Les Deux Étoiles (Gautier)/15

La bibliothèque libre.
Librairie de Tarride (p. 75-88).



CHAPITRE XV.


Sainte-Hélène ! soupira Edith, dont les yeux devinrent humides.

— Oui, répondit Sidney en suivant avec intérêt, sur la figure d’Edith, l’effet produit par ce mot magique.

— Oh ! quel affreux séjour, continua Edith en joignant les mains.

— N’est-ce pas ? bien affreux, répliqua sir Arthur Sidney, les yeux toujours fixés sur Edith.

— Ce serait une cruauté que de déporter là le crime !

— Et on y a déporté le génie ! dit sir Benedict Arundell en se mêlant à la conversation.

— Quelle honte pour notre nation ! poursuivit Sidney, comme en lui-même et absorbé dans une rêverie profonde ; — mais… patience… Et il s’arrêta comme s’il avait peur d’en trop dire ; puis il reprit sa physionomie impassible.

Seulement, au bout de quelques minutes de contemplation, il fit dire au capitaine Peppercul qu’il eût à mettre un canot à la mer, et rentra dans la cabine avec Edith et sir Benedict Arundell.

La conversation qu’ils eurent ensemble, la voici. Sidney prit la main d’Edith en présence de Benedict et lui dit :

— Vous m’avez donné le pouvoir d’user de votre dévoûment et de votre intelligence pour le but que je poursuis : vous avez promis d’avoir en moi la confiance la plus aveugle et de marcher les yeux fermés sur la route où je vous poserai, dût-il y avoir un abîme au bout.

— Je l’ai dit ; ma vie vous appartient, répondit la jeune femme.

— Bien ! continua sir Arthur Sidney ; il ne s’agit pas maintenant de quelque chose de si grave ; le moment est venu de quitter ce costume de mousse ; allez dans votre chambre, où j’ai fait préparer tout ce qu’il faut.

Edith se leva et sortit.

Sir Arthur Sidney, resté seul avec Benedict, se croisa, comme pour contenir les mouvements de son cœur, les bras sur la poitrine ; puis il les ouvrit à son ami et lui dit :

— Frère, en cas que nous ne nous revoyions pas en ce monde, embrassons-nous !

Benedict s’avança vers Sidney ; et les deux amis se tinrent quelques minutes les bras enlacés.

Quand tout sera prêt, dit Sidney en entraînant Benedict près du sabord, tu couperas ce petit arbre qui se tord et s’échevèle au vent sur le sommet de cette roche noire ; on le voit de loin en mer. Je vais aux îles de Tristan d’Acuna, ou sur la côte d’Afrique, à l’embouchure de la rivière de Coanza, c’est plus près, pour construire mon canot. Il me faut deux mois. Dans deux mois la Belle-Jenny croisera dans ces parages et nous frapperons le grand coup.

— Ah ! l’histoire s’en étonnera, répondit Benedict, et jamais… Il allait en dire plus long lorsque Edith entra.

Benedict et Sidney restèrent comme surpris de sa beauté. Son costume d’homme avait empêché jusqu’à ce jour les deux amis, absorbés, l’un par une grande pensée, l’autre par un grand chagrin, de remarquer à quel point miss Edith était adorable et charmante.

Le temps écoulé avait, sinon apaisé, du moins adouci la douleur de la jeune femme ; de cette horrible catastrophe, il ne restait d’autre trace qu’une pâleur délicate sur les joues, qu’une légère teinte azurée aux tempes attendries, qui augmentaient encore l’élégance de cette charmante figure, en y rendant en quelque sorte l’âme visible.

Elle était habillée avec la simplicité la plus fraîche ; une robe blanche de mousseline des Indes parsemée de petites fleurs à peine visibles dessinait sa taille jeune et souple, et se massait sur les hanches à plis abondants ; un chapeau de fine paille de Manille garni de rubans roses encadrait le délicieux ovale de sa tête, et une écharpe de Chine se drapait sur ses épaules.

Sous le regard d’admiration de Sidney et de Benedict, miss Edith sentit monter une faible rougeur à ses joues décolorées : la femme renaissait en elle.

— Vous êtes charmante ainsi, ne put s’empêcher de dire Sidney ; maintenant, vous allez descendre à terre avec Benedict. Vous serez sa sœur ou sa femme : sa femme vaut mieux, j’y pense, et c’est ce titre que vous porterez. Vous prendrez une maison de ville à James-Town, et une maison de campagne aussi près de Longwood que possible ; plus tard Benedict vous dira ce que vous aurez à faire.

— J’obéirai, répondit la jeune femme troublée par cette idée de passer pour la femme de Benedict et de vivre seule, sous le même toit, avec un homme jeune et beau ; puis, par une de ces humilités des âmes pures, toujours injustes pour elles-mêmes, elle se dit qu’elle n’avait pas le droit de trouver cette situation équivoque, et qu’après tout la maîtresse de Xavier ne devait pas avoir tant de scrupules.

— Allons, dit Sidney en prenant Edith par la main et en la conduisant à sir Benedict Arundell, jeunes époux, il est temps de partir ; le canot attend, les rames parées. Puis souriant de ce sourire plein de sérénité qui lui était propre, il dit à son ami : Avoue que si je t’ai ôté une femme, je t’en rends une qui n’est pas moins belle.

Benedict pâlit à cette phrase, peut-être maladroite de Sidney ; mais il se contint, car il savait que rien n’était plus éloigné de la pensée d’Arthur qu’une raillerie même la plus innocente ; et regardant miss Edith, il ne put s’empêcher de trouver qu’elle n’était pas inférieure en beauté à miss Amabel Vyvyan.

Edith, sans en avoir la conscience bien distincte, éprouvait un certain plaisir à être vêtue avec les habits de son sexe. Ses blanches draperies, ce fin chapeau de paille, ces nœuds de rubans l’égayaient malgré elle. L’idée de débarquer lui était agréable. Une longue traversée est si ennuyeuse, que la terre même la plus aride et la plus inhospitalière vous paraît un séjour préférable à celui du navire ; et depuis trois mois Edith n’avait vu que le ciel et l’eau.

En se trouvant assise à l’arrière du canot à côté de sir Benedict Arundell, elle éprouva comme un sentiment de bien-être et de délivrance, et un rayon plus clair illumina sa belle figure ordinairement si mélancolique.

La mer était assez calme et le canot poussé par six vigoureux avirons s’avançait rapidement du côté de la terre.

L’on aborda, et Benedict tendit la main à miss Edith pour sauter hors du canot. Jack et Saunders chargèrent sur les épaules de pauvres diables basanés et cuivrés les caisses que sir Arthur Sidney avait fait remplir de tous les objets nécessaires à l’installation du jeune ménage.

Saunders eut bientôt trouvé par la ville une maison convenable où le jeune couple, après avoir satisfait les autorités en leur montrant des papiers parfaitement en règle fournis par le prévoyant Sidney, s’établit sous le nom de M. et Mme Smith.

D’après la fable répandue par Jack, Mme Smith, qui se rendait aux Indes avec son mari pour y visiter de grandes propriétés d’indigo et d’opium qu’ils y possédaient, s’était trouvée extrêmement fatiguée par la mer et avait demandé un mois ou deux de repos sur la première terre habitable qu’on rencontrerait, avant de reprendre le voyage si pénible pour elle.

Le soir même, sir Arthur Sidney fit remettre à la voile, et la Belle-Jenny eut bientôt disparu dans les profondeurs bleues de l’horizon. Benedict, accoudé à la fenêtre de son nouveau logement, qui donnait sur la mer, suivit le bâtiment qui s’amoindrissait jusqu’à ce qu’il put être caché par l’aile d’une mouette.

La maison habitée par les faux époux reproduisait une maison de Chersea ou de Ramsgate, avec cette obstination particulière à la race anglaise, que rien ne peut faire dévier, ni l’éloignement, ni le climat ; les murailles étaient de cette brique jaune qui poursuit à Londres l’œil de l’étranger, et les distributions intérieures étaient exactement les mêmes que si la maison eût été bâtie dans Temple-Bar ou à côté de Trinity-Church. La seule concession faite au climat consistait en une marquise rayée de bleu qui ombrageait la porte d’entrée, et dans la substitution des nattes des Philippines aux tapis de laine.

Dans le jardin aride et sec, une allée de tamarins dont les feuillages découpés en fines dentelles vert-de-grisées tremblaient au moindre vent, jetait un peu d’ombre sur le sable pulvérulent où languissaient quelques pauvres fleurs altérées à qui un jardinier malais prodiguait des soins malheureux.

Ce fut une impression singulière pour sir Benedict Arundell et miss Amabel, lorsqu’ils se trouvèrent seuls à table, placés conjugalement en face l’un de l’autre et servis par un domestique silencieux. Cette intimité soudaine, née de la supposition de leur mariage et parfaitement naturelle dans cette hypothèse, les étonnait, les effrayait, et peut-être les charmait à leur insu.

La combinaison d’événements bizarres qui avait amené cette situation impossible ne s’était peut-être pas produite une fois depuis que la terre accomplit sa révolution autour du soleil, et encore n’en connaissaient-ils pas toute l’étrangeté, car Arundell et miss Edith ignoraient qu’ils fussent, l’un un mari sans femme, l’autre une femme sans mari. Benedict, détourné par Sidney, n’était point entré dans l’église de Sainte-Margareth, et sous le noir porche les deux blanches fiancées s’étaient seules rencontrées.

Ce qu’ils savaient, c’est qu’ils se trouvaient à deux mille lieues de leur patrie, sur ce triste îlot de Sainte-Hélène, par suite de la froide symétrie d’un plan mystérieux, obligés de vivre jour et nuit sous le même toit…, tous deux jeunes et beaux, et sans amour.

Le repas fini, ils visitèrent la maison plus en détail, et s’aperçurent qu’il n’y avait qu’une seule chambre à coucher. Edith rougit dans sa pudeur anglaise, et Benedict, arrêté sur le seuil et comprenant l’embarras de sa prétendue femme, dit :

— Je ferai accrocher un hamac pour moi dans la chambre d’en haut.

Edith, rassurée, sourit doucement et jeta son écharpe sur le lit en signe de possession.

Ensuite ils descendirent au jardin, où ils se promenèrent dans la longue allée des tamarins avec cette volupté de gens qui depuis trois mois ont pour limite à leurs pas le tillac étroit d’un navire. Le bras d’Edith s’appuyait sur celui d’Arundell, car elle chancelait, déshabituée de la marche par cette longue traversée ; et certes c’eût été pour Amabel et Volmerange un spectacle incompréhensible que ce couple parcourant cette allée solitaire avec un air d’intimité conjugale.

Quelques jours se passèrent de la sorte. Edith était convenue vis-à-vis d’elle-même de regarder Benedict comme un frère ; Benedict, de son côté, l’acceptait comme une sœur. Cependant, un charme plus vif qu’ils ne le croyaient les attirait l’un vers l’autre, et ils passaient presque toutes leurs journées ensemble.

Ils finirent par se faire des confidences. Benedict raconta à Edith son amour pour Amabel, et la façon dont il en avait été séparé ; Edith lui apprit son mariage à la funèbre église de Sainte-Margareth.

— Quoi ! cette voiture qui a croisé la mienne devant le portail, c’était la vôtre !

— Oui, répondit la jeune femme.

— Étrange coïncidence : le mariage que tout semblait préparer n’a pu se faire ; ceux qui devaient être unis sont séparés, ceux qui devaient être séparés sont unis ; les couples se défont et se reforment en dépit des choix et des volontés : nous qui n’avons pas d’amour l’un pour l’autre, car nos cœurs sont donnés, nous voici dans la même maison, seuls, libres ; et nous sommes à des milliers de lieues des êtres que nous chérissons et que nous ne reverrons peut-être jamais.

— C’est vrai, répondit la jeune femme rêveuse : la destinée a d’étranges caprices.

Les faux époux avaient désormais un de ces commodes sujets de conversation où les inclinations naissantes trouvent les moyens de faire ces aveux indirects que l’on peut confirmer ou rétracter suivant qu’ils réussissent. Benedict parlait d’Amabel et de sa beauté en termes qui, à la rigueur, pouvaient s’appliquer aussi à Edith. Il s’exhalait en regrets et peignait sa passion avec les traits les plus vifs et les couleurs les plus brûlantes. La jeune femme attentive, intéressée au plus haut point, écoutait cette éloquence passionnée avec d’autant moins de scrupule qu’elle ne s’adressait pas directement à elle.

Elle y répondait par des protestations d’amour pour Volmerange, dont elle reconnaissait avoir justement mérité la colère, ayant manqué de franchise avec lui. Dans ces entretiens ambigus, chacun montrait sa sensibilité, sa tendresse, sa puissance de dévoûment, et déployait sans crainte tous les trésors de son âme. À l’abri des noms d’Amabel et de Volmerange, ils se livraient à des subtilités de métaphysique amoureuse. Leur passion inconnue d’eux-mêmes, et cachée par ce masque, usait de la liberté du bal travesti. Insensiblement, Edith prenait la place d’Amabel et Benedict celle de Volmerange.

Ils n’avaient pas, il est juste de le dire, la conscience de cette substitution, et s’abandonnaient d’autant plus volontiers au charme qui les entraînait l’un vers l’autre qu’ils le jugeaient sans danger et se croyaient sûrs de ne pas s’aimer : vous auriez demandé à Benedict s’il aimait toujours autant miss Amabel, il aurait répondu : — Oui ! — dans toute la sincérité de son cœur. Edith, interpellée, aurait juré également que sa passion pour Volmerange n’était diminuée en rien. Quelques semaines s’écoulèrent comme par enchantement ! — Avant de se quitter le soir, ils se donnaient fraternellement la main, et cependant chacun rentrait dans sa chambre avec un soupir et une espèce de tristesse indéfinissable. Une fois Benedict dit en riant à miss Edith :

— Madame Smith, je réclame mes droits d’époux, et désire vous donner un baiser sur le front.

La jeune femme se pencha sans rien dire, et présenta sa tête soumise aux lèvres de Benedict ; le baiser porta moitié sur la peau satinée de son front, moitié sur ses cheveux soyeux et parfumés.

Puis, par un mouvement, de biche effarouchée, elle rentra brusquement dans la chambre dont elle ferma la porte.

Cette nuit-là, Benedict dormit assez mal.

Tout ceci n’empêchait pas les instructions de sir Sidney d’être suivies à la lettre. Une maison de campagne, aussi voisine que le permettait la surveillance anglaise de l’habitation de l’illustre prisonnier, avait été louée, et la prétendue Mme Smith s’y retira, prétextant que l’air lui manquait dans cette étroite résidence de James-Town.

Benedict resta à la ville quelques jours, s’occupant en apparence d’affaires de commerce.

Edith, comme Benedict le lui avait recommandé, accompagnée d’une servante mulâtresse, faisait chaque jour à la même heure une promenade qu’elle poussait aussi près que possible de Longwood. — Ne manquez pas surtout d’avoir à la main ou sur votre chapeau de paille un bouquet de violettes, lui avait dit Benedict en la quittant ; et comme le jardin de la maison de campagne en contenait une plate-bande, rien n’était plus facile à suivre que cet ordre.

Pendant plusieurs jours, la promenade d’Edith fut inutile. Le prisonnier, malade, affaibli, ne sortait plus.

Impatient de savoir le résultat des courses d’Edith, et peut être aussi poussé par un autre motif, sir Benedict Arundell était venu la rejoindre à la campagne, et, chaque fois qu’elle rentrait de sa promenade, il l’interrogeait ardemment ; mais la réponse était toujours la même.

— Je n’ai rien vu que les aigles planant dans l’air, et les albatros coupant l’eau avec leur aile.

Enfin, un jour, au détour du chemin, Edith se trouva face à face avec le captif impérial, qui semblait marcher avec peine, suivi à distance de ses fidèles, et gardé de loin par des sentinelles rouges. Une pâleur de marbre couvrait ses traits amaigris et qui, sculptés par la douleur, avaient repris les belles lignes de leur jeunesse.

Il regarda Edith, et souriant avec cette grâce ineffable à qui rien ne résistait, il fit deux ou trois pas vers elle et la salua.

En présence de ce dieu tombé, Edith, qui devant l’empereur, rayonnant et fulgurant, eût peut-être conservé son énergie, se troubla, pâlit, et fut presque sur le point de se trouver mal.

Le héros s’avança vers elle et lui dit d’une voix grave et douce, comme un Olympien qui parlerait à un mortel :

— Madame, rassurez-vous ; et, remarquant le bouquet de violettes qu’elle tenait à la main : Il y a longtemps que je n’en ai vu de si fraîches.

Par un mouvement machinal, Edith s’inclina et les lui tendit.

— Elles sentent bon, mais moins bon que celles de France, dit le César en rendant les fleurs à la jeune femme après les avoir respirées.

Puis il salua avec une noblesse majestueuse reprit sa route.

Éblouie de cette vision impériale, Edith revint à la maison de campagne ; et à l’interrogation de Benedict, elle répondit :

— Enfin, je l’ai vu.

— Qu’a-t-il dit ? Répétez-le syllabe pour syllabe.

— Il a dit que ces violettes sentaient bon, mais sentaient moins bon que celles de France. Voilà tout.

Benedict pâlit un peu, tant l’émotion que cette phrase si simple lui causa était grande.

Sans faire d’observation, il prit une lunette d’approche, une hache et se dirigea vers la roche où l’arbre désigné par sir Arthur Sidney tordait sa silhouette bizarre.

Il regarda avec sa lunette.

Un petit point blanc imperceptible, — était-ce une mouette ou un flocon d’écume ? — piquait seul l’immensité bleue de l’Océan.

— C’est bien, dit Benedict, et il porta la hache dans le pied de l’arbre.

En deux ou trois coups le tronc fut tranché, et l’arbre roula du haut du rocher jusque dans la mer avec un son lugubre et sourd.