Les Deux Frères (Sand)/11

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Calmann Lévy (p. 114-126).



XI


Je trouvai Montesparre bien changé. Cette riante maison, pleine autrefois des sons de la musique de danse et des fanfares de la chasse, était muette et comme abandonnée. La comtesse et la baronne étaient encore jeunes et toujours belles pourtant ; mais la comtesse y retrouvait le souvenir d’un événement qui avait torturé sa vie, et où la baronne avait vu se flétrir sa plus douce illusion. Pour comble de douleur, elle y avait perdu son fils unique, sa plus chère consolation, et, au fond du jardin, dans un coin jadis aimé d’elle, les roses fleurissaient sous les cyprès autour d’un tombeau de marbre blanc qui ne portait que ces mots : Ange de Montesparre, quinze ans.

Elle y allait tous les matins pleurer seule et en se cachant bien. Le reste du jour, elle était animée, affable, occupée des autres, hospitalière avec une grâce infinie ; mais elle recevait peu de visites et ne donnait plus aucune fête. Cette femme, si malheureuse et si bonne, m’intéressait vivement, et j’eusse voulu la voir unie au seul homme qu’elle avait aimé. Madame de Flamarande osait à peine lui parler de ses propres chagrins, car elle lui répondait alors :

— Votre Gaston est vivant, c’est moi qui ai perdu l’espérance de ma vie ! Vous avez toujours été adorée de Salcède sans rien faire pour cela, et moi, je n’ai eu pour récompense du sacrifice de ma vie entière que sa très-paisible amitié.

Alors madame de Flamarande voulait lui persuader qu’elle avait la meilleure part, la plus durable, et qu’elle finirait par être madame de Salcède. Elles continuaient un combat très-féminin de générosité, comme celui qu’en sens contraire elles s’étaient livré autrefois, alors que Rolande travaillait pour Berthe auprès du beau Salcède. Maintenant Berthe travaillait pour Salcède auprès de son amie et avec bien plus de chances pour l’emporter. Comme elles ne se gênaient pas beaucoup pour parler devant moi de ces choses délicates, il devenait évident à mes yeux que l’amour de Gaston et celui de son père adoptif étaient inséparables dans le cœur de madame de Flamarande.

Mais ma grande préoccupation était ailleurs, car je préférais Roger à tous les autres, et sa rêverie m’avait fort inquiété. Je vis avec plaisir qu’au bout de trois jours il n’y songeait plus ; la prédiction de Salcède se réalisait. Il ne s’amusait pas beaucoup à Montesparre ; il ne songeait qu’à revoir Paris. Sa mère lui fit comprendre qu’au lendemain de la mort de son père il ne devait pas reparaître dans le monde avec le visage fleuri et le cœur léger qu’il ne pouvait se défendre d’avoir. Elle l’engageait à laisser passer quelques semaines sur l’événement et à se distraire du mieux qu’il pourrait en Auvergne. Il parut se rendre à son avis et accepta l’invitation que lui firent les jeunes Léville d’aller chasser avec eux sur leurs terres.

Ces Léville, anciens amis des Montesparre, avaient leur château au pied de la montagne. C’est eux que nous avions rencontrés auprès de la Violette le jour funeste où, notre voiture de voyage s’étant brisée à l’entrée des gorges de la Jordanne, ils nous avaient ramenés dans leur calèche à Montesparre. Sans cette rencontre, nous allions coucher à Flamarande, et le terrible événement de la nuit du 15 août 1840 n’eût point eu lieu.

Comme Roger parlait de rester au moins trois jours absent et qu’il ne montrait plus avoir aucun souvenir de Flamarande, madame crut qu’elle pouvait profiter de son absence pour y faire une excursion. Madame de Montesparre l’y engageait et lui offrait son cheval de selle qui l’y porterait en deux heures par la traverse. Elle aussi avait fait bien des voyages mystérieux pour voir Salcède et son pupille dans les déserts du Cantal. La comtesse accepta et me pria naturellement de l’accompagner. On me donna le cheval du domestique de confiance qui accompagnait ordinairement la baronne. Nous voici donc, madame et moi, montés sur deux bons petits genets de montagne, vifs mais doux, et d’une solidité à toute épreuve, parcourant avec vitesse et confiance un pays terrible sur des sentiers de chèvre.

Partis à six heures du matin, nous étions au donjon à huit. Madame, sûre de la discrétion de Gaston, arrivait sans mystère et comme si elle venait se mettre au courant de ses affaires, car elle était, pour quelques mois encore, la tutrice de Roger et la véritable dame de Flamarande.

Elle arriva donc par la grande porte du manoir. Ambroise vint prendre nos chevaux. Espérance, qui travaillait dans sa chambre du donjon, vint à notre rencontre sans montrer d’autre empressement que celui d’un subalterne respectueux. Madame monta à l’appartement qu’elle occupait quatre jours auparavant, juste au-dessus de celui dont son fils avait repris possession. Les Michelin se hâtèrent de préparer un déjeuner que Charlotte et son fiancé servirent eux-mêmes à la dame. Tout se passa dans l’ordre voulu. Les Michelin furent admis à présenter leurs respects et leurs réclamations qui étaient insignifiantes et auxquelles madame fit droit gracieusement, mais sans paraître les favoriser. À midi, elle dit qu’elle était un peu lasse et voulait faire une sieste, mais elle exigeait qu’Espérance gardât son appartement et ses habitudes. Son voisinage ne la gênait nullement.

Elle s’enferma ; Gaston sortit. Je m’en allai faire les comptes de la ferme avec Michelin, bien certain que madame ne dormait pas et que, grâce au court trajet de l’espélunque, elle était au Refuge avec Gaston et Salcède, ou que ceux-ci étaient avec elle au donjon.

À cinq heures, madame me fit dire qu’elle désirait que je fusse dîner avec elle ; elle n’avait pas dormi, elle avait vu Salcède, elle avait longuement causé avec Gaston. Gaston se savait riche à millions et paraissait n’y rien comprendre. Salcède lui avait donné sa parole d’honneur qu’il n’était ni son père ni son parent. Il ne doutait pas de la parole de Salcède ; il l’en chérissait d’autant plus. Il était d’autant plus résolu à épouser Charlotte et à ne rien changer jusqu’à nouvel ordre à sa manière de vivre. Il voulait que l’adoption ne fût ni publiée, ni effectuée, ni annoncée avant son mariage ; mais ce mariage paraissait devoir être retardé par le fait de Charlotte. En apprenant de M. de Salcède la grande situation qui allait être faite à son fiancé, elle se faisait scrupule de l’épouser avant des réflexions et des épreuves. Elle s’en était expliquée avec Gaston devant madame de Flamarande.

— Quand j’ai accepté avec joie d’être sa femme, avait-elle dit, je croyais épouser mon pareil. Il était un peu plus riche que moi, mais il n’avait pas de famille, et mon père, qui est fier, pensait lui faire honneur en lui donnant son nom. Moi, j’étais fière d’une chose, c’était de ne pas regarder à tout cela, et de l’aimer pour ce qu’il est et non pour ce qu’il doit paraître aux autres ; mais à présent j’ai peur d’être trop peu pour lui, et qu’il ne soit blâmé pour épouser une paysanne, lui qui peut être un seigneur. Qui sait s’il ne s’en repentirait pas un jour ? Je veux qu’il attende au moins un an, qu’il sorte un peu du pays, qu’il connaisse le plaisir d’être riche, et, s’il revient avec le même attachement pour moi, je jure d’être sa femme. Jusque-là, je prends tout sur moi. Je cache la vérité à mon père, qui pourrait bien ne pas comprendre mon idée et m’en blâmer. Je lui dis que je me trouve trop jeune, et que j’exige un an de fiançailles, ou bien que M. Alphonse trouve Espérance trop jeune et veut le conduire à Paris pour achever de l’instruire. Un homme de campagne qui a vu Paris passe pour plus savant qu’un autre et pour mieux conduire ses affaires. Mon père se rendra à cette raison, et Espérance doit s’y rendre, car elle est bonne, et M. Alphonse l’admet aussi.

En me rapportant les paroles de ma filleule, la comtesse me dit qu’elle avait vu le marquis, et qu’à eux deux ils avaient admiré et approuvé le grand sens et la haute délicatesse de Charlotte. Espérance, après une lutte assez vive, s’était rendu. On avait donc décidé que Salcède et son pupille passeraient l’hiver à Paris.

— À présent, ajouta la comtesse, je suis heureuse parce que je pourrai voir souvent mon fils ; mais j’avoue que, s’il changeait de cœur, je ne l’estimerais plus autant ; mais il ne changera pas, c’est impossible.

— Dans tout cela, lui dis-je, comment Charlotte prend-elle votre situation vis-à-vis d’elle ?

— Voilà ce qu’il m’est impossible de savoir, répondit la comtesse, car je ne dois pas le lui demander. Vous vous souvenez que, quand je l’ai embrassée sur le sentier et qu’elle cherchait à me voir dans les ténèbres, mon fils lui a dit en la retenant : « Jamais » Elle lui est soumise comme à Dieu. Elle ne cherchera jamais à deviner.

— Mais elle devine !

— Je le crois aussi ; pourtant elle se tait, et ne semble voir en moi que la très-bienveillante dame de Flamarande qu’elle sert respectueusement. Je l’en aime d’autant plus. C’est un ange, cette petite !

— Madame est faible dans sa tendresse et dans sa bonté, elle lui dira tout.

— Non, Gaston ne veut pas, et c’est Gaston qui nous gouverne tous, même Salcède, qui ne voit que par ses yeux.

Le dîner nous fut apprêté et servi par les deux amoureux. Je dois dire qu’ils étaient adorables de soins et admirables de convenance et de retenue. J’en fus touché profondément, et j’avouai à madame en la quittant qu’elle était une heureuse mère.

Madame n’ayant fait aucune sieste, avait réellement grand besoin de repos, et nous la quittâmes à huit heures. Il fut décidé que Charlotte coucherait auprès d’elle, et, par un sentiment de chaste délicatesse, Espérance quitta son appartement du donjon pour venir coucher à la ferme. Il me suivit à ma chambre pour m’aider à m’installer, et me témoigna la même obligeance, la même cordialité qu’avant le regard terrifiant qu’il m’avait lancé auprès de la calèche de sa mère.

Comme il me voyait au courant de bien des choses, sinon de tout, je pensais qu’il me parlerait à cœur ouvert ; mais il n’en fut rien. Il resta dans son rôle avec son accent montagnard, appelant sa mère notre dame quand il parlait d’elle, et Roger monsieur le comte. Je n’osais pas le questionner. J’avoue que je sentais dans cet enfant-là une supériorité de caractère à tout déjouer, et que personne ne m’a intimidé autant que lui. Nous allions nous séparer sur les neuf heures, après avoir causé agriculture et fermage, matières où il me sembla plus compétent et plus sensé que Michelin lui-même, lorsqu’un coup frappé brusquement au contrevent me fit tressaillir : c’était la main de Roger, je la connaissais si bien !

Espérance ouvrit, et Roger, qui avait escaladé le rocher au-dessous du pavillon, entra par la fenêtre, sauta légèrement au milieu de la chambre, et, voyant ma surprise, il éclata de rire. Il n’était pas étonné, lui, de me voir là, puisqu’il savait que j’y devais revenir bientôt, et je ne devais pas tomber des nues, parce que, ayant trouvé la porte du manoir fermée, il était forcé de passer par la fenêtre.

— Mais vous ne saviez pas, lui dis-je, que madame votre mère est ici ?

— Non. Ah ! elle est de retour ? eh bien, je vais l’embrasser.

— Elle est fatiguée, elle dort, elle est venue à cheval.

— Bon ! laissons-la dormir. Moi, je suis venu à pied.

— Vous étiez à Léville, lui dit Espérance ; madame nous l’a dit. Diantre, c’est une jolie promenade, ça !

— Ce n’est pas plus loin que Montesparre. Ça m’a semblé court ; un pays magnifique… pour décor de mélodrame.

— Et vous avez quitté les Léville ? lui dis-je.

— Ma foi, oui, le plus tôt possible, c’est tout un drame. Je vais vous conter ça. Figurez-vous qu’en acceptant avant-hier l’invitation des jeunes gens, j’ignorais qu’ils fussent ornés d’une mère et de trois sœurs impossibles. J’arrive chez eux hier dans l’après-midi, le père me fait faire une promenade de propriétaire,… oh ! mais soignée ! On ne me fait pas grâce d’un radis. Et puis on dîne à cinq heures ; de vrais provinciaux. Je n’avais pas faim, mais je me console à l’idée que j’aurai à contempler de frais visages et à prendre part à un gentil caquetage de jeunes filles. La mère paraît : un phoque ! Ça ne fait rien, c’est de son âge ; la fille aînée paraît : une langouste ! Passe encore, la cadette sera mieux. Elle paraît : une pieuvre ! La peur me prend ; je me demande pourquoi j’ai quitté le délicieux automne de la petite baronne pour venir contempler ces effroyables petits printemps. J’ai envie de me sauver, mais on sert la soupe, pas moyen. Je mange en tenant mes yeux sur mon assiette. C’était vendredi, on fait maigre. Le poisson n’est pas frais, le beurre est rance. Je n’ai pas faim, ça m’est égal ; mais, comme je ne peux pas lever les yeux sans qu’ils rencontrent un monstre, je tombe dans un état de stupeur, et je sens que je me pétrifie. Trois Gorgones à la fois pour un simple mortel, c’est trop de deux. Au sortir de table, je suis les jeunes gens, comptant fumer au jardin. Point ! on ne fume pas même dans le parc. Il faut sortir de la propriété et faire une lieue dans les terres labourées, tant ces dames ont horreur du cigare. Quand nous rentrons au salon, elles ne nous dissimulent pas que nous infectons. Le phoque, la langouste et la poulpe font des haut-le-corps épouvantables. Je m’effraye à en devenir bleu. Le maître de la maison me propose une partie d’échecs. C’était bien la peine de quitter Ferras, qui joue bien, pour jouer avec M. Léville, qui joue plus mal que moi. Madame et ses filles s’intéressent à la partie et viennent se grouper autour de la table au moment où j’allais gagner. Me voilà de nouveau pétrifié. Je suis échec et mat. Le papa triomphe. Les dames prétendent qu’il est très-fort et que personne ne peut le gagner. Les fils ronflent sur le sofa. Le curé arrive. Il est encore plus laid que ses paroissiennes, et il bredouille de telle façon que je n’entends pas un mot de ce qu’il me dit et lui réponds tout de travers. Je m’aperçois que l’on me prend pour un petit âne, et je sors ; puis, au moment de souhaiter le bonsoir et comme on voulait s’entendre avec moi sur l’heure de la chasse d’aujourd’hui, je déclare que j’ai reçu de ma mère un billet qui m’appelle à Flamarande. Je promets de chasser avec ces messieurs le matin, mais j’annonce que je ne rentrerai pas à Léville le soir. Ce matin, je me mets en chasse. Ces gens chassent mal ou c’est moi qui ne sais pas la chasse de montagne. On ne tue rien, je ne tue rien. Le soleil baisse, je me vois sur le bord de la Jordanne. Je confie mon fusil et mon chien à l’un des rabatteurs, je lui dis que le temps presse et que je le prie de présenter mes compliments à ses maîtres. Et là-dessus je file le long du torrent, comme si j’étais poursuivi par les trois monstres ci-dessus dépeints. Je ne savais pas le chemin qui abrége : j’ai suivi, comme j’ai pu, les détours de la Jordanne, ça m’a amusé de grimper et de dégringoler dans des casse-cous. Enfin me voilà et je suis sauvé. Ma mère est tout de bon ici, je ne serai pas accusé de mensonge. Il n’y a pas de monstre à Flamarande ; au contraire, Charlotte est jolie pour trois. J’ai encore des souliers aux pieds malgré les roches pointues qui m’ont menacé d’arriver déchaux comme un carme. Je suis content de ma petite promenade, mais j’ai une faim de crocodile, et, si Michelin a quelque chose à me donner, je déclarerai qu’il est un chérubin.

— Tout de suite ! s’écria Espérance en s’élançant hors de la chambre d’un air joyeux.

Resté seul avec Roger, que je m’occupais d’installer dans sa chambre, je pensais devoir mettre le temps à profit pour pénétrer ses desseins. Je feignis de ne pas croire aux monstres de Léville, et je prétendis que le jeune comte n’était attiré à Flamarande que par les beaux yeux de Charlotte. Il ne le nia pas, je vis qu’il mentait pour me donner le change ; je le régalai du plus ennuyeux des sermons pour le pousser à bout, j’y réussis. Celui-là ne savait ni feindre ni se contenir.

— Va au diable avec ta morale, dont je n’ai nul besoin, me dit-il. Tu sais fort bien que je ne dois pas, que je ne peux pas penser à Charlotte ; ce serait à moi de te chapitrer, et, puisque tu le prends comme ça, je te somme de me dire si Espérance est ton fils.

— Qu’est-ce que cela vous fait ?

— Je te somme au nom de l’honneur ! Ne plaisantons pas, vieux sphinx, réponds !

— Et si je ne peux pas répondre ?

— Tu le peux. J’accepte Espérance soit pour mon camarade et mon ami, s’il est ton fils, soit pour mon frère, s’il est le fils de mon père !

— Où diable prenez-vous de telles fantaisies ?

— Voyons ! tu perds ton temps à nier, et tu ne me persuades pas. Épargne-toi cette comédie usée ; c’est toi qui as apporté ici un enfant de quatre ou cinq ans que tu as déposé dans la crèche d’une étable.

— Moi ?

— Oui, toi, Charles Louvier, ex-valet de chambre de mon père et agissant par son ordre.

— Qui a pu vous faire ce roman ?

— Tu ne veux rien avouer ? Soit ! Je me passerai de ta confession. Je confesserai Espérance moi-même. Tu vas voir, écoute et regarde !