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Les Deux Filles de monsieur Plichon/30

La bibliothèque libre.
Librairie de Achille Faure (p. 127-130).


TRENTIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

2 septembre.

L’épreuve est faite. La leçon a été d’abord un peu froide, hésitante plutôt, mais sur la fin tout à fait bonne. Édith y a pris part avec la simplicité la plus grande et l’intérêt naturel d’une personne qui veut s’instruire. Elle saisit les données générales avec une telle rapidité, que je lui ai dit :

Mais vous aviez déjà quelques notions ?

— Non, a-t-elle répondu. Ne savez-vous pas ce qu’est l’instruction des pensionnats ? à Poitiers surtout, peut-être.

— Ah ! vous avez été en pension ?

— Un an seulement.

— Un an seulement, et pourquoi ?

— J’avais beaucoup lu avant d’y aller, et je savais un peu plus que ce qu’on y enseignait.

Elle a dit cela avec une simplicité qui excluait tout amour-propre. Elle n’a certainement pas une mauvaise nature. Sa rudesse n’est peut-être qu’un travers d’esprit. Je suis tout porté à m’intéresser à elle en frère.

Le cousin est arrivé. C’est un personnage brun et maigre, assez grand, un peu voûté, de figure fine plutôt qu’intelligente et qui doit avoir près de quarante ans. Il se met bien et prétend aux belles manières. Son arrivée met tout le monde, excepté moi, sur un pied de cérémonie. M. Plichon l’interroge avec déférence et lui donne la réplique humblement. Ces dames sont remplies de prévenances. Quant à M. Forgeot, il paraît trouver cela fort simple, et toute la soirée d’hier, négligemment assis dans un fauteuil, il ne nous a entretenus que de lui-même, de ses relations, des actes politiques auxquels il a mis la main, de son désintéressement, de son habileté. On l’ignorait jusqu’ici ; mais il paraît que ce monsieur a mené à peu prés toute la politique des dernières années. Les seules fautes qu’on ait faites, on les a faites malgré lui, au mépris insensé de ses conseils. Le roi l’a voulu voir ; il a failli être appelé au ministère ; mais les envieux et les jaloux qui s’acharnent contre toute supériorité ont entravé sa fortune. Ils ne l’entraveront pas toujours ; les hommes nécessaires sont appelés un jour ou l’autre, etc.

Tu ne saurais croire avec quelle candeur ces choses sont écoutées et de quel air émerveillé le père Plichon s’associe aux rêves et aux espérances de son cousin. Évidemment, on n’avait pas cru jusque là posséder un si grand homme dans la famille, mais ils n’en sont que plus heureux par l’effet de la surprise. Clotilde s’exclamait à chaque assertion du cousin Marc, et elle s’est étonnée de la perversité du monde avec une ardeur aussi vive que si c’eût été une découverte qu’elle vînt de faire.

— Hein ! Croirait-on que les choses se passent comme ça ? s’écria M. Plichon en sortant d’un long silence, qui, je crois, commençait à l’étouffer un peu. Voilà les coulisses du monde. Que dites-vous de cela, William ?

Je me permis de répondre qu’à Paris, on trouve autant de manières d’expliquer l’histoire qu’il y a de coteries politiques, et qu’il était impossible de prévoir d’avance tout ce qu’on pouvait y apprendre d’étourdissant.

— Monsieur est parisien ? demanda M. Marc en me lançant un regard peu sympathique.

Il m’observait depuis son arrivée et se demandait assurément les raisons de ma présence.

— Oui, Monsieur.

— Ah !

— Monsieur est ami d’Anténor, dit M. Plichon.

— Ah !

Comme je l’avais pensé, le cousin Marc semblait peu convaincu par ce prétexte ; je lançai un coup d’œil d’intelligence à Clotilde qui me répondit par tout un manége de sourires et de regards ; le cousin Marc s’en aperçut, car son œil fureteur épie tout autour de lui, et je crus voir que cela lui déplaisait.

Quand on eut conduit à sa chambre M. Forgeot, avant de nous séparer, Clotilde dit en riant aux éclats :

— Savez-vous que le cousin Marc, à ce qu’il semble, me fait l’honneur de soupçonner que William est ici pour moi ? Il faut lui laisser cette idée, ce sera drôle.

— Allons donc ! dit M. Plichon, Marc n’est pas si sot ; un garçon de vingt-sept ans pour une demoiselle de plus de trente !

— Je sais bien que cela n’a pas le sens commun, dit Clotilde en rougissant ; mais après tout, cela s’est vu ; et puisque vous ne voulez pas lui dire la véritable raison, il faut lui laisser croire celle-là et l’intriguer.

— Dame, si tu veux lui donner de la jalousie, observa madame Plichon.

— Pas de plaisanteries à cet égard, dit Clotilde d’un ton solennel et avec un grand soupir ; tout le monde sait bien que de pareils intérêts n’existent plus pour moi.

Je ne voulus pas la taquiner en lui faisant observer qu’elle supposait son cousin capable de n’y pas croire.

On est tellement accoutumé à ne plus tenir compte d’Édith, qu’à l’arrivée de M. Forgeot on ne l’a point appelée, et ils ne se sont vus — très-froidement du reste — qu’au dîner. L’inflexible personne est même sortie de table avant le dessert ; car on avait fait des frais pour le nouvel hôte, et les plats se succédaient. Mais M. Forgeot paraît au fait de tous les secrets de la famille ; il n’a paru nullement étonné de la conduite d’Édith. Devant elle, il me semble, sa faconde est moins à l’aise. Ces deux natures-là doivent être hostiles.