Les Deux Étoiles (Gautier)/17

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Librairie de Tarride (p. 103-112).



CHAPITRE XVII.


Le petit point blanc observé par Benedict et qui piquait de son imperceptible paillette argentée le grand manteau vert de l’Océan était bien en effet la Belle-Jenny, arrivée à son rendez-vous avec une ponctualité admirable.

Déjà, depuis deux ou trois jours, elle courait des bordées pour se maintenir à la hauteur de l’île, assez éloignée pour ne pas attirer l’attention, assez rapprochée pour être aperçue avec une forte lunette par quelqu’un averti de sa présence dans les eaux de Sainte-Hélène.

Vingt fois par heure sir Arthur Sidney montait sur le pont et braquait sa longue vue dans la direction de la roche noire.

L’arbre rabougri dessinait toujours son maigre squelette sur le fond clair du ciel.

— Il est encore là, disait tout bas Sidney en laissant retomber sa lunette avec découragement.

Quelques minutes après il interrogeait encore l’horizon.

Sur le sommet de la roche, l’arbre persistait dans son opiniâtre silhouette.

— Hélas, se disait Sidney, sans doute la phrase convenue n’a pu être échangée, et cette entreprise, menée avec tant de soin et de prudence, va échouer au moment de la réussite. Et, par un mouvement d’impatience fébrile, il se promenait à grands pas sur le tillac.

Il monta sur la dunette et regarda une dernière fois.

La cime de la roche découpait son arête anguleuse et chauve dans la clarté du ciel ; l’arbre n’était plus à sa place !

Cette circonstance si simple, qui, pour Sidney, répondait à un monde d’idées et de projets, lui fit une telle impression, malgré son sangfroid et sa fermeté d’âme, qu’il fut obligé de s’appuyer sur le bordage : une pâleur mortelle couvrit sa belle figure ; mais bientôt il se remit et descendit dans sa cabine d’un pas ferme.

Là, il écrivit sur une feuille d’épais parchemin comme une espèce de testament qu’il enferma dans une forte bouteille de verre ; cela fait, il cacheta la bouteille avec une capsule de plomb et la mit dans le canot qu’il avait fait construire sur la côte d’Afrique par le charpentier du navire, sur le petit modèle dont nous avons parlé.

Lorsque la nuit fut venue, il ordonna de mettre le canot à la mer.

Saunders et Jack prirent chacun un aviron, Sidney se mit au gouvernail, et l’embarcation se dirigea du côté de l’île.

Parvenus à une distance où les vigies auraient pu apercevoir le canot, Sidney, Saunders et Jack rentrèrent dans une petite chambre pratiquée sous le pont, car ce canot, d’une construction toute particulière, était ponté.

L’écoutille fermée soigneusement, Sidney poussa un bouton, et le canot commença à s’enfoncer et descendit jusqu’à ce que l’eau se refermât sur lui en formant un remous. Des espèces de nageoires mues de l’intérieur remplaçaient les rames et donnaient l’impulsion à cette embarcation sous-marine, que des plaques de verre placées près de la proue permettaient de diriger. Un tuyau de cuir aboutissant à une bouée flottante, qui ressemblait à s’y méprendre à un de ces débris que charrient les vagues, renouvelait l’air dans l’étroite cabine ; un compartiment que l’on submergeait ou que l’on vidait à volonté au moyen d’une pompe faisait l’effet de la vessie gazeuse du poisson, et donnait la facilité de descendre ou de se maintenir à la même hauteur.

Quand ils furent dans l’ombre projetée par les hautes falaises qui cerclent l’île, ce qu’ils comprirent à la teinte plus rembrunie de la mer, nos navigateurs revinrent à la surface : le canot, à moitié submergé et dont les vagues lavaient le pont eût pu être pris, si on l’eût aperçu, pour une jeune baleine ou un requin voyageant à fleur d’eau.

Ils approchèrent ainsi de la roche au pied de laquelle les lames jouaient encore avec la carcasse effeuillée de l’arbre coupé par Benedict, l’amenant au large, la rejetant à la rive avec mille jeux d’écume.

Sidney sortit avec précaution de l’écoutille, sauta à terre sur une mince plage sablonneuse, et, s’accrochant à quelques aspérités du roc, il gagna une plateforme à plusieurs toises au-dessus du niveau des plus hautes vagues, et s’assit prêtant l’oreille au moindre bruit.

Pendant quelques minutes il n’entendit rien que la respiration de l’Océan soupirant sa plainte profonde et les battements d’ailes des oiseaux de mer, inquiets de la présence nocturne d’un homme dans cette âpre solitude. Bientôt quelques cailloux, détachés de la portion supérieure de la roche, roulèrent en rebondissant sur la pente rapide et tombèrent dans l’eau.

Une forme noire, profilant des touffes de broussailles semées çà et là et des anfractuosités du granit, descendait avec précaution la paroi presque verticale et se dirigeait vers Sidney.

Bien que ce rendez-vous fût convenu depuis longtemps, de peur d’une de ces trahisons invraisemblables qui arrivent toujours dans ces sortes d’entreprises, sir Arthur Sidney arma dans ses poches deux petits pistolets dont le chien rendit un craquement sec qui arrêta la forme noire dans sa descente.

— Le crabe marche de travers, mais il arrive, dit une voix basse, mais distincte.

— Ah ! c’est vous, Benedict, reprit sur le même ton sir Arthur Sidney.

— C’est moi, répondit Benedict en s’asseyant à côté d’Arthur Sidney.

— Eh bien ? dit Sidney d’un ton où palpitaient à la fois mille interrogations.

— À l’aspect du bouquet de violettes, il a prononcé la phrase convenue.

— Bon. Alors nous allons agir.

— Ce n’est pas tout ; le soir même, un billet écrit dans le chiffre dont lui, vous et moi possédons seuls la clé, a été lancé par une main inconnue dans la chambre d’Edith. Ce billet contenait ces mots : « César est trop souffrant pour se risquer dans cette entreprise, et la remet aux premiers jours du mois prochain, la nuit du quatre au cinq. »

— Encore vingt jours d’attente ! s’écria sir Arthur Sidney ; mais il ne sait donc pas que cet air est mortel, et qu’ici Prométhée n’aurait pas besoin de vautour pour lui ronger le foie ? Mais êtes-vous sûr du billet ? nous marchons environnés de tant de piéges !

— Je l’ai apporté. Vous l’examinerez, dit sir Benedict Arundell en tendant un papier plié en quatre à son ami.

— Adieu. Benedict, dans vingt jours je serai ici, dit Sidney ; je regagne mon bateau sous-marin et vais courir quelques bordées avec la Belle-Jenny. Dans vingt jours, l’Angleterre sera lavée de la tache d’Hudson-Lowe.

Benedict remonta vers le sommet de la falaise, Sidney descendit vers la plage, où le canot à demi émergé l’attendait ; et sur ce roc, redevenu désert, la mer continua à jouer avec l’arbre qu’elle déchiquetait.

Au jour marqué la Belle-Jenny reparut à l’horizon : mais le ciel était sombre et menaçant.

D’immenses nuages noirs se déployaient comme des draperies funèbres : l’Océan, remué jusque dans ses profondeurs, se soulevait et poussait des sanglots, et dans le vent semblaient gémir les strophes de désolation d’un chœur invisible ; on eût dit que les trois mille Océanides venaient pleurer sur le Titan !

Sainte-Hélène, au milieu de l’écume qui fumait autour d’elle comme les trépieds autour d’un catafalque, avait l’air plus lugubre encore que d’habitude. L’orage lui mettait au front un sinistre diadème d’éclairs.

Déjà des signes avaient eu lieu dans le ciel comme à la mort de Jules-César et de Jésus-Christ. Une comète sanglante avait traîné sa queue au-dessus de l’île maudite, et les nuages, incendiés par les fournaises du couchant, prenaient l’aspect de grands aigles agitant dans la flamme leur envergure gigantesque. Mais jamais la nature, ordinairement si impassible, n’avait paru si palpitante, si effarée, si hors d’elle-même que ce soir-là.

L’Océan envoyait au ciel ses larmes amères, le ciel pleurait avec ses cataclysmes, et la tempête résumait dans sa grande voix le cri de désespoir de toute l’humanité.

Quelqu’intrépide qu’il fût, sir Arthur Sidney se sentit troublé et découragé devant cette formidable tristesse des éléments. Que se passait-il donc pour mettre ainsi la nature en deuil ? quelle grande âme près de s’envoler en emportant avec elle la pensée du monde, quel Dieu en criant sur sa croix le Lamma Sabacthani des suprêmes convulsions, causaient cette immense ululation du vent et des flots ? Il tremblait de se répondre, et, en entrant dans le canot, il était pâle comme un marbre, ses tempes ruisselaient de sueur froide, ses dents claquaient, et ce n’était certes pas le danger matériel qui le préoccupait.

Le canot hermétiquement fermé s’enfonçait dans les abîmes des vagues, remontait sur leur crête, et s’avançait tantôt plongeant, tantôt nageant vers le rocher où avait eu lieu la dernière entrevue de Benedict et de Sidney. Une embarcation ouverte eût été infailliblement submergée.

La difficulté était de ne pas se briser contre la muraille de granit et d’attérir juste sur la petite plage sablonneuse : Sidney et ses deux matelots faisaient les efforts les plus prodigieux. L’air commençait à leur manquer, malgré la précaution du tuyau ; leurs poumons se gonflaient dans leurs poitrines, cherchant le fluide vital. Leur lampe pâlissait et grésillait péniblement. Jack et Saunders agitaient d’un poignet lassé les manivelles des palettes, et Sidney pompait activement pour ramener la barque à la surface.

Les vagues déferlaient contre la ceinture de roches de la côte avec un fracas effrayant et pesaient lourdement contre les parois du canot qu’elles roulaient dans leurs volutes.

— Allons, se dit Sidney en lui-même, nous sommes perdus ; et il regarda ses deux compagnons aux dernières scintillations de la lampe.

Il lut la même pensée sur leur mâle visage.

— Mylord, dit Jack, il est tout de même désagréable d’être noyés comme des rats dans une souricière ; mais quand la bière est tirée, il faut la boire.

Saunders acquiesça d’un signe de tête à cette idée délicate.

Un mouvement de rage saisit Sidney. Périr aussi misérablement à cause d’une tempête stupide, au moment d’accomplir ce plan auquel il avait tout sacrifié ! Il se passa en lui une de ces révoltes forcenées de l’intelligence contre la force brutale, de l’âme contre l’élément, et il prononça dans son cœur un de ces blasphèmes que les géants durent rugir sous la foudre.

La lampe s’éteignit.

Jack et Saunders dirent : — Bonne nuit ! la chandelle est soufflée.

Le canot talonna fortement, et Sidney, s’élançant au panneau d’écoutille, fit entrer, avec une lame d’eau, une bouffée d’air. La quille s’était engravée dans le sable, et comme les saillies du rocher rompaient la vague, l’eau était moins turbulente à cet endroit qu’ailleurs. Sidney put sauter à terre avec un bout de corde et attacha le canot à un énorme bloc de granit tombé là par suite de quelque éboulement. Jack et Saunders eurent bientôt imité Sidney, et ils montèrent tous les trois sur la plateforme où Benedict était venu trouver son ami à la dernière visite.

Là, ils n’avaient pas à redouter d’être emportés au large par la retraite de la houle ; la tempête ne pouvait leur envoyer que l’insulte de son écume.

Ils restèrent deux heures sur le rocher, ruisselants, éblouis d’éclairs, trempés par la brume salée que le vent arrache aux flots en tumulte, Jack et Saunders, avec l’impassibilité dévouée de dogues attendant les ordres du maître, sir Arthur Sidney nerveux, tremblant, presque convulsif, comptant chaque minute comme une éternité, se mordant les lèvres, se labourant la poitrine avec les ongles pour se faire prendre patience.

La nuit s’avançait, la tempête s’apaisait peu à peu. La mer fatiguée laissait retomber ses lames.

— Que font-ils donc ? murmura Sidney, le jour va paraître bientôt.

En effet, l’aurore raya le bas du ciel d’une barre de lumière blafarde, puis le soleil sanguinolent montra, au dessus des flots montueux et frémissant encore des colères de la nuit, son disque échancré par la ligne onduleuse de l’horizon.

La Belle Jenny se balançait dans le lointain.

Il faisait jour et l’empereur n’était pas venu !