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Les Deux Filles de monsieur Plichon/57

La bibliothèque libre.
Librairie de Achille Faure (p. 315-318).

CINQUANTE-SEPTIÈME LETTRE.

GILBERT À WILLIAM.

31 décembre 1846.

À mon tour de réclamer ta compassion, William. Je me croyais au comble du bonheur ; tout est perdu. Je ne sais pas quelle est la plus forte de ma douleur, ou de ma colère. Et ce qui m’accable encore le plus, c’est que je ne puis m’en prendre qu’à moi ; c’est que je dois me traiter d’imbécile, d’aveugle, de niais. J’aurais su toutes ces choses plutôt, si je l’avais voulu ; mais l’ambition, l’amour, une folle confiance, me fermaient les yeux. Ah ! tu avais bien raison de me dire un soir : — Cette femme n’a pas une vraie distinction ; elle n’est pas chaste, et elle ne t’aime pas. Je faillis me fâcher contre toi ; car j’étais ivre de sa beauté et de sa fortune, avantages si évidents qu’ils me laissaient tranquille sur tout le reste. Je n’avais jamais songé à rien soupçonner relativement à son origine et à son rang. Cet arbre généalogique étalé dans son antichambre, quelle effronterie !…

Mais je te parle comme si tu savais.

Les préparatifs de notre mariage se faisaient. L’autre jour, je rencontrai, chez les Balbou, Mlle Graeboffen, cette petite bossue si méchante que tu connais, qui me poursuit depuis deux ans de ses agaceries. Elle me fit encore tant d’avances, que je ne pus m’empêcher de l’inviter et, en dansant, elle me dit :

— Vous allez épouser la princesse Olga. C’est un beau parti ; cependant, à votre place, je voudrais savoir pourquoi elle n’est pas reçue chez l’ambassadeur de Russie. Cela paraît louche à beaucoup de gens.

Je répondis qu’elle n’y allait pas parce qu’elle n’y voulait pas aller ; Mlle Graeboffen sourit d’un air… enfin cela me trotta par la tête et j’allai à l’ambassade dès le lendemain. Un ami de Valabine, qui est là, m’a fourni d’amples renseignements et voici l’affreuse vérité : Olga n’est qu’une esclave circassienne élevée en Ukraine chez le vieux prince Babaïloff, dont elle est devenue la maîtresse, et qui lui a laissé deux ou trois millions, au détriment de sa famille. Le soi-disant boyard, qu’elle appelle son père, est un esclave affranchi qu’elle paye pour jouer ce rôle ; sa sœur est bien sa sœur ; Olga est une infâme ! cet Italien était bien son amant ! J’allais tomber au dernier rang des dupes et des imbéciles. J’ai tout rompu sur-le-champ, tu le penses bien. Mais je suis au désespoir. Cette femme je l’aimais, je la désire encore, je ne puis me consoler de la perte d’un rêve si beau.

D’autre part, j’ai fait ce que l’honneur exigeait ; mais me voilà sans ressources. J’avais donné ma démission, tu le sais ; maintenant plus de carrière, plus d’avenir. Je me suis endetté à poursuivre cette fortune qui m’échappe, et ne sais plus vraiment où donner de la tête.

Tout cela va t’affliger, quand tu as bien assez de tes propres ennuis, cher William. Ah ! mon ami, de quoi sert la prudence ? Tu vois, nous ne sommes pas plus heureux l’un que l’autre. Je me croyais si sûr, si habile ! À quelque but que nous visions, ce ne sont partout que chimères. Que ne donnerais-je pas maintenant pour retrouver cette place, que j’ai quittée si stupidement !

Je songe bien à aller raconter ma triste aventure à mon ancien chef du personnel, qui, lorsque j’allai prendre congé de lui, m’exprima les regrets les plus gracieux. Mais peut-être ne s’adressaient-ils qu’à l’homme riche que j’allais être, et mon malheur pourrait le trouver moins aimable. C’est tout au plus, d’ailleurs, s’il pourrait m’offrir la position inférieure à celle que j’occupais. Et quel ennui de reparaître ainsi, malheureux et humilié, aux yeux de ceux qui m’ont vu partir avec tant d’envie. J’ai préféré l’honneur à la fortune, ce devrait m’être une gloire pourtant ; mais j’ai bien peur qu’on ne m’en sache pas gré. Les hommes sont impitoyables. On ne verra en moi qu’un maladroit.

Non, je ne me consolerai jamais de cet échec, vois-tu ; il y a de quoi m’emplir l’âme d’amertume pour la vie entière. Je suis si furieux d’avoir été trompé, que je ne veux plus croire à rien.

Mme Léon va t’expédier la corbeille, je t’envoie les pistolets. Et les diamants de ta mère, qui sont en dépôt chez Delage, ne les veux-tu pas ? Vu le peu que tu possèdes, nous n’avons pas fait trop largement ; mais ces diamants à eux seuls composent un cadeau princier, qu’il ne serait peut-être pas prudent de confier aux messageries. Dis-moi tes intentions à cet égard.