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Les Deux Filles de monsieur Plichon/28

La bibliothèque libre.
Librairie de Achille Faure (p. 118-123).

VINGT-HUITIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

31 août.

Je t’ai si souvent envoyé au diable que j’en suis las ; vas-y donc tout seul, misérable ami, car tu n’as pas besoin que je t’y pousse, toi qui es sans cesse occupé, par je ne sais quel penchant horrible, à dépouiller la vie de tout idéal, à nier le vrai, à rapetisser le grand, à découper en petits carrés la vie et l’être pour les classer en de petits tiroirs bien étiquetés. Ce qu’il y a d’amusant, c’est de voir avec quelle satisfaction de toi-même tu fais cela. C’est le genre du temps d’ailleurs, et tu ne peux manquer de le suivre. À propos de n’importe quoi, n’importe qui monte à la tribune, tranche dans le vif et de l’air du chirurgien le plus consommé, taille les plus grandes questions en sentences menues et affilées. Ça pose en homme supérieur. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’il reste après ça quelque chose à dire ; car c’est toujours jugé en dernier ressort.

Après tout, j’en fais quelquefois autant, peut-être ; mais quoi ? ce n’en est pas moins désagréable. Réellement, tu as trop d’outrecuidance, mon cher, de prétendre juger Blanche sans l’avoir connue. C’est une vraie jeune fille, tu as bien raison ; elles le sont toutes ; mais, sous le vernis uniforme d’une éducation pareille, chacune a sa nature particulière. Nieras-tu la diversité ? Permets-moi de croire que sous cette éducation et ses travers celle que j’aime a une âme aimante et pure, si toutefois tu consens à admettre qu’il y ait de ces âmes-là. Ah ! Gilbert ! quelle chose fâcheuse qu’il y ait entre des frères, des amis comme nous, des différences aussi profondes. Je crains qu’elles n’aboutissent à glacer notre amitié. Pourquoi te permets-tu de toucher à Blanche ? Tu m’as fait mal.

Tout ce que vous dites, toi et les tiens, a un tour spécieux qui frappe au premier abord. Comme vous rapportez tout à ce qui est commun, vos allégations empruntent à ces ressemblances une apparence de vérité, et c’est ainsi que vous opérez cette œuvre triste, mauvaise, impie, du désenchantement et du doute. Mais ce qui est au-dessus de la mesure vulgaire vous échappe et domine vos dénigrements. Je me rappelle avoir lu dans mon enfance une critique en ce genre d’un poëte qui m’enthousiasmait ; j’en eus l’âme morfondue et malade pendant bien des jours ; heureusement le poëte lui-même me consola, et je perdis, en le relisant, tout souvenir de son critique. Blanche se chargera de me faire oublier ta lettre. Ne m’en écris plus ainsi cependant, et, quel que soit ton désir de m’éclairer, ne cherche pas à éteindre mon soleil.

Oui, assurément, je continuerai d’être franc, ne le suis-je pas toujours ? Et dussé-je en être réduit à avouer que tu as raison, tu sais combien l’amour-propre me paraît peu digne d’entrer en lutte avec la conscience.

Pour aujourd’hui, je n’ai rien à confesser, sinon que notre leçon a été charmante. Ma chère élève était attentive, au point de me faire regretter qu’elle n’eût pas plus de distractions. Clotilde nous dérange ; elle cause un peu trop. Elle m’a fait supprimer l’anatomie ; c’est puéril.

Il paraît que c’est la saison des confitures. Maman Plichon et Clotilde en sont si fort occupées, qu’on nous laisse, Blanche et moi, plus souvent seuls. Dans ces tête-à-tête, maintenant, je songe bien plus à établir entre nous des intimités sérieuses qu’à dérober quelques baisers. Blanche acquiesce facilement à mes idées. Elle n’est même que trop docile ; je préférerais quelques objections.

Quand, au bout d’une heure, maman revient s’asseoir près de nous, elle demande avec un sourire : De quoi causiez-vous, mes enfants ? Et, voyant que j’aspire sérieusement à établir entre Blanche et moi une union vraie, elle est tout émerveillée et fixe sur moi ses grands yeux doux, attendris. Maman, à quarante-quatre ans, est belle encore. Elle a une majesté pleine de grâce, le front et les yeux très-beaux ; ses cheveux noirs, brillants et souples, commencent à peine à se rayer de fils d’argent. Édith lui ressemblerait, si Édith pouvait ressembler à une charmante femme.

On prétend aussi que Blanche ressemble à son père. Comme une sylphide à un mortel… des plus mortels. Elle est blonde comme lui, voilà tout.

Ce brave M. Plichon n’a qu’une préoccupation ; ce sont les dégâts que commettent dans le jardin les poules du voisinage. Car il se trouve entre le bois et la plaine, à côté de la ferme et non loin du jardin, un hameau de quelques maisons, dont les habitants élèvent des poules, et c’est là que demeure la vieille Chollette. Ces poules, chassées probablement par la disette, qui doit habiter les cours aussi bien que les âtres de ces pauvres maisons, émigrent sur les terres de M. Plichon. Elles passent aisément par les brèches de l’enclôture, qui doivent exister depuis longtemps, car le lierre y enchevêtre ses réseaux, et de petits géraniums sauvages y croissent à plaisir. Déjà madame Plichon a dit vingt fois en ma présence :

— Léandre, il faudrait cette année relever les murs.

— Certainement, certainement ! répond l’ancien notaire avec impatience, j’y pense tous les jours.

— Mais tu ne le fais jamais.

— Pardieu, j’attends mes rentrées. Vous êtes charmantes vous autres, il vous faut de la soie, des rubans, des eaux, mille et mille choses, et puis encore des murs. Sais-tu qu’une pareille enclôture, c’est une affaire de quatre à cinq mille francs ?

— Tu n’es pas obligé de tout faire d’un coup. Si tu relevais le mur seulement du côté des champs, ça empêcherait les poules d’entrer. Et puis vraiment, une pareille incurie, c’est honteux. Nous avons l’air de ne pouvoir entretenir le domaine.

— C’est vrai, dit Clotilde, et toutes les fois que la famille Martin vient nous faire visite, j’en rougis.

M. Plichon objecte alors le mauvais état des récoltes cette année ; le domaine n’a rien produit, le blé a manqué ; les métayers mourraient de faim sans les avances qu’il est obligé de leur faire.

— C’est une raison pour donner du travail aux ouvriers, reprend sa femme. Précisément, le pauvre maçon Princhoux est venu me demander de l’ouvrage ; ils n’ont ni travail ni pain.

— Hé bien, si ça commence déjà, il fera beau voir cet hiver. Mais tu es bonne, toi, c’est une raison. Est-ce que tu me prends pour le Pactole ?

— Mon cher, heureusement, nous n’avons pas que le Fougeré ; nous avons des rentes.

— Et Royan ? savez-vous combien vous avez dépensé là-bas ?

Généralement, quand la querelle arrive au chapitre des dépenses. Blanche s’échappe avec Clotilde et je les suis. Clotilde, qui aime le luxe et la toilette, autant il est vrai pour sa nièce que pour elle-même, ne peut supporter à cet égard les redites de son beau-frère.

Elle dit en haussant les épaules qu’elle a payé pourtant une bonne part des dépenses de ce voyage — Clotilde jouit d’une fortune indépendante — et qu’elle ferait volontiers relever les murs, si son beau-frère l’acceptait. Mais ils ne se relèveront pas ; le lierre y croisera de plus en plus ses rameaux, les petits géraniums continueront d’y fleurir, et M. Plichon se livrera périodiquement à ses colères contre les poules. Il y a dans la salle à manger une porte qui a baissé sur ses gonds ; elle ratisse le plancher ; on la ferme avec peine ; chaque fois que M. Plichon la voit ouverte, il se fâche, et quand on objecte la difficulté de la fermer, il dit invariablement : Il faut que j’envoie chercher le menuisier. J’ai demandé s’il y avait longtemps que la porte se trouve en cet état, et maman Plichon m’a répondu avec tranquillité : Oh ! c’est, je crois depuis l’année dernière !