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Les Deux Filles de monsieur Plichon/26

La bibliothèque libre.
Librairie de Achille Faure (p. 109-114).

VINGT-SIXIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

27 août.

Ce matin, avant le déjeuner, nous étions dans le jardin, M. Plichon, Clotilde, Blanche et moi. En passant près d’un poirier, j’aperçus, tombée sous l’arbre, une de ces magnifiques chenilles vertes, dont le corps, tout étoilé de tubercules bleus, est orné de longs poils. Je la ramassai aussitôt, et la présentai à ces dames pour la leur faire admirer. Mais elles reculèrent avec horreur.

— Une chenille ! une chenille ! criait Clotilde.

— William ! jetez cela, s’écria Blanche, du ton d’autorité qu’inspire un danger suprême.

Étonné, mais ne voulant point contrarier les répugnances de ma fiancée, je cueillis une large feuille que j’interposai entre la chenille et ma main.

— À présent, dis-je, en quoi cet insecte vous semble-t-il répugnant ? C’est, au contraire, un vrai bijou de la nature, et pour moi, je le trouve plus beau que le bombyx qui en sortira et sur lequel vous vous extasiriez, à l’instar des poëtes.

— Mais voyez comme cela rampe ! s’écria Clotilde.

Blanche, avec un peu plus de complaisance pour mon désir, s’approcha prudemment, le cou tendu, les mains en avant, les yeux dilatés, les narines ouvertes, charmante de terreur apprivoisée ; mais tout cela bien inutilement, en vérité.

— Oui, j’en conviens, dit-elle, c’est assez beau ; mais au moins, William, ne l’emportez pas à la maison ; remettez-la plutôt où vous l’avez trouvée ; cette pauvre bête allait peut-être chercher de la nourriture à ses petits.

Je jetai la chenille avec une impatience dont je ne fus pas maître ; et, prenant le bras de Blanche, je lui expliquai la loi de transformation des insectes et la condition des larves.

— Ah ! me dit-elle, comme si cela lui fût absolument égal.

Clotilde s’y intéressa davantage et prétendit aimer beaucoup l’histoire naturelle. J’en vins à leur proposer des leçons.

— Bah ! dit M. Plichon, vous donnerez vos leçons après le mariage.

— Mais voyons, Léandre, dit Clotilde, William peut bien, en compagnie d’une vieille tante comme moi, donner des leçons à Blanche.

— Allons donc ! un prétexte pour causer de plus près.

— Vous vous trompez. Monsieur, répliquai-je, mon intention est de donner des leçons sérieuses, et je serais désolé qu’on les acceptât autrement.

Blanche se mit à sourire. J’insistai de nouveau pour leur faire comprendre que la chose me tenait à cœur, et je sens en effet le besoin d’ouvrir de nouveaux espaces à l’imagination de cette chère enfant, dont le défaut d’instruction me peine. Elle a passé quatre ans au Sacré Cœur (ce qui, pour le remarquer en passant, est bien le fait d’un père voltairien), et depuis deux ans qu’elle en est sortie, je ne crois pas qu’elle ait ouvert d’autres livres que son journal de modes et son paroissien. Mais cela précisément fait le bonheur de son père, et il me déroula tout le bonhomme Chrysale, en y joignant des considérations érotiques, dont, en présence de sa fille, il eut dû s’abstenir.

— Rien n’est laid comme une femme pédante, s’écria-t-il.

— Parce qu’apparemment, par manque d’habitude, leur pédanterie vous choque plus que celle des hommes, répliquai-je ; mais la science en elle-même ne comporte point cet inconvénient. Bien donnée et bien reçue, elle n’inspire que simplicité, raison, douceur. Je vous dirai à mon tour : rien n’est aimable comme une femme instruite. Un esprit ignorant, si intelligent soit-il, est forcément réduit au silence sur une foule de sujets, outre qu’il est privé des larges aperceptions, des conceptions lumineuses et soudaines que la connaissance, mise en rapport avec les faits, peut fournir à la pensée.

Et je me disais, à part moi, qu’un bourgeois ignorant, ou simplement lesté de la science du collége, veuille une femme ignorante, ambition de borgne qui cherche un royaume d’aveugles, affaire de sottise et de vanité ; mais je ne puis comprendre qu’aucun motif honorable pousse un homme à se priver d’une compagne intelligente dans cette éternelle conversation du mariage.

Au fond des opinions de M. Plichon sur cette matière, il y a son ressentiment contre la fille terrible, qu’à ce qu’il croit, les livres lui ont faite ; car, selon les idées qui dominent encore généralement, il n’accorde rien à la propre nature de l’être nouvellement apparu en ce monde, et que l’idée chrétienne, prolongée par Rousseau, déclare bravement créé de rien. Certes, Édith et Blanche ne peuvent s’approprier les choses de la même manière ; mais j’essayai vainement de faire comprendre cette vérité à M. Plichon. C’est un vieil enfant, que mènent tour à tour l’amour-propre et le préjugé ; il avait dit non, et n’en voulait pas démordre, et prétendait avoir raison, par acte d’autorité, sinon autrement.

J’avoue que cette obstination me parut insupportable, et, pour ne pas éclater, après un dernier argument de sa part, cassant et stupide, je m’arrêtai tout à coup en feignant de contempler un nouvel insecte, un de ces beaux scarabées dorés, couleur d’émeraude, qui, le pauvret, sentant mon regard, courait éperdu de côté et d’autre. Mes trois compagnons, ayant continué leur marche, se trouvaient assez loin de moi, quand au bout d’un moment Clotilde vint me rejoindre.

— Ce que femme veut, Dieu le veut, me souffla-t-elle à l’oreille, et M. Plichon est un Dieu à cet égard-là. Voyez le tableau. Votre grâce va être accordée.

En tournant les yeux dans la direction qu’elle m’indiquait, je vis le père et la fille enlacés, elle, souple, insinuante, prenant tour à tour des airs tendres ou fâchés, appuyant d’un baiser chacune de ses insistances… lui feignant encore la rudesse, mais n’y tenant plus, que pour se faire prier un peu plus longtemps.

Ce jeu-là, je l’avais vu déjà plusieurs fois. Blanche y était savante ; tantôt hardie et tantôt câline, ordonnant, priant, gorgeant le bonhomme de flatteries, l’attendrissant de caresses, puis emportant la victoire par une saillie dont il riait tout le jour.

J’avais vu cela plusieurs fois, et cela m’avait toujours un peu sonné faux, mais je n’y avais pas attaché ma pensée. À ce moment, au sortir de cette discussion dont j’étais encore animé, tout un monde d’objections et de répugnances afflua dans mon cerveau et je me sentis nettement hostile. C’est toujours ainsi, par l’opposition soudaine de ma conscience à certaines paroles ou à certains faits, que la lumière se fait en moi.

Tout ce système odieux et absurde qui met le gouvernement du monde aux mains de la fantaisie, de l’ignorance et des vanités, m’apparut là comme incarné. Et toutefois bien plus dans ce père imbécile qui veut sa fille enfant, et se laisse gouverner par elle, que dans cette charmante créature, mal élevée par ses éducateurs.

Non, je n’aime pas cela. Mettez à la place d’une fille, sur les genoux de cet homme, la femme, épouse ou courtisane ; le sens du tableau sera complet. La femme ignorante, vaine et sensuelle par conséquent, et l’homme séduit par elle, n’est-ce pas en effet l’explication, non-seulement des mythes orientaux ; mais de tout ce fond vaseux de l’histoire humaine qui gît au-dessous des actes des héros ?

C’est qu’il s’agit pour moi, en ce moment même, de prendre un parti dans la question. Je suis plus fier que les Plichon, moi, et prétends n’être gouverné que par moi-même, par mon propre acquiescement à la vérité, qui que ce soit qui me la présente. Et je serais heureux, à mon défaut, que ce fût ma femme. Aussi n’ai-je accepté la permission accordée enfin de donner des leçons à Blanche qu’en me promettant d’employer tout mon temps et toutes mes forces à lui rendre l’esprit indépendant, sérieux, capable de saisir le vrai, partout où il se trouve, afin que je n’aie jamais à accomplir ce triste effort de me défier des caresses de celle que j’aime.

Hâte-toi, mon ami, de m’envoyer l’Histoire naturelle de Milne Edwards et Jussieu avec planches. Tu m’adresseras cela à Vivonne, d’où le facteur l’apportera. Tu ne m’écris plus du tout.