de longueur, 5m, 50 de largeur, 1m, 10 de creux. Il est à fond plat et sans quille. Les deux machines, alimentées par une chaudière multitubulaire Fouché, développent une force de 150 chevaux. Avec son eau et son charbon, le Fram cale seulement 28 centimètres. A pleine charge avec 80 tonnes, il ne cale pas plus de 0m, 70 et peut marcher à une vitesse de huit milles marins à l’heure. Déjà, machines et chaudières se sont perfectionnées. Il est facile de construire, d’après des données analogues, des péniches à faible tirant d’eau, pontées, et développant une vitesse de 8 à 10 nœuds. Pour pouvoir naviguer en dehors des canaux et des rivières et affronter la mer, même par gros temps, ces bateaux seraient munis de fausses quilles d’après le système des drivers des yachts de course. Ces quilles, que l’on tiendrait relevées pour la navigation fluviale, seraient abaissées pour la navigation maritime et donneraient aux bateaux toute la stabilité désirable. La longueur, la largeur et la hauteur de ces péniches seraient calculées sur les dimensions minima de nos écluses et sur la hauteur libre sous nos ponts les moins élevés. Elles pourraient donc être construites simultanément dans toutes nos usines et rassemblées en différens points, grâce aux 11 000 kilomètres de canaux et de rivières navigables qui aboutissent aux divers ports de nos côtes.
Il résulte de l’étude des conditions de navigabilité de nos canaux que ces péniches pourraient porter un canon de campagne à tir rapide, en batterie à l’avant, ses deux caissons, un canon à tir rapide de 47 millimètres, sur pivot central, les artilleurs nécessaires, 24 chevaux sous le pont mobile, une demi-compagnie d’infanterie ou une compagnie entière suivant que la péniche porterait de l’artillerie de campagne ou n’en serait pas pourvue. L’approvisionnement d’eau douce serait constitué dans les compartimens du water-ballast. Les munitions et vivres de réserve seraient contenus dans des caisses de faibles dimensions qui serviraient de bancs aux troupes transportées. Les péniches, divisées par des cloisons étanches fixes, risqueraient peu d’être coulées par l’artillerie. D’ailleurs, le procédé des toiles préparées d’avance permet d’aveugler une voie d’eau, et la pompe mue par la machine assure l’épuisement d’un compartiment quelconque. Des parois en acier spécial mettraient le personnel à l’abri de la mousqueterie. Une chèvre de déchargement, actionnée également par la machine, assurerait le débarquement rapide des chevaux et du matériel. La péniche serait également pourvue d’un mât de signaux mobile et d’espars à coulisse et à contrepoids, placés à l’avant, à l’arrière et sur les flancs, portant à leur extrémité de fortes torpilles. Tout ennemi, quelque puissant qu’il fût, cuirassé ou autre, qui voudrait couler ces péniches du choc de son étrave, se frapperait lui-même à mort en choquant la torpille. On sait que la torpille « portée » est d’un effet certain. Il est plus que probable que dans ces conditions les péniches ne seraient jamais abordées. En outre, la pièce de 47 millimètres à tir rapide, dont le canon anglais du système Wickers Maxim est le prototype, permettrait à ces embarcations de se défendre contre les torpilleurs et même les contre-torpilleurs. En effet, cet engin peut lancer, dans une minute, un grand nombre d’obus percutans capables de percer les tôles des navires. Or, grâce à la rapidité avec laquelle ils se succèdent, ces projectiles tracent à la surface de l’eau un sillon tel, qu’il est aussi facile de régler le tir que de diriger le jet d’eau d’une lance d’arrosage.
Il résulte du calcul que, pour pouvoir jeter en Angleterre une armée de 160 ou 170 000 hommes, avec 500 pièces à tir rapide et les munitions et vivres afférens, il serait nécessaire de construire 1 500 péniches à vapeur. C’est une dépense que l’on peut estimer au plus à 150 millions. Cette somme est, il est vrai, très importante ; mais, si on considère qu’elle serait prélevée sur les 800 millions votés par le Parlement pour l’augmentation de la flotte, la question se pose de savoir si ces 150 millions seront plus utilement dépensés à nous doter d’un organe d’attaque aussi puissant que cette flottille de débarquement, qu’à construire des cuirassés d’escadre. L’hésitation est d’autant moins permise que cette flottille, loin d’être improductive en temps de paix, rendrait à l’industrie et au commerce les plus grands services et contribuerait à leur développement. L’Etat louerait ces bateaux moyennant leur entretien. Leurs organes de combat seraient remisés dans certains arsenaux desservis par les canaux et placés au centre de gravité de la navigation sur les différens secteurs du réseau fluvial. En peu de jours, toute la flottille pourrait ainsi être mise sur pied de guerre.
Il ne faut pas perdre de vue qu’en 1896, le nombre des bateaux de transport employés par la navigation fluviale s’élevait au chiffre de 13 132 bateaux, dont 3 879 jaugeant plus de 200 tonneaux. 3 900 animaux de trait sont affectés au halage et il n’existe encore actuellement que 400 bateaux à vapeur tant pour le transport des marchandises que pour le remorquage. Rien que dans la région du Nord (en y comprenant, il est vrai, les cours de l’Oise et de l’Aisne), il navigue en tout temps plus de 3 900 bateaux, dont 2 600 jaugent au moins 200 tonneaux. Il est facile de comprendre que les 1 500 péniches à vapeur de l’Etat trouveraient un emploi certain. Il ne peut exister aucune crainte sur leur inutilisation. L’organisation de ce matériel correspondrait donc, en ce qui concerne la navigation fluviale, à celle qui a été donnée aux chemins de fer pour le transport des troupes au moment de la mobilisation.
Depuis un certain temps, la question du développement de notre navigation intérieure est à l’ordre du jour. Qu’on le veuille ou non, le halage par chevaux a fait son temps. Les chalands à vapeur commencent à se construire. Depuis 1891 jusqu’en 1896, époque du dernier recensement, l’augmentation se chiffre par 5 620 chevaux-vapeur. Le moment est donc venu de doter le commerce du matériel qui lui est nécessaire et qui, en cas de guerre maritime, et même en cas de guerre continentale, peut assurer le succès.
On objectera volontiers que, jusqu’à présent, rien ne démontre l’efficacité d’une telle flottille, pour une opération d’ordre militaire, et par conséquent que rien ne justifie sa construction aux frais du pays, car il appartient au commerce et à l’industrie de se munir des engins qui leur sont nécessaires.
L’exposé des principes généraux d’après lesquels cette flottille doit être employée comme instrument de combat va élucider la question.
« Votre sortie a imprimé une grande terreur aux Anglais ; ils savent bien qu’ayant toutes les mers à défendre, une escadre qui s’échapperait de Brest pourrait leur faire un ravage incalculable… » Ainsi s’exprimait Napoléon, dans une lettre adressée au vice-amiral Ganteaume, le 6 septembre 1804.
Pendant toute la préparation de la descente, il n’avait pas cessé de prescrire à nos forces navales de multiplier les sorties en mer, les exercices d’embarquement et de débarquement, tant pour harceler les croisières anglaises que pour instruire les troupes.
En août 1803, il écrivait à l’amiral Bruix, commandant la flottille du camp de Boulogne : « Pour la nuit, le moyen d’empêcher l’ennemi d’approcher est de faire sortir, tous les soirs, les forces que vous avez. Il vous est même facile de lui tendre un piège… Que nos forces maritimes passent toutes les nuits dehors. » Le 17 septembre, le général Soult recevait cet ordre : « Exigez que, comme à Boulogne, la division de Calais sorte à toutes les marées, lorsque le temps sera favorable. Faites-lui exécuter sur le fort Rouge un simulacre de descente, et voyez si les pièces de 24 se débarquent avec la promptitude dont on m’assure. »
Ces prescriptions, qui portent l’empreinte du bon sens génial de Napoléon, doivent être méditées, car les perfectionnemens de la navigation les ont rendues d’une application plus facile qu’au commencement du siècle. Elles contiennent les principes à suivre dans le cas où l’adversaire, étant maître de la mer, bloque les ports : tenir l’ennemi en haleine, le harceler, l’épuiser par de fausses attaques et profiter de ces opérations pour exercer les troupes et les mettre au point, en vue de l’opération définitive.
Si nous admettons que tous nos grands navires de combat se trouvent réunis, soit à Brest, soit à Cherbourg, il est facile de se rendre compte de ce que sera le blocus au bout de quelques mois. Rien ne ruine autant une marine à vapeur que des opérations de cet ordre. Les navires-croiseurs ne peuvent s’approcher de la côte sous peine d’être frappés par les batteries de terre. Ils sont forcés de naviguer à des vitesses assez rapides, par crainte des torpilleurs qui, chaque nuit, les tiennent en haleine. Les équipages, maintenus en branle-bas, arrivent vite à une fatigue extrême provenant de la tension nerveuse que donne le danger toujours imminent de la torpille. L’action des sous-marins l’augmentera. Les autres navires employés au blocus doivent se maintenir à portée des signaux, sous petite vapeur, mais prêts à forcer les feux et à se grouper pour combattre. Si le mauvais temps survient, il faut fuir, car on risquerait d’être jeté à la côte. D’autre part, si l’escadre bloquée est nombreuse et redoutable, la plus petite faute de tactique coûtera cher. Elle est, en effet, « maîtresse de l’heure. » Sous la protection de ses batteries de terre, elle peut sortir quand elle veut, et en masse. L’artillerie moderne donne au combat une grande rapidité. Une fraction de l’escadre bloquante peut être écrasée, avant que tous ses vaisseaux se soient réunis. Il faut ajouter que les navires modernes sont mal faits pour supporter une navigation intensive. Bientôt les grilles se brûlent, les organes des machines chauffent et exigent des réparations qui imposent le retour à l’arsenal.
Alors les blocus, qui étaient étroits dans les premiers jours de la guerre, se relâchent peu à peu. Faute de vaisseaux, il faut abandonner les moins importuns. C’est à ce moment que vont commencer les fausses attaques, qui précèdent l’opération décisive. Rappelons en quelques mots leurs conditions générales :
Le passage du Pas de Calais ne doit pas être considéré comme un débarquement, mais bien comme le passage d’un fleuve. En effet, les débarquemens imposent une obligation très importante et difficile à remplir. Il faut faire passer les troupes et le matériel des navires de charge, dans des chalands, qui doivent eux-mêmes être remorqués et conduits à la côte. Les pertes de temps sont alors considérables, le mauvais temps peut survenir et arrêter tout le mouvement.
Dans le franchissement du détroit, il n’en serait pas de même. Les péniches à vapeur, dirigées droit sur le point choisi, et y arrivant à marée haute, s’y échoueraient, et, vu leur faible tirant d’eau, seraient immédiatement à sec. Le débarquement de l’armée aurait lieu en bataille, sous la protection de l’artillerie d’avant de toutes les péniches, et simultanément dans tous les bateaux. Il ne prendrait que quelques instans. A cet égard, il est certain que l’attaque réussira, rien ne saurait l’empêcher, car elle se produira en masse, subitement, sur un point inconnu de l’ennemi.
L’histoire est là pour prouver que les passages des grands fleuves, même en présence de l’ennemi, ont toujours réussi. La cause principale est d’un ordre psychologique : c’est la supériorité de l’attaque sur la défense.
Or, combien est plus facile de traverser un bras de mer de 40 à 60 kilomètres avec des bateaux marchant à 8 nœuds à l’heure, que de faire franchir le Danube, sur quatre ponts, à une armée, comme l’a fait Napoléon dans la nuit de Wagram, et cela en présence de toute l’armée autrichienne !
Même avec des ponts très nombreux, il faut, à une armée de 170 000 hommes, un temps considérable pour s’écouler. Avec une flottille de péniches à vapeur, il ne faut que le temps de la traversée.
En partant de Calais et de Dunkerque pour aborder sur la côte en face, ce serait l’affaire de trois ou quatre heures. En admettant qu’on choisisse Brighton, sept heures suffiraient largement.
Les points favorables au débarquement sont d’ailleurs plus nombreux qu’on ne le croit et ce ne sont pas les quelques batteries, soi-disant cachées et à tir indirect, que nos voisins ont récemment construites en arrière de certaines crêtes de la côte, qui gêneraient beaucoup l’opération. Pendant la nuit, leur action serait nulle.
Toutes les considérations qui précèdent reposent sur l’organisation de la flottille de péniches. Si la guerre éclatait aujourd’hui, il est clair qu’il faudrait rester sur la défensive, jusqu’au moment où cette flottille serait construite. Le temps nécessaire serait d’ailleurs moins considérable qu’on ne le croit, par cette raison, qu’une fois le modèle de la péniche fixé, toutes nos usines situées sur le réseau des canaux pourraient y travailler. Il est probable qu’il serait possible de faire construire, tant en Allemagne qu’en Belgique, une partie des tôles et des différentes pièces nécessaires. On n’aurait qu’à les monter.
Admettons que ce matériel existe, et examinons l’emploi qui peut en être fait.
L’armée de descente pourrait être organisée dans la forme divisionnaire, qui se prête mieux à des opérations de cet ordre. Ce serait d’autant plus facile, que la création récente de nos quatrièmes bataillons et les ressources des réserves de l’infanterie de marine nous permettraient de réunir, sans difficulté, 12 divisions à 14500 hommes, pour l’armée de descente en Angleterre, et trois divisions de même force pour le corps de débarquement en Irlande, et cela sans toucher à la mobilisation de nos vingt corps d’armée. Si une guerre continentale survenait, il faut que nous ne soyons pas détournés de notre action contre l’Angleterre, comme le fut Napoléon en 1805. L’organisation actuelle de nos forces le permet.
Le débarquement en Irlande ferait donc partie de l’opération générale. Elle aurait lieu en même temps. On peut l’esquisser à grands traits.
Elle ne comporterait que de grands bateaux de mer et partirait d’un point quelconque de la côte de l’Atlantique. Il suffit de 150 vapeurs pour porter trois divisions et leur matériel. L’embargo mis, dès la déclaration de guerre, sur tous les navires battant pavillon anglais, nous en donnerait un grand nombre, et du reste nous en avons un nombre suffisant, en tout temps, dans nos ports.
Quoique pourvus de tous les moyens de débarquement, l’opération menée par ces vapeurs serait plus difficile que la descente en Angleterre exécutée par la flottille. Mais elle serait aidée par la coopération de la population irlandaise, armée de nos mains. Il existe dans nos arsenaux des fusils Gras au nombre de plusieurs centaines de mille, avec leurs millions de cartouches. Ils encombrent inutilement. Cette arme à tir rapide est très bonne, quoique d’un calibre un peu fort (11m/m). Elle est très rustique, d’un entretien facile et peut être mise dans des mains inexpérimentées. L’épreuve en a été faite avec nos contingens indo-chinois.
Il nous est donc facile d’armer toute la population de l’Irlande en état de combattre. En outre, il y a lieu de croire que le parti Irlandais-Américain ne tarderait pas à trouver les blockade runners, forceurs de blocus, qui se chargeraient de faire passer les armes.
Les populations se tiendraient prêtes à se soulever à mesure des progrès du corps de débarquement.
Les exemples d’expéditions analogues sont si nombreux, qu’il est inutile d’entrer dans d’autres détails.
Quant à l’opération de la descente en Angleterre, elle serait préparée dans les nombreux ports de la Manche et du Pas de Calais desservis par les canaux et les rivières. Il y a, en effet, tout intérêt à diviser la surveillance de l’ennemi. D’ailleurs, des fausses sorties répétées multiplieraient ses alertes et ne tarderaient pas à produire le désarroi dans sa vigilance. Les escadrilles de péniches, formées en divisions, encadrées par des torpilleurs, dont les plus puissans feraient, avec les sous-marins, les arrière-gardes, seraient exercées à se glisser la nuit le long des côtes en colonnes minces, à passer d’un port à l’autre en rasant la terre, à évoluer, à se prêter secours, de manière à laisser au hasard la plus petite part possible, le jour où l’ordre de marche sera donné.
À ce moment, nos escadres intactes et fraîches attaqueront sans compter l’adversaire, harassé par les fatigues des croisières et du blocus. Cette lutte, même inégale, pourrait bien réserver des surprises à l’ennemi.
La traversée du canal est-elle aussi périlleuse que les Anglais affectent de le croire ?
Il ne faut pas perdre de vue que l’assaillant a toujours pour lui les principaux élémens du succès : l’initiative, qui lui permet de surprendre, et la parfaite connaissance du but. Il paraît peu logique de parler de surprise entre deux adversaires qui restent en présence pendant des semaines et ne se quittent pas des yeux. Mais l’assaillant, en se réservant le choix du moment et du point où il veut frapper, tient son adversaire en perpétuelle haleine, et celui-ci se trouve surpris par la soudaineté de l’attaque à laquelle il s’attend, sans doute, mais dont il n’a pu prévoir ni le moment, ni la direction. D’ailleurs, la difficulté de discerner l’attaque décisive est extrême, lorsque les fausses attaques sont nombreuses et sont lancées simultanément de points éloignés les uns des autres. Dans les conditions où nous nous trouvons, il ne faut qu’une nuit pour que tout soit décidé.
Certes, une opération de cet ordre comporterait une part d’imprévu et de dangers. Mais elle présenterait tant de chances de réussite que l’on ne saurait hésiter à l’entreprendre.
En outre, nous connaissons exactement l’organisation de la défense des côtes anglaises, son partage en différens secteurs, le personnel des gardiens de côte à terre, ses consignes, les navires éclaireurs pour la surveillance et les cuirassés affectés à la police des différentes régions maritimes. Nous n’ignorons ni le nombre des anciens soldats en disponibilité de réserve, ni les 200 000 volontaires inscrits. Mais nous savons aussi que, pour tout ce personnel, les cadres sont faibles et les officiers peu nombreux.
Or, à l’heure actuelle, le soldat quelque brave qu’il soit, lorsqu’il est insuffisamment encadré et peu conduit, est voué à la destruction certaine en quelques instans. Ni les cadres, ni les officiers ne s’improvisent, et ce n’est pas en six mois qu’ils se forment.
Tout calcul fait, une force de 160 000 hommes, jetée en Angleterre, paraîtrait, en ce moment, suffisante pour vaincre la résistance. En lançant 170 000 hommes, une perte de 10 000 serait prévue pour le passage.
On est en droit de penser que même avec des circonstances défavorables, on n’en perdrait pas 6 000. Le tir de l’artillerie des vaisseaux est si mauvais la nuit, que les coups de hasard seuls sont à prévoir. D’autre part, nous avons vu que les torpilles portées par les péniches les préserveraient du coup d’éperon.
Cette perte prévue de 10 000 hommes ne doit point paraître excessive. Elle serait très inférieure à celle subie dans une bataille par une armée de cet effectif.
D’ailleurs, en fixant à 1 500 le nombre des péniches, le calcul a été large. Il permettrait, en ajoutant 15 ou 20 hommes d’infanterie par bateau, de transporter 20 ou 30 000 hommes de plus, si les nouvelles formations anglaises paraissaient rendre utile ce renforcement.
En résumé, il est nécessaire que les derniers événemens nous servent d’avertissement.
Soit que les Anglais aient résolu de nous faire la guerre au printemps, soit qu’ils se décident à revenir à de meilleurs sentimens, il faut, sans tarder, nous occuper de la contre-offensive par la construction de la flottille. Il faut insister sur ce fait, que les 150 millions à prélever dans ce dessein sur les 800 millions du programme naval nous donneraient seulement cinq cuirassés d’escadre, bientôt démodés ; tandis que la flottille des péniches, quels que soient les progrès de la science, gardera toujours toute sa valeur. Sa puissance offensive repose en effet sur ce principe, qui, vrai du temps de César, l’est encore aujourd’hui et le sera demain, à savoir : La mise à terre sans transbordement des équipages, exécutée simultanément par un très grand nombre de petites unités, autonomes et interchangeables.
Quand notre flottille sera terminée, il est probable que les attaques inconsidérées de la presse anglaise feront place à de meilleurs sentimens. Nous aurons alors d’agréables voisins, avec lesquels nous pourrons nous entendre. Mais il ne faudra pas perdre de vue que la crise présente, produite par des causes économiques, se reproduira, soit avec nous, soit avec l’Allemagne, qui va devenir la concurrente fatale. Celle-ci, grâce à ses fleuves, à ses canaux, à la place de rassemblement que lui donne le débouché de l’Elbe, se trouve également dans de bonnes conditions pour attaquer. Mais, que ce soit par la France, ou par l’Allemagne, la solution de la question anglaise viendra de l’emploi de la flottille qui mettra aux prises une armée nationale recrutée par le service obligatoire, avec une armée de mercenaires.
Les nations qui, par suite de l’augmentation continue de leur population, ne peuvent pas vivre avec les ressources de leur territoire sont condamnées à un commerce intensif et croissant. Elles sont dès lors incitées sans cesse à chercher, par la guerre, la destruction de leurs rivaux commerciaux.
Celles qui s’engagent dans cette voie ne tardent pas à rencontrer l’adversaire qui les réduit à l’impuissance et les ruine. Tyr, Carthage, Venise, le Portugal, la Hollande et l’Espagne en sont l’exemple.
C’est là une vérité historique incontestable, qui est de nature à suggérer aux hommes d’Etat de l’Angleterre de salutaires réflexions.