Les Deux Portraits
LES DEUX PORTRAITS
Par EDMOND HARAUCOURT
Mon cas est bien simple, docteur : j’étais amoureux de ce portrait. J’aimais une femme, comme tout le monde, une femme jolie, mais elle n’existait qu’en peinture ; une femme jeune, mais qui était morte depuis un siècle ; une femme à demi-vêtue qui m’avait montré ses beaux seins et qui m’avait souri, le jour où, de corps et d’âme, je me trouvais en réceptivité d’amour, à la merci de celle qui voudrait bien me prendre.
Elle m’avait pris, et, tout d’abord, je n’en souffris pas, au contraire : j’aimais une créature adorable qui me souriait sans cesse, ne me contredisait jamais, me regardait avec tendresse, et me saluait d’un regard caressant, dès que je pénétrais dans la salle. Je pouvais la voir à toute heure, et, chaque matin, j’arrivais, dès l’ouverture du Musée. Nous passions nos journées ensemble, à deviser ; je racontais des choses, mes pensées, ma passion, et elle souriait ; mes lèvres envoyaient des baisers à sa gorge nue, et elle souriait encore. Cela nous suffisait : aux premiers moments de l’amour, on se contente d’espérances ; la complicité des âmes est si prodigue de désirs avoués et de volupiés promises, l’imagination donne tant, que la chair ne demande rien ; on n’exige pas le présent, puisqu’on possède l’avenir. Et nous nous en donnions, des rêves, rêves de jour, dans la chaude atmosphère de nos regards échangés, rêves de nuit, sous la chaude pression de sa poitrine, qu’enfin je pouvais toucher, en songe !
Mais les rêves n’ont qu’un temps, et le soir ne tarde guère où l’on veut des réalités. Les promesses, il faut les tenir, et nous en servir le montant en bonnes espèces trébuchantes ! Alors, peu à peu, et dans un malaise croissant, je dus bien reconnaître qu’elle n’était pas de chair et d’os, la bien-aimée, et qu’elle ne bougeait pas, ne bronchait pas, et qu’elle ne trébucherait jamais.
Le malaise, à force de se prolonger, devint une tristesse, la tristesse une angoisse, et il ne faut pas vous moquer de moi, docteur, car j’étais vraiment un homme malheureux.
Vous savez bien qu’on s’énerve, à la fin, de ne pas pouvoir ce qu’on veut, de vouloir ce qu’on ne peut pas, et de continuer à vouloir, et de tourner toujours dans le même cercle, comme un cheval de bois dans un manège de foire, qui s’emporte à galoper sur place, et qui ne doit pas s’arrêter. Je ne pouvais pas ne pas vouloir ; quoi ? L’impossible, et je le voulais de toutes mes forces.
Je me désespérais, puisqu’il n’y avait pas d’espoir, et je m’enrageais, je pleurais, je devenais fou.
— Au moins, par pitié, soulève un peu tes voiles, et montre-moi davantage de toi ! Pour que je me souvienne, pour que j’imagine, pour que je te possède en songe, fais que je te voie, fais que je t’aie vue, pour que je me souvienne !
Elle souriait :
— Nenni, mon cœur, tu n’en verras pas plus.
— Un peu, rien qu’un peu : je ne demande pas grand’chose…
J’indiquais le pli de toile à déplacer :
— Celui-ci, seulement, c’est bien facile, mie, au bord de ton genou, celui-ci…
Parfois elle se moquait de ma prière imbécile, et parfois elle avait l’air de s’apitoyer sur mon chagrin.
— Pauvre chéri, tu vois bien que je ne peux pas : c’est défendu.
Jamais ! Ni par des supplications, ni par des sacrifices, pas même avec des montagnes d’or, pas même avec des crimes, jamais on ne fléchirait celle-là, malgré la lubricité qu’elle avouait dans un sourire, et celle-là, dont la coquetterie provoquait les gens au passage, était la plus inexorable et la seule infaillible, entre toutes les femmes du monde !
Vous comprenez que mon humeur devait, à la longue, subir les conséquences de cette obsession, et que je m’empoisonnais les méninges à résorber tant d’amour. Il me vint alors des pensées tracassières, de toutes sortes, des regrets, des jalousies, des rancunes, des soupçons. Elle n’avait pas toujours été inaccessible, puisque le portrait luxurieux était là pour en témoigner, et ces lèvres luisanies, rouges de baisers, d’autres hommes les avaient écrasées sous leurs lèvres.
— Pourquoi, disait-elle, n’es-tu pas venu plus tôt ? Je t’aurais donné tout et nous nous serions bien aimés.
D’autres fois, l’idée de sa mort me harcelait comme une épouvante, et je croyais profaner quelque tombe : une nuit, il me vint, dans les bras, un suaire souillé, des ossements, des cheveux, des… Euh docteur, ne m’en parlez plus ! Mais, le lendemain, je la revoyais dans son cadre, avec sa face de volupté indéfiniment provocante, et elle murmurait :
— Je ne suis pas morte ; je vis pour toi.
D’autres fois, je me disais qu’elle avait pu, qu’elle avait dû vivre bien des années après la date du portrait, devenir vieille, devenir laide, ridée, brèche-dents, grand’mère. Elle souriait d’un air énigmatique : « Crois-tu ? » Elle me tendait les blancheurs rondes de ses seins.
— Imagines-tu des enfants accrochés à ces boutons roses ?
Je souhaitais vivement qu’elle fût morte jeune.
— Penses-tu que ceci ait pu vieillir ?
Elle raillait trop volontiers : je commençais à me méfier d’elle, et je voulais savoir.
— Qui es-tu ? Comment vivais-tu ?
— Cherche !
Je me mis à chercher. Sournoisement et sans le lui avouer, j’avais entrepris une enquête, et je compulsais, dans les bibliothèques, les notices, les volumes, toutes les paperasseries de la critique.
Lorsque je revenais au Louvre, elle souriait, comme une femme dont le secret est bien gardé, et qui vous nargue :
— As-tu trouvé ? Te renseignent-ils, les professeurs du beau ?
Ah ! docteur, elle avait raison de se moquer. J’en ai lu, des sottises ! Personne ne connaît comme moi l’opaque profondeur de Ja niaiserie humaine, et, pour vous en rendre compte, il vous faudrait avoir étudié comme moi l’œuvre des critiques d’art, et enregistré les propos que tiennent ces eunuques à la porte du sérail ! C’est sans doute une revanche de nature, que les castrats veuillent précisément juger des deux choses qui leur sont interdites : la Beauté et la Fécondité !
Les misérables ! Avec quelle impertinence ils traitaient ma superbe amie ! Je devais tout lire, par crainte, si je sautais une ligne, de perdre justement le mot que je cherchais, et j’ai tout lu.
Je fus récompensé de mon courage. Un de ces nigauds signalait l’existence d’un portrait de femme, attribué à tort, disait-il, au même peintre : il avait vu cette toile à Munich. J’eus une soudaine palpitation du cœur, en lisant ces deux phrases, et je sentis qu’elles me concernaient. Vous vous retournez, n’est-ce pas ? quand on vous regarde par derrière, et votre sensibilité perçoit une présence, que votre esprit ne conçoit pas ? J’avais perçu la présence de l’être aimé, et je partis pour Munich.
Ce fut alors un roman d’aventures, dont je ne vous conterai pas le détail : j’ai connu les émotions du policier qui file une piste, la trouve, la tient, la perd, la retrouve. Je me rappelle que le même jour, dans la même matinée, j’appris la mort de mon vieux père et je découvris le tableau : le plaisir fut plus fort que le regret. C’était bien elle, monsieur ! Les critiques peuvent hésiter, mais on ne trompe pas l’amour. C’était elle !
Plus grave, un peu plus âgée à peine, elle avait un rien de maussaderie dans les yeux comme si ma découverte, ma victoire, lui eussent causé une surprise désagréable. Je fus étonné à mon tour de constater en elle ce mécontentement, et peiné un peu, moi aussi. Elle avait une robe montante, et je ne voyais plus sa poitrine, mais je la reconnaissais sous le corsage.
Bien vite, je revins en France, je vendis la maison de mon père, et j’achetai ma femme !
Ma femme ! Elle était à moi, maintenant ! Je l’avais à moi ! Dans le compartiment du wagon, où je voyageais seul, je l’avais installée en face de moi, et je la contemplais à la lueur du quinquet, mais je la voyais mal, à cause de mes larmes. Je pleurais, tant mon bonheur était gros dans mon cœur. Elle, au contraire, demeurait grave, impassible, m’examinait, et semblait méditer.
Bien évidemment, elle se demandait :
— Que va-t-il résulter de cette nouvelle existence ?
Je la sentais plus pensive qu’heureuse. Je ne dirai pas que sa froideur m’inquiétait, mais j’aurais souhaité plus de communion entre nous, moins de réserve dans son regard ; je crus démêler qu’elle s’importunait de mes droits acquis sur elle, et qu’elle regrettait l’ancienne indépendance, qui la laissait plus mystérieuse et maîtresse.
Ainsi s’effectua notre voyage de noces, sous de fâcheux auspices, et la vie commune, la vie conjugale commença.
Ah ! comme on allait être bien, ensemble, tout seuls, délivrés des gardiens et des passants, de tous les importuns !
J’installai ma femme dans la chambre à coucher, sur le mur, à la gauche du lit. Je l’épiais, et je pensais voir qu’elle approuvait peu l’ordennance du mobilier. Je ne pouvais l’en blâmer, car le logis était modeste, et les meubles s’étaient rassemblés au hasard. Pour la satisfaire, je vendis un titre de rente, et fis venir un tapissier. Fut-elle sensible à mes intentions ? Elle ne le montra guère, du moins.
Quant à moi, j’étais fort heureux. Cette possession calme avait dissipé toutes les angoisses de la passion, et la nouvelle gravité de ma femme n’excitait plus en moi ces hantises de volupté dont j’avais tant souffert. Je l’aimais tendrement, et je m’efforçais de mon mieux lui agrémenter la vie.
Je n’y réussissais qu’à moitié. Nous avions de longues causeries intimes, mais j’étais seul à y prendre plaisir. Mes confidences émues, mes espoirs que je lui confiais, les récits amusants dont j’essayais de la distraire, tout montait vers elle et passait, sans pénétrer en elle. Elle écoutait avec patience, presque avec lassitude, et réfléchissait sans répondre. Je venais travailler près d’elle, et quand je relevais la tête, je rencontrais immanquablement son regard inquisiteur en surveillance sur moi, et j’avais beau lui sourire, elle ne souriait jamais plus.
Vous me direz qu’il était bien loisible à moi de retourner au Louvre, pour revoir sa belle gaieté. Je n’osais pas : J’avais peur de mon désir, qui me reprendrait là-bas, peut-être, pour me torturer comme autrefois. Mieux vaiait demeurer ainsi, en paix. De plus, j’appréhendais un autre danger : qui sait si ma femme ne serait point offusquée de cette visite à son autre image ? Ne la considérerait-elle pas comme un reproche à son attitude, à son caractère, et puisqu’elle m’avait guéri de mes anciennes souffrances, ne convenait-il pas, ne fût-ce que par gratitude, de lui épargner un déplaisir ?
Je raisonnais de la sorte, en parfaite sincérité, et je ne serais pas allé au musée, délibérément. Mais un jour où ma femme s’était montrés plus desobligeante encore que de coutume, le malheur voulut qu’un hasard me conduisit sous le portique du Louvre, et j’entrai.
Ah ! docteur, cette joie ! ce sourire, ces yeux, et ces seins nus ! Je la retrouvais toute, elle me rappelait, m’appelait, et nous crûmes nous rejoindre après une très longue absence. La passion recommençait, épanouie en fleur rouge, et qui donc songeait à s’en plaindre ?
Pourtant, le soir, je revins chez nous assez penaud, et ne sachant quelle attitude prendre.
L’œil du magistrat conjugal, l’œil d’épouse me regardait aller et venir dans la chambre, et réclamait une explication que je n’osais pas donner, car je la sentais, à l’avance, mal reçue et mal comprise.
Docteur, je vous fais juge. Étais-je coupable d’une infidélité ? Non. Alors, pourquoi m’accueilir ainsi ? Pourquoi, par cette sévérité injuste, me forcer au silence, qui est un mensonge, et introduire dans notre vie cette duplicité d’allures ? Quelque chose venait de se casser entre nous : l’intimité était rompue. À qui la faute ?
Le résultat, vous le devinez. Je ne dis rien, je ne contai rien, et, le lendemain, je retournai au Louvre.
Et j’y retournai tous les jours. Une existence nouvelle venait de commencer : puisque ma femme m’y obligeait, je m’étais résigné à la tromper avec elle.