Les Deux Nigauds/XIV

La bibliothèque libre.
Librairie de L. Hachette et Cie (p. 215-221).


XIV

POLONAIS RECONNAISSANTS.


Ils se dépêchèrent si bien qu’ils arrivèrent à la maison juste à temps pour dîner. Six heures sonnaient comme ils entraient au salon. Coz et Prudence, qui avaient longtemps couru à la recherche des enfants, étaient rouges et suants ; il allèrent chacun chez soi pour changer de linge, mais Coz n’eut que le temps de se baigner le visage ; on l’appela et il accourut dans la salle à manger où Mme Bonbeck se mettait à table avec Boginski et les enfants.

MADAME BONBECK.

Vous voilà, mon ami Coz ! Quelle diable de figure vous avez ! Plus rouge que vos cheveux ! Où avez-vous été pour vous mettre en cet état ?

COZ.

Moi pas rouge, mâme Bonbeck ; moi pas état ; moi comme toujours.

MADAME BONBECK.

Je n’ai pourtant pas la berlue ; je vous dis que vous êtes rouge comme un homme qui a couru la poste. Et Je veux savoir pourquoi vous êtes rouge. Que diable ! J’ai bien le droit de savoir pourquoi vous êtes rouge.

COZ.

Moi peux pas savoir, mâme Bonbeck.

MADAME BONBECK.

Comment, peux pas savoir ? Ah ! je vois bien ; on me cache quelque chose. Simplicie, qu’est-ce que c’est ? Je veux que tu me le dises.

SIMPLICIE.

Je ne sais rien du tout, ma tante ; M. Coz est rouge parce qu’il a chaud probablement.

MADAME BONBECK.

Et pourquoi a-t-il chaud ?

SIMPLICIE.

Je ne sais pas, ma tante ; probablement parce qu’il fait chaud.

MADAME BONBECK.

Alors pourquoi n’es-tu pas rouge, ni Innocent non plus ?

SIMPLICIE.

Je ne sais pas ma tante.

MADAME BONBECK.

Sotte, va ! toujours la même réponse : « Je ne sais pas, ma tante ». Innocent, mon garçon, tu n’es pas dissimulé, toi ; et tu vas me dire pourquoi Coz est si rouge.

INNOCENT.

Ma tante, c’est parce qu’il a voulu se faire beau et qu’il a tellement serré sa cravate, qu’il suffoque et qu’il en sue.

MADAME BONBECK.

Merci, mon ami ; et toi, grand imbécile, veux-tu lâcher ta cravate tout de suite ! A-t-on jamais vu une sottise pareille !

Coz ne répondait pas ; il était stupéfait de l’invention d’Innocent et il n’éprouvait nullement le besoin de dénouer sa cravate.

« Entêté ! coquet ! s’écria Mme Bonbeck en se levant de table et se dirigeant vers Coz. Attends, mon garçon, je vais te faire respirer librement. »

Elle saisit le bout de la cravate de Coz, qui, voulant se dégager, tira en arrière ; la cravate se dénoua et resta dans les mains de Mme Bonbeck ; on vit alors, à la grande confusion du pauvre Coz, qu’il n’avait pas de chemise et qu’au bas de la cravate était attaché un morceau de papier formant devant de chemise. Mme Bonbeck s’aperçut la première du dénuement du malheureux Polonais.

« Pauvre garçon ! dit-elle. Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que vous manquiez de linge ? Et vous, Boginski, êtes-vous aussi pauvre que Coz ? »

Boginski ne répondit pas, rougit, et baissa la tête. Mme Bonbeck examina sa cravate et vit qu’elle avait également un morceau de papier comme celle de Coz. Elle ne dit rien, se rassit, servit la soupe, et chacun la mangea en silence. Le reste du dîner fut sérieux. Mme Bonbeck servit les Polonais plus abondamment que de coutume. Après dîner, elle appela Croquemitaine, causa avec elle quelques instants, lui glissa dans la main quelques pièces d’argent, rentra au salon, donna à Coz de la musique à graver, fit accorder le piano et les violons par Boginski, ne s’occupa aucunement des enfants qui s’amusèrent à examiner les outils à graver et la manière dont Coz s’en servait, et fut assez agitée pendant une heure que dura l’absence de Croquemitaine. Cette dernière revint portant un gros paquet, qu’elle remit à Mme Bonbeck. Le paquet fut ouvert, examiné.

«  Coz, Boginski, venez ici. Tenez, voilà pour vous apprendre à venir dîner chez moi sans chemise, » dit Mme Bonbeck en leur jetant à la tête deux paquets dont ils eurent quelque peine à se dépêtrer.

Ils ramassèrent les effets épars sur le parquet et virent avec bonheur que chacun d’eux avait six bonnes chemises dont trois blanches et trois de couleur. Ils prirent les mains de Mme Bonbeck et les baisèrent à plusieurs reprises, avec affection et respect.

« C’est bien, c’est bien, mes amis, dit Mme Bonbeck avec émotion ; et une autre fois, quand vous manquerez du nécessaire, venez me le dire. Je ne laisserai pas dans le besoin des créatures humaines chassées de leur pays par un abominable Néron. »

Boginski et Coz essuyèrent du revers de la main (ils n’avaient pas de mouchoirs) les larmes de reconnaissance qui coulaient malgré eux ; Mme Bonbeck se moucha deux ou trois fois, fit une pirouette :

« Allons, allons, s’écria-t-elle avec gaieté, nous voici à même de trouver la chose introuvable, dit-on : la chemise d’un homme heureux. Je veux que dans ma maison toutes les chemises soient des chemises de gens heureux.

— Ce ne sera pas toujours la mienne, dit Simplicie à mi-voix.

— Ni la mienne, ajouta Innocent de même et en soupirant.

MADAME BONBECK.

Qu’est-ce que vous marmottez là-bas, vous autres ? Pourquoi soupirez-vous ? Je veux qu’on rie, moi ; je veux que tout le monde soit heureux.

INNOCENT.

Ma tante, je soupire parce que je ne suis pas heureux, et je ne suis pas heureux parce que je vis éloigné de vous dans cette horrible pension où je m’ennuie à mourir.

MADAME BONBECK.

Qu’est-ce que je te disais, mon garçon ? Tu as voulu faire à ta tête, et voilà. C’est bien, tout de même, ce que tu dis là. Nous arrangerons cela ; j’écrirai à mon frère Gargilier ; nous te tirerons de ta pension, sois tranquille. Et toi, Simplette, pourquoi fais-tu la moue ?

SIMPLICIE.

Je ne sais pas, ma tante.

MADAME BONBECK.

Diable de sotte ! On n’a jamais vu une fille plus impatientante. « Je ne sais pas, ma tante. » Pourquoi ne dis-tu pas comme ton frère ? À la bonne heure, celui-là, il parle et parle bien. Tiens, j’ai une furieuse démangeaison de te donner une paire de claques. Va-t’en. Vrai je ne réponds pas de moi ; la main me démange. »

Simplicie ne se le fit pas dire deux fois ; elle s’empressa de se soustraire aux envies fâcheuses de sa tante et courut se jeter sur une chaise dans sa chambre ; elle réfléchit tristement à la vie qu’elle menait à Paris ; pas un plaisir, pas même de repos, et beaucoup de contrariétés, de peines et d’ennuis. Elle commença à reconnaître le vide que lui laissait l’absence de ses parents, de leur protection, de leur tendresse ; leur dévouement lui apparut sous son vrai jour ; elle se trouva ingrate et méchante ; elle sentit combien elle les avait blessés, chagrinés ; elle pensa avec effroi au temps considérable qui lui restait encore à vivre loin d’eux et près d’une tante qu’elle redoutait. Après quelques hésitations elle se décida à écrire à sa mère et à la prier de la laisser revenir à Gargilier.

Mme Bonbeck fut si satisfaite de la flatterie d’Innocent qu’elle le garda jusqu’au lendemain matin. Coz fut chargé de le ramener au collège, où il fut reçu par l’annonce d’une retenue de récréation pour n’être pas rentré la veille. Il eut beau réclamer, le maître d’étude lui répondait toujours : « C’est le règlement ! je n’y puis rien changer. » Il se soumit en pleurant, et, de même que Simplicie, réfléchit avec douleur aux douceurs de la vie de famille dont il s’était privé, et aux ennuis pénibles que lui valaient son obstination et son ingratitude. Il réfléchit aux privations quotidiennes qu’il endurait, à l’heure matinale du lever, à la nourriture mauvaise et insuffisante, à la tyrannie des élèves, à la longueur des leçons, aux punitions infligées pour la moindre négligence, et il se repentit amèrement d’avoir forcé son père à l’envoyer dans cette maison d’éducation.