Les Deux Filles de monsieur Plichon/35

La bibliothèque libre.
Librairie de Achille Faure (p. 148-152).


TRENTE-CINQUIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

11 septembre.

Il pleut depuis deux jours ; nous sommes tous forcément rassemblés dans le salon. Le haut bout de la conversation est occupé par M. Forgeot, et je le lui laisse, ne pouvant discuter de sang-froid ses théories et n’ayant pas le droit de le chasser. Anténor, jaloux de se montrer homme, l’applaudit. Au milieu de ces entretiens, Blanche brode silencieusement ; Clotilde, gagnée par les compliments du cher cousin, ne proteste que pour la forme. Quant à maman, plus forte et plus digne, elle flagelle quelquefois d’un mot vif le triste apôtre de l’égoïsme et du bien-être à tout prix ; mais M. Forgeot alors entre si promptement dans le sentiment de son hôtesse ; il en comprend si bien toute l’élévation ; il l’admire avec tant d’emphase et de louanges, qu’on lui pardonne presque de ne considérer au fond ce sentiment que comme une illusion généreuse. Du reste, les hommes de cette nature-là n’accordent en morale de réalité à rien. Ils recommandent ce qu’ils trouvent aimable, rejettent ce qui les gêne, voilà tout. Leurs seules réalités sont la jouissance ou la souffrance.

Ils étaient ensemble tous les trois ce matin, M. Forgeot, M. Plichon et Anténor, quand j’entrai dans le salon avec Clotilde. Ils causaient de Paris, comme c’est le bonheur des provinciaux, et Anténor qui va bientôt, je te l’ai dit, augmenter la population du quartier latin, s’efforçait de goûter par avance en esprit les joies de la capitale. Ma foi, la conversation était assez peu gazée, et notre arrivée ne parut pas l’effaroucher. Anténor faisait force questions sur les étudiantes et laissait en riant éclater sa hâte de les connaître. Moitié sérieux, moitié rieur, le père, que ce seul point de vue semblait inquiéter, disait :

— Fais attention que je ne me laisserai pas tondre pour ces filles-là.

— Anténor est plus sage que vous ne pensez, dit M. Forgeot. Il connaîtra bien vite les mœurs de ce monde, et n’ira pas plus loin qu’il ne faut. Il a de la clairvoyance, du sang-froid, un bon sens remarquable pour son âge ; il ne lui faut plus que cette expérience, toujours nécessaire à un jeune homme.

— Sans doute, dit M. Plichon, mais pas trop n’en faut. Vous me surveillerez ce garçon, M. de Montsalvan, et lui ferez de temps en temps la morale.

— La morale prêchée a toujours peu de puissance, Monsieur, je mettrai Anténor en relation avec des jeunes gens honnêtes.

— M. de Montsalvan a parfaitement raison, reprit le Forgeot. Ce n’est pas de la morale qu’il faut aux jeunes gens ; c’est du sens commun ; il faut leur faire comprendre leur intérêt, voilà tout. Si j’avais un fils, je ne le gronderais jamais ; je me ferais son confident et me bornerais à lui montrer les dangers qu’il court. Je suppose qu’à l’âge de quinze ans, il vienne me dire : Papa, je sors de chez une fille. Soit, mon ami, lui répondrais-je ; mais as-tu bien songé à ta santé ? etc……

J’écris ces paroles telles qu’elles ont été prononcées devant moi. Elles sont historiques. Ce qu’il faudrait pouvoir y ajouter, c’est le ton de paterne bonhomie, l’air de sagesse complaisante qu’avait cet homme en disant cela. Pour moi, je n’ai jamais senti avec tant de force quel vide crée dans l’âme humaine l’intérêt matériel, devenu culte. Cet homme n’est pas même corrompu ; il n’a plus d’âme.

J’ai regardé Clotilde, c’était à elle de parler. C’était à elle de souffleter ce misérable de son indignation, dont le père et le fils méritaient leur part. Elle a trente ans, elle est chez elle, elle est femme, et comme telle devait protester. Mais elle est restée immobile, les yeux baissés sur sa broderie. C’est de la pudeur probablement, mais c’en est trop, ou plutôt pas assez. Moi, j’aurais éclaté, je suis sorti.

Je marchais depuis longtemps, et la pluie tombait de plus en plus drue ; mais l’ennui de rentrer me retenait dehors ; je m’enfonçai dans les bois pour me mouiller un peu moins. Là j’entendais au-dessus de ma tête l’eau tomber sur les feuilles comme sur un parapluie, et elle n’arrivait jusqu’à moi qu’en fine rosée, que buvaient avec délices les grandes fougères et les petites herbes. Il a fait chaud depuis longtemps ; cette pluie rafraîchit la terre. C’était un rajeunissement de tout ; un long bruissement sourd, comme si toutes ces fines créatures détendaient leurs fibres. Les petits pois roses, éplorés, souriaient ; les oiseaux voletaient pour mouiller leurs ailes, un merle sifflait à cœur joie et les geais criaient au sommet des arbres. Tout à coup un bruit de branches froissées me fit retourner, et je me trouvai en face de mademoiselle Édith. Elle n’avait point non plus de parapluie et trottait ainsi à travers le bois, en relevant sa robe jusqu’aux genoux. Sa tête n’était couverte que d’une voilette noire, attachée sous le menton et dont un lambeau, agacerie de quelque ronce, flottait par derrière. Ni châle ni pèlerine sur les épaules ; ses pieds disparaissaient dans la bruyère mouillée protégés seulement par des guêtres de drap gris, sur le haut desquelles retombait le bas de son pantalon trempé. Elle s’arrêta en me voyant ; j’étais rempli de surprise.

— Quoi, Mademoiselle, lui dis-je, vous ici, par un pareil temps !

Elle éclata d’un rire dont les notes harmonieuses s’envolèrent à travers le bois. C’est la première fois que j’entendais rire Édith.

— Et vous, Monsieur ? me dit-elle.

— C’est vrai… c’est que j’aime beaucoup la promenade.

— Et moi aussi, répliqua-t-elle avec une animation que je ne lui connaissais point, que je n’aurais jamais soupçonnée en elle.

Ses yeux étincelaient comme la rosée au soleil, et ses joues, d’habitude si pâles, avaient l’éclat le plus doux.

— Savez-vous, poursuivit-elle, que vous êtes admirable d’étonnement. Vous seriez-vous réservé le monopole des bois les jours de pluie ?

— Non certes ; je suis au contraire charmé de cette conformité de goût entre vous et moi.

— Mais bien plus étonné encore, dit-elle ; car vous ne supposiez, j’en suis sûre, qu’antipathie entre nous.

— Antipathie ! oh non, ce sentiment ne pouvait s’appliquer pour moi à la sœur de Blanche ; mais j’avoue…

— Quoi ?

J’hésitais.

— Avouez donc.

— Eh bien… vous n’avez aucun besoin de l’affection des autres ; on le sent, et cela glace……

Elle tressaillit, me lança un regard acéré comme une lame, qui me fit mal, je ne sais pourquoi, et, me quittant sans me répondre, elle s’enfonça dans le bois.

Quelle sauvage nature ! j’ai regretté de l’avoir mise en fuite sitôt ; car elle semblait, par extraordinaire, disposée à causer, et sa gaieté, son entrain, phénomènes si rares, m’ont ébloui comme une vision.