Les Deux Frères (Sand)/15

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Calmann Lévy (p. 162-174).



XV


Repoussé par lui avec violence au dernier moment, lorsque j’avais voulu l’empêcher de persister dans cette fatale méprise en m’attachant à son bras, j’allai tomber sur mon lit, et j’y restai quelques instants suffoqué, presque sans connaissance. Le bruit de ces lourds verrous qui, j’en avais le pressentiment, me fermaient à jamais le cœur de Roger, de ce cher enfant auquel j’avais tout sacrifié, jusqu’à mon honneur, avait brisé mon courage et anéanti ma volonté. Je n’avais plus qu’un parti à prendre, quitter le service de la famille et m’en aller vivre loin du spectacle d’une spoliation que je ne pouvais plus conjurer.

Pourtant je recouvrai ma lucidité, et j’essayai de voir ce que faisait Roger ; mais cette porte-là n’avait aucune fente, aucune avarie dont je pusse profiter. Elle était matelassée et garnie d’un vieux cuir doré. La clef était dans le trou de la serrure à l’intérieur. Je ne pouvais même pas savoir s’il y avait encore de la lumière chez Roger. Je n’entendais pas le moindre bruit. Ou il s’était couché et endormi, ce qui n’était guère probable, ou il était immobile devant son feu, absorbé dans ses pensées. Je n’osai ni frapper ni lui parler à travers la porte. Je savais bien que ses colères duraient au moins cinq ou six heures. Je n’avais rien à faire que de guetter son réveil pour avoir encore une explication avec lui avant son entrevue avec sa mère. J’avais du temps à attendre, il n’était pas minuit, et sans doute Gaston ne viendrait pas le chercher avant six heures du matin.

Comment occuper ma cruelle insomnie ? Mille pensées confuses éclataient et s’éteignaient comme des étincelles dans mon cerveau. Enfin une idée nette se dégagea. M. de Salcède était le seul dont le secret point d’honneur pût sauver Roger ; lui seul pouvait trouver le moyen de concilier son propre devoir avec le soin de rassurer le fils légitime sur la vertu de sa mère. M. de Salcède était un homme de tête et de cœur. Je lui dirais tout, au besoin je confesserais tout, je m’exposerais à son mépris et à son indignation. Je pouvais bien endurer encore cela pour Roger, puisque j’avais tant fait que de m’avilir pour l’amour de lui. Si, moi déshonoré, il n’était pas sauvé, je n’avais plus qu’à me brûler la cervelle. Pourquoi non ? Privé de son amitié, je ne pouvais plus aimer la vie.

Je me munis d’une lumière, je gagnai la chapelle et le jardin, d’où l’on pouvait sortir par une brèche escarpée. J’atteignis, sur le sentier, la porte de l’espélunque, celle par où l’on se rendait sans mystère au Refuge. M. de Salcède ne fermait pas habituellement cette porte ; je la trouvai ouverte. J’allumai ma bougie, j’arrivai à la sonnette de son caveau et je sonnai résolûment. Quelques minutes seulement, le temps de se lever, et il tira le ressort qui, du salon, ouvrait la porte du caveau. Je le franchis et trouvai la trappe ouverte au haut de l’escalier de bois ; le marquis, enveloppé d’une robe de chambre, l’avait déjà soulevée et me demandait avec inquiétude de quoi il s’agissait.

Je le priai de m’accorder une heure d’entretien. Il me fit monter chez lui, où je lui racontai sans réflexion ni commentaire tout ce qui s’était passé devant moi dans la soirée entre Roger, Gaston et Ambroise. M. de Salcède m’écouta avec la plus sérieuse attention, sans m’interrompre par un geste ni par un mot. Quand j’eus fini, il resta encore muet et absorbé durant quelques instants ; puis enfin il me dit sur le ton de la confiance et de la sympathie :

— Vous avez bien fait de me mettre au courant de ces choses, qui dérangent tous mes projets et qui demandent réflexion. Aidez-moi, vous le pouvez, je crois, à me rendre compte d’une situation si peu prévue ; vous connaissez à fond le caractère de Roger : pensez-vous que sa résolution d’accepter Gaston soit durable et sérieuse ?

— Oui, monsieur le marquis. Je crois que, dans toute question d’intérêt où l’honneur et la délicatesse sont en jeu, Roger sera inébranlable.

— Oh ! cela, je n’en doute pas, reprit le marquis ; mais ne sera-t-il pas jaloux de la tendresse de sa mère ?

— Il le sera, il l’est déjà.

— Ceci est grave, mais non sans remède. Gaston saura se faire aimer, et madame de Flamarande saura sans beaucoup d’efforts rassurer la tendresse inquiète de Roger. Je ne vois à redouter très-sérieusement que les injustes et douloureux soupçons qui pourraient venir à ce jeune homme, si quelqu’un avait l’imprudence de lui révéler ceux de son père. Ne craignez-vous pas quelque circonstance où cela pourrait arriver ?

— Cela est déjà arrivé, monsieur le marquis ; Roger est déjà en proie à des soupçons qui le torturent.

— Vous ne m’avez donc pas tout raconté ? Achevez votre récit.

Et, me regardant avec attention :

— Est-ce vous, ajouta-t-il, qui avez commis l’imprudence que je redoutais ?

— C’est moi, répondis-je, sans le vouloir ; je n’ai pas besoin de l’affirmer. Je savais les résolutions qu’en ma présence madame la comtesse a prises ici avec vous, il y a peu de jours. Je voulais détourner Roger d’avoir à les combattre. Je lui ai dit votre intention d’adopter Espérance, et là-dessus, sans aucune insinuation de ma part, je le jure, il est entré dans un véritable accès de rage. Il a menacé ma vie, il m’a jeté hors de chez lui, où il s’est enfermé et où, j’en suis sûr, il est encore en ce moment, dévoré par les furies.

Comme il me voyait très-affecté, M. de Salcède me gronda avec douceur.

— Je ne doute pas de la bonté de vos intentions, me dit-il, mais c’est en effet une grave imprudence que vous avez commise ! Du moment que Roger connaît son frère et veut le reconnaître, il ne devait plus être question de mon projet d’adoption, et ceci devait rester un secret entre nous.

— Pourtant, repris-je, ne fallait-il pas à tout prix arrêter la précipitation de Roger ?

— À tout prix ? non, d’autant plus que vous n’empêcherez rien. Si Roger, comme il est probable, parle demain à sa mère, elle se gardera bien de lui parler de moi, elle acceptera avec transport l’élan de son cœur.

— Il n’est que minuit, monsieur le marquis. En peu d’instants, nous pouvons être en présence de madame la comtesse. Je m’accuserai, je lui dirai ma faute, et vous, vous en trouverez le remède.

— Le remède ? il n’y en a pas.

— Comment, il n’y en a pas ?

— Non. Roger souffrira du trouble que vous avez jeté dans son esprit. Il en souffrira plus ou moins longtemps ; mais maintenant sa mère l’aggraverait au lieu de le dissiper, si elle consentait à me laisser adopter Gaston. Il n’y a plus qu’une chose à faire, c’est qu’au cas où Roger lui répéterait vos paroles, elle réponde que vous vous êtes trompé sur ses intentions. S’il ne lui parle pas de vous, je suis bien certain qu’elle ne lui parlera pas du tout de moi. On peut la prévenir pour lui épargner le malaise de la surprise. Chargez-vous de ce soin. Je vais lui écrire. Tâchez de la voir avant Roger. Il n’y a pas autre chose à prévoir. L’avenir est dans les mains de Dieu.

La résignation passive de M. de Salcède, que j’avais jugé si scrupuleux et si loyal, me confondit de surprise.

— Ainsi, lui dis-je avec beaucoup d’émotion, M. le marquis abandonne la partie, il sacrifie Roger, il lui laisse porter la peine des malheurs et des fautes de sa famille ?

— Il est trop gentilhomme et trop honnête homme pour s’en plaindre, répondit M. de Salcède. Il n’entendra jamais accuser son père, ni par sa mère, ni par Gaston, et, comme ce que lui a dit Ferras est la stricte vérité, il n’aura pas de peine à la maintenir vis-à-vis des autres, s’il rencontrait quelque contradiction de leur part ; vis-à-vis de lui-même, s’il lui arrivait d’avoir encore à combattre plus ou moins quelque mauvais sentiment.

— Vous appelleriez un mauvais sentiment de douter… malgré lui…

— De l’honneur de sa mère ? reprit vivement Salcède. Certes ce serait un conseil du démon.

— Pourtant, m’écriai-je avec une insurmontable indignation, vous aviez prévu ce mauvais sentiment comme une chose toute naturelle et presque inévitable, quand vous avez arraché à madame la promesse de se taire. Madame de Montesparre en a jugé ainsi, et moi, je vous ai cru tous les trois ! Je n’aurais jamais avoué à Roger les droits légaux de Gaston, qui ne peuvent s’établir que par un mensonge à Dieu et aux hommes.

J’étais fort animé ; c’était mon devoir de repousser toutes les équivoques et de frapper un grand coup pour arriver vite au fait. M. de Salcède se leva et me regarda avec une fixité effrayante. Cet homme, que j’avais connu si timide et que je croyais si timoré, était donc capable, lui aussi, de soutenir le mensonge.

Il me fit peur, car je vis que Roger était perdu, et que sa dernière garantie, l’honneur de Salcède, lui faisait défaut. Je le regardais d’un air de reproche, soutenant la menace de son regard. Il resta debout, sourit dédaigneusement et me dit :

— Je ne croyais pas, monsieur Charles, que vous eussiez jamais révoqué en doute l’honneur immaculé de la personne sacrée dont nous parlons ! Permettez-moi d’en être surpris après la confiance dont elle vous a si longtemps honoré.

— M. le marquis ne peut-il supposer, répondis-je, que cette confiance a été entière ?

Ce fut une parole irréfléchie et malheureuse, contraire à la franchise et qui m’entraîna dans un abîme.

— Vous en avez menti ! s’écria M. de Salcède. Vous croyez me surprendre et m’arracher l’aveu de quelque honteux secret. Vous mentez lâchement ! Jamais madame de Flamarande ne vous a dit ce que vous donnez à entendre, parce qu’elle ne pouvait pas le dire, parce que ce serait un outrage gratuit à la vérité, parce qu’en s’accusant d’une faute, elle m’accuserait d’un crime !

Je me levai à mon tour ; mon esprit égaré faisait fausse route. M. de Salcède faisait allusion au crime de trahison envers son ami. Je m’imaginai qu’il se défendait d’avoir surpris et violenté la femme qu’il aimait éperdument.

— Madame de Flamarande ne vous accuse de rien, lui dis-je ; c’est moi seul qui vous accuse, puisque vous m’y forcez ! Vous vous défendez d’avoir commis un attentat dans le feu de la jeunesse… Eh bien, vous avez tort, monsieur le marquis, vous feriez mieux d’avouer ou de feindre d’avouer, au moins devant moi, que vous avez surpris dans son sommeil une jeune femme, une enfant qui n’a point osé crier et qui n’a pas su se défendre… Oui, cela vaudrait mieux pour elle que de laisser croire à une complicité quelconque de sa part ! Pour moi, cette hypothèse, que j’ai présentée plus d’une fois à M. le comte, était la plus vraisemblable ; on n’est pas corrompue à seize ans. On ne trompe pas son mari après quelques mois de mariage, surtout quand ce mari vous a épousée par amour, qu’il est honorable aux yeux de tous et aussi beau que d’autres. Avouez donc… Mais non, vous n’avouerez rien, vous sacrifierez Roger, vous y êtes décidé !… Eh bien, moi, je vous déclare que, dût-il me tuer, Roger saura la vérité. Je ne la lui aurais jamais dite, je comptais sur votre loyauté. Vous l’abandonnez. Je ne l’abandonnerai pas, moi, son vieux serviteur, le seul ami qui lui reste. Je lui inspirerai la fermeté qu’il doit avoir… Non,… pas cela, je ne ferai pas cela, j’irai trouver sa mère, j’y vais ! Je connais le chemin de son appartement ; je lui dirai que je sais tout, que j’ai des preuves ; elle n’osera les nier, elle se laissera soupçonner par ses deux fils, s’il le faut, mais elle ne consommera pas cette chose inique de partager l’héritage de son mari entre l’enfant légitime et celui qui ne l’est pas.

M. de Salcède m’avait saisi le bras droit et le tenait fortement, les yeux dans les miens, mais sans m’interrompre. Quand je voulus me retirer pour aller trouver madame, comme j’y étais résolu, il m’arrêta, me fit rasseoir de force et me dit d’une voix nette et ferme :

— Vous mentez ! vous êtes un fou ou un méchant homme ! Voyons, vos preuves tout de suite ! vous ne sortirez pas d’ici sans les avoir montrées.

— Je ne suis pas assez fou, répondis-je, pour les avoir apportées dans un lieu où je n’aurais pas la force de les défendre, et je veux bien vous dire que je n’en ai qu’une, mais elle est terrible, et vous pouvez la chercher sur votre poitrine, monsieur le marquis de Salcède. Le fac-similé y est encore, mais l’original est dans mes mains depuis longtemps.

Stupéfait, abasourdi, M. de Salcède porta la main à son reliquaire, l’ouvrit et regarda le petit papier. Dans cet examen attentif, il parut retrouver sa présence d’esprit.

— C’est vrai, dit-il, une main très-habile a reproduit l’original. Pourtant, je ne m’y serais probablement pas trompé, si j’avais ouvert le sachet ; mais, depuis quinze ans que je le porte nuit et jour dans une enveloppe chimique imperméable, je ne l’ai pas ouvert une seule fois dans la crainte d’en altérer le contenu, que je voulais conserver toute ma vie comme un talisman, comme un préservatif contre le découragement, comme ces amulettes dont les Orientaux ne se séparent jamais, et qui les entretiennent dans l’espoir d’une vie meilleure. C’était là mon verset du Coran, à moi, c’était ma seule superstition. Le lâche qui me l’a enlevé peut se dire qu’il a entre les mains le signe et la consécration de vingt années de force morale et de dévouement absolu !

Puis, levant les yeux sur moi :

— C’est vous qui avez fait ce larcin d’une habileté surprenante ?

Son regard était si terrible que je sentis la témérité de ma conduite. L’original était sur moi, Salcède était un hercule, il pouvait me forcer à le lui rendre.

Il devina mon anxiété.

— Soyez tranquille, me dit-il, je n’userai pas de violence avec vous : je vous rachèterai mon talisman au prix que vous voudrez, car j’y tiens comme à ma vie ; mais je vous le laisserai tant qu’il pourra servir, car il est le complément des preuves d’innocence que j’ai là dans ce bureau. Sachez, monsieur, que je vous méprise profondément, et que, s’il s’agissait de moi seul, je vous chasserais de chez moi sans vous répondre ; mais ici il s’agit de l’honneur d’une femme pure et de l’avenir de ses deux fils, également légitimes. Vous allez donc prendre la peine de voir toutes les lettres de madame de Flamarande à madame de Montesparre, afin de vous convaincre que vous n’avez aucune preuve contre madame la comtesse, et que vos tentatives pour la flétrir tourneraient à votre confusion. Lisez !

Il ouvrit le bureau et voulut m’y faire asseoir, je refusai.

— Toutes ces lettres ne signifient absolument rien, lui dis-je ; je connais toutes celles qui ont été écrites avant 1850. C’est dans la nuit du 27 mai 1850 que j’ai ouvert ce bureau et que j’ai lu tout ce qu’il contenait ; c’est dans la matinée du 28 que je profitai de votre sommeil, ici, dans cette chambre, sur ce lit, pour vous ravir la preuve suprême et y substituer mon autographe. Les lettres que vous avez pu recevoir depuis ce jour-là ne prouveront pas plus que celles adressées jusqu’alors à madame de Montesparre. Ce n’est pas à une rivale, si généreuse qu’elle soit, qu’une femme prudente, placée dans de si graves circonstances, confesse la vérité. Je pourrais vous citer de mémoire des passages entiers de ces lettres, qui sont une habile dénégation en même temps qu’une équivoque passionnée à votre adresse ; aucun juge d’instruction ne pourrait voir clair dans cette correspondance, dans la subtilité des expressions, dans le ton général attribuable aussi bien aux transports de la maternité qu’à ceux de l’amour. Si depuis cette époque madame la comtesse a encore écrit à son amie, si elle vous a écrit à vous-même, je ne doute pas qu’elle n’ait gardé la même attitude et qu’elle n’ait observé la même prudence, puisque vous m’offrez de tout lire ; mais ce que vous ne me montrerez pas, ce sont les lettres ou billets particuliers qui ne passaient point par les mains de la baronne, qui n’étaient pas autrefois dans ce bureau, et dont les quatre mots conservés sur votre cœur sont le résumé énergique.

Je plaidais comme un avocat, avec la ténacité de la conviction, et sans me soucier d’autre chose que d’avoir raison. M. de Salcède, traité par moi de menteur, m’avait traité de lâche ; nous étions quittes. Je n’avais plus peur de lui, je me sentais soutenu par la soif de la vérité. Je n’avais plus honte d’avouer l’ardente recherche que j’en avais déjà faite, et je m’obstinais dans mes aveux pour lui faire sentir qu’il pouvait m’assassiner, mais non m’intimider.