Les Deux Filles de monsieur Plichon/51

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Librairie de Achille Faure (p. 238-245).


CINQUANTE-UNIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

5 décembre.

Il est une idée qui, depuis quelques jours, m’importune.

Je ne puis voir Blanche sans émotion ; jq ne puis toucher cette petite main, si souvent baisée, sans que le sang coule dans mes veines avec plus de rapidité ; sa voix, en même temps qu’à mon oreille, vibre dans mon cœur ; ses yeux, ses cheveux, tout son être sont pour moi quelque chose de précieux, de cher, d’intime. Je l’aime encore enfin, quoique avec beaucoup moins de fougue et d’enchantement. Autrefois, quand je songeais être son mari, c’était une ivresse inépuisable, et j’avais beau savoir qu’une des lois de la vie les plus inflexibles est que les impressions s’émoussent en se répétant, je mettais mon amour au-dessus de cette loi ; je le croyais un miracle. — Et maintenant, ce que je pressens n’est plus qu’un mélange de bonheur et de désespoir, la recherche insensée de ce que je sais ne pouvoir trouver. Nos âmes ne viendront point s’embrasser sur nos lèvres, et j’aurai beau l’étreindre, je ne la posséderai pas. — Eh bien, quand cette folie du sang et des nerfs sera apaisée, après ?…

Après ?…

Cette question me poursuit sans cesse et m’assourdit sitôt que je suis seul.

Après que je l’aurai possédée comme femme, quand les parfums délicieux de la fleur nouvelle se seront pour jamais évaporés, quand le calme sera venu, après ?…

Après ? Rien. Rien que la lutte entre deux natures dissemblables et que la destinée aura jointes, mais non pas unies.

Si, dans mon désir ardent de l’unir à moi, nous nous sommes déjà heurtés, que serait-ce plus tard quand le ressentiment de l’espoir trompé, le regret de toute l’existence perdue envenimeraient cette lutte ?

Elle ne conçoit, quant à elle, et ne veut entre nous que ces joies d’amour qui existent naturellement entre tout jeune homme et toute jeune fille. On a vite épuisé cela. Rien de ce qui vit n’est immobile, et l’amour suit ces lois éternelles de la transformation par l’alimentation et le mouvement, sans lesquels il meurt. La lune de miel a toujours ses ivresses ; mais… après ?

7 décembre

— Voyons, William, vous ne voulez pas être fonctionnaire ; mais si je vous procurais une recette générale, vous accepteriez pourtant, je pense.

— Pardon, monsieur, un receveur général est un fonctionnaire.

— Oui ; mais il gagne 20,000 francs.

— À merveille ; mais comprenez bien : si je ne veux pas être fonctionnaire, ce n’est pas de peur d’être mal payé, mais parce que je veux rester indépendant et n’avoir pas à tripoter dans les scandales publics. 10,000, 20,000 ou 40,000, vous le voyez, n’est pas la question.

— C’est tout différent, au contraire. Vous ne refuseriez pas 50,000 apparemment ?

— Pourquoi pas ? Là n’est pas la question, je vous le répète. Je ne suis pas de l’avis de la reine de France, et vous pouvez m’en dire tant que vous voudrez.

M. Plichon s’est emporté contre ce puritanisme qui, selon lui, n’est qu’orgueil et qu’entêtement, et nous eussions échangé des paroles désagréables, si je ne lui avais fait observer que ce débat était pour le moment sans utilité, puisqu’il ne disposait pas encore de la haute influence que ses richesses devaient lui procurer plus tard. Il eut été par trop comique de nous brouiller pour cela.

On regrette extrêmement que je n’aie pas d’actions dans les mines de Fouilliza. Je ne sais, mais j’en suis bien aise, ne serait-ce que pour ne pas avoir à faire avec ce Forgeot. Et puis, quelle est la source de ces gains énormes qui enrichissent des oisifs ? Où prend-on cet argent que le travail n’a pas produit ? Dans la bourse d’autrui, cela est élémentaire, et j’ignore pourquoi tout le monde respecte un mystère si facile à percer.

Blanche, qui s’aperçoit de ma froideur, est avec moi tantôt boudeuse et tantôt coquette. Il y a peu d’heures, elle s’est approchée de moi qui lisais dans le salon, et, comme nous étions seuls, elle s’est appuyée sur mon épaule. Elle était enveloppée comme pour sortir ; en retournant la tête, j’ai vu tout près de moi son frais visage, qu’entourait un capuchon doublé de soie rose, et elle me regardait avec cette expression mutine et caressante qui, autrefois, m’eût donné envie de la dévorer de baisers. Eh bien, je suis resté tranquille, et, malgré ses agaceries pendant notre promenade, je n’ai été, sans aucun effort, que poli et fraternel. Ah ! l’amour ne peut vivre sans admiration, et la mienne ne peut être assez excitée par la seule beauté des formes pour que le prestige extérieur ne s’efface pas, à la suite du prestige moral. Pauvre enfant !… j’ai le cœur désolé ; je me maudis moi-même… Ce sera donc éternellement ainsi. On cède au besoin d’aimer ; on suppose tout ce qui n’est pas ; on adore ; puis, dans cette confrontation incessante du modèle idéal et de l’être réel, la vérité se montre, l’erreur se dissipe. Ô cruelle et sanglante tromperie ! illusion maudite ! C’est donc la même histoire, pour tous et toujours. Et ce doute infernal, que l’amour ne soit qu’un leurre, vient toujours se poser dans notre pensée !

Hier encore, j’ai pu lire au fond de cette âme d’argile. On a reçu des Martin l’annonce du mariage de leur seconde fille avec le sous-préfet de l’arrondissement. Grand émoi à cette nouvelle. On ne parle d’autre chose, et l’on se prépare à faire une visite de félicitations chez les Martin. Un sous-préfet, une corbeille de mariage, une maison à tenir, un trône à occuper dans une petite ville, tout cela tourne la tête de Blanche ; ses yeux éblouis et rêveurs m’indiquaient déjà ses pensées. La conversation de ce matin me les révéla mieux encore. Nous étions dans le salon, elle, sa mère, sa tante et moi, quand cette phrase : « Elle se marie avec un sous-préfet, » pour la dixième fois frappa mon oreille.

— Pourquoi, m’écriai-je, ne pas dire qu’elle se marie avec une sous-préfecture ? Ce serait plus net et bien plus en rapport avec cette idée que le mariage pour les femmes n’est autre chose qu’un établissement social. S’il était d’usage de se marier avec son amant, on dirait simplement : elle se marie.

Maman et Clotilde se mirent à rire. Blanche fit la moue.

Eh bien, dit Clotilde, nous devrions, à notre visite de félicitations, leur annoncer aussi le mariage de Blanche. C’est à présent le secret de la comédie pour eux et pour tout le monde. Notre silence les choquera.

— Si tu veux, répondit madame Plichon. »

Mais le visage de Blanche exprima une contrariété si vive, qu’elle allait jusqu’à l’effroi.

— Non ! non ! dit-elle, c’est trop tôt, je ne veux pas.

— Mais puisqu’ils le savent.

— C’est égal, non, je vous assure, on nous ferait mille questions.

— Eh bien, on leur répondra, repartit gaiement Clotilde.

— Papa ne veut pas.

— Oh ! fit la tante d’un air qui tenait peu de compte de l’obstacle, nous le leur dirons en confidence.

— Oui, dit maman, c’est une preuve de confiance à leur donner. Madame Martin nous raconte beaucoup de ses affaires.

Blanche ne répliqua pas ; mais elle était rouge, brodait avec ardeur et se contenait à peine. Sa tante venant à sortir un moment après, elle la suivit.

J’étais blessé, je l’avoue ; mes pensées étaient amères, et je restai longtemps silencieux.

— Comme vous êtes songeur, William, me dit maman en posant sur ses genoux le linge qu’elle raccommodait et en me regardant avec pénétration.

— Je songe, chère maman, à cette vocation des femmes dont je parlais tout à l’heure pour les fonctions sociales bien rétribuées et en honneur ; et je crains que Blanche n’ait manqué la sienne.

— Vous êtes mécontent, je le vois bien, me répondit-elle ; je reconnais qu’il y a de grandes différences entre Blanche et vous ; mais songez aussi qu’elle n’a que dix-huit ans. Les hommes sont ainsi : ils veulent épouser des femmes très-jeunes, et puis ils se plaignent de ne trouver en elles que des enfants. Vous avez neuf ans de plus que Blanche ; c’est énorme cela. Peut-être à vingt-sept ans, devenue mère, prisera-t-elle aussi peu que vous le monde et les plaisirs, que naturellement elle veut connaître avant de les dédaigner.

L’observation était juste en elle-même ; mais je n’espère pas un semblable changement de la part de Blanche, et, ne voulant point communiquer à sa mère mon avis à cet égard, je gardai le silence.

— Moi aussi, reprit maman, je me suis mariée trop jeune et sans aucune idée des devoirs que j’avais à remplir. Je m’aperçois seulement à présent des fautes que j’ai faites ; mais elles sont irréparables. J’ai élevé sur mon sein et dans mes bras un fils qui ne respecte pas l’amour, qui se fait, comme les autres hommes, un honneur de séduire une femme, et qui ne donnera pas à la sienne plus de bonheur que je n’en ai eu moi-même. Édith ne sera jamais heureuse ; elle me trouve trop faible, et n’a pas confiance en moi. Blanche… j’espérais, mon ami, que celle-ci aurait une meilleure destinée, puisque vous l’aimiez ; mais je vous vois déjà désunis ; je reconnais qu’elle n’est pas à votre hauteur, qu’elle est trop vaine, trop légère. C’est ma faute aussi. J’aurais dû résister à son père qui, désolé de la raideur et de la fierté d’Édith, a voulu gâter celle-ci d’une autre manière. Quand je grondais Blanche de ce qu’elle n’étudiait pas, il la consolait, jetait le livre en l’air et la prenait sur ses genoux pour la faire babiller, l’admirant et riant de tout ce qu’elle disait. Il n’y a de femmes aimables que celles qui ne savent rien, répétait-il. Blanche, la pauvre enfant, trouvait cela bien facile ; mais elle était douce et bonne, on en eût fait ce qu’on eût voulu. Avec beaucoup de patience et d’affection, vous la réformeriez, William, j’en suis sûre.

— Et moi, je ne le sais pas, lui dis-je.

Nous causâmes longtemps à ce propos, et j’appris des détails, de ces misères qui influencent fortement un esprit vain et sans consistance. Notre mariage avait déjà fort occupé les gens du pays, et chacun en glosait à sa manière. On avait d’abord supposé que j’étais fort riche, et l’on avait fait compliment à Blanche de cet avantage, de manière à lui ôter l’envie, ou plutôt le courage de le démentir, vis-à-vis de gens qui ne pouvaient guère comprendre et goûter que celui-là. Mignonne, cette fille rejetée pour sa pauvreté, n’avait pas été la dernière à dire : il est riche assurément, d’un ton qui n’admettait pas que le contraire fût possible. Mais, depuis, on avait soupçonné la vérité, et l’on ne pouvait comprendre un comte sans laquais et sans équipage.

Maman finit par excuser Blanche en me montrant sa situation fausse vis-à-vis de tous dans l’attente où nous étions, et tâcha de me faire comprendre les petites blessures d’amour-propre qu’elle pourrait éprouver vis-à-vis de Mlle Martin, quand celle-ci ne manquerait pas d’étaler aux yeux de son amie le luxe dont elle allait jouir.

— Blanche n’a donc pas grand tort, conclut-elle, de vouloir reculer sa confidence. Elle ne veut pas entrer en lice pour être vaincue ; n’est-ce pas naturel ?

— Chère maman, dis-je en lui baisant la main, avez-vous jamais aimé ?

Elle baissa les yeux en rougissant avec un peu de tristesse :

— Que me demandez-vous là, mon cher enfant ? Certainement j’ai aimé. Il y a tant de manières d’aimer.

— Non, maman, il n’y en a qu’une. Vous ne l’avez point connue, mais vous l’avez pressentie. Elle consiste dans un enthousiasme si plein d’orgueil que tous les autres êtres semblent petits et indifférents, en comparaison de celui qu’on aime, et dans un bonheur si grand, que tout sacrifice n’est qu’une joie de plus.

— Ah ! vous êtes trop ambitieux, mon cher William, dit maman en soupirant.