Les Deux Maîtresses (RDDM)

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LES
DEUX MAÎTRESSES.

i.

Croyez-vous, madame, qu’il soit possible d’être amoureux de deux personnes à la fois ? Si pareille question m’était faite, je répondrais que je n’en crois rien. C’est pourtant ce qui est arrivé à un de mes amis, dont je vous raconterai l’histoire, afin que vous en jugiez vous-même.

En général, lorsqu’il s’agit de justifier un double amour, on a d’abord recours aux contrastes. L’une était grande, l’autre petite ; l’une avait quinze ans, l’autre en avait trente. Bref, on tente de prouver que deux femmes, qui ne se ressemblent ni d’âge, ni de figure, ni de caractère, peuvent inspirer en même temps deux passions très différentes. Je n’ai pas ce prétexte pour m’aider ici, car les deux femmes dont il s’agit se ressemblaient, au contraire, un peu. L’une était mariée, il est vrai, et l’autre veuve ; l’une riche, et l’autre très pauvre ; mais elles avaient presque le même âge, et elles étaient toutes deux brunes et fort petites. Bien qu’elles ne fussent ni sœurs ni cousines, il y avait entre elles un air de famille : de grands yeux noirs, même finesse de taille ; c’étaient deux ménechmes femelles. Ne vous effrayez pas de ce mot ; il n’y aura pas de quiproquos dans ce conte.

Avant d’en dire plus de ces dames, il faut parler de notre héros. Vers 1825 environ, vivait à Paris un jeune homme que nous appellerons Valentin. C’était un garçon assez singulier, et dont l’étrange manière de vivre aurait pu fournir quelque matière aux philosophes qui étudient l’homme. Il y avait en lui, pour ainsi dire, deux personnages différens. Vous l’eussiez pris, en le rencontrant un jour, pour un petit-maître de la régence. Son ton léger, son chapeau de travers, son air d’enfant prodigue en joyeuse humeur, vous eussent fait revenir en mémoire quelque talon rouge du temps passé. Le jour suivant, vous n’auriez vu en lui qu’un modeste étudiant de province se promenant un livre sous le bras. Aujourd’hui, il roulait carrosse et jetait l’argent par les fenêtres ; demain il allait dîner à quarante sous. Avec cela, il recherchait en toute chose une sorte de perfection, et ne goûtait rien qui fût incomplet. Quand il s’agissait de plaisir, il voulait que tout fût plaisir, et n’était pas homme à acheter une jouissance par un moment d’ennui. S’il avait une loge au spectacle, il voulait que la voiture qui l’y menait fût douce, que le dîner eût été bon, et qu’aucune idée fâcheuse ne pût se présenter en sortant. Mais il buvait de bon cœur la piquette dans un cabaret de campagne, et se mettait à la queue pour aller au parterre. C’était alors un autre élément, et il n’y faisait pas le difficile ; mais il gardait dans ses bizarreries une sorte de logique, et s’il y avait en lui deux hommes divers, ils ne se confondaient jamais.

Ce caractère étrange provenait de deux causes : peu de fortune et un grand amour du plaisir. La famille de Valentin jouissait de quelque aisance, mais il n’y avait rien de plus dans la maison qu’une honnête médiocrité. Une douzaine de mille francs par an dépensés avec ordre et économie, ce n’est pas de quoi mourir de faim ; mais quand une famille entière vit là-dessus, ce n’est pas de quoi donner des fêtes. Toutefois, par un caprice du hasard, Valentin était né avec les goûts que peut avoir le fils d’un grand seigneur. À père avare, dit-on, fils prodigue ; à parens économes, enfant dépensier. Ainsi le veut la Providence, que cependant tout le monde admire.

Valentin avait fait son droit, et était avocat sans causes, profession commune aujourd’hui. Avec l’argent qu’il avait de son père et celui qu’il gagnait de temps en temps, il pouvait être assez heureux, mais il aimait mieux tout dépenser à la fois et se passer de tout le lendemain. Vous vous souvenez, madame, de ces marguerites que les enfans effeuillent brin à brin ? Beaucoup, disent-ils à la première feuille ; passablement, à la seconde, et, à la troisième, pas du tout. Ainsi faisait Valentin de ses journées ; mais le passablement n’y était pas, car il ne pouvait le souffrir.

Pour vous le faire mieux connaître, il faut vous dire un trait de son enfance. Valentin couchait, à dix ou douze ans, dans un petit cabinet vitré, derrière la chambre de sa mère. Dans ce cabinet d’assez triste apparence, et encombré d’armoires poudreuses, se trouvait, entr’autres nippes, un vieux portrait avec un grand cadre doré. Quand, par une belle matinée, le soleil donnait sur ce portrait, l’enfant, à genoux sur son lit, s’en approchait avec délices. Tandis qu’on le croyait endormi, en attendant que l’heure du maître arrivât, il restait parfois des heures entières le front posé sur l’angle du cadre ; les rayons de lumière, frappant sur les dorures, l’entouraient d’une sorte d’auréole où nageait son regard ébloui. Dans cette posture, il faisait mille rêves ; une extase bizarre s’emparait de lui. Plus la clarté devenait vive, et plus son cœur s’épanouissait. Quand il fallait enfin détourner les yeux, fatigués de l’éclat de ce spectacle, il fermait alors ses paupières, et suivait avec curiosité la dégradation des teintes nuancées dans cette tache rougeâtre qui reste devant nous quand nous fixons trop long-temps la lumière ; puis il revenait à son cadre, et recommençait de plus belle. Ce fut là, m’a-t-il dit lui-même, qu’il prit un goût passionné pour l’or et le soleil, deux excellentes choses, du reste.

Ses premiers pas dans la vie furent guidés par l’instinct de la passion native. Au collége, il ne se lia qu’avec des enfans plus riches que lui, non par orgueil, mais par goût. Précoce d’esprit dans ses études, l’amour-propre le poussait moins qu’un certain besoin de distinction. Il lui arrivait de pleurer au milieu de la classe, quand il n’avait pas, le samedi, sa place au banc d’honneur. Il achevait ses humanités et travaillait avec ardeur, lorsqu’une dame, amie de sa mère, lui fit cadeau d’une belle turquoise ; au lieu d’écouter la leçon, il regardait sa bague reluire à son doigt. C’était encore l’amour de l’or tel que peut le ressentir un enfant curieux. Dès que l’enfant fut homme, ce dangereux penchant porta bientôt ses fruits. À peine eut-il sa liberté, qu’il se jeta, sans réflexion, dans tous les travers d’un fils de famille. Né d’humeur gaie, insouciant de l’avenir, l’idée qu’il était pauvre ne lui venait pas, et il ne semblait pas s’en douter. Le monde le lui fit comprendre. Le nom qu’il portait lui permettait de traiter en égaux des jeunes gens qui avaient sur lui l’avantage de la fortune. Admis par eux, comment les imiter ? Les parens de Valentin vivaient à la campagne. Sous prétexte de faire son droit, il passait son temps à se promener aux Tuileries et au boulevart. Sur ce terrain, il était à l’aise ; mais quand ses amis le quittaient pour monter à cheval, force lui était de rester à pied, seul et un peu désappointé. Son tailleur lui faisait crédit ; mais à quoi sert l’habit, quand la poche est vide ? Les trois quarts du temps il en était là. Trop fier pour vivre en parasite, il prenait à tâche de dissimuler ses secrets motifs de sagesse, refusait dédaigneusement des parties de plaisir où il ne pouvait payer son écot, et s’étudiait à ne toucher aux riches que dans ses jours de richesse.

Ce rôle, difficilement soutenu, tomba devant la volonté paternelle ; il fallut choisir un état ; Valentin entra dans une maison de banque. Le métier de commis ne lui plaisait guère, encore moins le travail quotidien. Il allait au bureau l’oreille un peu basse ; il avait fallu renoncer aux amis en même temps qu’à la liberté ; il n’en était pas honteux, mais il s’ennuyait. Quand arrivait, comme dit André Chénier, le jour de la veine dorée, une sorte de fièvre le saisissait. Qu’il eût des dettes à payer ou quelque emplette utile à faire, la présence de l’or le troublait à tel point, qu’il en perdait la réflexion. Dès qu’il voyait briller dans ses mains un peu de ce rare métal, il sentait son cœur tressaillir, et ne pensait plus qu’à courir, s’il faisait beau. Quand je dis courir, je me trompe ; on le rencontrait, ces jours-là, dans une bonne voiture de louage, qui le menait au Rocher de Cancale ; là, étendu sur les coussins, respirant l’air ou fumant son cigare, il se laissait bercer mollement, sans jamais songer à demain ; demain pourtant, c’était l’ordinaire, il fallait redevenir commis ; mais peu lui importait, pourvu qu’à tout prix il eût satisfait son imagination. Les appointemens du mois s’envolaient ainsi en un jour. Il passait, disait-il, ses mauvais momens à rêver, et ses bons momens à réaliser ses rêves ; tantôt à Paris, tantôt à la campagne, on le rencontrait avec son fracas, presque toujours seul, preuve que ce n’était pas vanité de sa part. D’ailleurs, il faisait ses extravagances avec la simplicité d’un grand seigneur qui se passe un caprice. Voilà un bon commis, direz-vous ; aussi le mit-on à la porte.

Avec la liberté et l’oisiveté revinrent des tentations de toute sorte. Quand on a beaucoup de désirs, beaucoup de jeunesse et peu d’argent, on court grand risque de faire des sottises. Valentin en fit d’assez grandes. Toujours poussé par sa manie de changer des rêves en réalité, il en vint à faire les plus dangereux rêves. Il lui passait je suppose, par la tête, de se rendre compte de ce que peut être la vie d’un tel qui a cent mille francs à manger par an. Voilà mon étourdi, qui, toute une journée, n’en agissait ni plus ni moins que s’il eût été le personnage en question. Jugez où cela peut conduire avec un peu d’intelligence et de curiosité. Le raisonnement de Valentin, sur sa manière de vivre, était, du reste, assez plaisant. Il prétendait qu’à chaque créature vivante revient de droit une certaine somme de jouissance ; il comparait cette somme à une coupe pleine que les économes vident goutte à goutte, et qu’il buvait, lui, à grands traits. Je ne compte pas les jours, disait-il, mais les plaisirs, et le jour où je dépense vingt-cinq louis, j’ai cent quatre-vingt-deux mille cinq cents livres de rente.

Au milieu de toutes ces folies, Valentin avait dans le cœur un sentiment qui devait le préserver ; c’était son affection pour sa mère. Sa mère, il est vrai, l’avait toujours gâté ; c’est un tort, dit-on, je n’en sais rien ; mais, en tout cas, c’est le meilleur et le plus naturel des torts. L’excellente femme qui avait donné la vie à Valentin fit tout au monde pour la lui rendre douce. Elle n’était pas riche, comme vous savez. Si tous les petits écus glissés en cachette dans la main de l’enfant chéri s’étaient trouvés tout à coup rassemblés, ils auraient pourtant fait une belle pile. Valentin, dans tous ses désordres, n’eut jamais d’autre frein que l’idée de ne pas rapporter un chagrin à sa mère ; mais cette idée le suivait partout. D’un autre côté, cette affection salutaire ouvrait son cœur à toutes les bonnes pensées, à tous les sentimens honnêtes. C’était pour lui la clé d’un monde qu’il n’eût peut-être pas compris sans cela. Je ne sais qui a dit le premier, qu’un être aimé n’est jamais malheureux ; celui-là eût pu dire encore : « Qui aime sa mère n’est jamais méchant. » Quand Valentin regagnait le logis, après quelque folle équipée,

Traînant l’aile, et tirant le pié,


sa mère arrivait et le consolait. Qui pourrait compter les soins patiens, les attentions en apparence faciles, les petites joies intérieures, par lesquels l’amitié se prouve en silence, et rend la vie douce et légère ? J’en veux citer un exemple en passant.

Un jour que l’étourdi garçon avait vidé sa bourse au jeu, il venait de rentrer de mauvaise humeur. Les coudes sur sa table, la tête dans ses mains, il se livrait à ses idées sombres. Sa mère entra, tenant un gros bouquet de roses dans un verre d’eau, qu’elle posa doucement sur la table, à côté de lui. Il leva les yeux pour la remercier, et elle lui dit en souriant : « Il y en a pour quatre sous. » Ce n’était pas cher, comme vous voyez, cependant le bouquet était superbe. Valentin, resté seul, sentit le parfum frapper son cerveau excité. Je ne saurais vous dire quelle impression produisit sur lui une si douce jouissance, si facilement venue, si inopinément apportée ; il pensa à la somme qu’il avait perdue, il se demanda ce qu’en aurait pu faire la main maternelle, qui le consolait à si bon marché. Son cœur gonflé se fondit en larmes, et il se souvint des plaisirs du pauvre qu’il venait d’oublier.

Ces plaisirs du pauvre lui devinrent chers, à mesure qu’il les connut mieux. Il les aima parce qu’il aimait sa mère ; il regarda peu à peu autour de lui, et ayant un peu essayé de tout, il se trouva capable de tout sentir. Est-ce un avantage ? Je n’en puis rien dire encore. Chance de jouissance, chance de souffrance.

J’aurai l’air de faire une plaisanterie, si je vous dis qu’en avançant dans la vie, Valentin devint à la fois plus sage et plus fou ; c’est pourtant la vérité pure. Une double existence se développait en lui. Si son esprit avide l’entraînait, son cœur le retenait au logis. S’enfermait-il, décidé au repos, une orgue de Barbarie, jouant une valse, passait sous la fenêtre et dérangeait tout. Sortait-il alors, et, selon sa coutume, courait-il après les plaisirs, un mendiant rencontré en route, un mot touchant trouvé par hasard dans le fatras d’un drame à la mode, le rendaient pensif, et il retournait chez lui. Prenait-il la plume et s’asseyait-il pour travailler, sa plume distraite esquissait sur les marges d’un dossier la silhouette d’une jolie femme qu’il avait rencontrée au bal. Une bande joyeuse, réunie chez un ami, l’invitait-elle à rester à souper, il tendait son verre en riant, et buvait une copieuse rasade, puis il fouillait dans sa poche, voyait qu’il avait oublié sa clé, qu’il réveillerait sa mère en rentrant ; il s’esquivait et revenait respirer ses roses bien-aimées.

Tel était ce garçon, simple et écervelé, timide et fier, tendre et audacieux. La nature l’avait fait riche, et le hasard l’avait fait pauvre ; au lieu de choisir, il prit les deux partis. Tout ce qu’il y avait en lui de patience, de réflexion et de résignation, ne pouvait triompher de l’amour du plaisir, et ses plus grands momens de déraison ne pouvaient entamer son cœur. Il ne lutta ni contre son cœur, ni contre le plaisir qui l’attirait. Ce fut ainsi qu’il devint double, et qu’il vécut en perpétuelle contradiction avec lui-même, comme je vous le montrais tout à l’heure. Mais c’est de la faiblesse, allez-vous dire. Eh ! mon Dieu, oui ; ce n’est pas là un Romain, mais nous ne sommes pas ici à Rome.

Nous sommes à Paris, madame, et il est question de deux amours. Heureusement pour vous, le portrait de mes héroïnes sera plus vite fait que celui de mon héros. Tournez la page, elles vont entrer en scène.

ii.

Je vous ai dit que, de ces deux dames, l’une était riche et l’autre pauvre. Vous devinez déjà par quelle raison elles plurent toutes deux à Valentin. Je crois vous avoir dit aussi que l’une était mariée et l’autre veuve. La marquise de Parnes (c’est la mariée) était fille et femme de marquis. Ce qui vaut mieux, elle était fort riche ; ce qui vaut mieux encore, elle était fort libre, son mari étant en Hollande pour affaires. Elle n’avait pas vingt-cinq ans, elle se trouvait reine d’un petit royaume au fond de la Chaussée-d’Antin. Ce royaume consistait en un petit hôtel, bâti avec un goût parfait entre une grande cour et un beau jardin. C’était la dernière folie du défunt beau-père, grand seigneur un peu libertin, et la maison, à dire vrai, se ressentait des goûts de son ancien maître ; elle ressemblait plutôt à ce qu’on appelait jadis une maison à parties qu’à la retraite d’une jeune femme condamnée au repos par l’absence de l’époux. Un pavillon rond, séparé de l’hôtel, occupait le milieu du jardin. Ce pavillon, qui n’avait qu’un rez-de-chaussée, n’avait aussi qu’une seule pièce, et n’était qu’un immense boudoir meublé avec un luxe raffiné. Mme de Parnes, qui habitait l’hôtel et passait pour fort sage, n’allait point, disait-on, au pavillon. On y voyait pourtant quelquefois de la lumière. Compagnie excellente, dîners à l’avenant, fringans équipages, nombreux domestiques, en un mot, grand bruit de bon ton, voilà la maison de la marquise. D’ailleurs, une éducation achevée lui avait donné mille talens ; avec tout ce qu’il faut pour plaire sans esprit, elle trouvait moyen d’en avoir ; une indispensable tante la menait partout ; quand on parlait de son mari, elle disait qu’il allait revenir ; personne ne pensait à médire d’elle.

Mme Delaunay (c’est la veuve) avait perdu son mari fort jeune ; elle vivait avec sa mère, d’une modique pension obtenue à grand’peine, et à grand’peine suffisante. C’était à un troisième étage qu’il fallait monter, rue du Plat-d’Étain, pour la trouver brodant à sa fenêtre ; c’était tout ce qu’elle savait faire ; son éducation, vous le voyez, avait été fort négligée. Un petit salon était tout son domaine ; à l’heure du dîner, on y roulait la table de noyer, reléguée durant le jour dans l’antichambre. Le soir, une armoire à alcôve s’ouvrait, contenant deux lits. Du reste, une propreté soigneuse entretenait le modeste ameublement. Au milieu de tout cela, Mme Delaunay aimait le monde. Quelques anciens amis de son mari donnaient de petites soirées où elle allait, parée d’une fraîche robe d’organdy. Comme les gens sans fortune n’ont pas de saison, ces petites fêtes duraient toute l’année. Être pauvre, jeune, belle et honnête, ce n’est pas un mérite si rare qu’on le dit, mais c’est un mérite.

Quand je vous ai annoncé que mon Valentin aimait ces deux femmes, je n’ai pas prétendu déclarer qu’il les aimât également toutes deux. Je pourrais me tirer d’affaire en vous disant qu’il aimait l’une et désirait l’autre ; mais je ne veux point chercher ces finesses, qui, après tout, ne signifieraient rien, sinon qu’il les désirait toutes deux. J’aime mieux vous raconter simplement ce qui se passait dans son cœur.

Ce qui le fit d’abord aller souvent dans ces deux maisons, ce fut un assez vilain motif, l’absence de maris dans l’une et dans l’autre. Il n’est que trop vrai qu’une apparence de facilité, quand bien même elle n’est qu’une apparence, séduit les jeunes têtes. Valentin était reçu chez Mme de Parnes, parce qu’elle voyait beaucoup de monde, sans autre raison ; un ami l’avait présenté. Pour aller chez Mme Delaunay, qui ne recevait personne, ce n’avait pas été si aisé. Il l’avait rencontrée à l’une de ces petites soirées dont je vous parlais tout à l’heure, car Valentin allait un peu partout ; il avait donc vu Mme Delaunay, l’avait remarquée, l’avait fait danser, enfin, un beau jour, avait trouvé moyen de lui porter un livre nouveau qu’elle désirait lire. La première visite une fois faite, on revient sans motif, et au bout de trois mois on est de la maison ; ainsi vont les choses. Tel qui s’étonne de la présence d’un jeune homme dans une famille que personne n’aborde, serait quelquefois bien plus étonné d’apprendre sur quel frivole prétexte il y est entré.

Vous vous étonnerez peut-être, madame, de la manière dont se prit le cœur de Valentin. Ce fut, pour ainsi dire, l’ouvrage du hasard. Il avait, durant un hiver, vécu, selon sa coutume, assez follement, mais assez gaiement. L’été venu, comme la cigale, il se trouva au dépourvu. Les uns partaient pour la campagne, les autres allaient en Angleterre ou aux eaux ; il y a de ces années de désertion où tout ce qu’on a d’amis disparaît ; une bouffée de vent les emporte, et on reste seul tout à coup. Si Valentin eût été plus sage, il aurait fait comme les autres, et serait parti de son côté ; mais les plaisirs avaient été chers, et sa bourse vide le retenait à Paris. Regrettant son imprévoyance, aussi triste qu’on peut l’être à vingt-cinq ans, il songeait à passer l’été et à faire, non de nécessité vertu, mais de nécessité plaisir, s’il se pouvait. Sorti un matin par une de ces belles journées, où tout ce qui est jeune sort sans savoir pourquoi, il ne trouva, en y réfléchissant, que deux endroits où il put aller, chez Mme de Parnes ou chez Mme Delaunay. Il fut chez toutes deux le jour même, et ayant agi ainsi en gourmand, il se trouva désœuvré le lendemain. Ne pouvant recommencer ses visites avant quelques jours, il se demanda quel jour il le pourrait ; après quoi, involontairement, il repassa dans sa tête ce qu’il avait dit et entendu durant ces deux heures, devenues précieuses pour lui.

La ressemblance dont je vous ai parlé, et qui ne l’avait pas jusqu’alors frappé, le fit sourire d’abord. Il lui parut étrange que deux jeunes femmes, dans des positions si diverses, et dont l’une ignorait l’existence de l’autre, eussent l’air d’être les deux sœurs. Il compara dans sa mémoire leurs traits, leur taille et leur esprit ; chacune des deux lui fit tour à tour moins aimer ou mieux goûter l’autre. Mme de Parnes était coquette, vive, minaudière et enjouée ; Mme Delaunay était aussi tout cela, mais pas tous les jours, au bal seulement, et à un degré, pour ainsi dire, plus tiède. La pauvreté sans doute en était cause. Cependant, les yeux de la veuve brillaient parfois d’une flamme ardente qui semblait se concentrer dans le repos, tandis que le regard de la marquise ressemblait à une étincelle brillante, mais fugitive. C’est bien la même femme, se disait Valentin ; c’est le même feu, voltigeant là sur un foyer joyeux, ici couvert de cendres. Peu à peu, il vint aux détails ; il pensa aux blanches mains de l’une effleurant son clavier d’ivoire, aux mains un peu maigres de l’autre tombant de fatigue sur ses genoux. Il pensa au pied, et il trouva bizarre que la plus pauvre fût la mieux chaussée ; elle faisait ses guêtres elle-même. Il vit la dame de la Chaussée-d’Antin, étendue sur sa chaise longue, respirant la fraîcheur, les bras nus dès le matin. Il se demandait si Mme Delaunay avait d’aussi beaux bras sous ses manches d’indienne, et je ne sais pourquoi il tressaillit à l’idée de voir Mme Delaunay les bras nus ; puis il pensa aux belles touffes de cheveux noirs de Mme de Parnes, et à l’aiguille à tricoter que Mme Delaunay plantait dans sa natte en causant. Il prit un crayon et chercha à retracer sur le papier la double image qui l’occupait. À force d’effacer et de tâtonner, il arriva à l’une de ces ressemblances lointaines dont la fantaisie se contente quelquefois plutôt que d’un portrait trop vrai. Dès qu’il eut obtenu cette esquisse, il s’arrêta ; à laquelle des deux ressemblait-elle davantage ? Il ne pouvait lui-même en décider ; ce fut tantôt à l’une et tantôt à l’autre, selon le caprice de sa rêverie. Que de mystères dans le destin ! se disait-il ; qui sait, malgré les apparences, laquelle de ces deux femmes est la plus heureuse ? Est-ce la plus riche ou la plus belle ? Est-ce celle qui sera le plus aimée ? Non ; c’est celle qui aimera le mieux. Que feraient-elles si demain matin elles s’éveillaient l’une à la place de l’autre ? Valentin se souvint du dormeur éveillé, et sans s’apercevoir qu’il rêvait lui-même en plein jour, il fit mille châteaux en Espagne. Il se promit d’aller, dès le lendemain, faire ses deux visites, et d’emporter son esquisse pour en voir les défauts ; en même temps il ajoutait un coup de crayon, une boucle de cheveux, un pli à la robe ; les yeux étaient plus grands, le contour plus délicat. Il pensa de nouveau au pied, puis à la main, puis aux bras blancs ; il pensa encore à mille autres choses ; enfin il devint amoureux.

iii.

Devenir amoureux n’est pas le difficile, c’est de savoir dire qu’on l’est. Valentin, muni de son esquisse, sortit de bonne heure le lendemain. Il commença par la marquise. Un heureux hasard, plus rare que l’on ne pense, voulut qu’il la trouvât ce jour-là telle qu’il l’avait rêvée la veille. On était alors au mois de juillet. Sur un banc de bois, garni de frais coussins, sous un beau chèvrefeuille en fleurs, les bras nus, vêtue d’un peignoir, ainsi pouvait paraître une nymphe aux yeux d’un berger de Virgile ; ainsi parut aux yeux du jeune homme la blanche Isabelle, marquise de Parnes. Elle le salua d’un de ces doux sourires qui coûtent si peu quand on a de belles dents, et lui montra assez nonchalamment un tabouret fort éloigné d’elle. Au lieu de s’asseoir sur ce tabouret, il le prit pour se rapprocher ; et comme il cherchait où se mettre : « Où allez-vous donc ? » demanda la marquise.

Valentin pensa que sa tête s’était échauffée outre mesure, et que la réalité indocile allait moins vite que le désir. Il s’arrêta, et, replaçant le tabouret un peu plus loin encore qu’il n’était d’abord, s’assit, ne sachant trop quoi dire. Il faut savoir qu’un grand laquais, à mine insolente et rébarbative, était debout devant la marquise, et lui présentait une tasse de chocolat brûlant qu’elle se mit à avaler à petites gorgées. La présence de ce tiers, l’extrême attention que mettait la dame à ne pas se brûler les lèvres, le peu de souci qu’en revanche elle prenait du visiteur, n’étaient pas faits pour encourager. Valentin tira gravement l’esquisse qu’il avait dans sa poche, et, fixant ses yeux sur Mme de Parnes, il examina alternativement l’original et la copie. Elle lui demanda ce qu’il faisait. Il se leva, lui donna son dessin, puis se rassit sans en dire davantage. Au premier coup d’œil, la marquise fronça le sourcil, comme lorsqu’on cherche une ressemblance, puis elle se pencha de côté, comme on fait lorsqu’on l’a trouvée. Elle avala le reste de sa tasse ; le laquais s’en fut, et les belles dents reparurent avec le sourire.

— C’est mieux que moi, dit-elle enfin ; vous avez fait cela de mémoire ? Comment vous y êtes-vous pris ?

Valentin répondit qu’un si beau visage n’avait pas besoin de poser pour qu’on pût le copier, et qu’il l’avait trouvé dans son cœur. La marquise fit un léger salut, et Valentin approcha son tabouret. Tout en causant de choses indifférentes, Mme de Parnes regardait le dessin.

— Je trouve, dit-elle, qu’il y a dans ce portrait une physionomie qui n’est pas la mienne. On dirait que cela ressemble à quelqu’un qui me ressemble, mais que ce n’est pas moi qu’on a voulu faire.

Valentin rougit malgré lui, et crut sentir qu’au fond de l’ame il aimait Mme Delaunay ; l’observation de la marquise lui en parut un témoignage. Il regarda de nouveau son dessin, puis la marquise, puis il pensa à la jeune veuve. Celle que j’aime, se dit-il, est celle à qui ce portrait ressemble le plus. Puisque mon cœur a guidé ma main, ma main m’expliquera mon cœur.

La conversation continua (il s’agissait, je crois, d’une course de chevaux qu’on avait faite au Champ-de-Mars la veille).

— Vous êtes à une lieue, dit Mme de Parnes.

Valentin se leva, s’avança vers elle.

— Voilà un beau chèvrefeuille, dit-il en passant.

La marquise étendit le bras, cassa une petite branche en fleurs et la lui offrit gracieusement.

— Tenez, dit-elle, prenez cela, et dites-moi si c’est vraiment moi dont vous avez cherché la ressemblance, ou si, en en peignant une autre, vous l’avez trouvée par hasard.

Par un petit mouvement de fatuité, Valentin, au lieu de prendre la branche, présenta en riant, à la marquise, la boutonnière de son habit, afin qu’elle y mît le bouquet elle-même ; pendant qu’elle s’y prêtait de bonne grâce, mais non sans quelque peine, il était debout, et regardait le pavillon dont je vous ai parlé, et dont une persienne était entr’ouverte. Vous vous souvenez que Mme de Parnes passait pour n’y jamais aller. Elle affectait même quelque mépris pour ce boudoir galant et recherché, qu’elle trouvait de mauvaise compagnie. Valentin crut voir cependant que les fauteuils dorés et les tentures brillantes ne souffraient pas de la poussière. Au milieu de ces meubles à forme grecque, superbes et incommodes comme tout ce qui vient de l’empire, certaine chaise longue évidemment moderne lui parut se détacher dans l’ombre. Le cœur lui battit, je ne sais pourquoi, en songeant que la belle marquise se servait quelquefois de son pavillon ; car pourquoi ce fauteuil eût-il été là, sinon pour aller s’y asseoir ? Valentin saisit une des blanches mains occupées à le décorer, et la porta doucement à ses lèvres ; ce qu’en pensa la marquise, je n’en sais rien ; Valentin regardait la chaise longue ; Mme de Parnes regardait le dessin de Valentin ; elle ne retirait pas sa main, et il la tenait entre les siennes. Un domestique parut sur le perron ; une visite arrivait ; Valentin lâcha la main de la marquise, et (chose assez singulière) elle ferma brusquement la persienne.

La visite entrée, Valentin fut un peu embarrassé ; car il vit que la marquise cachait son esquisse, comme par mégarde, en jetant son mouchoir dessus. Ce n’était pas là son compte ; il prit le parti le plus court : il souleva le mouchoir et s’empara du papier ; Mme de Parnes fit un léger signe d’étonnement.

— Je veux y retoucher, lui dit-il tout haut ; permettez-moi d’emporter cela.

Elle n’insista pas, et il s’en fut avec.

Il trouva Mme Delaunay qui faisait de la tapisserie ; sa mère était assise près d’elle. La pauvre femme, pour tout jardin, avait quelques fleurs sur sa croisée. Son costume, toujours le même, était de couleur sombre, car elle n’avait pas de robe du matin ; tout superflu est signe de richesse. Une velléité de fausse élégance lui faisait porter cependant des boucles d’oreilles de mauvais goût et une chaîne de chrysocale. Ajoutez à cela des cheveux en désordre et l’apparence d’une fatigue habituelle ; vous conviendrez que le premier coup d’œil ne lui rendait pas en ce moment la comparaison favorable. Valentin n’osa pas, en présence de la mère, montrer le dessin qu’il apportait. Mais lorsque trois heures sonnèrent, la vieille dame, qui n’avait pas de servante, sortit pour préparer son dîner. C’était l’instant qu’attendait le jeune homme, il tira donc de nouveau son portrait, et tenta sa seconde épreuve. La veuve n’avait pas grande finesse ; elle ne se reconnut pas, et Valentin, un peu confus, se vit obligé de lui expliquer que c’était elle qu’il avait voulu faire. Elle en parut d’abord étonnée, puis enchantée, et croyant simplement que c’était un cadeau que Valentin lui offrait, elle alla décrocher un petit cadre de bois blanc à la cheminée, en ôta un affreux portrait de Napoléon qui y jaunissait depuis 1810, et se disposa à y mettre le sien. Valentin commença par la laisser faire ; il ne pouvait se résoudre à gâter ce mouvement de joie naïve. Cependant l’idée que Mme de Parnes lui redemanderait sans doute son dessin, le chagrinait visiblement ; Mme Delaunay, qui s’en aperçut, crut avoir commis une indiscrétion ; elle s’arrêta, embarrassée, tenant son cadre et ne sachant qu’en faire. Valentin, qui, de son côté, sentait qu’il avait fait une sottise en montrant ce portrait qu’il ne voulait pas donner, cherchait en vain à sortir d’embarras. Après quelques instans de gêne et d’hésitation, le cadre et le papier restèrent sur la table, à côté du Napoléon détrôné, et Mme Delaunay reprit son ouvrage.

— Je voudrais, dit enfin Valentin, qu’avant de vous laisser cette petite ébauche, il me fût permis d’en faire une copie.

— Je crois que je ne suis qu’une étourdie, répondit la veuve. Gardez ce dessin qui vous appartient, si vous y attachez quelque prix. Je ne suppose pourtant pas que votre intention soit de le mettre dans votre chambre ni de le montrer à vos amis ?

— Certainement non ; mais c’est pour moi que je l’ai fait, et je ne voudrais pas le perdre entièrement.

— À quoi pourra-t-il vous servir, puisque vous m’assurez que vous ne le montrerez pas ?

— Il me servira à vous voir, madame, et à parler quelquefois à votre image de ce que je n’ose vous dire à vous-même.

Quoique cette phrase à la rigueur ne fût qu’une galanterie, le ton dont elle était prononcée fit lever les yeux à la veuve. Elle jeta sur le jeune homme un regard, non pas sévère, mais sérieux ; ce regard troubla Valentin, déjà ému de ses propres paroles ; il roula l’esquisse et allait la remettre dans sa poche, quand Mme Delaunay se leva et la lui prit des mains d’un air de raillerie timide. Il se mit à rire, et à son tour, s’empara lestement du papier.

— Et de quel droit, madame, m’ôteriez-vous ma propriété ? Est-ce que cela ne m’appartient pas ?

— Non, dit-elle assez sèchement ; personne n’a le droit de faire un portrait sans le consentement du modèle.

Elle s’était rassise à ce mot, et Valentin, la voyant un peu agitée, s’approcha d’elle et se sentit plus hardi. Soit repentir d’avoir laissé voir le plaisir qu’elle avait d’abord ressenti, soit désappointement, soit impatience, Mme Delaunay avait la main tremblante. Valentin, qui venait de baiser celle de Mme de Parnes, et qui ne l’avait pas fait trembler pour cela, prit, sans autre réflexion, celle de la veuve. Elle le regarda d’un air stupéfait, car c’était la première fois qu’il arrivait à Valentin d’être si familier avec elle. Mais quand elle le vit s’incliner et approcher ses lèvres de sa main, elle se leva, lui laissa prendre sans résistance un long baiser sur sa mitaine, et lui dit avec une extrême douceur :

— Mon cher monsieur, ma mère a besoin de moi ; je suis fâchée de vous quitter.

Elle le laissa seul sur ce compliment, sans lui donner le temps de la retenir et sans attendre sa réponse. Il se sentit fort inquiet ; il eut peur de l’avoir blessée ; il ne pouvait se décider à s’en aller et restait debout, attendant qu’elle revînt. Ce fut la mère qui reparut, et il craignit, en la voyant, que son imprudence ne lui coûtât cher ; il n’en fut rien ; la bonne dame, de l’air le plus riant, venait lui tenir compagnie pendant que sa fille repassait sa robe pour aller le soir à son petit bal. Il voulut attendre encore quelque temps, espérant toujours que la belle boudeuse allait pardonner ; mais la robe était, à ce qui paraît, fort ample ; le temps de se retirer arriva, et il fallut partir sans connaître son sort.

Rentré chez lui, notre étourdi ne se trouva pourtant pas trop mécontent de sa journée. Il repassa peu à peu dans sa tête toutes les circonstances de ses deux visites ; comme un chasseur qui a lancé le cerf, et qui calcule ses embuscades, ainsi l’amoureux calcule ses chances et raisonne sa fantaisie. La modestie n’était pas le défaut de Valentin. Il commença par convenir avec lui-même que la marquise lui appartenait. En effet, il n’y avait eu de la part de Mme de Parnes ombre de sévérité ni de résistance. Il fit cependant réflexion que, par cette raison même, il pouvait bien n’y avoir eu qu’une ombre légère de coquetterie. Il y a de très belles dames de par le monde qui se laissent baiser la main, comme le pape laisse baiser sa mule ; c’est une formalité charitable ; tant mieux pour ceux qu’elle mène en paradis. Valentin se dit que la pruderie de la veuve promettait peut-être plus, au fond, que le laisser-aller de la marquise. Mme  Delaunay, après tout, n’avait pas été bien rigide. Elle avait doucement retiré sa main, et s’en était allée repasser sa robe. En pensant à cette robe, Valentin pensa au petit bal ; c’était le soir même ; il se promit d’y aller.

Tout en se promenant par la chambre, et tout en faisant sa toilette, son imagination s’exaltait. C’était la veuve qu’il allait voir, c’était à elle qu’il songeait. Il vit sur sa table un petit portefeuille assez laid, qu’il avait gagné dans une loterie. Sur la couverture de ce portefeuille était un méchant paysage à l’aquarelle, sous verre, et assez bien monté. Il remplaça adroitement ce paysage par le portrait de Mme de Parnes ; je me trompe, je veux dire de Mme Delaunay. Cela fait, il mit ce portefeuille en poche, se promettant de le tirer à propos, et de le faire voir à sa future conquête. Que dira-t-elle ? se demanda-t-il. Et que répondrai-je ? se demanda-t-il encore. Tout en ruminant entre ses dents quelques-unes de ces phrases préparées d’avance qu’on apprend par cœur, et qu’on ne dit jamais, il lui vint l’idée beaucoup plus simple d’écrire une déclaration en forme, et de la donner à la veuve.

Le voilà écrivant ; quatre pages se remplissent. Tout le monde sait combien le cœur s’émeut durant ces instans où l’on cède à la tentation de fixer sur le papier un sentiment peut-être fugitif ; il est doux, il est dangereux, madame, d’oser dire qu’on aime ; la première page qu’écrivit Valentin était un peu froide et beaucoup trop lisible. Les virgules s’y trouvaient à leur place, les alinéas bien marqués, toutes choses qui prouvent peu d’amour. La seconde page était déjà moins correcte, les lignes se pressaient à la troisième, et la quatrième, il faut en convenir, était pleine de fautes d’orthographe.

Comment vous dire l’étrange pensée qui s’empara de Valentin, tandis qu’il cachetait sa lettre ? C’était pour la veuve qu’il l’avait écrite ; c’était à elle qu’il parlait de son amour, de son baiser du matin, de ses craintes et de ses désirs ; au moment d’y mettre l’adresse, il s’aperçut, en se relisant, qu’aucun détail particulier ne se trouvait dans cette lettre, et il ne put s’empêcher de sourire à l’idée de l’envoyer à Mme de Parnes. Peut-être y eut-il, à son insu, un motif caché qui le porta à exécuter cette idée bizarre. Il se sentait, au fond du cœur, incapable d’écrire une pareille lettre pour la marquise, et son cœur lui disait en même temps que, lorsqu’il voudrait, il en pourrait récrire une autre à Mme Delaunay. Il profita donc de l’occasion, et envoya, sans plus tarder, la déclaration faite pour la veuve à l’hôtel de la Chaussée-d’Antin.

iv.

C’était chez un ancien notaire, nommé M. des Andelys, qu’avait lieu la petite réunion où Valentin devait rencontrer Mme Delaunay. Il l’y trouva, comme il l’espérait, plus belle et plus coquette que jamais. Malgré la chaîne et les boucles d’oreilles, sa toilette était presque simple ; un seul nœud de ruban de couleur changeante accompagnait son joli visage, et un autre de pareille nuance serrait sa taille souple et mignonne. J’ai dit qu’elle était fort petite, brune, et qu’elle avait de grands yeux ; elle était aussi un peu maigre, et différait en cela de Mme de Parnes, dont l’embonpoint montrait les plus belles formes enveloppées d’un réseau d’albâtre. Pour me servir d’une expression d’atelier, qui rendra ici ma pensée, l’ensemble de Mme Delaunay était bien fondu, c’est-à-dire que rien ne tranchait en elle ; ses cheveux n’étaient pas très noirs et son teint n’était pas très blanc ; elle avait l’air d’une petite créole ; Mme de Parnes, au contraire, était comme peinte ; une légère pourpre colorait ses joues et ravivait ses yeux étincelans ; rien n’était plus admirable que ses épais cheveux noirs couronnant ses belles épaules. Mais je vois que je fais comme mon héros ; je pense à l’une quand il faut parler de l’autre ; souvenons-nous que la marquise n’allait point à des soirées de notaire.

Quand Valentin pria la veuve de lui accorder une contredanse, un je suis engagée bien sec fut toute la réponse qu’il obtint. Notre étourdi, qui s’y attendait, feignit de n’avoir pas entendu, et répondit : Je vous remercie. Il fit quelques pas là-dessus, et Mme Delaunay courut après lui pour lui dire qu’il se trompait. En ce cas, demanda-t-il aussitôt, quelle contredanse me donnerez-vous ? Elle rougit, et n’osant refuser, feuilletait un petit livret de bal où ses danseurs étaient inscrits : « Ce livret me trompe, dit-elle en hésitant ; il y a une quantité de noms que je n’ai pas encore effacés, et qui me troublent la mémoire. » C’était bien le cas de tirer le portefeuille à portrait ; Valentin n’y manqua pas : « Tenez, dit-il, écrivez mon nom sur la première page de cet album. Il me sera plus cher encore. » Mme Delaunay se reconnut cette fois ; elle prit le portefeuille, regarda son portrait, et écrivit à la première page le nom de Valentin ; après quoi, en lui rendant le portefeuille, elle lui dit assez tristement : « Il faut que je vous parle, j’ai deux mots nécessaires à vous dire ; mais je ne puis pas danser avec vous. »

Elle passa alors dans une chambre voisine où l’on jouait, et Valentin la suivit. Elle paraissait excessivement embarrassée. « Ce que j’ai à vous demander, dit-elle, va peut-être vous sembler très ridicule, et je sens moi-même que vous aurez raison de le trouver ainsi. Vous m’avez fait une visite ce matin, et vous m’avez… pris la main, ajouta-t-elle timidement. Je ne suis ni assez enfant ni assez sotte pour ignorer que si peu de chose ne fâche personne et ne signifie rien. Dans le grand monde, dans celui où vous vivez, ce n’est qu’une simple politesse ; cependant nous nous trouvions seuls, et vous n’arriviez ni ne partiez ; vous conviendrez, ou, pour mieux dire, vous comprendrez peut-être par amitié pour moi…

Elle s’arrêta, moitié par crainte, et moitié par ennui de l’effort qu’elle faisait. Valentin, à qui ce préambule causait une frayeur mortelle, attendait qu’elle continuât, lorsqu’une idée subite lui traversa l’esprit. Il ne réfléchit pas à ce qu’il faisait, et cédant à un premier mouvement, il s’écria :

— Votre mère l’a vu !

— Non, répondit la veuve avec dignité ; non, monsieur, ma mère n’a rien vu. Comme elle achevait ces mots, la contredanse commença, son danseur vint la chercher, et elle disparut dans la foule.

Valentin attendit impatiemment, comme vous pouvez croire, que la contredanse fût finie. Ce moment désiré arriva enfin, mais Mme Delaunay retourna à sa place, et, quoi qu’il fît pour l’approcher, il ne put lui parler. Elle ne semblait pas hésiter sur ce qui lui restait à dire, mais penser comment elle le dirait. Valentin se faisait mille questions qui toutes aboutissaient au même résultat : « elle veut me prier de ne plus revenir chez elle. » Une pareille défense, cependant, sur un aussi léger prétexte, le révoltait. Il y trouvait plus que du ridicule ; il y voyait ou une sévérité déplacée, ou une fausse vertu prompte à se faire valoir. « C’est une bégueule ou une coquette, » se dit-il. Voilà, madame, comme on juge à vingt-cinq ans.

Mme Delaunay comprenait parfaitement ce qui se passait dans la tête du jeune homme. Elle l’avait bien un peu prévu, mais, en le voyant, elle perdait courage. Son intention n’était pas tout-à-fait de défendre sa porte à Valentin ; mais, tout en n’ayant guère d’esprit, elle avait beaucoup de cœur, et elle avait vu clairement le matin qu’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie, et qu’elle allait être attaquée. Les femmes ont un certain tact qui les avertit de l’approche du combat. La plupart d’entre elles s’y exposent ou parce qu’elles se sentent sur leurs gardes, ou parce qu’elles prennent plaisir au danger. Les escarmouches amoureuses sont le passe-temps des belles oisives. Elles savent se défendre et ont, quand elles veulent, l’occasion de se distraire. Mais Mme Delaunay était trop occupée, trop sédentaire ; elle voyait trop peu de monde, elle travaillait trop aux ouvrages d’aiguille qui laissent rêver et font quelquefois rêver ; elle était trop pauvre, en un mot, pour se laisser baiser la main. Non pas qu’aujourd’hui elle se crût en péril ; mais qu’allait-il arriver demain si Valentin lui parlait d’amour, et si, après-demain, elle lui fermait sa maison, et si, le jour suivant, elle s’en repentait ? L’ouvrage irait-il pendant ce temps-là ? Y aurait-il le soir le nombre de points voulu ? (Je vous expliquerai ceci plus tard.) Mais qu’allait-on dire, en tout cas ? Une femme qui vit presque seule est bien plus exposée qu’une autre. Ne doit-elle pas être plus sévère ? Mme Delaunay se disait qu’au risque d’être ridicule, il fallait éloigner Valentin, avant que son repos ne fût troublé. Elle voulait donc parler, mais elle était femme, et il était là ; le droit de présence est le plus fort de tous, et le plus difficile à combattre.

Dans un moment où tous les motifs que je viens d’indiquer brièvement, se représentaient à elle avec force, elle se leva. Valentin était en face d’elle, et leurs regards se rencontrèrent ; depuis une heure, le jeune homme réfléchissait, seul, à l’écart, et lisait aussi de son côté dans les grands yeux de Mme Delaunay chaque pensée qui l’agitait. À sa première impatience avait succédé la tristesse. Il se demandait si, en effet, c’était là une prude ou une coquette, et plus il cherchait dans ses souvenirs, plus il examinait le visage timide et pensif qu’il avait devant lui, plus il se sentait saisi d’un certain respect. Il se disait que son étourderie était peut-être plus grave qu’il ne l’avait cru. Quand Mme Delaunay vint à lui, il savait ce qu’elle allait lui demander. Il voulait lui en éviter la peine ; mais il la trouva trop belle et trop émue, et il aima mieux la laisser parler.

Ce ne fut pas sans trouble qu’elle s’y décida, et qu’elle en vint à tout expliquer. La fierté féminine, en cette circonstance, avait une rude atteinte à subir. Il fallait avouer qu’on était sensible, et cependant ne pas le laisser voir ; il fallait dire qu’on avait tout compris, et cependant paraître ne rien comprendre. Il fallait dire enfin qu’on avait peur, dernier mot que prononce une femme ; et la cause de cette crainte était si légère ! Dès ses premières paroles, Mme Delaunay sentit qu’il n’y avait, pour elle, qu’un moyen de n’être ni faible, ni prude, ni coquette, ni ridicule ; c’était d’être vraie. Elle parla donc, et tout son discours pouvait se réduire à cette phrase : « Éloignez-vous ; j’ai peur de vous aimer. »

Quand elle se tut, Valentin la regarda à la fois avec étonnement, avec chagrin et avec un exprimable plaisir. Je ne sais quel orgueil le saisissait ; il y a toujours de la joie à se sentir battre le cœur. Il ouvrait les lèvres pour répondre, et cent réponses lui venaient en même temps ; il s’enivrait de son émotion et de la présence d’une femme qui osait lui parler ainsi. Il voulait lui dire qu’il l’aimait, il voulait lui promettre de lui obéir, il voulait lui jurer de ne la jamais quitter, il voulait la remercier de son bonheur, il voulait lui parler de sa peine ; enfin mille idées contradictoires, mille tourmens et mille délices lui traversaient l’esprit, et, au milieu de tout cela, il était sur le point de s’écrier malgré lui : Mais vous m’aimez !

Pendant toutes ces hésitations, on dansait un galop dans le salon. C’était la mode en 1825 ; quelques groupes s’étaient lancés et faisaient le tour de l’appartement ; la veuve se leva ; elle attendait toujours la réponse du jeune homme. Une singulière tentation s’empara de lui, en voyant passer la joyeuse promenade : « Eh bien ! oui, dit-il, je vous le jure, vous me voyez pour la dernière fois. » En parlant ainsi, il entoura de son bras la taille de Mme Delaunay. Ses yeux semblaient dire : « Cette fois encore, soyons amis, imitons-les. » Elle se laissa entraîner en silence, et bientôt, comme deux oiseaux, il s’envolèrent au bruit de la musique.

Il était tard, et le salon était presque vide ; les tables de jeu étaient encore garnies ; mais il faut savoir que la salle-à-manger du notaire faisait un retour sur l’appartement, et qu’elle se trouvait alors complètement déserte. Les galopeurs n’allaient pas plus loin ; ils tournaient autour de la table, puis revenaient au salon. Il arriva que, lorsque Valentin et Mme Delaunay passèrent à leur tour dans cette salle-à-manger, aucuns danseurs ne les suivaient ; ils se trouvèrent donc tout à coup seuls, au milieu du bal ; un regard rapide, jeté en arrière, convainquit Valentin qu’aucune glace, aucune porte ne pouvait le trahir ; il serra la jeune veuve sur son cœur, et, sans lui dire une parole, posa ses lèvres sur son épaule nue.

Le moindre cri échappé à Mme Delaunay aurait causé un affreux scandale. Heureusement pour l’étourdi, sa danseuse se montra prudente ; mais elle ne put se montrer brave en même temps, et elle serait tombée, s’il ne l’avait retenue. Il la retint donc, et en rentrant au salon, elle s’arrêta, appuyée sur son bras, pouvant à peine respirer. Que n’eût-il pas donné pour pouvoir compter les battemens de ce cœur tremblant ! Mais la musique cessait, il fallut partir, et quoi qu’il pût dire à Mme Delaunay, elle ne voulut point lui répondre.

v.

Notre héros ne s’était pas trompé lorsqu’il avait craint de compter trop vite sur l’indolence de la marquise. Il était encore, le lendemain, entre la veille et le sommeil, lorsqu’on lui apporta un billet à peu près conçu ainsi :

« Monsieur, je ne sais qui vous a donné le droit de m’écrire dans de pareils termes. Si ce n’est pas une méprise, c’est une gageure ou une impertinence. Dans tous les cas, je vous renvoie votre lettre, qui ne peut pas m’être adressée. »

Encore tout plein d’un souvenir plus vif, Valentin se souvenait à peine de sa déclaration envoyée à Mme de Parnes. Il relut deux ou trois fois le billet avant d’en comprendre clairement le sens. Il en fut d’abord assez honteux, et cherchait vainement quelle réponse il pouvait y faire. En se levant et en se frottant les yeux, ses idées devinrent plus nettes. Il lui sembla que ce langage n’était pas celui d’une femme offensée. Ce n’était pas ainsi que s’était exprimée Mme Delaunay. Il relut la lettre qu’on lui renvoyait ; il n’y trouva rien qui méritât tant de colère ; cette lettre était passionnée, folle peut-être, mais sincère et respectueuse. Il jeta le billet sur sa table, et se promit de n’y plus penser.

De pareilles promesses ne se tiennent guère ; il n’y aurait peut-être plus pensé, en effet, si le billet, au lieu d’être sévère, eût été tendre ou seulement poli ; car la soirée de la veille avait laissé dans l’ame du jeune homme une trace profonde. Mais la colère est contagieuse ; Valentin commença par essuyer son rasoir sur le billet de la marquise ; puis il le déchira et le jeta à terre ; puis il brûla sa déclaration ; puis il s’habilla, et se promena à grands pas par la chambre ; puis il demanda à déjeuner, et ne put ni boire ni manger ; puis, enfin, il prit son chapeau, et s’en fut chez Mme de Parnes.

On lui répondit qu’elle était sortie ; voulant savoir si c’était vrai, il répondit : C’est bon, je le sais ; et traversa lestement la cour. Le portier courait après lui, lorsqu’il rencontra la femme de chambre. Il aborda celle-ci, la prit à l’écart, et sans autre préambule, lui mit un louis dans la main. Mme de Parnes était chez elle ; il fut convenu avec la servante que personne n’aurait vu Valentin, et qu’on l’aurait laissé passer par mégarde. Il entra là-dessus, traversa le salon, et trouva la marquise seule dans sa chambre à coucher.

Elle lui parut, s’il faut tout dire, beaucoup moins en colère que son billet. Elle lui fit pourtant, vous vous y attendez, des reproches de sa conduite, et lui demanda fort sèchement par quel hasard il entrait ainsi. Il répondit d’un air naturel qu’il n’avait point rencontré de domestique pour se faire annoncer, et qu’il venait offrir, en toute humilité, les très humbles excuses de sa conduite.

— Et quelles excuses en pouvez-vous donner ? demanda Mme de Parnes.

Le mot de méprise qui se trouvait dans le billet, revint par hasard à la mémoire de Yalentin ; il lui sembla plaisant de prendre ce prétexte, et de dire ainsi la vérité. Il répondit donc que la lettre insolente dont se plaignait la marquise, n’avait pas été écrite pour elle, et qu’elle lui avait été apportée par erreur. Persuader une pareille affaire n’était pas facile, comme bien vous pensez. Comment peut-on écrire un nom et une adresse par méprise ? Je ne me charge pas de vous expliquer par quelle raison Mme de Parnes crut ou feignit de croire à ce que Valentin lui disait. Il lui raconta, du reste, plus sincèrement qu’elle ne le pensait, qu’il était amoureux d’une jeune veuve, que cette veuve, par le hasard le plus singulier, ressemblait beaucoup à Mme la marquise, qu’il la voyait souvent, qu’il l’avait vue la veille ; il dit, en un mot, tout ce qu’il pouvait dire, en retranchant le nom et quelques petits détails que vous devinerez.

Il n’est pas sans exemple qu’un amoureux novice se serve de fables de ce genre pour déguiser sa passion. Dire à une femme qu’on en aime une autre qui lui est semblable en tout point, c’est à la rigueur un moyen romanesque qui peut donner le droit de parler d’amour ; mais il faut, je crois, pour cela, que la personne auprès de laquelle on emploie de pareils stratagèmes y mette un peu de bonne volonté ; fut-ce ainsi que la marquise l’entendit ? Je l’ignore. La vanité blessée plutôt que l’amour avait amené Valentin ; plutôt que l’amour, la vanité flattée apaisa Mme de Parnes ; elle en vint même à faire au jeune homme quelques questions sur sa veuve ; elle s’étonnait de la ressemblance dont il lui parlait ; elle serait, disait-elle, curieuse d’en juger par ses yeux ; quel est son âge ? demandait-elle ; est-elle plus petite ou plus grande que moi ? a-t-elle de l’esprit ? où va-t-elle ? est-ce que je ne la connais pas ?

À toutes ces demandes, Valentin répondait, autant que possible, la vérité. Cette sincérité de sa part avait, à chaque mot, l’air d’une flatterie détournée. Elle n’est ni plus grande ni plus petite que vous, disait-il ; elle a, comme vous, cette taille charmante, comme vous ce pied incomparable, comme vous ces beaux yeux pleins de feu. La conversation, sur ce ton, ne déplaisait pas à la marquise. Tout en écoutant d’un air détaché, elle se mirait du coin de l’œil. À dire vrai, ce petit manége choquait horriblement Valentin. Il ne pouvait comprendre cette demi-vertu ni cette demi-hypocrisie d’une femme qui se fâchait d’une parole franche et qui s’en laissait conter à travers une gaze. En voyant les œillades que la marquise se renvoyait à elle-même dans la glace, il se sentait l’envie de lui tout dire, le nom, la rue, le baiser du bal, et de prendre ainsi sa revanche complète sur le billet qu’il avait reçu.

Une question de Mme de Parnes soulagea la mauvaise humeur du jeune homme. Elle lui demanda, d’un air railleur, s’il ne pouvait du moins lui dire le nom de baptême de sa veuve. Elle s’appelle Julie, répliqua-t-il sur-le-champ. Il y avait, dans cette réponse, si peu d’hésitation et tant de netteté, que Mme de Parnes en fut frappée. C’est un assez joli nom, dit-elle ; et la conversation tomba tout à coup.

Il arriva alors une chose peut-être difficile à expliquer, et peut-être aisée à comprendre. Dès que la marquise crut sérieusement que cette déclaration qui l’avait choquée, n’était réellement pas pour elle, elle en parut surprise et presque blessée. Soit que la légèreté de Valentin lui semblât trop forte, s’il en aimait une autre, soit qu’elle regrettât d’avoir montré de la colère mal à propos, elle devint rêveuse, et, ce qui est étrange, en même temps irritée et coquette. Elle voulut revenir sur son pardon, et tout en cherchant querelle à Valentin, elle s’assit à sa toilette ; elle dénoua le ruban qui entourait son cou, puis le rattacha ; elle prit un peigne ; sa coiffure semblait lui déplaire ; elle refaisait une boucle d’un côté, en retranchait une de l’autre ; comme elle arrangeait son chignon, le peigne lui glissa des mains, et sa longue chevelure noire lui couvrit les épaules.

— Voulez-vous que je sonne ? demanda Valentin ; avez-vous besoin de votre femme de chambre ?

— Ce n’est pas la peine, répondit la marquise, qui releva d’une main impatiente ses cheveux déroulés, et y enfonça son peigne ; je ne sais ce que font mes domestiques ; il faut qu’ils soient tous sortis, car j’avais défendu ce matin qu’on me laissât entrer personne.

— En ce cas, dit Valentin, j’ai commis une indiscrétion, et je me retire.

Il fit quelques pas vers la porte, et allait sortir en effet, quand la marquise, qui tournait le dos, et apparemment n’avait pas entendu sa réponse, lui dit :

— Donnez-moi une boîte qui est sur la cheminée.

Il obéit ; elle prit des épingles dans la boîte, et rajusta sa coiffure.

— À propos, dit-elle, et ce portrait que vous aviez fait ?

— Je ne sais où il est, répondit Valentin ; mais je le retrouverai, et si vous permettez, je vous le donnerai, lorsque je l’aurai retouché.

Un domestique vint, apportant une lettre à laquelle il fallait une réponse. La marquise se mit à écrire ; Valentin se leva et entra dans le jardin. En passant près du pavillon, il vit que la porte en était ouverte ; la femme de chambre qu’il avait rencontrée en arrivant, y essuyait les meubles ; il entra, curieux d’examiner de près ce mystérieux boudoir qu’on disait délaissé. En le voyant, la servante se mit à rire avec cet air de protection que prend tout laquais après une confidence. C’était une fille jeune et assez jolie ; il s’approcha d’elle délibérément, et se jeta sur un fauteuil.

— Est-ce que votre maîtresse ne vient pas quelquefois ici ? demanda-t-il d’un air distrait.

La soubrette semblait hésiter à répondre ; elle continuait à ranger ; en passant devant la chaise longue de forme moderne dont je vous ai, je crois, parlé, elle dit à demi-voix :

— Voilà le fauteuil de madame.

— Et pourquoi, reprit Valentin, madame dit-elle qu’elle ne vient jamais ?

— Monsieur, répondit la servante, c’est que l’ancien marquis, ne vous déplaise, a fait des siennes dans ce pavillon. Il a mauvais renom dans le quartier ; quand on y entend du tapage, on dit : C’est le pavillon de Parnes ; et voilà pourquoi madame s’en défend.

— Et qu’y vient faire madame ? demanda encore Valentin.

Pour toute réponse, la soubrette haussa légèrement les épaules, comme pour dire : Pas grand mal.

Valentin regarda par la fenêtre si la marquise écrivait encore. Il avait mis, tout en causant, la main dans la poche de son gilet ; le hasard voulut que dans ce moment il fût dans la veine dorée ; un caprice de curiosité lui passa par la tête ; il tira un double louis neuf qui reluisait merveilleusement au soleil, et dit à la soubrette :

— Cachez-moi ici.

D’après ce qui s’était passé, la soubrette croyait que Valentin n’était pas mal vu de sa maîtresse. Pour entrer d’autorité chez une femme, il faut une certaine assurance d’en être bien reçu, et quand, après avoir forcé sa porte, on passe une demi-heure dans sa chambre, les domestiques savent qu’en penser. Cependant la proposition était hardie ; se cacher pour surprendre les gens, c’est une idée d’amoureux, et non une idée d’amant ; le double louis, quelque beau qu’il fût, ne pouvait lutter avec la crainte d’être chassée. Mais après tout, pensa la servante, quand on est aussi amoureux, on est bien près de devenir amant. Qui sait ? au lieu d’être chassée, je serai peut-être remerciée. Elle prit donc le double en soupirant, et montra en riant à Valentin un vaste placard où il se jeta.

— Où êtes-vous donc ? demandait la marquise, qui venait de descendre dans le jardin.

La servante répondit que Valentin était sorti par le petit salon. Mme de Parnes regarda de côté et d’autre comme pour s’assurer qu’il était parti ; puis elle entra dans le pavillon, y jeta un coup d’œil, et s’en fut, après avoir fermé la porte à clé.

Vous trouverez peut-être, madame, que je vous fais un conte invraisemblable. Je connais des gens d’esprit, dans ce siècle de prose, qui soutiendraient très gravement que de pareilles choses ne sont pas possibles, et que, depuis la révolution, on ne se cache plus dans un pavillon. Il n’y a qu’une réponse à faire à ces incrédules : c’est qu’ils ont sans doute oublié le temps où ils étaient amoureux.

Dès que Valentin se trouva seul, il lui vint l’idée très naturelle qu’il allait peut-être passer là une journée. Quand sa curiosité fut satisfaite, et après qu’il eut examiné à loisir le lustre, les rideaux et les consoles, il se trouva, avec un grand appétit, vis-à-vis d’un sucrier et d’une carafe. Je vous ai dit que le billet du matin l’avait empêché de déjeuner ; mais il n’avait, en ce moment, aucun motif pour ne pas dîner. Il avala deux ou trois morceaux de sucre, et se souvint d’un vieux paysan à qui on demandait s’il aimait les femmes : J’aime assez une belle fille, répondit le brave homme, mais j’aime mieux une bonne côtelette. Valentin pensait aux festins dont, au dire de la soubrette, ce pavillon avait été témoin, et à la vue d’une belle table ronde qui occupait le milieu de la chambre, il aurait volontiers évoqué le spectre des petits soupers du défunt marquis. Qu’on serait bien ici, se disait-il, par une soirée ou par une nuit d’été, les fenêtres ouvertes, les persiennes fermées, les bougies allumées, la table servie ! Quel heureux temps que celui où nos ancêtres n’avaient qu’à frapper du pied sur le parquet, pour faire sortir de terre un bon repas ! Et en parlant ainsi, Valentin frappait du pied, mais rien ne lui répondait que l’écho de la voûte et le gémissement d’une harpe détendue.

Le bruit d’une clé dans la serrure le fit retourner précipitamment à son placard ; était-ce la marquise ou la femme de chambre ? Celle-ci pouvait le délivrer, ou, du moins, lui donner un morceau de pain. M’accusez-vous encore d’être romanesque, si je vous dis qu’en ce moment il ne savait laquelle des deux il eût souhaité de voir entrer ?

Ce fut la marquise qui parut. Que venait-elle faire ? La curiosité fut si forte, que toute autre idée s’évanouit ; Mme de Parnes sortait de table ; elle fit précisément ce que Valentin rêvait tout à l’heure ; elle ouvrit les fenêtres, ferma les persiennes, et alluma deux bougies ; le jour commençait à tomber. Elle posa sur la table un livre qu’elle tenait, fit quelques pas en fredonnant, et s’assit sur un canapé.

Que vient-elle faire ? se répétait Valentin. Malgré l’opinion de la servante, il ne pouvait se défendre d’espérer qu’il allait découvrir quelque mystère. « Qui sait ? pensa-t-il ; elle attend peut-être quelqu’un ; je me trouverais jouer un beau rôle, s’il allait arriver un tiers. » La marquise ouvrait son livre au hasard, puis le fermait, puis semblait réfléchir. Le jeune homme crut s’apercevoir qu’elle regardait du côté du placard. À travers la porte entre-bâillée, il suivait tous ses mouvemens ; une étrange idée lui vint tout à coup ; la femme de chambre avait-elle parlé, et la marquise savait-elle qu’il était là ?

Voilà, direz-vous, une idée bien folle, et surtout bien peu vraisemblable. Comment supposer qu’après son billet la marquise, instruite de la présence du jeune homme, ne l’eût pas fait mettre à la porte, ou, tout au moins, ne l’y eût pas mis elle-même ? Je commence, madame, par vous assurer que je suis du même avis que vous ; mais je dois ajouter, pour l’acquit de ma conscience, que je ne me charge, sous aucun prétexte, d’éclaircir des idées de ce genre. Il y a des gens qui supposent toujours, et d’autres qui ne supposent jamais ; le devoir d’un historien est de raconter et de laisser penser ceux qui s’en amusent.

Tout ce que je puis dire, c’est qu’il est évident que la déclaration de Valentin avait déplu à Mme de Parnes ; qu’il est probable qu’elle n’y songeait plus ; que, selon toute apparence, elle le croyait parti ; qu’il est plus probable encore qu’elle avait bien dîné, et qu’elle venait faire la sieste dans son pavillon ; mais il est certain qu’elle commença par mettre un de ses pieds sur son canapé, puis l’autre, puis qu’elle posa la tête sur un coussin, puis qu’elle ferma doucement les yeux ; et il me paraît difficile, après cela, de ne pas croire qu’elle s’endormit.

Valentin eut envie, comme dit Valmont, d’essayer de passer pour un songe. Il poussa la porte du placard ; un craquement le fit frémir ; la marquise avait ouvert les yeux, elle souleva sa tête et regarda autour d’elle ; Valentin ne bougeait pas, comme vous pouvez croire ; n’entendant plus rien et n’ayant rien vu, Mme de Parnes se rendormit ; le jeune homme avança sur la pointe du pied, et, le cœur palpitant, respirant à peine, il parvint, comme Robert-le-Diable, jusqu’à Isabelle assoupie.

Ce n’est pas en pareille circonstance qu’on réfléchit ordinairement. Jamais Mme de Parnes n’avait été si belle ; ses lèvres entr’ouvertes semblaient plus vermeilles ; un plus vif incarnat colorait ses joues ; sa respiration, égale et paisible, soulevait doucement son sein d’albâtre, couvert d’une blonde légère. L’ange de la nuit ne sortit pas plus beau d’un bloc de marbre de Carrare, sous le ciseau de Michel-Ange. Certes, même en s’en offensant, une telle femme surprise ainsi doit pardonner le désir qu’elle inspire. Un léger mouvement de la marquise arrêta cependant Valentin. Dormait-elle ? Cet étrange doute le troublait malgré lui. Et qu’importe ? se dit-il ; est-ce donc un piége ? quel travers et quelle folie ! pourquoi l’amour perdrait-il de son prix en s’apercevant qu’il est partagé ? Quoi de plus permis, de plus vrai, qu’un demi-mensonge qui se laisse deviner ? Quoi de plus beau qu’elle, si elle dort ? Quoi de plus charmant, si elle ne dort pas ?

Tout en se parlant ainsi, il restait immobile, et ne pouvait s’empêcher de chercher un moyen de savoir la vérité. Dominé par cette pensée, il prit un petit morceau de sucre qui restait encore de son repas, et, se cachant derrière la marquise, il le lui jeta sur la main. Elle ne remua pas ; il poussa une chaise, doucement d’abord, puis un peu plus fort ; point de réponse. Il étendit le bras, et fit tomber à terre le livre que Mme de Parnes avait posé sur la table. Il la crut éveillée cette fois, et se blottit derrière le canapé ; mais rien ne bougeait. Il se leva alors, et comme la persienne entr’ouverte exposait la marquise au serein, il la ferma avec précaution. — Vous comprenez, madame, que je n’étais pas dans le pavillon, et, du moment que la persienne fut fermée, il m’a été impossible d’en voir davantage.

vi.

Il n’y avait pas plus de quinze jours de cela, lorsque Valentin, en sortant de chez Mme Delaunay, oublia son mouchoir sur un fauteuil. Quand le jeune homme fut parti, Mme Delaunay ramassa le mouchoir, et ayant, par hasard, regardé la marque, elle trouva un I et un P très délicatement brodés. Ce n’était pas le chiffre de Valentin ; à qui donc appartenait ce mouchoir ? Le nom d’Isabelle de Parnes n’avait jamais été prononcé rue du Plat-d’Étain, et la veuve, par conséquent, se perdait en vaines conjectures. Elle retournait le mouchoir dans tous les sens, regardait un coin, puis un autre, comme si elle eût espéré découvrir quelque part le véritable nom du propriétaire. Et pourquoi, me demanderez-vous, tant de curiosité pour une chose si simple ? On emprunte tous les jours un mouchoir à un ami, et on le perd ; cela va sans dire. Qu’y a-t-il là d’extraordinaire ? Cependant Mme Delaunay examinait de près la fine batiste, et y trouvait un air féminin qui lui faisait hocher la tête. Elle se connaissait en broderie, et le dessin lui paraissait bien riche pour sortir de l’armoire d’un garçon. Un indice imprévu lui découvrit la vérité. Aux plis du mouchoir, elle reconnut qu’un des coins avait été noué pour servir de bourse, et cette manière de serrer son argent n’appartient, vous le savez, qu’aux femmes. Elle pâlit à cette découverte, et après avoir, pendant quelque temps, fixé sur le mouchoir des regards pensifs, elle fut obligée de s’en servir pour essuyer une larme qui coulait sur sa joue.

Une larme ! direz-vous ; déjà une larme ! Hélas ! oui, madame, elle pleurait. Qu’était il donc arrivé ? Je vais vous le dire ; mais il faut pour cela revenir un instant sur nos pas.

Il faut savoir que, le surlendemain du bal, Valentin était venu chez Mme Delaunay. La mère lui ouvrit la porte et lui répondit que sa fille était sortie. Mme Delaunay, là-dessus, avait écrit une longue lettre au jeune homme ; elle lui rappelait leur dernier entretien, elle suppliait de ne plus venir la voir. Elle comptait sur sa parole, sur son honneur et sur son amitié. Elle ne se montrait pas offensée, et ne parlait pas du galop. Bref, Valentin lut cette lettre d’un bout à l’autre sans y trouver rien de trop ni de trop peu. Il se sentit touché, et il eût obéi, si le dernier mot n’y eût pas été. Ce dernier mot, il est vrai, avait été effacé, mais si légèrement, qu’on ne l’en voyait que mieux. « Adieu, disait la veuve en terminant sa lettre ; soyez heureux. »

Dire à un amant qu’on bannit : Soyez heureux, qu’en pensez-vous, madame ? N’est-ce pas lui dire : Je ne suis pas heureuse ? Le vendredi venu, Valentin hésita long-temps s’il irait ou non chez le notaire. Malgré son âge et son étourderie, l’idée de nuire à qui que ce fût lui était insupportable. Il ne savait à quoi se décider, lorsqu’il se répéta : Soyez heureux ! Et il courut chez M. des Andelys.

Pourquoi Mme Delaunay y était-elle ? Quand notre héros entra dans le salon, il la vit froncer le sourcil avec une singulière expression. Pour ce qui regarde les manières, il y avait bien en elle quelque coquetterie ; mais, au fond du cœur, personne n’était plus simple, plus inexpérimentée que Mme Delaunay. Elle avait pu, en voyant le danger, tenter hardiment de s’en défendre ; mais pour résister à une lutte engagée, elle n’avait pas les armes nécessaires. Elle ne savait rien de ces manèges habiles, de ces ressources toujours prêtes, au moyen desquelles une femme d’esprit sait tenir l’amour en lisière et l’éloigner ou l’appeler tour à tour. Quand Valentin lui avait baisé la main, elle s’était dit : Voilà un mauvais sujet dont je pourrais bien devenir amoureuse ; il faut qu’il parte sur-le-champ. Mais lorsqu’elle le vit, chez le notaire, entrer gaiement sur la pointe du pied, serré dans sa cravate et le sourire sur les lèvres, la saluant, malgré sa défense, avec un gracieux respect, elle se dit : Voilà un homme plus obstiné et plus rusé que moi ; je ne serai pas la plus forte avec lui, et puisqu’il revient, il m’aime peut-être.

Elle ne refusa pas, cette fois, la contredanse qu’il lui demandait ; aux premières paroles, il vit en elle une grande résignation et une grande inquiétude. Au fond de cette ame timide et droite, il y avait quelque ennui de la vie ; tout en désirant le repos, elle était lasse de la solitude. M. Delaunay, mort fort jeune, ne l’avait point aimée ; il l’avait prise pour ménagère, plutôt que pour femme, et quoiqu’elle n’eût point de dot, il avait fait, en l’épousant, ce qu’on appelle un mariage de raison. L’économie, l’ordre, la vigilance, l’estime publique, l’amitié de son mari, les vertus domestiques en un mot, voilà ce qu’elle connaissait en ce monde. Valentin avait, dans le salon de M. des Andelys, la réputation que tout jeune homme dont le tailleur est bon, peut avoir chez un notaire. On n’en parlait que comme d’un élégant, d’un habitué de Tortoni, et les petites cousines se chuchotaient entre elles des histoires de l’autre monde qu’on lui attribuait. Il était descendu par une cheminée chez une baronne ; il avait sauté par la fenêtre d’une duchesse qui demeurait au cinquième étage, le tout par amour et sans se faire de mal, etc., etc.

Mme Delaunay avait trop de bon sens pour écouter ces niaiseries ; mais elle eût peut-être mieux fait de les écouter que d’en entendre quelques mots au hasard. Tout dépend souvent, ici-bas, du pied sur lequel on se présente. Pour parler comme les écoliers, Valentin avait l’avantage sur Mme Delaunay. Pour lui reprocher d’être venu, elle attendait qu’il lui en demandât pardon. Il s’en garda bien, comme vous pensez. S’il eût été ce qu’elle le croyait, c’est-à-dire un homme à bonnes fortunes, il n’eût peut-être pas réussi près d’elle, car elle l’eût senti alors trop habile et trop sûr de lui ; mais il tremblait en la touchant, et cette preuve d’amour, jointe à un peu de crainte, troublait à la fois la tête et le cœur de la jeune femme. Il n’était pas question, dans tout cela, de la salle à manger du notaire, ils semblaient tous deux l’avoir oubliée ; mais quand arriva le signal du galop, et que Valentin vint inviter la veuve, il fallut bien s’en souvenir.

Il m’a assuré que de sa vie il n’avait vu un plus beau visage que celui de Mme Delaunay quand il lui fit cette invitation. Son front, ses joues, se couvrirent de rougeur ; tout le sang qu’elle avait au cœur reflua autour de ses grands yeux noirs, comme pour en faire ressortir la flamme. Elle se souleva à demi, prête à accepter, et n’osant le faire ; un léger frisson fit trembler ses épaules, qui, cette fois, n’étaient pas nues. Valentin lui tenait la main ; il la pressa doucement dans la sienne comme pour lui dire : Ne craignez plus rien, je sens que vous m’aimez.

Avez-vous quelquefois réfléchi à la position d’une femme qui pardonne un baiser qu’on lui a dérobé ? Au moment où elle promet de l’oublier, c’est à peu près comme si elle l’accordait. Valentin osa faire à Mme Delaunay quelques reproches de sa colère ; il se plaignit de sa sévérité, de l’éloignement où elle l’avait tenu ; il en vint enfin, non sans hésiter, à lui parler d’un petit jardin situé derrière sa maison, lieu retiré, à l’ombrage épais, où nul œil indiscret ne pouvait pénétrer. Une fraîche cascade, par son murmure, y protégeait la causerie ; la solitude y protégeait l’amour. Nul bruit, nul témoin, nul danger. Parler d’un lieu pareil au milieu du monde, au son de la musique, dans le tourbillon d’une fête, à une jeune femme qui vous écoute, qui n’accepte ni ne refuse, mais qui laisse dire et qui sourit… ah ! madame, parler ainsi d’un lieu pareil, c’est peut-être plus doux que d’y être !

Tandis que Valenlin se livrait sans réserve, la veuve écoutait sans réflexion. De temps en temps, aux ardens désirs elle opposait une objection timide ; de temps en temps, elle feignait de ne plus entendre, et si un mot lui avait échappé, en rougissant, elle le faisait répéter. Sa main, pressée par celle du jeune homme, voulait être froide et immobile ; elle était inquiète et brûlante. Le hasard, qui sert les amans, voulut qu’en passant dans la salle à manger ils se retrouvassent seuls, comme la dernière fois. Valenlin n’eut pas même la pensée de troubler la rêverie de sa valseuse, et, à la place du désir, Mme Delaunay vit l’amour. Que vous dirais-je ? Ce respect, cette audace, cette chambre, ce bal, l’occasion, tout se réunissait pour la séduire. Elle ferma les yeux à demi, soupira… et ne promit rien.

Voilà, madame, par quelle raison Mme Delaunay se mit à pleurer quand elle trouva le mouchoir de la marquise.

vii.

De ce que Valentin avait oublié ce mouchoir, il ne faut pas croire cependant qu’il n’en eût pas un dans sa poche.

Pendant que Mme Delaunay pleurait, notre étourdi, qui n’en savait rien, était fort éloigné de pleurer. Il était dans un petit salon boisé, doré et musqué comme une bonbonnière, au fond d’un grand fauteuil de damas violet. Il écoutait, après un bon dîner, l’invitation à la valse de Weber, et tout en prenant d’excellent café, il regardait de temps en temps le cou blanc de Mme de Parnes. Celle-ci, dans tous ses atours, et exaltée, comme dit Hoffmann, par une tasse de thé bien sucrée, faisait de son mieux de ses belles mains. Ce n’était pas de la petite musique, et il faut dire, en toute justice, qu’elle s’en tirait parfaitement. Je ne sais lequel méritait le plus d’éloge, ou du sentimental maître allemand, ou de l’intelligente musicienne, ou de l’admirable instrument d’Érard qui renvoyait en vibrations sonores la double inspiration qui l’animait.

Le morceau fini, Valentin se leva, et tirant de sa poche un mouchoir : « Tenez, dit-il, je vous remercie ; voilà le mouchoir que vous m’avez prêté. »

La marquise fit justement ce qu’avait fait Mme Delaunay. Elle regarda la marque aussitôt ; sa main délicate avait senti un tissu trop rude pour lui appartenir. Elle se connaissait aussi en broderie, mais il y en avait si peu que rien, assez pourtant pour dénoter une femme.

Elle retourna deux ou trois fois le mouchoir, l’approcha timidement de son nez, le regarda encore, puis le jeta à Valentin en lui disant : « Vous vous êtes trompé. Ce que vous me rendez là appartient à quelque femme de chambre de votre mère. »

Valentin, qui avait emporté par mégarde le mouchoir de Mme Delaunay, le reconnut et se sentit battre le cœur. « Pourquoi à une femme de chambre ? » répondit-il. Mais la marquise s’était remise au piano ; peu lui importait une rivale qui se mouchait dans de la grosse toile. Elle reprit le presto de sa valse, et fit semblant de n’avoir pas entendu.

Cette indifférence piqua Valentin. Il fit un tour de chambre et prit son chapeau.

— Où allez-vous donc ? demanda Mme de Parnes.

— Chez ma mère, rendre à sa femme de chambre le mouchoir qu’elle m’a prêté.

— Vous verra-t-on demain ? Nous avons un peu de musique, et vous me ferez plaisir de venir dîner.

— Non ; j’ai affaire toute la journée.

Il continuait à se promener, et ne se décidait pas à sortir. La marquise se leva et vint à lui :

— Vous êtes un singulier homme, lui dit-elle ; vous voudriez me voir jalouse.

— Moi ? pas du tout. La jalousie est un sentiment que je déteste.

— Pourquoi donc vous fâchez-vous de ce que je trouve à ce mouchoir un air d’antichambre ? Est-ce ma faute ou la vôtre ?

— Je ne m’en fâche point, je le trouve tout simple.

En parlant ainsi, il tournait le dos. Mme de Parnes s’avança doucement, se saisit du mouchoir de Mme Delaunay, et s’approchant d’une fenêtre ouverte, le jeta dans la rue.

— Que faites-vous ? s’écria Valentin, et il s’élança pour la retenir ; mais il était trop tard.

— Je veux savoir, dit en riant la marquise, jusqu’à quel point vous y tenez, et je suis curieuse de voir si vous descendrez le chercher.

Valentin hésita un instant, et rougit de dépit. Il eût voulu punir la marquise par quelque réponse piquante ; mais, comme il arrive souvent, la colère lui ôtait l’esprit. Mme de Parnes se mit à rire de plus belle. Il enfonça son chapeau sur sa tête, et sortit en disant : Je vais le chercher.

Il chercha en effet long-temps ; mais un mouchoir perdu est bientôt ramassé, et ce fut vainement qu’il revint dix fois d’une borne à une autre. La marquise à sa fenêtre riait toujours en le regardant faire. Fatigué enfin, et un peu honteux, il s’éloigna sans lever la tête, feignant de ne pas s’apercevoir qu’on l’eût observé. Au coin de la rue pourtant, il se retourna, et vit Mme de Parnes qui ne riait plus, et qui le suivait des yeux.

Il continua sa route sans savoir où il allait, et prit machinalement le chemin de la rue du Plat-d’Étain. La soirée était belle et le ciel pur. La veuve était aussi à sa fenêtre ; elle avait passé une triste journée.

— J’ai besoin d’être rassurée, lui dit-elle dès qu’il fut entré. À qui appartient un mouchoir que vous avez laissé chez moi ?

Il y a des gens qui savent tromper et qui ne savent pas mentir. À cette question, Valentin se troubla trop évidemment pour qu’il fût possible de s’y méprendre, et sans attendre qu’il répondît :

— Écoutez-moi, dit Mme Delaunay. Vous savez maintenant que je vous aime. Vous connaissez beaucoup de monde, et je ne vois personne ; il m’est aussi impossible de savoir ce que vous faites qu’il vous serait facile d’y voir clair dans mes moindres actions, s’il vous en prenait fantaisie. Vous pouvez me tromper aisément et impunément, puisque je ne peux ni vous surveiller, ni cesser de vous aimer ; souvenez-vous, je vous en supplie, de ce que je vais vous dire : tout se sait tôt ou tard, et croyez-moi, c’est une triste chose.

Valentin voulait l’interrompre ; elle lui prit la main et continua :

— Je ne dis pas assez, ce n’est pas une triste chose, mais la plus triste qu’il y ait au monde ; si rien n’est plus doux que le souvenir du bonheur, rien n’est plus affreux que de s’apercevoir que le bonheur passé était un mensonge. Avez-vous jamais pensé à ce que ce peut être que de haïr ceux qu’on a aimés ? Concevez-vous rien de pire ? Réfléchissez à cela, je vous en conjure. Ceux qui trouvent plaisir à tromper les autres en tirent ordinairement vanité ; ils s’imaginent avoir par là quelque supériorité sur leurs dupes ; elle est bien fugitive, et à quoi mène-t-elle ? Rien n’est si aisé que le mal. Un homme de votre âge peut tromper sa maîtresse, seulement pour passer le temps ; mais le temps s’écoule en effet, la vérité vient, et que reste-t-il ? Une pauvre créature abusée s’est crue aimée, heureuse, elle a fait de vous son bien unique ; pensez à ce qui lui arrive s’il faut qu’elle ait horreur de vous !

La simplicité de ce langage avait ému Valentin jusqu’au fond du cœur :

— Je vous aime, lui dit-il, n’en doutez pas, je n’aime que vous seule.

— J’ai besoin de le croire, répondit la veuve, et si vous dites vrai, nous ne reparlerons jamais de ce que j’ai souffert aujourd’hui. Permettez-moi pourtant d’ajouter encore un mot qu’il faut absolument que je vous dise. J’ai vu mon père, à l’âge de soixante ans, apprendre tout à coup qu’un ami d’enfance l’avait trompé dans une affaire de commerce. Une lettre avait été trouvée, dans laquelle cet ami racontait lui-même sa perfidie, et se vantait de la triste habileté qui lui avait rapporté quelques billets de banque à notre détriment. J’ai vu mon père abîmé de douleur et stupéfait, la tête baissée, lire cette lettre ; il en était aussi honteux que s’il eût été lui-même le coupable ; il essuya une larme sur sa joue, jeta la lettre au feu, et s’écria : « Que la vanité et l’intérêt sont peu de chose ! Mais qu’il est affreux de perdre un ami ! » Si vous eussiez été là, Valentin, vous auriez fait serment de ne jamais tromper personne.

Mme Delaunay, en prononçant ces mots, laissa échapper quelques larmes ; Valentin était assis près d’elle ; pour toute réponse, il l’attira à lui ; elle posa sa tête sur son épaule, et tirant de la poche de son tablier le mouchoir de la marquise :

— Il est bien beau, dit-elle ; la broderie en est fine ; vous me le laisserez, n’est-ce pas ? La femme à qui il appartient ne s’apercevra pas qu’elle l’a perdu. Quand on a un mouchoir pareil, on en a bien d’autres. Je n’en ai, moi, qu’une douzaine, et ils ne sont pas merveilleux. Vous me rendrez le mien que vous avez emporté, et qui ne vous ferait pas honneur ; mais je garderai celui-ci.

— À quoi bon ? répondit Valentin. Vous ne vous en servirez pas.

— Si, mon ami ; il faut que je me console de l’avoir trouvé sur ce fauteuil, et il faut qu’il essuie mes larmes jusqu’à ce qu’elles aient cessé de couler.

— Que ce baiser les essuie ! s’écria le jeune homme, et prenant le mouchoir de Mme de Parnes, il le jeta par la fenêtre.

viii.

Six semaines s’étaient écoulées, et il faut qu’il soit bien difficile à l’homme de se connaître lui-même, puisque Valentin ne savait pas encore laquelle de ses deux maîtresses il aimait le mieux. Malgré ses momens de sincérité et les élans du cœur qui l’emportaient près de Mme Delaunay, il ne pouvait se résoudre à désapprendre le chemin de l’hôtel de la Chaussée-d’Antin. Malgré la beauté de Mme de Parnes, son esprit, sa grâce et tous les plaisirs qu’il trouvait chez elle, il ne pouvait renoncer à la chambrette de la rue du Plat-d’Étain. Le petit jardin de Valentin voyait tour à tour la veuve et la marquise se promener au bras du jeune homme, et le murmure de la cascade couvrait de son bruit monotone des sermens toujours répétés, toujours trahis avec la même ardeur. Faut-il donc croire que l’inconstance ait ses plaisirs comme l’amour fidèle ? On entendait quelquefois rouler encore la voiture sans livrée qui emmenait incognito Mme de Parnes, quand Mme Delaunay paraissait voilée au bout de la rue, s’acheminant d’un pas craintif. Caché derrière sa jalousie, Valentin souriait de ces rencontres, et s’abandonnait sans remords aux dangereux attraits du changement.

C’est une chose presque infaillible que ceux qui se familiarisent avec un péril quelconque, finissent par l’aimer. Toujours exposé à voir sa double intrigue découverte par un hasard, obligé au rôle difficile d’un homme qui doit mentir sans cesse sans jamais se trahir, notre étourdi se sentit fier de cette position étrange ; après y avoir accoutumé son cœur, il y habitua sa vanité. Les craintes qui le troublaient d’abord, les scrupules qui l’arrêtaient, lui devinrent chers ; il donna deux bagues pareilles à ses deux amies ; il avait obtenu de Mme Delaunay qu’elle portât une légère chaîne d’or qu’il avait choisie au lieu de son collier de chrysocale. Il lui parut plaisant de faire mettre ce collier à la marquise ; il réussit à l’en affubler un jour qu’elle allait au bal, et c’est, à coup sûr, la plus grande preuve d’amour qu’elle lui ait donné.

Mme Delaunay, trompée par l’amour, ne pouvait croire à l’inconstance de Valentin. Il y avait de certains jours où la vérité lui apparaissait tout à coup claire et irrécusable. Elle éclatait alors en reproches, elle fondait en larmes, elle voulait mourir ; un mot de son amant l’abusait de nouveau, un serrement de main la consolait ; elle rentrait chez elle heureuse et tranquille. Mme de Parnes, trompée par l’orgueil, ne cherchait à rien découvrir et n’essayait de rien savoir. Elle se disait : « C’est quelque ancienne maîtresse qu’il n’a pas le courage de quitter. » Et elle ne daignait pas s’abaisser à demander un sacrifice. L’amour lui semblait un passe-temps, la jalousie un ridicule ; elle croyait d’ailleurs sa beauté un talisman auquel rien ne pouvait résister.

Si vous vous souvenez, madame, du caractère de notre héros, tel que j’ai tâché de vous le peindre à la première page de ce conte, vous comprendrez et vous excuserez peut-être sa conduite, malgré ce qu’elle a de justement blâmable. Le double amour qu’il ressentait, ou croyait ressentir, était, pour ainsi dire, l’image de sa vie entière. Ayant toujours cherché les extrêmes, goûtant les jouissances du pauvre et celles du riche en même temps, il trouvait, près de ces deux femmes, le contraste qui lui plaisait, et il était réellement riche et pauvre dans la même journée. Si, de sept à huit heures, au soleil couchant, deux beaux chevaux gris entraient au petit trot dans l’avenue des Champs-Élisées, traînant doucement derrière eux un coupé tendu de soie comme un boudoir, vous eussiez pu voir au fond de la voiture une fraîche et coquette figure cachée sous une grande capote, et souriant à un jeune homme nonchalamment étendu près d’elle ; c’étaient Valentin et Mme de Parnes qui prenaient l’air après dîner. Si le matin, au lever du soleil, le hasard vous avait menée près du joli bois de Romainville, vous eussiez pu y rencontrer sous le vert bosquet d’une guinguette deux amoureux se parlant à voix basse, ou lisant ensemble La Fontaine ; c’étaient Valentin et Mme Delaunay qui venaient de marcher dans la rosée. Étiez-vous ce soir d’un grand bal à l’ambassade d’Autriche ? Avez-vous vu au milieu d’un cercle brillant de jeunes femmes une beauté plus fière, plus courtisée, plus dédaigneuse que toutes les autres ? Cette tête charmante, coiffée d’un turban doré, qui se balance avec grâce comme une rose bercée par le zéphir, c’est la jeune marquise que la foule admire, que le triomphe embellit, et qui pourtant semble rêver. Non loin de là, appuyé contre une colonne, Valentin la regarde ; personne ne connaît leur secret, personne n’interprète ce coup d’œil, et ne devine la joie de l’amant ; l’éclat des lustres, le bruit de la musique, les murmures de la foule, le parfum des fleurs, tout le pénètre, le transporte, et l’image radieuse de sa belle maîtresse enivre ses yeux éblouis. Il doute presque lui-même de son bonheur, et qu’un si rare trésor lui appartienne ; il entend les hommes dire autour de lui : Quel éclat ! quel sourire ! quelle femme ! et il se répète tout bas ces paroles ; l’heure du souper arrive ; un jeune officier rougit de plaisir en présentant sa main à la marquise ; on l’entoure, on la suit, chacun veut s’en approcher et brigue la faveur d’un mot tombé de ses lèvres ; c’est alors qu’elle passe près de Valentin, et lui dit à l’oreille : À demain. Que de jouissances dans un mot pareil ! Demain cependant, à la nuit tombante, le jeune homme monte à tâtons un escalier sans lumière ; il arrive à grand’peine au troisième étage, et frappe doucement à une petite porte ; elle s’est ouverte, il entre ; Mme  Delaunay, devant sa table, travaillait seule en l’attendant ; il s’asseoit près d’elle ; elle le regarde, lui prend la main et lui dit qu’elle le remercie de l’aimer encore. Une seule lampe éclaire faiblement la modeste chambrette ; mais sous cette lampe est un visage ami, tranquille et bienveillant ; il n’y a plus là ni témoins empressés, ni admiration, ni triomphe ; mais Valentin fait plus que de ne pas regretter le monde, il l’oublie ; la vieille mère arrive, s’asseoit dans sa bergère, et il faut écouter jusqu’à dix heures les histoires du temps passé, caresser le petit chien qui gronde, rallumer la lampe qui s’éteint ; quelquefois c’est un roman nouveau qu’il faut avoir le courage de lire ; Valentin laisse tomber le livre pour effleurer en le ramassant le petit pied de sa maîtresse ; quelquefois c’est un piquet à deux sous la fiche qu’il faut faire avec la bonne dame, et avoir soin de n’avoir pas trop beau jeu ; en sortant de là, le jeune homme revient à pied ; il a soupé hier avec du vin de Champagne, en fredonnant une contredanse ; il soupe ce soir avec une tasse de lait, en faisant quelques vers pour son amie. Pendant ce temps-là, la marquise est furieuse qu’on lui ait manqué de parole ; un grand laquais poudré apporte un billet plein de tendres reproches et sentant le musc ; le billet est décacheté, la fenêtre ouverte, le temps est beau, Mme de Parnes va venir ; voilà notre étourdi grand seigneur ; ainsi, toujours différent de lui-même, il trouvait moyen d’être vrai en n’étant jamais sincère, et l’amant de la marquise n’était pas celui de la veuve.

« Et pourquoi choisir ? me disait-il un jour qu’en nous promenant il essayait de se justifier. Pourquoi cette nécessité d’aimer d’une manière exclusive ? Blâmerait-on un homme de mon âge d’être amoureux de Mme de Parnes ? N’est-elle pas admirée, enviée ? Ne vante-t-on pas son esprit et ses charmes ? La raison même se passionne pour elle. D’une autre part, quel reproche ferait-on à celui que la bonté, la tendresse, la candeur de Mme Delaunay auraient touché ? N’est-elle pas digne de faire la joie et le bonheur d’un homme ? Moins belle, ne serait-elle pas une amie précieuse, et telle qu’elle est, y a-t-il au monde une plus charmante maîtresse ! En quoi donc suis-je coupable d’aimer ces deux femmes, si chacune d’elles mérite qu’on l’aime ? Et s’il est vrai que je sois assez heureux pour compter pour quelque chose dans leur vie, pourquoi ne pourrais-je rendre l’une heureuse qu’en faisant le malheur de l’autre ? Pourquoi le doux sourire que ma présence fait éclore quelquefois sur les lèvres de ma belle veuve devrait-il être acheté au prix d’une larme versée par la marquise ? Est-ce leur faute si le hasard m’a jeté sur leur route, si je les ai approchées, si elles m’ont permis de les aimer ? Laquelle choisirais-je sans être injuste ? En quoi celle-là aurait-elle mérité plus que celle-ci d’être préférée ou abandonnée ? Quand Mme Delaunay me dit que son existence entière m’appartient, que voulez-vous donc que je réponde ? Faut-il la repousser, la désabuser, et lui laisser le découragement et le chagrin ? Quand Mme de Parnes est au piano, et qu’assis derrière elle, je la vois se livrer à la noble inspiration de son cœur ; quand son esprit élève le mien, m’exalte et me fait mieux goûter par la sympathie les plus exquises jouissances de l’intelligence, faut-il que je lui dise qu’elle se trompe et qu’un si doux plaisir est coupable ? Faut-il que je change en haine ou en mépris le souvenir de ces heures délicieuses ? Non, mon ami, je mentirais en disant à l’une des deux que je ne l’aime plus ou que je ne l’ai point aimée ; j’aurais plutôt le courage de les perdre ensemble, que celui de choisir entre elles. »

Vous voyez, madame, que notre étourdi faisait comme font tous les hommes ; ne pouvant se corriger de sa folie, il tentait de lui donner l’apparence de la raison. Cependant il y avait de certains jours où son cœur se refusait, malgré lui, au double rôle qu’il soutenait. Il tâchait de troubler le moins possible le repos de Mme Delaunay ; mais la fierté de la marquise eut plus d’un caprice à supporter. « Cette femme n’a que de l’esprit et de l’orgueil, » me disait-il d’elle quelquefois. Il arrivait aussi qu’en quittant le salon de Mme de Parnes, la naïveté de la veuve le faisait sourire, et qu’il trouvait qu’à son tour elle avait trop peu d’orgueil et d’esprit. Il se plaignait de manquer de liberté. Tantôt une boutade lui faisait renoncer à un rendez-vous ; il prenait un livre et s’en allait dîner seul à la campagne. Tantôt il maudissait le hasard qui s’opposait à une entrevue qu’il demandait. Mme Delaunay était, au fond du cœur, celle qu’il préférait ; mais il n’en savait rien lui-même, et cette singulière incertitude aurait peut-être duré long-temps, si une circonstance, légère en apparence, ne l’eût éclairé tout à coup sur ses véritables sentimens. On était au mois de juin, et les soirées au jardin étaient délicieuses. La marquise, en s’asseyant sur un banc de bois près de la cascade, s’avisa un jour de le trouver dur.

— Je vous ferai cadeau d’un coussin, dit-elle à Valentin. Le lendemain matin, en effet, arriva une causeuse élégante, accompagnée d’un beau coussin en tapisserie, de la part de Mme de Parnes.

Vous vous souvenez peut-être que Mme Delaunay faisait de la tapisserie. Depuis un mois, Valentin l’avait vue travailler constamment à un ouvrage de ce genre dont il avait admiré le dessin ; non que ce dessin eût rien de remarquable ; c’était, je crois, une couronne de fleurs, comme toutes les tapisseries du monde ; mais les couleurs en étaient charmantes. Que peut faire, d’ailleurs, une main aimée que nous ne le trouvions un chef-d’œuvre ? Cent fois, le soir, près de la lampe, le jeune homme avait suivi des yeux, sur le canevas, les doigts habiles de la veuve ; cent fois, au milieu d’un entretien animé, il s’était arrêté, observant un religieux silence, tandis qu’elle comptait ses points ; cent fois il avait interrompu cette main fatiguée et lui avait rendu le courage par un baiser.

Quand Valentin eut fait porter la causeuse de la marquise dans une petite salle attenante au jardin, il y descendit et examina son cadeau. En regardant de près le coussin, il crut le reconnaître ; il le prit, le retourna, le remit à sa place, et se demanda où il l’avait vu. « Fou que je suis, se dit-il ; tous les coussins se ressemblent, et celui-là n’a rien d’extraordinaire. » Mais une petite tache faite sur le fond blanc attira tout à coup ses yeux ; il n’y avait pas à se tromper. Valentin avait fait lui-même cette tache, en laissant tomber une goutte d’encre sur l’ouvrage de Mme Delaunay, un soir qu’il écrivait près d’elle.

Cette découverte le jeta, comme vous pensez, dans un grand étonnement. « Comment est-ce possible ? se demanda-t-il ; comment la marquise peut-elle m’envoyer un coussin fait par Mme Delaunay ? » Il regarda encore ; plus de doute : ce sont les mêmes fleurs, les mêmes couleurs. Il en reconnaît l’éclat, l’arrangement ; il les touche comme pour s’assurer qu’il n’est pas trompé par une illusion, puis il reste interdit, ne sachant comment s’expliquer ce qu’il voit. Je n’ai que faire de dire que mille conjectures, moins vraisemblables les unes que les autres, se présentèrent à son esprit. Tantôt il supposait que le hasard avait pu faire se rencontrer la veuve et la marquise, qu’elles s’étaient entendues ensemble, et qu’elles lui envoyaient ce coussin d’un commun accord, pour lui apprendre que sa perfidie était démasquée ; tantôt il se disait que Mme Delaunay avait surpris sa conversation de la veille dans le jardin, et qu’elle avait voulu, pour lui faire honte, remplir la promesse de Mme de Parnes. De toute façon, il se voyait découvert, abandonné de ses deux maîtresses, ou tout au moins de l’une des deux. Après avoir passé une heure à rêver, il résolut de sortir d’incertitude. Il alla chez Mme  Delaunay, qui le reçut comme à l’ordinaire, et dont le visage n’exprima qu’un peu d’étonnement de le voir arriver si matin.

Rassuré d’abord par cet accueil, il parla quelque temps de choses indifférentes, puis, dominé par l’inquiétude, il demanda à la veuve si sa tapisserie était terminée. — Oui, répondit-elle. — Et où est-elle donc ? demanda-t-il. À cette question, Mme Delaunay se troubla et rougit. — Elle est chez le marchand, dit-elle assez vite ; puis, elle se reprit, et ajouta : Je l’ai donnée à monter ; on va me la rendre.

Si Valentin avait été surpris de reconnaître le coussin, il le fut encore davantage de voir la veuve se troubler lorsqu’il lui en parla. N’osant pourtant faire de nouvelles questions, de peur de se trahir, il sortit bientôt, et s’en fut chez la marquise. Mais cette visite lui en apprit encore moins ; quand il fut question de la causeuse, Mme de Parnes, pour toute réponse, fit un léger signe de tête en souriant, comme pour dire : Je suis charmée qu’elle vous plaise.

Notre étourdi rentra donc chez lui, moins inquiet, il est vrai, qu’il n’en était sorti, mais croyant presque avoir fait un rêve. Quel mystère ou quel caprice du hasard cachait cet envoi singulier ? « L’une fait un coussin, et l’autre me le donne ; celle-là passe un mois à travailler, et quand son ouvrage est fini, celle-ci s’en trouve propriétaire ; ces deux femmes ne se sont jamais vues, et elles s’entendent pour me jouer un tour dont elles ne semblent pas se douter. » Il y avait assurément de quoi se torturer l’esprit ; aussi le jeune homme cherchait-il de cent manières différentes la clé de l’énigme qui le tourmentait.

En examinant le coussin, il trouva l’adresse du marchand qui l’avait vendu. Sur un petit morceau de papier collé dans un coin, était écrit : Au Père de Famille, rue Dauphine.

Dès que Valentin eut lu ces mots, il se vit sûr de parvenir à la vérité. Il courut au magasin du Père de Famille ; il demanda si le matin même on n’avait pas vendu à une dame un coussin en tapisserie qu’il désigna et qu’on reconnut. Aux questions qu’il fit ensuite pour savoir qui avait fait ce coussin et d’où il venait, on ne répondit qu’avec restriction ; on ne connaissait pas l’ouvrière ; il y avait dans le magasin beaucoup d’objets de ce genre ; enfin, on ne voulait rien dire.

Malgré les réticences, Valentin eut bientôt saisi dans les réponses du garçon qu’il interrogeait, un mystère qu’il ne soupçonnait pas, et que bien d’autres que lui ignorent : c’est qu’il y a à Paris un grand nombre de femmes, de demoiselles pauvres, qui, tout en ayant dans le monde un rang convenable et quelquefois distingué, travaillent en secret pour vivre. Les marchands emploient ainsi, et à bon marché, des ouvrières habiles ; mainte famille, vivant sobrement, chez qui pourtant on va prendre le thé, se soutient par les filles de la maison ; on les voit sans cesse tenant l’aiguille, mais elles ne sont pas assez riches pour porter ce qu’elles font ; quand elles ont brodé du tulle, elles le vendent pour acheter de la percale ; celle-là, fille de nobles aïeux, fière de son titre et de sa naissance, marque des mouchoirs ; celle-ci que vous admirez au bal si enjouée, si coquette et si légère, fait des fleurs artificielles et paie de son travail le pain de sa mère ; telle autre, un peu plus riche, cherche à gagner de quoi ajouter à sa toilette ; ces chapeaux tout faits, ces sachets brodés, qu’on voit aux étalages des boutiques, et que le passant marchande par désœuvrement, sont l’œuvre secrète, quelque fois pieuse, d’une main inconnue ; peu d’hommes consentiraient à ce métier, ils resteraient pauvres par orgueil en pareil cas ; peu de femmes s’y refusent, quand elles en ont besoin, et de celles qui le font, aucune n’en rougit. Il arrive qu’une jeune femme rencontre une amie d’enfance qui n’est pas riche et qui a besoin de quelque argent ; faute de pouvoir lui en prêter elle-même, elle lui dit sa ressource, l’encourage, lui cite des exemples, la mène chez le marchand, lui fait une petite clientelle ; trois mois après, l’amie est à son aise et rend à une autre le même service ; ces sortes de choses se passent tous les jours, personne n’en sait rien, et c’est pour le mieux ; car les bavards qui rougissent du travail trouveraient bientôt moyen de déshonorer ce qu’il y a au monde de plus honorable.

— Combien de temps, demanda Valentin, faut-il à peu près pour faire un coussin comme celui dont je vous parle, et combien gagne l’ouvrière ?

— Monsieur, répondit le garçon, pour faire un coussin comme celui-là, il faut deux mois, six semaines environ. L’ouvrière paie sa laine, bien entendu, par conséquent c’est autant de moins pour elle. La laine anglaise, belle, coûte 10 francs la livre ; le ponceau, le cerise, coûtent 15 francs. Pour ce coussin, il faut une livre et demie de laine, au plus, et il sera payé 40 ou 50 francs à l’habile ouvrière.

ix.

Quand Valentin, de retour au logis, se retrouva en face de sa causeuse, le secret qu’il venait d’apprendre produisit sur lui un effet inattendu. En pensant que Mme Delaunay avait mis six semaines à faire ce coussin pour gagner deux louis, et que Mme de Parnes l’avait acheté en se promenant, il éprouva un serrement de cœur étrange. La différence que la destinée avait mise entre ces deux femmes se montrait à lui, en ce moment, sous une forme si palpable, qu’il ne put s’empêcher d’en souffrir. L’idée que la marquise allait arriver, s’appuyer sur ce meuble, et traîner son bras nu sur la trace des larmes de la veuve, fut insupportable au jeune homme. Il prit le coussin et le mit dans une armoire : Qu’elle en pense ce qu’elle voudra, se dit-il ; ce coussin me fait pitié, et je ne puis le laisser là.

Mme de Parnes arriva bientôt après, et s’étonna de ne pas voir son cadeau. Au lieu de chercher une excuse, Valentin répondit qu’il n’en voulait pas, et qu’il ne s’en servirait jamais. Il prononça ces mots d’un ton brusque et sans réfléchir à ce qu’il faisait :

— Et pourquoi ? demanda la marquise.

— Parce qu’il me déplaît.

— En quoi vous déplaît-il ? Vous m’avez dit le contraire ce matin même.

— C’est possible ; il me déplaît maintenant. Combien est-ce qu’il vous a coûté ?

— Voilà une belle question ? dit Mme de Parnes ; qu’est-ce qui vous passe par la tête ?

Il faut savoir que depuis quelques jours, Valentin avait appris de la mère de Mme Delaunay qu’elle se trouvait fort gênée. Il s’agissait d’un terme de loyer à payer à un propriétaire avare qui menaçait au moindre retard. Valentin, ne pouvant faire, même pour une bagatelle, des offres de service qu’on n’eût pas voulu entendre, n’avait eu d’autre parti à prendre que de cacher son inquiétude. D’après ce qu’avait dit le garçon du Père de Famille, il était probable que le coussin n’avait pas suffi pour tirer la veuve d’embarras. Ce n’était pas la faute de la marquise ; mais l’esprit humain est quelquefois si bizarre, que le jeune homme en voulait presque à Mme de Parnes du prix modique de son achat, et sans s’apercevoir du peu de convenance de sa question :

— Cela vous a coûté 40 ou 50 francs, dit-il avec amertume. Savez-vous combien de temps on a mis à le faire ?

— Je le sais d’autant mieux, répondit la marquise, que je l’ai fait moi-même.

— Vous ?

— Moi, et pour vous ; j’y ai passé quinze jours : voyez si vous me devez quelque reconnaissance.

— Quinze jours, madame ? mais il faut deux mois, et deux mois de travail assidu, pour terminer un pareil ouvrage. Vous mettriez six mois à en venir à bout, si vous l’entrepreniez.

— Vous me paraissez bien au courant ; d’où vous vient tant d’expérience ?

— D’une ouvrière que je connais, et qui, certes, ne s’y trompe pas.

— Eh bien ! cette ouvrière ne vous a pas tout dit ; vous ne savez pas que pour ces choses-là le plus important, ce sont les fleurs, et qu’on trouve chez les marchands des canevas préparés où le fond est rempli ; le plus difficile reste à faire, mais le plus long et le plus ennuyeux est fait ; c’est ainsi que j’ai acheté ce coussin qui ne m’a même pas coûté quarante ou cinquante francs, car ce fond ne signifie rien ; c’est un ouvrage de manœuvre pour lequel il ne faut que de la laine et des mains.

Le mot de manœuvre n’avait pas plu à Valentin. — J’en suis bien fâché, répliqua-t-il, mais ni le fond ni les fleurs ne sont de vous.

— Et de qui donc ? apparemment de l’ouvrière que vous connaissez ?

— Peut-être.

La marquise sembla hésiter un instant entre la colère et l’envie de rire. Elle prit le dernier parti, et se livrant à sa gaieté :

— Dites-moi donc, s’écria-t-elle, dites-moi donc, je vous prie, le nom de votre mystérieuse ouvrière, qui vous donne de si bons renseignemens.

— Elle s’appelle Julie, répondit le jeune homme. Son regard, le son de sa voix, rappelèrent tout à coup à madame de Parnes qu’il lui avait dit le même nom le jour où il lui avait parlé d’une veuve qu’il aimait ; comme alors, l’air de vérité avec laquelle il avait répondu, troubla la marquise. Elle se souvint vaguement de l’histoire de cette veuve, qu’elle avait prise pour un prétexte ; mais, répété ainsi, ce nom lui parut sérieux.

— Si c’est une confidence que vous me faites, dit-elle, elle n’est ni adroite ni polie.

Valentin ne répondit pas. Il sentait que son premier mouvement l’avait entraîné trop loin, et il commençait à réfléchir. La marquise, de son côté, garda le silence quelque temps. Elle attendait une explication, et Valentin songeait au moyen d’éviter d’en donner une. Il allait enfin se décider à parler, et essayer peut-être de se rétracter, quand la marquise, perdant patience, se leva brusquement.

— Est-ce une querelle ou une rupture ? demanda-t-elle d’un ton si violent, que Valentin ne put conserver son sang-froid.

— Comme vous voudrez, répondit-il.

— Très bien, dit la marquise, et elle sortit. Mais cinq minutes après, on sonna à la porte ; Valentin ouvrit, et vit Mme de Parnes debout sur le palier, les bras croisés, enveloppée dans sa mantille et appuyée contre le mur ; elle était d’une pâleur effrayante, et prête à se trouver mal. Il la prit dans ses bras, la porta sur la causeuse, et s’efforça de l’apaiser. Il lui demanda pardon de sa mauvaise humeur, la supplia d’oublier cette scène fâcheuse, et s’accusa d’un de ces accès d’impatience dont il est impossible de dire la raison. — Je ne sais ce que j’avais ce matin, lui dit-il ; une fâcheuse nouvelle que j’ai reçue m’avait irrité ; je vous ai cherché querelle sans motif ; ne pensez jamais à ce que je vous ai dit que comme à un moment de folie de ma part.

— N’en parlons plus, dit la marquise revenue à elle, et allez me chercher mon coussin. Valentin obéit avec répugnance ; madame de Parnes jeta le coussin à terre et posa ses pieds dessus. Ce geste, comme vous pensez, ne fut pas agréable au jeune homme ; il fronça le sourcil malgré lui, et se dit qu’après tout il venait de céder par faiblesse à une comédie de femme.

Je ne sais s’il avait raison, et je ne sais, non plus, par quelle obstination puérile la marquise avait voulu, à toute force, obtenir ce petit triomphe. Il n’est pas sans exemple qu’une femme et même une femme d’esprit ne veuille pas se soumettre en pareil cas ; mais il peut arriver que ce soit de sa part un mauvais calcul, et que l’homme, après avoir obéi, se repente de sa complaisance ; c’est ainsi qu’un enfantillage devient grave quand l’orgueil s’en mêle, et qu’on s’est brouillé quelquefois pour moins encore qu’un coussin brodé.

Tandis que Mme de Parnes, reprenant son air gracieux, ne dissimulait pas sa joie, Valentin ne pouvait détacher ses regards du coussin, qui, à dire vrai, n’était pas fait pour servir de tabouret. Contre sa coutume, la marquise était venue à pied, et la tapisserie de la veuve, repoussée bientôt au milieu de la chambre, portait l’empreinte poudreuse du brodequin qui l’avait foulé. Valentin ramassa le coussin, l’essuya et le posa sur un fauteuil.

— Allons-nous encore nous quereller ? dit en souriant la marquise. Je croyais que vous me laissiez faire et que la paix était conclue.

— Ce coussin est blanc ; pourquoi le salir ?

— Pour s’en servir, et, quand il sera sale, Mme Julie nous en fera d’autres.

— Écoutez-moi, madame la marquise, dit Valentin. Vous comprenez très bien que je ne suis pas assez sot pour attacher de l’importance à un caprice ni à une bagatelle de cette sorte. S’il est vrai que le déplaisir que je ressens de ce que vous faites puisse avoir quelque motif que vous ignorez, ne cherchez pas à l’approfondir, ce sera le plus sage. Vous vous êtes trouvée mal tout à l’heure, je ne vous demande pas si cet évanouissement était bien profond ; vous avez obtenu ce que vous désiriez, n’en essayez pas davantage.

— Mais vous comprenez peut-être, répondit Mme de Parnes, que je ne suis pas assez sotte non plus pour attacher à cette bagatelle plus d’importance que vous, et s’il m’arrivait d’insister, vous comprendriez encore que je voudrais savoir jusqu’à quel point c’est une bagatelle.

— Soit, mais je vous demanderai, pour vous répondre, si c’est l’orgueil ou l’amour qui vous pousse.

— C’est l’un et l’autre. Vous ne savez pas qui je suis ; la légèreté de ma conduite avec vous vous a donné de moi une opinion que je vous laisse parce que vous ne la feriez partager à personne ; pensez sur mon compte comme il vous plaira, et soyez infidèle si bon vous semble ; mais gardez-vous de m’offenser.

— C’est peut-être l’orgueil qui parle en ce moment, madame ; mais convenez donc que ce n’est pas l’amour.

— Je n’en sais rien ; si je ne suis pas jalouse, il est certain que c’est par dédain ; comme je ne reconnais qu’à M. de Parnes le droit de surveillance sur moi, je ne prétends non plus surveiller personne. Mais comment osez-vous me répéter deux fois un nom que vous devriez taire ?

— Pourquoi le tairais-je quand vous m’interrogez ? ce nom ne peut faire rougir ni la personne à qui il appartient ni celle qui le prononce.

— Eh bien ! achevez donc de le prononcer.

Valentin hésita un moment.

— Non, répondit-il, je ne le prononcerai pas, par respect pour celle qui le porte. La marquise se leva à cette parole, serra sa mantille autour de sa taille, et dit d’un ton glacé : Je pense qu’on doit être venu me chercher, reconduisez-moi jusqu’à ma voiture.

x.

La marquise de Parnes était plus qu’orgueilleuse, elle était hautaine. Habituée dès l’enfance à voir tous ses caprices satisfaits, négligée par son mari, gâtée par sa tante, flattée par le monde qui l’entourait, le seul conseiller qui la dirigeât, au milieu d’une liberté si dangereuse, était cette fierté native qui triomphait même des passions. Elle pleura amèrement en rentrant chez elle ; puis elle fit défendre sa porte, et réfléchit à ce qu’elle avait à faire, résolue à n’en pas souffrir davantage.

Quand Valentin, le lendemain, alla voir Mme Delaunay, il crut s’apercevoir qu’il était suivi. Il l’était en effet, et la marquise eut bientôt appris la demeure de la veuve, son nom, et les visites fréquentes que le jeune homme lui rendait. Elle ne voulut pas s’en tenir là, et, quelque invraisemblable que puisse paraître le moyen dont elle se servit, il n’est pas moins vrai qu’elle l’employa, et qu’il lui réussit. À sept heures du matin, elle sonna sa femme de chambre ; elle se fit apporter par cette fille une robe de toile, un tablier, un mouchoir de coton, et un ample bonnet sous lequel elle cacha, autant que possible, son visage. Ainsi travestie, un panier sous le bras, elle se rendit au marché des Innocens. C’était l’heure où Mme Delaunay avait coutume d’y aller, et la marquise ne chercha pas long-temps ; elle savait que la veuve lui ressemblait, et elle aperçut bientôt devant l’étalage d’une fruitière une jeune femme à peu près de sa taille, aux yeux noirs, et à la démarche modeste, marchandant des cerises. Elle s’approcha : N’est-ce pas à madame Delaunay, demanda-t-elle, que j’ai l’honneur de parler ?

— Oui, mademoiselle ; que me voulez-vous ?

La marquise ne répondit pas ; sa fantaisie était satisfaite, et peu lui importait qu’on s’en étonnât. Elle jeta sur sa rivale un regard rapide et curieux, la toisa des pieds à la tête, puis se retourna et disparut.

Valentin ne venait plus chez Mme de Parnes ; il reçut d’elle une invitation de bal imprimée, et crut devoir s’y rendre par convenance. Quand il entra dans l’hôtel, il fut surpris de ne voir qu’une fenêtre éclairée ; la marquise était seule et l’attendait : Pardonnez-moi, lui dit-elle, la petite ruse que j’ai employée pour vous faire venir ; j’ai pensé que vous ne répondriez peut-être pas si je vous écrivais pour vous demander un quart d’heure d’entretien, et j’ai besoin de vous dire un mot, en vous suppliant d’y répondre sincèrement.

Valentin, qui, de son naturel, n’était pas gardeur de rancune, et chez qui le ressentiment passait aussi vite qu’il venait, voulut mettre la conversation sur un ton enjoué, et commença à plaisanter la marquise sur son bal supposé. Elle lui coupa la parole en lui disant : J’ai vu Mme Delaunay.

— Ne vous effrayez pas, ajouta-t-elle, voyant Valentin changer de visage ; je l’ai vue sans qu’elle sût qui j’étais et de manière à ce qu’elle ne puisse me reconnaître. Elle est jolie, et il est vrai qu’elle me ressemble un peu ; parlez-moi franchement. L’aimiez-vous déjà quand vous m’avez envoyé une lettre qui était écrite pour elle ?

Valentin hésitait.

— Parlez, parlez sans crainte, dit la marquise. C’est le seul moyen de me prouver que vous avez quelque estime pour moi.

Elle avait prononcé ces mots avec tant de tristesse, que Valentin en fut ému. Il s’assit près d’elle, et lui conta fidèlement tout ce qui s’était passé dans son cœur. Je l’aimais déjà, lui dit-il enfin, et je l’aime encore ; c’est la vérité.

— Rien n’est plus possible entre nous, répondit la marquise en se levant. Elle s’approcha d’une glace, se renvoya à elle-même un regard coquet :

— J’ai fait pour vous, continua-t-elle, la seule action de ma vie où je n’aie réfléchi à rien. Je ne m’en repens pas, mais je voudrais n’être pas seule à m’en souvenir quelquefois.

Elle ôta de son doigt une bague d’or où était enchâssée une aigue-marine.

— Tenez, dit-elle à Valentin, portez ceci pour l’amour de moi ; cette pierre ressemble à une larme. Quand elle présenta sa bague au jeune homme, il voulut lui baiser la main : Prenez garde, dit-elle ; songez que j’ai vu votre maîtresse ; ne nous souvenons pas trop tôt.

— Ah ! répondit-il, je l’aime encore, mais je sens que je vous aimerai toujours.

— Je le crois, répliqua la marquise, et c’est peut-être pour cette raison que je pars demain pour la Hollande, où je vais rejoindre mon mari.

— Je vous suivrai, s’écria Valentin ; n’en doutez pas, si vous quittez la France, je partirai en même temps que vous.

— Gardez-vous-en bien, ce serait me perdre, et vous tenteriez en vain de me revoir.

— Peu m’importe, quand je devrais vous suivre à dix lieues de distance, je vous prouverai du moins ainsi la sincérité de mon amour, et vous y croirez malgré vous.

— Mais je vous dis que j’y crois, répondit Mme de Parnes avec un sourire malin ; adieu donc, ne faites pas cette folie.

Elle tendit la main à Valentin, et entr’ouvrit, pour se retirer, la porte de sa chambre à coucher. Ne faites pas cette folie, ajouta-t-elle d’un ton léger, ou si vous la faisiez par hasard, vous m’écririez un mot à Bruxelles, parce que de là on peut changer de route.

La porte se ferma sur ces paroles, et Valentin, resté seul, sortit de l’hôtel dans le plus grand trouble.

Il ne put dormir de la nuit, et le lendemain, au point du jour, il n’avait encore pris aucun parti sur la conduite qu’il tiendrait. Un billet assez triste de Mme Delaunay, reçu à son réveil, l’avait ébranlé sans le décider. À l’idée de quitter la veuve, son cœur se déchirait ; mais à l’idée de suivre en poste l’audacieuse et coquette marquise, il se sentait tressaillir de désir ; il regardait l’horizon, il écoutait rouler les voitures ; les folles équipées du temps passé lui revenaient en tête ; que vous dirai-je ? Il songeait à l’Italie, au plaisir, à un peu de scandale, à Lauzun déguisé en postillon ; d’un autre côté, sa mémoire inquiète lui rappelait les craintes si naïvement exprimées un soir par Mme Delaunay ; quel affreux souvenir n’allait-il pas lui laisser ! Il se répétait ces paroles de la veuve : Faut-il qu’un jour j’aie horreur de vous ?

Il passa la journée entière renfermé, et après avoir épuisé tous les caprices, tous les projets fantasques de son imagination : Que veux-je donc ? se demanda-t-il. Si j’ai voulu choisir entre ces deux femmes, pourquoi cette incertitude ? Et si je les aime toutes deux également, pourquoi me suis-je mis de mon propre gré dans la nécessité de perdre l’une ou l’autre ? Suis-je fou ? Ai-je ma raison ? Suis-je perfide ou sincère ? Ai-je trop peu de courage ou trop peu d’amour ?

Il se mit à sa table, et prenant le dessin qu’il avait fait autrefois, il considéra attentivement ce portrait infidèle qui ressemblait à ses deux maîtresses. Tout ce qui lui était arrivé depuis deux mois se représenta à son esprit ; le pavillon et la chambrette, la robe d’indienne et les blanches épaules, les grands dîners et les petits déjeuners, le piano et l’aiguille à tricoter, les deux mouchoirs, le coussin brodé, il revit tout. Chaque heure de sa vie lui donnait un conseil différent ; Non, se dit-il enfin, ce n’est pas entre deux femmes que j’ai à choisir, mais entre deux routes que j’ai voulu suivre à la fois, et qui ne peuvent mener au même but ; l’une est la folie et le plaisir, l’autre est l’amour ; laquelle dois-je prendre ? laquelle conduit au bonheur ?

Je vous ai dit, en commençant ce conte, que Valentin avait une mère qu’il aimait tendrement. Elle entra dans sa chambre tandis qu’il était plongé dans ces pensées. — Mon enfant, lui dit-elle, je vous ai vu triste ce matin. Qu’avez-vous ? Puis-je vous aider ? Avez-vous besoin de quelque argent ? Si je ne puis vous rendre service, ne puis-je du moins savoir vos chagrins et tenter de vous consoler ?

— Je vous remercie, répondit Valentin. Je faisais des projets de voyage, et je me demandais qui doit nous rendre heureux de l’amour ou du plaisir ; j’avais oublié l’amitié. Je ne quitterai pas mon pays, et la seule femme à qui je veuille ouvrir mon cœur est celle qui peut le partager avec vous.


Alfred de Musset.