Les Deux Paradis d’Abd-er-Rhaman

La bibliothèque libre.
Émile-Paul frères, éditeurs (p. 11-49).

LES
DEUX PARADIS
D’
ABD-ER-RHAMAN


I
Rien n’est plus triste que certains jours d’hiver dans la montagne algérienne. A Constantine, il est des moments où l’on pourrait se croire dans les pays du Nord. Les rues sont noires et l’atmosphère pâle ; on a autour de soi le brouillard et sous ses pieds la boue ; on patauge et on grelotte. Mille choses pourtant vous rappellent que vous êtes en Afrique : des burnous blancs circulent, accompagnés parfois d’un parapluie vert ; des indigènes, plus soucieux de leur chaussure que de leur personne, marchent pieds nus, avec leurs sandales à la main ; des Kabyles, juchés sur leurs mulets, vous crient « Bâlek ! » d’une voix ennuyée ; çà et là, un troupeau de chèvres, guidé par un vieillard biblique, défile avec lenteur devant les cafés où les Roumis s’absinthent, protégés par les portes bien closes ; et là-haut, sur le minaret dont la partie supérieure se perd dans la brume blanche, un muezzin qu’on ne voit pas hurle mélancoliquement aux quatre coins de l’horizon…
II

C’était le soir d’un de ces jours-là. On était en décembre ; la nuit était tombée, et le temps était brumeux et froid. Pourtant le vieux tâleb Abd-er-Rhaman-Ben-Lounis se promenait seul, par les ruelles tortueuses du quartier arabe ; et il ne semblait pas qu’il se souciât du froid ni de la brume. Il allait lentement, le vieux tâleb, appuyé sur son bâton, son visage disparaissant à demi sous le capuchon du burnous, sa longue barbe grise tombant sur sa poitrine, pareil ainsi aux derviches qu’on voit dans les images. Les ruelles où il passait étaient étroites, raboteuses, mal ou point éclairées, avec des pentes subites et des angles brusques, tantôt couvertes et tantôt non. Çà et là, on distinguait de vagues formes blanches, accroupies dans l’enfoncement des portes ou couchées sur le rebord des hânoutts. Le vieux tâleb, marchant toujours, arriva à cette rue, parallèle au ravin, qui traverse le quartier dans toute sa longueur, et il la suivit ; mais après avoir fait quelques pas dans la direction de l’antique porte Bâb-el-Gebiâ, il s’arrêta devant une maison basse, blanchie à la chaux, ressemblante à toutes les autres.

« C’est bien là », murmura-t-il ; et, tandis que de très vieux souvenirs lui revenaient à l’esprit, il demeura longtemps immobile, les yeux fixés sur cette maison dans ces ténèbres.

III

C’était bien dans cette maison, en effet, que soixante ans plus tôt le vieil Abd-er-Rhaman avait été à l’école pour la première fois, avec une foule d’autres enfants à la tête rasée, gravement vêtus déjà du burnous blanc à capuchon, pareils à de petites caricatures gracieuses et solennelles.

Abd-er-Rhaman était un enfant aux cheveux blonds et aux yeux bleus, un de ces Berbères dont le type témoigne clairement d’anciennes immigrations celtiques dans l’Afrique du Nord. De tous les écoliers qui venaient là il était le plus curieux de savoir. Aussi, plus tard, il étudia sous bien d’autres maîtres, et il apprit bien d’autres choses. Et comme il était riche, parvenu à l’âge d’homme, il ne fut point forcé de pratiquer un métier pour vivre, et pendant de longues années il continua paisiblement ses lectures et ses études.

Mais les Français entrèrent un jour à Constantine, et ces nouveaux venus firent perdre à Abd-er-Rhaman toute la paix de son esprit. Son éducation les lui faisait haïr, et cependant on ne sait quelle sympathie l’attirait vers eux. Il apprit leur langue et lut leurs livres. Jusque-là, il avait cru au Koran d’une foi absolue ; même il avait à peine imaginé qu’on pût n’y point croire. Sans doute, il avait de tout temps connu des juifs ; mais les juifs n’étaient pas pour lui des hommes. Les chrétiens le troublèrent profondément. Leurs opinions s’emparèrent de sa pensée, et n’en sortirent plus. Chaque jour il conçut quelque doute nouveau ; et à la fin il ne resta presque plus rien en lui de la foi du temps jadis.

IV

Ce soir-là le vieux tâleb était plus que jamais tourmenté par ses doutes ; et c’est pourquoi le désir lui était venu de revoir la maison où, tout enfant, il avait commencé à apprendre la parole du prophète. Mais cette vue ne fit que l’attrister davantage, et, en reprenant sa marche, il ne put s’empêcher de retomber dans ses réflexions.

Avant de sortir, il avait relu la belle et étrange page du Koran sur Marie, mère de Jésus : « Fais mention de Myriam quand elle s’éloigna de sa famille, et qu’elle se dirigea du côté oriental… » Malgré lui, il songeait à Aïssa que les juifs avaient crucifié et qu’adoraient les chrétiens. Ne pouvait-il être vraiment le fils de Dieu ? D’après le Koran même, un ange annonça la naissance à Myriam, et elle le conçut par une opération surnaturelle. Allah avait-il jamais autant fait pour un autre prophète ? Et une telle faveur ne révélait-elle pas un être unique, supérieur à tout le reste des hommes ?

La mission de Mohammed, après tout, n’était pas si bien prouvée. Lui-même dans le Koran déclarait à vingt reprises qu’il n’avait pas reçu d’Allah le don des miracles. Aïssa le possédait, lui. Il guérissait les lépreux et les aveugles de naissance ; et même, avec un peu de boue, il façonna un oiseau qui se mit à voler.

Passe encore qu’Allah eût refusé le don des miracles à Mohammed ; mais lui avait-il vraiment accordé celui de connaître l’avenir ? Les prédictions du prophète ne se vérifiaient plus. « Si les infidèles vous combattent, avait-il dit, ils ne tarderont pas à prendre la fuite ; ils ne trouveront ni secours ni protecteur ». Or, les chrétiens avaient vaincu les croyants dans presque toutes les batailles ; ils étaient en Afrique depuis cinquante ans, et on n’espérait point les en chasser de sitôt. La parole de Mohammed était donc convaincue de fausseté, — à moins pourtant qu’Allah ne voulût, en donnant la victoire aux chrétiens, punir son peuple de ses fautes, ou peut-être éprouver sa fermeté dans la foi.

Comment sortir de tous ces doutes ? Plus Abd-er-Rhaman méditait, plus il lui semblait difficile de décider entre les deux religions. La question était grave, pourtant. L’Évangile le menaçait de l’enfer s’il doutait de la divinité de Jésus ; le Koran le menaçait du Gehennam s’il ne croyait point à la mission de Mahomet.

En songeant à tout cela, le vieux tâleb continuait sa promenade. Rien ne le rappelait au logis, car jamais il n’avait pris de femme, et il n’était attendu que de ses serviteurs. Aussi, du quartier arabe, il monta jusqu’à la rue Nationale, et de la rue Nationale jusqu’à la rue de France. C’était, en un quart d’heure, passer, pour ainsi dire, d’un monde à un autre. Tout à l’heure, dans les ruelles barbares, voisines du ravin, il eût pu se croire encore aux temps de son enfance, ou même, s’il eût voulu, au siècle du Sultan Haroun-er-Raschid. Maintenant, il était dans une ville tout européenne. Les Français, toujours pressés d’aller on ne sait où, le coudoyaient sur l’asphalte du trottoir, éclairé par des réverbères disposés à distances égales. Au milieu du brouillard, brillaient les étalages des « magasins de nouveautés » et les bocaux rouges et verts des pharmacies à l’instar de Paris. Il arriva sur la place Nemours. Des fiacres stationnaient devant le théâtre. Comme c’était l’entr’acte, il y avait foule sur les marches de l’édifice, inauguré depuis peu. Une grande affiche rouge lui apprit qu’on représentait « Madame Favart. »

Il sentait obscurément une corrélation entre sa destinée et celle de cette Constantine où il avait toujours vécu. Depuis l’arrivée des Roumis, elle avait autant changé que lui et il avait autant changé qu’elle. Comme son esprit, après avoir été jadis simple et harmonieuse, elle était aujourd’hui troublée et composite ; et les choses nouvelles, en se substituant çà et là aux choses anciennes avaient produit dans les rues de la ville le même mélange incohérent et disparate que dans le cerveau du tâleb.

Il se promena longtemps dans la rue de France, bien que le brouillard et le froid eussent encore augmenté. Quand il reprit enfin le chemin de sa maison, la nuit était déjà avancée. Le silence était absolu. Seulement, dans les sombres ruelles, on entendait de loin en loin le « ahan » rythmé d’un boulanger arabe, qu’on pouvait voir travailler, demi-nu, en regardant à travers les planches mal jointes du hânoutt.

V

Le lendemain, le vieil Abd-er-Rhaman ne put se lever. Il avait trop prolongé sa promenade nocturne. Une pleurésie se déclara, et s’aggrava jusqu’à ne plus laisser d’espoir.

Abd-er-Rhaman, étendu sur son lit, très sombre, ne répondait pas même aux paroles d’encouragement de ses serviteurs et des quelques amis qui venaient le voir. Maintenant qu’il se sentait mourir, ses incertitudes lui revenaient plus poignantes. Il était moins tourmenté par la douleur que par le doute ; il avait moins peur de la mort que de la vie future.

Enfin, un soir, comme il était au plus mal, le domestique mulâtre qui le veillait le vit sourire tout à coup. Le vieillard avait trouvé un moyen d’assurer son salut, en dépit de ses doutes, un expédient à la fois subtil et naïf, comme ceux des enfants ou des sauvages.

— Frach, dit-il, envoie quelqu’un me chercher le premier prêtre de la grande mosquée des chrétiens ; et, surtout, qu’on veille bien à ce que personne ne le voie entrer.

Lorsqu’il fut seul avec le prêtre, Abd-er-Rhaman lui déclara qu’à son lit de mort il entendait embrasser la foi chrétienne. Après quelques interrogations, le prêtre le jugea digne de recevoir les sacrements ; il le baptisa et le fit communier.

— Mon fils, lui dit-il ensuite, ayez confiance en Christ, car c’est lui le maître qui paie l’ouvrier de la dernière heure à l’égal de ceux de la première, et c’est lui le berger qui se sent plus de tendresse pour la brebis retrouvée que pour celles qui sont toujours restées au bercail.

— Frach, dit Abd-er-Rhaman, dès que le prêtre l’eut quitté, commande qu’on m’aille chercher l’iman de la mosquée de Sidil-Akdar.

Lorsque l’iman fut près de lui, Abd-er-Rhaman lui déclara qu’il mourait en fidèle croyant, et lui demanda la bénédiction mahométane.

— Mon fils, lui dit l’iman, je te connais. Tu n’es pas un de ces musulmans livrés aux vices qui subiront pendant sept mille ans les tourments du Gehennam, avant de pénétrer dans le jardin des bienheureux. Tu ne t’es point adonné au vin ni aux autres boissons fermentées ; tu as observé les jeûnes, les prières et les ablutions ; tu as fait l’aumône aux prêtres et aux pauvres : tu jouiras de la récompense que tes œuvres t’ont méritée. Je te bénis au nom du Clément et du Miséricordieux, et de Mohammed qui est son prophète !

Et, avant de sortir, il étendit solennellement ses deux mains au-dessus de la face pâle et décharnée du mourant.

Pendant les heures qui suivirent, le vieux tâleb, qui s’affaiblissait de plus en plus, adressa tour à tour des prières ferventes à Aïssa et à Mohammed. Cette nuit-là, par un prodige unique, il eut vraiment deux croyances, absolues toutes les deux : car il ne les comparait plus et ne s’arrêtait plus à leurs contradictions ; il se contentait de songer séparément à chacune d’elles, et d’y adhérer de toutes les forces de son âme.

Un grand frisson le traversa, et il connut qu’il allait mourir. Il se souleva à demi sur sa couche, et il eut encore la force de se recommander à voix haute à ses deux maîtres, en un double élan de foi et d’amour :

— Sidi Aïssa, prends pitié de moi au moment où je vais paraître devant Dieu dont tu es vraiment le fils ! — Sidi Mohammed, ne m’abandonne pas au moment où je vais être jugé par Allah, dont tu es vraiment le prophète !

Ce dernier effort l’épuisa. Il retomba, inerte. Il était mort.

Au même moment, l’âme d’Abd-er-Rhaman s’éleva dans l’air supérieur, laissant les prêtres des deux religions se disputer ici-bas son enveloppe mortelle.

VI

L’âme d’Abd-er-Rhaman était une vapeur subtile, transparente, figurant exactement le corps qu’elle avait habité. Le vieux tâleb avait toujours sa longue barbe grise et son front chauve. Seulement, il était nu, et deux ailes lui étaient venues sur le dos.

En se balançant dans l’air, il regarda d’abord avec complaisance les maisons de Constantine, qui se massaient confusément au-dessous de lui. Quand il leva les yeux, il aperçut deux anges qui venaient de deux points opposés de l’horizon. En un clin d’œil, l’un fut à sa droite et l’autre à sa gauche. Le premier était un ange blanc, d’une beauté si douce qu’on ne peut l’exprimer. Le second était beau aussi, mais d’une beauté sombre ; et tout son corps était noir comme l’ébène. Le premier tenait une palme, et c’était Raphaël, qui est l’Ange-de-la-Guérison pour les chrétiens. Le second tenait une couronne, et c’était Azraël, qui est l’Ange-de-la-Mort pour les Musulmans.

— Abd-er-Rhaman, dit Raphaël, prends cette palme, et suis-moi dans le paradis de Jésus.

— Abd-er-Rhaman, dit Azraël, prends cette couronne, et suis-moi dans le paradis de Mohammed.

— Esprits, leur répondit Abd-er-Rhaman, pourquoi me tromper ainsi et vous jouer de moi ? Pendant mon existence terrestre, je n’ai pas su découvrir quelle religion était la vraie ; mais jamais je n’aurais imaginé qu’un tel doute pût me suivre au milieu des habitants du ciel.

Raphaël sourit en entendant ces paroles.

— Abd-er-Rhaman, dit-il, sache enfin qu’aucune religion n’est plus vraie que les autres, parce que toutes sont également vraies à la fois. Toutes les croyances de l’homme enfantent leurs objets. Le paradis et l’enfer de Jésus existent vraiment pour les chrétiens, et vraiment aussi le Jardin et la Géhenne de Mahomet pour les musulmans. La réalité dans l’au-delà se modèle pour chacun de vous sur le songe qu’il a fait sur terre ; et c’est de ce que vous avez rêvé pendant la vie que se compose votre destin après la mort. L’homme qui a cru à une religion l’a rendu vraie pour lui en y croyant ; et il est jugé par elle. S’il est digne de récompense d’après son système, il jouit précisément du bonheur qu’il a espéré ; s’il est digne de punition d’après sa doctrine, il subit précisément les tortures dont il a eu peur. Or tu as vécu d’une vie innocente et candide entre toutes, et jusque dans la vieillesse ton âme est restée blanche comme celle d’un petit enfant. En même temps, plus avisé que tous les autres hommes, tu as fait deux rêves, tu as accompli d’un cœur soumis les prescriptions matérielles de deux religions, et au dernier moment au moins tu as eu un élan de foi sincère vers chacune d’elles. Après une vie comme la tienne, celui-là est en règle avec le Christ qui réclame les sacrements chrétiens, et qui invoque avec foi le nom du Sauveur ; celui-là est en règle avec Mahomet qui reçoit la bénédiction musulmane, et qui invoque avec foi le nom du Prophète.Tu es également pur, ô Abd-er-Rhaman, soit qu’on te juge par l’une ou par l’autre de tes deux croyances ; et c’est pourquoi tu peux maintenant choisir entre deux façons d’être heureux à jamais.

Abd-er-Rhaman, immobile dans les airs entre ses deux compagnons, regardait la terre tout en écoutant Raphaël, et se taisait. Quand il releva la tête pour parler, sa décision était prise ; il allait choisir d’entrer dans le paradis de Mohammed. Mais il regarda Raphaël avant de répondre, et soudain il changea de pensée. Raphaël était très beau et le regardait très doucement. Abd-er-Rhaman demanda au bel ange de le conduire dans le paradis de Jésus.

— Soit, dit Azraël en souriant à son tour. Mais si jamais tu te fatigues du bonheur qu’il va t’offrir, viens seulement à la porte de son paradis et appelle-moi. Je te conduirai dans le jardin du Prophète.
VII

C’était un lieu séduisant au premier abord que celui où Raphaël conduisit Abd-er-Rhaman. Des trônes y étaient disposés en nombre infini ; chaque élu en avait un qui lui était assigné, et Abd-er-Rhaman eut le sien comme les autres.

D’abord, il resta longtemps à sa place, immobile et comme en extase. Des milliers d’anges et de bienheureux chantaient des hymnes au Très-Haut, en s’accompagnant sur la harpe et sur le luth. Leurs instruments rendaient des sons bien autrement harmonieux que ceux des instruments terrestres de même nature, et leur chant était plus doux mille fois que n’est ici-bas celui de la calandre ou du rossignol. Si Abd-er-Rhaman eût connu l’Empyréologie et le traité des Occupations des Saints, il eût sûrement avoué sans difficulté que la musique céleste méritait le bien qu’en dit Henao, et que les voix des élus n’étaient point indignes des éloges qu’en fait Henriquez.

Cependant, peu à peu, le ravissement se dissipa, et Abd-er-Rhaman n’éprouva plus qu’un plaisir assez calme. Il en vint même à se sentir un peu lassé par tant de musique ; il lui semblait que si on eût interrompu le concert un moment, il en eût joui davantage ensuite. Mais le concert du paradis ne s’interrompt jamais : de loin en loin un chœur de chérubins se substitue à un chœur de séraphins ; des bienheureux viennent prendre la place d’autres bienheureux fatigués ; et c’est tout. Le nombre des exécutants reste toujours le même, et le bruit qu’ils font n’augmente ni ne décroît, car il serait peu séant de chanter tantôt plus haut et tantôt plus bas une gloire qui ne peut ni diminuer ni grandir, et d’adresser un hommage changeant à Celui qui ne change jamais. C’est le Zabour du saint roi David que les phalanges célestes chantent ainsi en chœur ; quand on est arrivé à la fin du vieux recueil, on revient tout de suite au commencement ; et il n’y a point de raison pour que cela finisse.

Le lieu, d’ailleurs, offrait d’autres ressources. Abd-er-Rhaman se mit à errer à travers le paradis, suivant des yeux les anges qui glissaient de tous côtés, légèrement vêtus de longues robes blanches, avec des ceintures d’or et des étoles vertes.

Les anges sont fort beaux, et le jésuite Crasset ne s’est point avancé trop en écrivant qu’il y a grand plaisir à les voir, et que rien parmi nous n’approche de leur beauté. Malheureusement, comme un ange n’est point agité d’émotions diverses, on ne voit point non plus d’expressions différentes se succéder sur son visage ; et sa beauté immobile est plus semblable à celle d’une figure peinte qu’à celle d’un être vivant. En outre, comme dans l’âme de tous les anges habitent des vertus identiques, un charme identique aussi est répandu sur leurs traits, et il arrive qu’ils se ressemblent tous, et qu’après en avoir vu un on peut se dispenser de regarder tous les autres. Ils sont divisés en neuf chœurs, il est vrai ; mais rien n’est semblable à une Puissance comme une Principauté, et, quelque attention qu’on y mette, on n’arrive pas toujours à distinguer clairement une Domination d’une Vertu-des-Cieux.

Abd-er-Rhaman se fatigua de regarder toutes ces belles ombres. Il alla contempler Dieu, et s’en fatigua de même. Cela aussi était toujours la même chose ; et d’ailleurs, on ne voyait que très vaguement.

Ses frères les bienheureux l’occupèrent plus longtemps. Leur foule était curieuse, en effet, parce qu’elle était étrangement mêlée. S’il y en avait parmi eux dont le visage exprimait une douceur ineffable, il y en avait d’autres, en grand nombre, dont l’aspect était rébarbatif et le regard patibulaire. Abd-er-Rhaman apprit que c’étaient des voleurs et des faussaires, des chourineurs et des assassins, des tueurs de femmes et de petits enfants, à qui la peur avait donné au dernier moment le repentir et la foi, et qui avaient reçu les sacrements avant de marcher au supplice. La calme existence du paradis n’avait pu modifier leurs traits ; la férocité y subsistait, quelque peu atténuée peut-être et plus vague, comme sur le visage d’un monstre endormi. Abd-er-Rhaman n’aimait point se trouver face à face avec un de ces élus ; il sentait bien, à la façon dont ils fixaient sur lui leurs yeux troubles, qu’ils n’avaient au fond rien perdu de leurs instincts d’autrefois ; et il ne pouvait s’empêcher de songer que si les Esprits eussent été assez matériels pour donner et recevoir des coups, le paradis du doux maître Galiléen eût eu besoin d’une police bien vigilante pour ne point devenir tout à fait inhabitable aux gens pacifiques.

Cependant, Abd-er-Rhaman, maintenant que ses oreilles s’habituaient au retentissement de la musique céleste, commençait à percevoir des bruits lointains qui ne l’avaient point frappé jusque-là. Il entendait comme une grande rumeur, interminable et gémissante, et plus triste que la voix du vent lorsqu’il s’engouffre dans les cheminées, ou que celle de la mer quand elle se brise sur les grèves. Il demanda ce que c’était ; on le lui dit. Cette rumeur lointaine était composée de millions de sanglots et de cris de rage ; et c’était la plainte des chrétiens morts coupables suivant leur doctrine, et que faisaient hurler les tortures de l’enfer. Ces damnés n’étaient point tous de grands criminels. Un des élus avait parmi eux ses deux frères, et il conta leur histoire à Abd-er-Rhaman. C’étaient deux catholiques fervents. Le premier avait toujours vécu en honnête homme, mais il était mort subitement au milieu d’une nuit d’amour illégitime ; le second avait toujours vécu en homme de bien, mais il avait péri de mort violente le lendemain du premier vendredi où il avait négligé l’abstinence prescrite ; et tous les deux subissaient maintenant les tourments que, pendant leur vie, ils avaient cru réservés à l’homme en de tels cas.

Ces récits, et cette rumeur lamentable entendue au loin mirent au cœur d’Abd-er-Rhaman une grande tristesse et une grande pitié ; mais cette pitié et cette tristesse elles-mêmes ne suffirent bientôt plus à l’occuper ; et il sentit s’alourdir peu à peu sur sa pensée le poids d’un immense ennui.

Alors il interrogea les autres bienheureux, et il s’aperçut qu’ils étaient tous possédés d’un ennui égal, que tous étaient accablés de la monotonie de leur bonheur, et qu’il n’y avait point un seul d’entre eux qui ne fût rassasié de contempler toujours le même ange, indéfiniment multiplié, et d’entendre chanter toujours les mêmes vers, aux sons éternels de la harpe et du psaltérion.

— Mon fils, lui disait un jour un vieillard à longue barbe blanche, on me nommait autrefois Raban-Maur, et j’étais célèbre pour ma tristesse autant que pour mon savoir entre tous les moines de l’abbaye de Fulda. Mais, si triste que j’aie été sur terre, je le suis devenu bien davantage encore depuis mille ans que j’habite au ciel. Ma fatigue a été en grandissant de siècle en siècle, et elle est aujourd’hui sans bornes. Depuis longtemps j’ai perdu le courage de me plaindre et d’errer de l’un à l’autre, comme tu fais dans l’inquiétude de ton inaction. Je ne m’éloigne plus de ce siège où tu me vois ; j’y passe des jours sans faire un mouvement et des mois sans me lever. Ma seule consolation est de songer que ces choses ne doivent pas durer toujours, et mon seul souci de mesurer le temps qu’ellles peuvent mettre encore à finir.

— Hé quoi ! dit Abd-er-Rhaman, n’es-tu point immortel, et le paradis doit-il finir un jour ?

Le vieillard leva la tête et le regarda, puis il reprit, laissant tomber de ses lèvres les paroles les plus abondantes, monotones et froides, comme le ciel laisse tomber les neiges, sans les hâter, ni les ralentir, avec un air d’inconscience et d’ennui :

— Chacun des paradis et des enfers est comme la projection d’un rêve humain sur le mur de l’abîme ; mais pour enfanter un enfer et un paradis, il ne suffit point d’un élan parti d’une âme et d’un rayon sorti d’un œil ; une croyance qui n’a qu’un fidèle ne produit qu’un fantôme inconsistant et qu’une insaisissable ébauche ; et tout rêve solitaire est un rêve perdu. Lorsqu’une doctrine n’est partagée que par un très petit nombre d’hommes, ses adhérents se trouvent à leur mort dans le vide et dans le noir, au milieu de vagues linéaments sans matière et sans forme ; et comme c’est une loi de la nature que tout être s’identifie avec le milieu où il est jeté, eux-mêmes s’évanouissent aussitôt et rentrent au Néant. Mais quand beaucoup d’yeux humains sont fixés à la fois sur le même rêve, tous les rayons sortis de ces yeux se réunissent et se fécondent mutuellement ; le rêve se condense et devient réalité ; et ceux qui y ont cru pendant qu’ils vivaient en jouissent pleinement dès qu’ils sont morts. C’est ce qui nous est arrivé, à nous tous qui sommes ici. Prends-y bien garde, pourtant : ni ces choses, ni ces êtres, ni ces harpes, ni ces anges, rien de ce que tu vois n’a un principe propre d’existence, et ne saurait durer par soi-même, rien de tout cela ne peut subsister si le rêve qui l’a créé ne continue à l’entretenir. Or, ni toi ni moi nous ne rêvons plus, ni personne d’entre nos compagnons : car la possession tue le désir ; et commencer à jouir, c’est finir de rêver. Il faut donc que ce soit le rêve des hommes terrestres qui, en se continuant sans trève, alimente la réalité de ce qui nous entoure ; et cela est ainsi en effet. Voici ce trône où je suis assis ; considère ces anges qui passent devant nous : ces objets, qui te semblent exister par eux-mêmes, reçoivent à tout moment leur existence de l’extérieur. Ainsi, lorsque tu étais sur la terre, tu regardais le disque de la lune, et tu ne t’apercevais point qu’il ne brillait que par une suite ininterrompue de rayons qui lui venaient du soleil. Que le soleil pâlisse, et la lune deviendra moins brillante ; que le soleil s’éteigne, et la lune disparaîtra à son tour. De même, les paradis et les enfers perdent de leur consistance à mesure que la croyance dont ils procèdent s’affaiblit parmi les hommes ; et quand une religion meurt, le même jour qui la voit s’éteindre sur terre voit aussi disparaître dans l’au-delà les derniers vestiges de ce qu’elle y avait créé. Et c’est la destinée des damnés comme des élus de suivre le lieu qu’ils habitent dans ses vicissitudes, et de l’accompagner dans sa disparition.

Voilà comment beaucoup de paradis et d’enfers ont péri tour à tour, et comment il ne reste plus rien maintenant du Valhalla des Scandinaves, ni de l’Amenthès des Égyptiens. Les Champs-Élysées aussi et le Tartare des vieux païens se sont évanouis dès qu’ils n’ont plus eu de croyants sur la terre ; et avec eux ceux qui les habitaient sont rentrés dans le néant. Et vraiment les innocents n’en ont pas été moins joyeux que les coupables, ni les bienheureux moins satisfaits que les condamnés.

Songes-y, en effet : le bonheur qu’ils avaient rêvé ne consistait que dans le calme et dans la mémoire de leur existence terrestre. Que dirais-tu de l’homme qui jetterait un verre d’eau rougie de vin dans un tonneau, puis dans le Tibre, et qui croirait que le tonneau d’abord, et le fleuve ensuite, en vont prendre la couleur et le goût ? Ils étaient pareils à cet insensé, eux qui jetaient, pour l’occuper, dans l’éternité vide, composée de myriades et de myriades d’années, leur misérable vie d’un jour, avec les soucis qui avaient suffi pour la remplir. Aussi, quelle grandissante déception dans le cœur de ces élus ! Il leur fallait nourrir de longs siècles de rêve avec le souvenir de quelques courtes années d’action ; leur pensée leur apparaissait plus mesquine, à mesure que le temps qu’ils avaient pour s’y livrer devenait plus long ; le contenu semblait de plus en plus disproportionné, eu égard au contenant ; l’existence élyséenne n’était qu’une rallonge toujours plus inutile et plus insipide à l’existence terrestre ; et ceux-mêmes qui avaient trouvé le plus intéressant de vivre finissaient par trouver fastidieux d’avoir vécu. Achille après dix siècles de conversations avec Patrocle sur leurs dix années de combat devant Troie, n’était pas moins exaspéré par l’ennui que Tantale par la soif ; Didon, depuis mille ans qu’elle ne faisait autre chose que de songer à la trahison d’Énée, était aussi lasse de rouler ses souvenirs en son cœur qu’Ixion de tourner sa roue devant ses pas ; et les poètes eux-mêmes, les poètes divins dont a parlé Virgile, couchés sur les gazons éternels, se laissaient aller à une oisiveté morne, et prenaient en dégoût leur lyre et leur art, lassés qu’ils étaient de se réciter leurs anciennes chansons, et ne trouvant point de matière à en composer de nouvelles, parce que les choses autour d’eux restaient toujours les mêmes.

Nous aussi, nous sommes destinés à disparaître avec tout ce qui nous entoure ; et cette disparition, qui sera complète le jour où il n’y aura plus une âme chrétienne chez les vivants d’en bas, nous y marchons graduellement à mesure que la foi diminue parmi eux. Jadis, au temps où j’arrivai ici, nous avions tous des corps matériels et tangibles, et c’était avec de lourdes clés, en fer véritable, que Pierre faisait tourner sur ses gonds la porte énorme du paradis. Mais maintenant, nous sommes, comme tu le vois, très semblables à des ombres ; à travers la porte, devenue transparente, on aperçoit distinctement le vide extérieur ; deux ou trois seulement d’entre nos saints ont conservé leurs auréoles ; et les feux mêmes de l’enfer sont devenus beaucoup plus supportables qu’ils n’étaient il y a cinq cents ans.

C’est ainsi, ô Abd-er-Rhaman, que nous, qui sommes ici depuis longtemps, de siècle en siècle nous nous sentons décroître et mourir, tels que des restes de feu qui s’éteignent dans la cendre, ou que des flocons de neige qui se fondent sur les eaux. De corps que nous étions, nous sommes devenus fantômes ; ces fantômes deviendront fumée, et cette fumée deviendra néant. Et loin d’accuser le destin, nous le remercions d’en avoir disposé ainsi, de n’avoir pas voulu que nous fussions châtiés éternellement de la niaiserie de notre rêve mystique, et de nous avoir réservé pour l’avenir le repos que nous aurions dû lui demander dès l’abord…

De tels discours n’étaient point pour remettre la joie au cœur d’Abd-er-Rhaman ; et la tristesse du tâleb ne fit en effet que grandir.

Du reste, il n’avait qu’à vouloir pour changer de séjour ; et ce privilège était fort envié des autres élus, de ceux-là surtout que le scrupule avait fait vivre dans la continence. Comme, à sa place, ils se seraient hâtés d’échanger les mornes plaisirs de ce paradis de fantômes contre les solides jouissances du jardin de Mahomet ! Ils le lui disaient, et ils le regardaient avec un sourire triste et jaloux, car aucun regret n’égale en amertume celui des élus qui n’ont pas aimé.

Abd-er-Rhaman, lui aussi, avait idée que la société des houris lui serait de plus de ressource que celle de ces ombres désolées. Il se décida à partir. Une grande foule l’accompagna par curiosité jusqu’à la porte. Il cria : « Azraël ! »

Azraël est un ange fort occupé ; mais il se déplace si rapidement qu’il semble participer à l’ubiquité divine. En une seconde, il fut près d’Abd-er-Rhaman ; une seconde plus tard tous les deux avaient disparu. Ce passage de l’ange noir donna à toutes les âmes qui étaient là un peu de divertissement et d’oubli. On s’amusa un instant dans le paradis chrétien : et cela fit qu’on s’y ennuya beaucoup plus après.

VIII

Abd-er-Rhaman avait été étourdi par la rapidité du vol d’Azraël. Quand il reprit connaissance, il n’avait plus près de lui l’ange noir.

Il n’était plus au pays des fantômes, et il n’était plus un fantôme lui-même. Son corps était redevenu matériel, et ses pieds reposaient sur un terrain solide. Du reste, la nuit était profonde autour de lui. Un vent chaud lui frappait la face, et il le sentait venir de l’ouverture d’un gouffre très proche. Il sentait aussi qu’il n’était point seul en ces ténèbres silencieuses, mais entouré de beaucoup d’êtres qui comme lui se taisaient et attendaient comme lui : et cette pensée lui fit peur.

Brusquement, un jet de flamme s’élança du gouffre, pareil à un grand oiseau rouge. A cette lueur subite, Abd-er-Rhaman vit une lame mince et tranchante comme celle d’un rasoir, qui partait du sol mystérieux où il se trouvait et qui s’allongeait sur le gouffre à perte de vue. Malgré lui, il songea au nouveau pont El-Kantara que les Roumis ont jeté sur le Rummel : ce support sommaire lui en fit apprécier l’asphalte, et cet éclairage initial lui en fit regretter les réverbères. Cétait l’endroit terrible, tel que l’ont décrit Yahia-ben-Salem et Mohammed-ben-Abdallah. Ce pont était le pont Sirath, et ce gouffre était le Gehennam.

On lui prit la main, et il suivit l’ange qui l’avait prise. L’ange l’amena au bord du pont de Sirath et l’y fit marcher, tandis que lui-même se tenait à sa droite, suspendu dans le vide. Abd-er-Rhaman avança : le pont tranchant ne lui meurtrit point les pieds, et il ne trébucha point dans l’abîme. Trois grandes flammes rouges, semblables à la première, lui montrèrent tour à tour, en des visions soudaines, les trois pavillons redoutables. Il les dépassa tous trois sans tomber, le premier parce qu’il n’avait blasphémé ni Allah ni le Prophète, le second parce qu’il n’avait point fait de mal aux hommes, et le troisième parce qu’il n’avait point négligé les ablutions ni le jeûne.

Quand Abd-er-Rhaman fut au bout du pont, l’ange le laissa seul, et il se trouva devant une porte immense, qui s’ouvrit d’elle-même à deux battants. Il était dans le premier ciel, dont les murailles sont d’argent fin, et qu’habitent les Anges-Animaux. Chacun de ces anges a la forme d’une espèce de bêtes terrestres, et préside à ses destinées ; l’ange des rats a la taille de nos éléphants, et celui des éléphants la hauteur de nos palais. Les uns hurlent et les autres sifflent ; beaucoup s’entrepoursuivent et s’entrefuient ; et, toujours traqué par l’Ange-des-Loups, l’Ange-des-Moutons bêle et court lamentablement, et depuis des siècles n’a point cessé de bêler ni de courir. Abd-er-Rhaman ne fit que passer dans cette ménagerie ; et il traversa cinq autres cieux sans s’y arrêter davantage. Il y vit des pierres précieuses et de l’or, — trop d’or et de pierres précieuses, — des pavés de rubis, des colonnes d’émeraude et des boiseries de santal, et beaucoup d’autres choses resplendissantes, monotones et inutiles. Et la route commençait à lui sembler longue, lorsqu’il arriva enfin au septième ciel.

Au moment où il entrait dans le jardin, son corps, qui était nu, se trouva tout à coup vêtu d’une longue robe de soie verte, et, dès ses premiers pas, il sentit que l’atmosphère seule pénétrait tout son être d’une béatitude divine.

Ce qu’est ce lieu, aucune langue humaine ne saurait le dire. C’est le jardin de délices, le grand jardin éternellement vert, que des rivières blanches arrosent de lait, et que des fleuves rouges arrosent de vin ; c’est la retraite apaisée et radieuse où le ciel n’est qu’un sourire, où le vent n’est qu’un parfum et où la terre n’est qu’une fleur ; c’est l’endroit unique qui comble avant qu’ils ne soient formés tous les désirs des yeux et tous les rêves de l’âme ; c’est la demeure bénie, ineffable et suprême, où celui qui s’est penché pour ramasser un caillou tient dans sa main une perle, où celui qui s’est arrêté pour écouter le gazouillement d’un oiseau entend la chanson d’un génie, où celui qui a levé le bras pour cueillir une grenade voit la grenade cueillie se transformer en femme. Et ce paradis est l’œuvre d’un rêve opposé en tout à celui des chrétiens : l’homme en le créant a bien vu qu’entre Dieu et lui, c’est lui qui est le faible, et que le faible a droit à l’égoïsme ; et sans chercher à faire quelque chose pour l’Éternel, avec une hardiesse d’enfant, il a signifié à l’Éternel de tout faire pour lui. Là, le but poursuivi n’est pas la gloire du Créateur, mais le bonheur de la créature ; les choses ne sont point tournées vers le Tout-Puissant pour lui chanter des louanges dont il n’a que faire, mais vers les atomes pour leur donner la joie dont ils ont tant besoin ; et loin que l’homme doive se détacher de sa personne pour se donner à Dieu, il semble que ce soit Dieu lui-même qui se multiplie sous toutes les formes sensibles afin de se donner à l’homme.

Çà et là, des bienheureux étaient couchés nonchalamment au pied des arbres, les uns seuls, et les autres avec des femmes sans voile, aux yeux noirs, qu’Abd-er-Rhaman comprit être des houris. Deux anges vinrent au-devant du tâleb, et le conduisirent sous l’immense arbre El-Mentaha. Là était dressée une longue table faite d’un seul diamant ; et, autour de cette table, des milliers de bienheureux, tous vêtus de longues robes vertes qui les rendaient pareils vaguement à de grands perroquets, adossés tous sur de larges sièges de repos près de houris aux yeux noirs, mangeaient dans des plats d’argent des choses inconnues sur terre, et buvaient l’eau de Selsibil dans des coupes d’or. Abd-er-Rhaman ne trouva point à ces élus un air aussi allègre qu’il s’y attendait, et il pensa qu’ils étaient bien difficiles. Puis l’eau de Selsibil l’emplit d’une grande joie, et il ne s’inquiéta plus de ce que ressentaient les autres.

Les serviteurs étaient des génies adolescents, dont les regards se voilaient si joliment sous leurs cils longs qu’ils donnaient envie de les baiser tous. Abd-er-Rhaman prit une orange dans un bassin d’argent que lui présenta un de ces génies ; et en ouvrant le fruit, il en vit sortir une manière de jouet vivant qui grandit en un instant jusqu’à devenir une femme plus belle que tous les désirs. Quand la nuit descendit, tendre et divine, il se retira avec sa compagne dans un pavillon fait d’une perle creuse ; et, comme il en passait le seuil, il entendit retentir à travers le jardin une grande voix qui lui sembla comme l’écho de l’allégresse qui chantait dans son cœur. C’était la voix mystérieuse qui chaque soir fait entendre aux élus ces paroles :

— « Voilà le paradis qui vous fut promis en récompense de vos œuvres ! »

Pendant beaucoup de jours, la promenade dans le jardin l’emplit du même bien-être, l’eau de Selsibil lui donna le même enivrement, et les vierges célestes lui inspirèrent la même ardeur. Bien des soirs encore il rentra dans sa perle creuse avec quelque houri d’une des quatre espèces qui sont au ciel. Puis arriva le dénoûment fatal. Un jour, il eut moins de goût pour les ombrages, et moins d’empressement à boire l’eau merveilleuse ; et le soir, il dut s’avouer qu’il était las des vierges rouges autant que des blanches, et des vierges jaunes autant que des vertes.

Abd-er-Rhaman, ce soir-là, se promena seul à travers les allées sombres, et il chercha à s’expliquer l’inquiétude qui l’oppressait. En y songeant, il lui sembla que c’était de la plénitude même de sa satisfaction que venait tout son mal. Il aurait voulu qu’il lui manquât au moins une chose, pour la désirer ou pour la chercher, pour connaître encore la volupté de rêver ou la ressource d’agir. Mais la jouissance était toujours là, implacable, et elle supprimait tout à elle seule. Elle rendait le rêve impossible et l’action inutile. Elle tuait l’un et faisait avorter l’autre. Aussi, l’âme d’Abd-er-Rhaman se vidait peu à peu de toute pensée, et en même temps il sentait s’amasser et s’agiter en lui une force toujours inemployé, parce qu’il ne trouvait jamais de résistance au dehors ; et il résultait de là un double tourment. Même sur terre, on se fût lassé d’une telle vie ; on devait s’en lasser plus sûrement et plus vite encore au ciel. Sur terre, on change sans cesse, et on voit tout changer autour de soi ; on a envie de se retenir à tout, parce que tout passe et qu’on se sent passer aussi ; et on s’attache d’autant plus aux choses qu’on peut craindre à chaque instant de se les voir arracher violemment, et qu’en tout cas on les sent vous échapper un peu chaque jour. Mais ceux qui sont au paradis sont les habitants fixes d’un monde fixe ; et leur vie est pareille à une horloge arrêtée. Ils savent que pendant des siècles ils doivent conserver le même âge et posséder les mêmes bonheurs ; et ils se désintéressent vite d’une aussi monotone félicité. L’homme se dit qu’il voudrait posséder à jamais ce plaisir qu’il saisit un instant, qui se dérobe aussitôt et qu’il s’épuise à poursuivre ici et là ; et le petit chat songe aussi qu’il voudrait bien tenir pour toujours ce ruban bleu qu’on agite de côté et d’autre devant lui, et qui le fait tant courir. Mais qu’on donne au chat le ruban immobile entre ses pattes, et à l’homme le bonheur immobile au paradis, et tous les deux auront tôt fait de s’en lasser. Abd-er-Rhaman en était là. Sa faculté de jouissance avait eu beau s’agrandir à son entrée au ciel, elle n’était pourtant pas devenue infinie, car aucune des facultés d’un être limité ne peut être sans limites ; et la continuité du plaisir avait assez vite rassasié ses sens et refroidi son âme.

Le charme était rompu. Abd-er-Rhaman fut plus désenchanté encore le lendemain et les jours suivants. Il rechercha la société de ses compagnons et son ennui s’accrut sous l’influence du leur. Beaucoup d’ailleurs ne quittaient plus leurs demeures de perle creuse. Le Prophète lui-même, très sombre depuis qu’il n’avait plus d’infidèles à combattre, vivait dans une réclusion absolue ; et il y avait des siècles qu’on ne l’avait vu sortir de son palais aux soixante-dix mille pavillons.

Mais, si tristes que fussent les hommes, les femmes l’étaient bien plus encore ; et elles l’étaient presque dès leur arrivée ; car leur part était beaucoup moins grande aux jouissances divines. Les houris ne leur étaient d’aucun usage ; elles ne trouvaient en entrant au paradis personne à aimer et personne qui les aimât ; et elles n’avaient guère d’autre occupation que de gémir sur la destinée qui voulait qu’elles fussent délaissées dans le monde d’en haut par les mêmes maris qui les avaient emprisonnées dans celui d’en-bas.

Et, si sombres que fussent les femmes, les bêtes admises dans le jardin l’étaient bien davantage. La chamelle du prophète Saleh, toujours accroupie à terre, levait à peine sur les passants sa tête dédaigneuse et bizarre ; et le chien Ar-Rakim semblait se divertir moins encore que pendant les trois cent neuf années qu’il resta couché, les pattes étendues, à l’entrée de la caverne des Sept-Dormants. La Fourmi elle-même, la bonne et sage fourmi qui fit compliment à Soléïman, et lui offrit une cuisse de sauterelle, avait fini par se lasser d’emplir toujours ses caves pour des hivers qui n’arrivaient point. Elle avait pris en dégoût ce monde où l’on n’avait rien à faire, et ces élus toujours inoccupés ; et quand Abd-er-Rhaman voulut lier conversation avec elle, elle secoua sa petite tête, et s’éloigna sans répondre.

Ainsi tout était morne au septième ciel, les hommes, les femmes et les bêtes ; et tous les soirs la voix, qu’Abd-er-Rhaman trouvait maintenant lugubrement ironique, faisait retentir dans l’immensité du jardin ces paroles invariables :

« Voilà le paradis qui vous fut promis en récompense de vos œuvres ! »

IX

Cependant Abd-er-Rhaman avait retrouvé au paradis son plus cher ami d’enfance, Salah-ben-Hassein, et il s’entretenait souvent avec lui. Salah était à la fois l’être le meilleur et le plus savant qu’il eût connu sur terre. Un soir, ils se promenaient de long en large sous les arbres éternels, le long des éternels pavillons de perle creuse ; et pour la centième fois ils parlaient de leur ennui.

— Est-ce donc là tout ? dit Abd-er-Rhaman ; et l’homme ne peut-il espérer après sa mort que ce paradis ou celui de Jésus ?

— Non, ce n’est point tout, répondit Salah, et il t’aurait suffi de te convertir à d’autres religions pour être conduit à d’autres cieux. Comme tu as passé le pont Sirath pour venir ici, tu aurais pu passer le pont Tchinevad pour aller au Behescht des Parsis, et le Pont-de-Bambou pour aller au paradis des Formosans. Si tu avais partagé le rêve des Kalmoucks, tu pourrais contempler aujourd’hui le dieu Altangatufun, qui a le corps et la tête d’un serpent et les quatre pattes d’un lézard ; et si tu t’étais imaginé un jour que le vrai pût être dans les cultes informes de peuplades plus sauvages encore, il te serait loisible maintenant de visiter les lieux vagues et terribles où vivent et règnent les êtres monstrueux rêvés par les nègres du Darfour et par les hommes à demi singes qui font leurs demeures sur les arbres des forêts d’Australie.

Abd-er-Rhaman, naïvement, regretta de n’avoir pas fait tous ces voyages.

— Et quand tu les aurais faits ? reprit Salah en secouant la tête. Tu as joui du moins sot des rêves mystiques et du plus complet des rêves sensuels ; et ni ton extase ni ton ivresse n’ont été de longue durée. Quand même, après cela, tu aurais parcouru les vingt-huit cieux des bouddhistes et les vingt-sept paradis des Cafres, tes voyages auraient pourtant pris fin, et tu aurais trouvé l’ennui suprême au bout. Tôt ou tard, tu aurais vu qu’en dépit de tous les rêves d’avenir qu’il a échafaudés, l’homme après sa vie terrestre n’est bon vraiment qu’à mourir, et que ce n’est qu’un Être infini et parfait qui serait capable d’être immortel ; tu aurais compris que s’il est parfois amusant d’être en route, il est bien vite ennuyeux d’être au but, et que ce qu’il est prudent de souhaiter au terme de la marche humaine, ce n’est pas la fixité de la jouissance, mais l’immobilité du sommeil ; et tu aurais fini par t’avouer que si la vérité était connue des hommes, les plus sages seraient ceux qui ne feraient aucun rêve, afin de n’en voir aucun se réaliser, et qui ne penseraient qu’au Néant sur la terre, afin d’être sûrs d’en jouir aussitôt après l’avoir quittée.