Les Deux Filles de monsieur Plichon/37

La bibliothèque libre.
Librairie de Achille Faure (p. 154-159).


TRENTE-SEPTIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

13 septembre.

Hier matin, j’allais chercher un livre dans la bibliothèque.

On appelle ainsi un grand cabinet, garni de rayons, où se trouvent à peu près tous les auteurs du dix-huitième siècle, et meublé d’un bureau et d’une papeterie, communs à toute la maison.

En approchant, des rires, mêlés de petits cris, me frappèrent l’oreille ; je reconnus les voix de Blanche et de Clotilde, et presqu’aussitôt cette dernière qui s’enfuyait, poursuivie par Blanche, vint se heurter à moi ; je la saisis.

— Vous pouvez m’arrêter, William, me dit-elle, je n’allais pas plus loin que vous. Lisez ceci.

Elle me présentait un papier, sur lequel Blanche se jeta ; mais je le tins assez haut pour que, malgré ses élans de biche, elle ne put l’atteindre, et faisant prisonnières dans ma main gauche ses deux petites mains, je regardai l’écrit : ce n’était qu’une signature, plusieurs fois répétée : Blanche de Montsalvan.

Mon premier mouvement eût été d’étouffer de baisers la griffonneuse ; mais le caractère ample et majestueux des pleins, la coquetterie des déliés, me frappèrent. Elle n’avait point écrit cela vivement, par emportement de cœur ; non, c’était une parure qu’elle essayait, voilà tout, et ce n’était pas précisément à moi qu’elle songeait en faisant cela. Aussi, lui rendis-je le papier en souriant, mais avec contrainte.

M. Plichon, qui entrait à ce moment, interpréta de même l’action de sa fille, car il dit :

— Oh ! la vaniteuse ! William n’y tient pas lui, si j’en crois certains rapports.

Puis il me demanda s’il était vrai que j’avais voulu épouser une grisette. Je ne saurais te peindre l’air honteux et souffrant de ces trois figures, quand j’eus avoué le fait. J’eus beau dire qu’elle était intelligente et vraiment distinguée, et chercher à leur faire comprendre qu’il est par trop absurde pourtant de nier l’égalité entre deux êtres qu’unit l’amour, je vis très-clairement que j’aurais beau réussir à leur faire avouer leur inconséquence, je n’en serais pas moins abaissé à leurs yeux. Peu importe que ce soit juste, si c’est ridicule.

Maintenant, qui a révélé cela ? Je n’ai pu le savoir de M. Plichon ; mais ce doit être, ce ne peut être que Forgeot. Ce monsieur a sans doute pour ami quelque mouchard, qu’il aura mis à ma piste. Le rusé ! ce n’est pas lui qui m’accusera d’avoir fait des folies illustres, enlevé des actrices, par exemple, ou d’avoir dépensé les aspirations de ma jeunesse en paris de chevaux ou dans l’orgie. Non, il s’y entend mieux. Il révélera mes croyances et mes illusions, et je serai jugé comme un homme de peu, qui n’est supérieur à rien !… je te dis que je m’en irais de ce monde, si je savais où aller.

Ces niaiseries sont de toutes les classes. N’entendais-je pas parler hier de maître Fumeron, le père de Justin, qui refuse de consentir au mariage de son fils avec Mignonne, parce que le père de celle-ci est un homme ruiné, tandis que lui, maître Fumeron, est un enrichi. Après tout, ça se conçoit mieux : entre un prodigue et un avare, entre l’esprit de l’homme qui sait se ruiner et l’esprit de l’homme qui sait s’enrichir, il y a véritablement un abîme, et cette alliance risquerait de gâter la dynastie et d’enfoncer l’étoile ascendante des Fumeron.

L’homme ruiné est décidément partout un paria. Le régime des castes est en pleine vigueur dans nos provinces, et moi qui n’ai jamais compris Manou, me voilà obligé de le reconnaître humain.

Elle est gentille, pourtant, cette Mignonne. C’était hier dimanche et j’étais allé au-devant de la famille jusqu’à peu de distance de Sanxenay. Là je vis un chemin étroit, ombragé d’ormes et de frênes, qui s’en allait en tournant le long d’une prairie, un de ces chemins discrets, au sol gazonné, dont les branches frémissent en chuchotant et qui vous attire avec confidence dans ses détours mystérieux. Je songeai que de là je pourrais entendre le roulement de la voiture, et m’y enfonçais à petits pas, quand de l’autre côté de la haie m’arrivèrent les sons contenus de deux voix, douces et frémissantes comme des ailes d’oiseaux, quand elles battent auprès des nids. Je m’avançai doucement, ce qui fut peu discret de ma part, je l’avoue, et par une trouée je reconnus Mignonne et son amoureux Justin qui se parlaient. La pauvre enfant était fort émue ; tantôt elle baissait les yeux, tantôt elle regardait son amant, et il me semblait voir, par je ne sais quel sens occulte, son âme qui tout entière passait d’elle en lui. Le garçon me sembla mieux à sa place, quoiqu’il la dévorât des yeux. Pourtant, Mignonne, voyons, puisque je t’aime…

— Eh bien, puisque tu m’aimes… que feras-tu ?

— Dam, que veux-tu que je fasse ? Je t’aime, je me dévore le sang, je m’enrage, et puis après ? si tu savais comme est mon père ; on n’ose tant seulement pas lui dire un mot.

— Alors, si c’est comme ça, Justin, dit la jeune fille d’une voix tremblante, c’est qu’il n’y faut plus penser, car ça n’aura point de fin.

— Sapristi ! n’y plus penser ! est-ce que je le peux ? voyons. Comme tu en parles, toi ; on dirait que ça ne te coûte rien !

— Ah ! on dirait, répéta la jeune fille en levant les yeux au ciel. Mais si ton père ne veut pas, et que tu n’y puisses rien, tu vois bien qu’il n’y a pas autre chose à faire.

Il ne sembla pas comprendre le reproche ardent renfermé sous ces paroles ; il voulut l’embrasser, et je vis bien que c’était pour lui l’alpha et l’oméga de toute l’affaire.

Je les laissai et m’éloignai sans bruit. Pauvre fille !


— Je viens de recevoir ta lettre. Je pars demain. Mercredi soir nous nous embrasserons. Oui, je vais agir. Il faut que je sorte de cette situation fausse et indécise, où je compromettrais ma dignité. Hier, je le sentais bien, je n’étais pour eux qu’un excentrique, sans consistance, ne pouvant offrir à sa fiancée qu’un avenir très-douteux ; aujourd’hui, se fondant sur les espérances que donne ta lettre, les voilà qui délirent de joie et d’enthousiasme et m’estiment un grand parti. Maman, je le vois, souffrait aussi de cette sorte de défaveur qui depuis quelques jours est dans l’air autour de moi, et dont je pressens l’auteur. Elle m’a dit :

— Il faut réussir, William, je veux que nul ne puisse contester votre supériorité.

— En aurai-je davantage si je réussis ?

— Non, pas pour moi. Mais vis-à-vis de beaucoup d’autres, cela vous épargnera des luttes et des ennuis. Vous savez que la plupart des hommes n’admirent que ce qui brille.

— Peu m’importe qu’on m’admire, je ne demande qu’à être aimé.

— Eh ! les deux choses se tiennent un peu.

— Je n’accepte pas cela, sauf pour les qualités morales.

— Vous êtes trop absolu. Prenez donc un peu plus la vie telle qu’elle est. Tout y est si bien mêlé, qu’on ne peut guère distinguer, et il vaut mieux n’y pas regarder de trop près. En définitive, vous voulez une place ; vous êtes capable, instruit, aimable, bien appuyé, il faut l’avoir.

Je le veux bien, mais j’ai peu d’entrain pour la vie active, pour celle du moins qu’on prétend appeler ainsi. Puis, solliciter !… Que Targin obtienne donc cette place pour moi, et je lui cède mon titre de comte. À bientôt, Gilbert.