Les Deux Sœurs/VI

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Les Deux Sœurs. Le Cœur et le Métier
Plon-Nourrit (p. 111-142).


Un quart d’heure ne s’était pas écoulé et la « Vieille Beauté », comme la jeune veuve avait appelé la nouvelle venue avec l’insolence de ses trente ans, était en effet occupée à rapporter perfidement à la sœur cadette les propos de leur monde sur la cour que l’officier faisait par trop ouvertement à la sœur aînée. L’indiscrète ne devinait pas quel retentissement chacune de ses paroles avait dans cette sensibilité si blessée. Mais qui devine les souffrances des autres, alors même que ces autres nous tiennent de tout près au cœur ? Crucifiée par les propos de Mme Éthorel, si inconsidérés dans leur malveillance, Madeleine ne se doutait pas, elle non plus, qu’au même moment Agathe recevait des coups pareils, et de quelle main ! Elle en eût frémi d’épouvante jusque dans ses moelles. Mme de Méris avait fait comme elle avait dit. Elle avait quitté la place presque aussitôt la visiteuse entrée, non sans avoir échangé avec elle toutes les chatteries de deux femmes de la même société qui se sont vues la veille, qui se reverront demain et qui se câlinent l’une l’autre en se déchirant. D’ordinaire Agathe n’attachait pas à ces petites simagrées de salon plus d’importance qu’elles ne méritent. Mais quand on vient de traverser certains soupçons, on supporte plus difficilement la fausseté de ces protestations pourtant très banales et au fond inoffensives, derrière lesquelles s’abritent les perfidies de société. L’évidence que, sous les caressants papotages de deux amies qui se sourient tendrement, se cachent de jolies petites haines toutes prêtes à griffer et à mordre – cette évidence dont on sourit comme d’une chose plutôt divertissante, aux heures d’indulgente observation, – apparaît soudain comme une chose affreuse, si un petit indice vous a dénoncé à l’improviste une trahison dans un être aimé. L’idée d’un universel mensonge autour de votre aveuglement vous fait frémir. C’était cette impression qu’éprouvait Agathe, sans se rendre encore bien compte du motif, en descendant l’escalier de l’hôtel de sa sœur.

– « Comme on est trompée tout de même !… » se disait-elle. « Qui croirait à voir cette femme m’embrasser, comme elle fait, chaque fois que nous nous rencontrons, qu’aussitôt la porte fermée elle me diffame ? … Dieu sait les insinuations auxquelles elle se livre en cet instant … Tant mieux d’ailleurs ! Elle me rend service. Madeleine constatera que je n’ai pas exagéré. – Comme il est nécessaire qu’elle parle à Louis, et vite !… » Elle appelait Brissonnet de son prénom, quand elle évoquait son image, pour elle seule. « Il est extraordinaire qu’elle n’ait pas compris cela toute seule et depuis longtemps… Mais non. Elle a été bouleversée de ma demande. Pourquoi ?… Tout son sang n’a fait qu’un tour. J’ai cru qu’elle allait se trouver mal. Pourquoi ?… Est-ce que ?… » La réponse à cette question se formula soudain dans l’esprit de la sœur, si longtemps envieuse, avec une netteté qui la fit se contracter tout entière. Elle ferma les yeux presque convulsivement en se disant « Non, non, » à voix haute. Puis, tout bas : « Non. Ce n’est pas possible. Madeleine aime son mari, et elle m’aime. Elle ne le trahirait pas, et moi, elle n’aurait jamais pensé à me présenter cet homme, avec l’intention déclarée de me le faire épouser, si elle avait pour lui un intérêt trop vif. Ce sont des chimères, de vilaines, de hideuses chimères. La vie est déjà si triste, on a si peu de vrais amis ! S’il fallait encore ne pas croire à une sœur pour qui l’on a toujours été parfaitement bonne, ce serait trop dur… Non, Ce n’est pas… Non. Non. »

Elle s’était surprise à prononcer de nouveau cette formule de dénégation à voix haute, tout en s’installant dans l’automobile électrique qui lui servait à Paris pour ses courses, et qu’elle avait laissée à la porte des Liébaut. Elle avait donné au mécanicien l’adresse d’une de ses amies dont c’était le jour. Au lieu de descendre, quand la voiture s’arrêta, elle jeta une nouvelle adresse à l’homme, celle d’un magasin situé à une autre extrémité de Paris, où elle n’avait aucune espèce de besoin de se rendre. La perspective de se mêler à une causerie d’indifférents lui avait paru insupportable. Son coupé allait, glissant d’un mouvement rapide et sans secousse, dans le crépuscule commençant de cette fin d’après-midi de l’automne. Un brouillard s’était levé, presque jaunâtre, que les lanternes des voitures trouaient de leurs feux, fantastiquement, et en dépit du « non » prononcé tout à l’heure avec tant d’énergie, Agathe de Méris se posait de nouveau la question qui avait surgi devant sa pensée, cet : « Est-ce que ?… » énigmatique, qui enveloppait de trop douloureuses hypothèses. Elle osait maintenant les regarder en face et aller jusqu’au bout de leur logique : – « Est-ce que Madeleine aimerait Louis Brissonnet ? … Quand elle m’a écrit de Ragatz, pour me parler de leur rencontre, je me rappelle, j’ai été étonnée de son enthousiasme. J’ai expliqué cela par cette facilité à l’engouement qu’elle a toujours eue. J’ai voulu y voir une preuve de plus que ce projet d’un second mariage pour moi lui tenait vraiment au cœur. J’en ai souri et je lui en ai été reconnaissante. Si je m’étais trompée pourtant ?… Non. Encore non. Elle ne me l’aurait pas présenté… Puis-je supposer qu’elle l’ait fait uniquement pour s’assurer des facilités de le revoir ?… Et pourquoi non ? Elle a toujours été si personnelle, si peu habituée à se contraindre ! Tout lui a toujours tant réussi !… Ce serait un infâme procédé… Allons donc ! Une femme qui aime hésite-t-elle sur les procédés ? Madeleine aura spéculé sur cette froideur qu’elle m’a si souvent reprochée. Ma froideur ! Parce que je n’étale pas mes sentiments comme elle ! Ç’aura été son excuse à ses propres yeux. Elle se sera dit : ma sœur n’aimera jamais cet homme, je ne lui ferai donc aucun tort, et moi, elle me servira de paravent… Je crois que je deviens folle. Ce serait admettre qu’elle trahit son mari… Et ce n’est pas ! Ce n’est pas ! »

Comme on voit, ce petit monologue sous-entendait de singulières sévérités de jugement envers la tendre et pure Madeleine, et de bien imméritées, de bien gratuites aussi. Le principe de cette injustice était dans la secrète et constante malveillance, nourrie si longtemps par l’aînée des deux sœurs contre la cadette. Souffrir, comme Agathe avait fait, pendant des jours et des jours, du bonheur d’une autre, c’est nécessairement se former des idées inexactes sur le caractère de cette autre. Elle avait trop souvent critiqué les manières d’être de Madeleine, et avec trop d’acrimonie, pour n’avoir pas perdu le sens exact de cette exquise nature. Rien de plus fréquent, insistons-y, que ces erreurs d’optique entre personnes qui se voient sans cesse et ne connaissent d’elles que des images fausses. Ces méconnaissances sont à l’origine de presque toutes les tragédies de famille, autant que les discussions d’intérêt. Que de fois nous nous étonnons de constater que les qualités les plus évidentes d’un fils sont ignorées par ses parents, qu’un frère ne discerne pas chez un frère une valeur qui éclate aux yeux du premier venu ! Depuis des années, Mme de Méris avait été, dans maintes circonstances, dominée à l’égard de sa sœur par cette illusion à rebours, mais jamais comme à cet instant. L’automobile continuait d’aller, l’arrêtant ici, l’arrêtant là, devant une boutique, devant une autre. En proie à cette fièvre où l’on ne peut supporter ni la solitude, ni la compagnie, Agathe multipliait les courses inutiles, – en vain. Elle n’échappait pas à la jalousie qui la mordait au cœur aussitôt qu’elle se remettait en tête à tête avec ses pensées.

– « Ce n’est pas ?… » reprenait-elle. « Et pourquoi cela ne serait-il pas ?… N’apprend-on point tous les jours, par un scandale absolument inattendu, des secrets que l’on n’aurait pas même imaginés comme possibles dans certaines existences ? Tromper, c’est jouer la comédie, c’est feindre un personnage que l’on n’est pas… Et puis, Liébaut est un excellent, un brave garçon, mais qu’il est commun ! Qu’il est lourd ! Si un homme réalise le type du mari trahi, c’est bien lui… La rancune de la veuve pour le mariage heureux de sa sœur ne la rendait pas d’habitude très indulgente pour son beau-frère le médecin. Elle la retrouvait, cette rancune, au service de ses iniques soupçons : « Mais, pour que Madeleine le trahît, il faudrait qu’elle eût Brissonnet pour complice… Pour complice ? Alors, les attitudes de Louis avec moi, ses regards, ses silences, où j ‘ai cru deviner tant d’émotions cachées, seraient autant de mensonges ! Non, je ne veux pas croire de lui cette infamie. Je ne le veux pas… Au contraire, s’il a deviné que Madeleine l’aime, tandis que lui ne l’aime pas, cette idée ne suffit-elle pas à expliquer qu’il n’ose pas se déclarer ?… Oui. La voilà, la vérité… C’est la raison pour laquelle Madeleine a tant changé depuis ces dernières semaines. Elle voit que Louis m’aime, et elle, elle aime Louis. C’est la raison pour laquelle il se tait. Il ignore tout de mes sentiments. Elle lui a laissé voir tout des siens… Il a pitié d’elle, et sans doute aussi, il pense que s’il me demande ma main, elle se jettera en travers… Et moi qui me suis confiée à elle, moi qui l’ai chargée de ce message !… C’est préférable ainsi. Je saurai à quoi m’en tenir. Ah ! S’il m’aime, je ne me laisserai pas prendre mon bonheur. Et il m’aime ! il m’aime !…

La jeune femme s’était répété ce mot passionnément, afin d’en redoubler l’évidence. Son âme tourmentée s’y était fixée, comme à un point solide, où trouver un appui et de la force, quand après deux heures de ces méditations contradictoires, où tour à tour elle avait incriminé et innocenté sa sœur, l’automobile s’arrêta enfin à l’entrée de la maison qu’elle habitait. C’était une grande bâtisse palatiale, pour employer le vocabulaire barbare d’aujourd’hui, à l’angle de l’avenue des Champs-Élysées et d’une des rues qui la coupent. Mme de Méris occupait dans ce caravansérail un vaste appartement d’une installation intensément moderne, – un peu par esprit d’opposition au petit hôtel intime de Madeleine. Elle demeura étonnée de voir stationner devant sa porte un coupé à caisson jaune attelé de deux petits chevaux, l’un blanc et l’autre noir. Elle reconnaissait la voiture de louage dont son beau-frère se servait pour ses visites :

– « Tiens, » se dit-elle, « Liébaut a un malade dans ma maison ? » Puis aussitôt : « À moins qu’il ne soit chez moi… Chez moi ? Pour quel motif, lui qui ne vient pas me voir deux fois par an ?… » Après ses réflexions de tout à l’heure, une explication de cette visite irrégulière s’offrit à elle, qui lui fit battre le cœur, tandis que l’ascenseur, trop lent à son gré, l’emportait vers son troisième étage : « Se douterait-il de quelque chose ?… Mais de quoi ?… »

Le médecin était chez sa belle-sœur en effet. Il l’attendait dans une espèce de boudoir dont le seul aspect faisait un contraste significatif avec le coin si privé, si individuel, où, deux heures auparavant, Madeleine recevait Agathe. Ce petit salon de l’aînée aurait suffi à dénoncer les côtés tendus, guindés, et pour tout dire, prétentieux de sa nature. Cette pièce, où elle se tenait cependant beaucoup, avait l’impersonnalité d’un décor. Mme de Métis avait essayé d’en faire une copie, strictement classique, d’une chambre du dix-huitième siècle. Elle avait obtenu un ensemble si visiblement composé qu’il en était froid, artificiel, et surtout, ce n’était pas son salon. Sa grâce un peu raide y était trop déplacée, et non moins déplacée à cette minute la physionomie du docteur François Liébaut, qui, professionnellement vêtu de la redingote noire, allait et venait parmi ces étoffes et ces meubles clairs. C’était, on l’a déjà dit, un homme de quarante et quelques années, vieilli avant l’âge. Il avait trop peiné, dans ces conditions de détestable hygiène où vivent nécessairement les médecins lorsqu’ils cumulent les labeurs de la clientèle et des recherches personnelles. Son teint brouillé où dominaient les nuances jaunes révélait la funeste habitude des repas pris vite et irrégulièrement entre deux consultations. Sa tête penchée en avant racontait une autre habitude, et non moins funeste, celle des longues séances à son bureau le soir, quand, la journée du praticien à peine finie, celle du savant commençait. Les personnes qui s’intéressent à cet ordre de questions connaissent son beau traité des Cachexies, où se trouvent exposées des théories neuves, notamment sur ces deux redoutables maladies des capsules surrénales et du corps thyroïde qui conservent une gloire funèbre aux noms d’Addison, de Basedow et de Graves. Le caractère très spécial des études du mari de Madeleine suffit à expliquer comment la jeune femme, toute intelligente et toute dévouée qu’elle fût, n’avait pu s’y intéresser véritablement. Elle avait beau être une créature très délicate, très souple, et, par conséquent, très disposée à modeler ses goûts sur ceux de l’homme distingué qu’elle avait épousé, son imagination avait été incapable de le suivre dans des analyses si austères, si répugnantes par certains points une sensibilité neuve et fine. Elle avait vu travailler François en l’admirant de son inlassable patience. Elle avait aussi admiré son dévouement envers ses malades, les noblesses de son désintéressement, mais tout le domaine technique où son mari vivait en pensée lui était resté fermé, et depuis quelque temps hostile. C’est le danger qui menace les ménages des hommes trop profondément enfoncés dans des recherches d’un ordre trop abstrait. Quand ils ont épousé une femme très simple, elle se résigne à jouer auprès d’eux le rôle de la Marthe de l’Écriture : « Elle allait s’empressant aux divers soins du service. » Mais il arrive que cette Marthe, une fois sa besogne finie, voudrait devenir Marie, celle qui « s’asseyait aux pieds du Seigneur, pour écouter sa parole » et qu’elle est malheureuse de ne le pouvoir pas ! Plus simplement et sans métaphores, Madeleine Liébaut était de celles qui, pour être tout à fait heureuses dans le mariage, ont le besoin d’une union absolue, totale, des cœurs et aussi des esprits. Faute de cette union, inconciliable avec un pareil métier et de pareilles recherches, elle s’était très tôt sentie un peu solitaire, même entre ses deux enfants, et auprès de ce compagnon qui dépensait toute son intelligence à écrire des pages emplies de ces « cas » abominables, enchantement des cliniciens. Quelques-uns de ces « cas » étaient quelque chose de plus pour la mère. On se rappelle que sa petite fille avait souffert, à la suite de rhumatismes, d’une légère atteinte de chorée, guérie par les eaux de Ragatz. Or, un des chapitres du grand ouvrage de son mari portait ce titre dont le seul énoncé poursuivait Madeleine d’une cruelle menace : Des rapports de la Chorée et de la maladie de Basedow. Elle avait cherché ces pages dans la bibliothèque du médecin, poussée par cette torturante curiosité du pronostic que connaissent trop tous ceux qui ont vu souffrir un être aimé sans bien comprendre son mal. Les sentiments de la mère à l’égard de la Science de son mari étaient depuis lors très complexes : elle éprouvait une reconnaissance anticipée pour l’habileté avec laquelle le médecin soignerait leur fille si jamais ce funeste présage se réalisait. Elle en voulait à cette Science du frisson où une pareille appréhension la jetait. C’étaient ces impressions qui l’avaient préparée, inconsciemment, à subir la nostalgie d’une autre existence, auprès d’un autre homme. La rencontre aux eaux avec l’héroïque officier d’Afrique avait soudain donné une forme à ses rêves. Elle s’était juré que personne au monde ne devinerait l’éveil en elle d’un émoi qui faisait horreur à ses scrupules. Hélas ! Elle avait été devinée par celui à qui elle aurait le plus passionnément désiré cacher la blessure soudain ouverte au plus secret de son cœur, François Liébaut lui-même, et le mari malheureux allait initier à sa découverte cette sœur dont la perspicacité jalouse avait déjà tant effrayé Agathe.

Quand Agathe entra dans le salon, son premier regard lui apprit ce qu’elle avait pressenti : la visite de son beau-frère annonçait un événement extraordinaire. Lequel ? Le visage du médecin, grave d’habitude, mais d’une gravité distraite et vague, celle de l’homme qui suit ses idées, était comme tendu, comme contracté par un rongement de soucis. En même temps, l’émotion de l’entretien qu’il se préparait à provoquer avec la sœur de sa femme lui donnait une inquiétude dont la fièvre se reconnaissait à ses moindres mouvements. Ses doigts se crispaient sur le dos des meubles, autour des bibelots qu’il prenait et reposait sans les voir. Ses paupières battaient sur ses yeux, qui n’osèrent pas d’abord se fixer sur son interlocutrice. La conversation à peine engagée, ce fut au contraire, de sa part, cette ardente, cette prenante inquisition des prunelles, qui ne veulent pas laisser échapper le plus petit signe, dans leur avidité de savoir… De savoir ? Mais quoi ? Obsédée elle-même par les pensées que l’entrevue de cette après-midi lui avait infligées, comment Agathe n’eût-elle pas aussitôt soupçonné la vérité ? Son beau-frère était venu chez elle, avec le projet de lui parler des relations de Madeleine et de Brissonnet. Pour lui non plus, ces relations n’étaient donc pas claires ?… La curiosité d’apprendre si elle avait deviné juste, était si forte aussi chez la jeune veuve qu’elle se sentit trembler, et, dans l’incapacité de cacher son énervement, elle feignit une inquiétude bien différente de celle qui la poignait réellement :

– Comme vous semblez troublé, François … » demanda-t-elle en allant droit à lui, et lui prenant la main : « Qu’y a-t-il ?… Ma sœur n’est pas plus souffrante ?… Je l’ai quittée un peu fatiguée… Ce n’est pas cela ? Non… Il n’est rien arrivé à Georges et à Charlotte, au moins ? Mais parlez, parlez… »

– « Calmez-vous, ma chère Agathe, » dit Liébaut. L’instinct du métier venait de lui faire prendre, à lui, si profondément remué de son côté, le ton qu’il aurait eu au chevet d’un malade en proie à une surexcitation nerveuse. « Non, » continua-t-il d’une voix qui s’émouvait à son tour, « il n’est rien arrivé à personne, heureusement… Pourtant vous avez raison, c’est à cause de Madeleine que je suis ici. C’est d’elle que je suis venu vous parler… »

Mme de Méris n’avait jamais approuvé, on ne l’ignore pas, le mariage de sa cadette, et le bonheur apparent de cette union bourgeoise n’avait pas contribué à diminuer cette antipathie. Aussi ne s’était-elle jamais donné la peine d’étudier ce beau-frère dont elle rougissait un peu, malgré sa haute valeur. Là encore, la grande loi de la mésintelligence familiale par idée préalable avait accompli son œuvre. Madeleine avait jugé Liébaut, une fois pour toutes, et condamné. Elle s’était formé de lui l’image d’un très honnête personnage, et très ennuyeux, supérieur sans doute dans son métier, mais absorbé dans des travaux qui ne l’intéressaient, elle, en aucune manière, et absolument dépourvu de toute conversation. Qu’il eût pu plaire à sa cadette, elle avait, dès le premier jour, déclaré ne pas le comprendre, et sa malveillance à l’égard de cette sœur secrètement jalousée avait trouvé là une occasion unique de s’exercer, sous la couleur d’une généreuse pitié. Elle ne soupçonnait pas que cet homme, silencieux et modeste. volontiers effacé dans le monde, avait une délicatesse presque morbide d’impressions. François Liébaut était un de ces sensitifs qui perçoivent les moindres nuances, qu’un air de froideur surpris chez un de leurs proches paralyse, qui souffrent de la plus légère marque d’indifférence. Cette exquise susceptibilité du cœur ne semble guère conciliable avec les dures disciplines de l’Hôpital et de l'École pratique. Elle existe pourtant chez quelques médecins, et, comme il arrive quand il y a une antithèse radicale entre les exigences de la position et les prédispositions natives, celles-là exaspèrent celles-ci au lieu de les guérir. Le mari de Madeleine appartenait à cette espèce très rare, et si aisément méconnue, des praticiens qui deviennent des amis pour leurs clients, que les larmes d’une mère au chevet d’un enfant mourant bouleversent, qui sont atteints par l’ingratitude d’un malade comme par une trahison. L’on devine, d’après ces quelques indications, ce qu’avait été pour lui, dès ses fiançailles, l’antipathie latente de la sœur de sa femme. Il avait d’abord essayé de désarmer Agathe, gauchement. N’y réussissant pas, il avait fini par accepter cette hostilité, se repliant, s’enveloppant lui-même d’indifférence. Pour qu’il fût venu, ce soir, prendre sa belle-sœur comme confidente, il fallait qu’il fût en proie à une crise bien forte de souffrance. Cela, Mme de Méris l’avait reconnu aussitôt, mais ce que les premières phrases de son beau-frère lui révélèrent et qu’elle n’eût jamais même imaginé, ce fut la perspicacité exercée par ce taciturne à son endroit, durant tant d’années. Ce fut surtout la finesse et la fierté de cette âme qu’elle avait considérée comme si peu digne d’intérêt, comme si vulgaire, – pour employer un de ses mots. Ce fut enfin le drame caché, le dessous vrai d’un ménage dont elle avait inconsciemment envié la tranquillité, en affectant d’en dédaigner le caractère « pot-au-feu ». Agathe avait rêvé pour elle-même d’aventures romanesques. L’issue de cette petite tragédie sentimentale où les avait engagées, sa sœur et elle, une secrète rivalité d’amour, devait lui apporter l’évidente preuve que ce romanesque tant souhaité ne réside ni dans les événements exceptionnels, ni dans les destinées extraordinaires. Les cœurs sérieux et profonds, ceux qui ont « accepté » leur vie, – comme elle avait dit ironiquement sur le quai de la gare, – qui s’y sont attachés par leurs fibres les plus secrètes, sont aussi ceux qui éprouvent au plus haut degré ces émotions intenses, vainement demandées par tant d’imaginations déréglées aux révoltes et aux complications :

– « Agathe », reprit Liébaut après un silence, « les choses que j’ai à vous dire sont si graves, si intimes, qu’au moment de les formuler les mots me manquent… Nous n’avons jamais beaucoup parlé à cœur ouvert, vous et moi. Ne voyez pas un reproche dans cette phrase… » insista-t-il en arrêtant sa belle-sœur d’un geste, comme elle protestait. « La faute est toute à moi qui ne vous ai pas fait voir assez à quel point j’étais disposé à vous aimer comme un frère… Mais oui, j’ai toujours été ainsi, même avec Madeleine. Je ne sais pas me raconter. C’est ridicule, je m’en rends trop compte, un médecin timide, un médecin sentimental et qui garde à part lui des impressions qu’il n’ose pas exprimer !… C’est ainsi pourtant, et sur le point d’avoir avec vous un entretien d’où dépend peut-être tout mon bonheur, il faut que je vous aie dit d’abord cela, pour que vous ne me croyiez pas fou, tant l’homme que je vais vous montrer diffère de celui que vous connaissez, ou croyez connaître… »

– « Celui que je connais, » répondit Mme de Méris, « a toujours été le meilleur des maris et le plus aimable des beaux-frères… »

– « Ne me parlez pas ainsi… » interrompit Liébaut, presque avec irritation, et il ajouta aussitôt : « Pardon !… À de certaines minutes solennelles, et nous sommes à l’une de ces minutes, les phrases de courtoisie font du mal. On ne peut supporter que la vérité… D’ailleurs, » et son visage exprima une résolution soudaine, presque brutale, celle de quelqu’un qui, voulant en finir à tout prix, renonce d’un coup aux préambules qu’il avait préparés longuement et va droit à son but… « D’ailleurs, à quoi bon revenir sur les maladresses que j’ai pu avoir dans mes rapports avec vous ? Je suis le mari de votre sœur. Nous sommes attachés l’un à l’autre par le lien le plus étroit qui existe, en dehors de ceux du sang. Nous ne faisons, vous, ma femme et moi, qu’une famille. J’ai le droit de vous poser la question qui me brûle le cœur et je vous la pose… Agathe, voici maintenant plus de trois mois qu’un homme est entré dans notre intimité, qu’aucun de nous ne connaissait que de nom auparavant… Chaque semaine écoulée, depuis lors, n’a fait que rendre plus grande cette intimité… Cet homme n’est pas seulement reçu chez vous et chez nous, il s’est fait présenter à tous nos amis. Quand on nous invite, vous et nous, on l’invite. Allons-nous au théâtre, vous et nous ? Il y va… À une exposition ? Il s’y trouve… Cet homme est jeune, il n’est pas marié… Agathe, je vous demande de me répondre avec toute votre loyauté : est-ce à cause de vous que M. le commandant Brissonnet vient dans notre milieu, comme il y vient ? Est-ce à cause de vous… » répéta-t-il. Et sourdement, comme s’il avait eu honte d’avouer la souffrance qu’enveloppait cette simple et angoissante demande : « ou de Madeleine ?… »

Un sursaut involontaire avait secoué la sœur aînée. Pour que son beau-frère en fût arrivé, lui si discret, si réservé, à poser cette question, directement, – répétons le mot, – brutalement, il fallait qu’il eût observé des faits positifs, – quels faits ? – qu’il eût commencé de suivre une trace, – quelle trace ? Une réponse non moins directe, non moins brutale venait aux lèvres de la rivale éprise et jalouse : « Dites tout, François. Vous croyez qu’il peut y avoir un secret entre Madeleine et Brissonnet ? Vous le croyez. Sur quels indices ? Comment ?… » Elle eut l’énergie de se dominer, un peu par cet instinct de franc-maçonnerie du sexe qui veut que, devant l’enquête pressante d’un homme, une femme se sente d’abord solidaire d’une autre femme. Entre sœurs, même qui ne sont pas très intimes, cet instinct est plus fort encore, plus spontané, plus irrésistible. Et puis, montrer aussitôt combien cet interrogatoire de son beau-frère la bouleversait, c’était, pour Agathe, avouer ses propres sentiments. C’était dire qu’elle aimait et qui elle aimait. C’était manquer à cette surveillance de soi, poussée chez elle, depuis tant d’années, jusqu’à la roideur, en particulier dans ses relations avec le mari de sa sœur cadette. C’était enfin risquer de ne pas apprendre ce qu’elle désirait savoir, maintenant, à n’importe quel prix. Un autre instinct, celui de ruse et de diplomatie, toujours éveillé chez les femmes les plus violemment emportées par la passion, lui fit trouver sur place un moyen sûr d’arracher son secret à cet homme, impatient, lui aussi, de savoir. Il allait lui dire toutes ses raisons d’être jaloux.

– « C’est à mon tour de vous supplier de vous calmer, mon cher François, » répondit-elle. « Oui, calmez-vous. Il le faut. Je le veux… Vous me voyez stupéfiée de ce que j’apprends… En premier lieu, que vous croyez avoir quelque chose à vous reprocher dans votre attitude vis-à-vis de moi ?… Je vous répète que je vous ai toujours trouvé si bon, si affectueux, et ce ne sont pas des formules de courtoisie, je vous le jure. Mais nous reviendrons là-dessus un autre jour… J’arrive tout de suite au second point, le plus important, puisqu’il paraît vous bouleverser, à ces assiduités de M. Brissonnet auprès de Madeleine et de moi. Je vous répondrai en pleine franchise. Pour qui le commandant fréquente-t-il chez elle et chez moi ?… Ni pour l’une ni pour l’autre, que je sache – du moins jusqu’ici. Pas pour moi, puisqu'il ne m’a pas demandé ma main et que je suis veuve. Pas pour Madeleine, puisqu’elle n’est pas libre. Vous n’allez pas faire à ma sœur l’injure de penser qu’elle se laisse faire la cour, n’est-ce pas ?… Je vous préviens que si vous avez de pareilles idées, je ne vous le pardonnerai point… M. Brissonnet fréquente chez nous parce qu’il est seul à Paris, désœuvré, et que nous le recevons comme il mérite d’être reçu, après ses belles actions et ses malheurs. Tout cela est très simple, très naturel… Encore un coup, revenez à vous, François. Ai-je raison ?… »

Elle le regardait en parlant, avec un demi-sourire qui tremblait au coin de ses lèvres fines. Il y avait dans sa voix un je ne sais quoi de forcé auquel son interlocuteur ne se trompa point. Le métier du médecin est comme celui du peintre de portraits. Il habitue ceux qui l’exercent à des intuitions instantanées qui semblent tenir du miracle. Le plus petit changement d’une physionomie leur est saisissable. Quand ce pouvoir d’observation est au service d’une simple curiosité, l’homme peut ne pas bien traduire ces signes qu’il sait si bien voir. Mis en jeu par la passion, cet esprit professionnel aboutit à des lucidités littéralement foudroyantes pour ceux ou celles qui en sont l’objet, et Agathe écoutait avec une stupeur déconcertée Liébaut reprendre :

– « Vous mentez, Agathe, et vous mentez mal. Si c’était vrai que M. Brissonnet ne fréquentât notre milieu ni pour vous ni pour Madeleine, vous ne seriez pas émue comme vous l’êtes, en me répondant… Tenez, » insista-t-il ; et lui saisissant la main, il lui mit le doigt sur le pouls avant qu’elle eût pu se soustraire à ce geste d’inquisition… « Pourquoi votre cœur bat-il si vite en ce moment ?… Pourquoi avez-vous là, dans la gorge, un serrement qui vous force à respirer plus profondément ?… Pourquoi ?… Je le sais et je vais vous le dire. Vous aimez le commandant Brissonnet. Vous l’aimez… Si j’en avais douté, je n’en douterais plus, rien qu’à vous regarder maintenant…

– « Du moment que vous pensez ainsi… » répondit Agathe en se dégageant… « je ne comprends plus du tout votre démarche, permettez-moi de vous le dire, François. J’ajoute qu’il y a des points auxquels un galant homme doit toucher très délicatement dans un cœur de femme, fût-ce celui d’une belle-sœur, et vous venez de manquer à cette délicatesse élémentaire.

Que j’aime ou non M. Brissonnet, quel rapport y a-t-il entre ce sentiment qui me concerne seule, s’il existe, et la question que vous m’avez posée ? … »

– « Quel rapport ?… » répéta le médecin. « Quand on aime, on sait si l’on est aimé… On souffle tant de ne pas l’être !… » Et, avec un accent que Mme de Méris ne lui connaissait pas… « Ne rusez pas avec moi, Agathe, ce serait coupable. Je vous pose de nouveau ma question, en toute simplicité. Oui ou non, le commandant Brissonnet vous aime-t-il ? Répondez-moi. Je suis votre frère. Vous pouvez me confier, à moi, vos projets d’avenir. Vous êtes libre, vous venez de le déclarer vous-même. Le commandant l’est aussi. Il est tout naturel que vous pensiez à refaire votre vie avec lui. Vous a-t-il parlé dans ce sens ? Ou, s’il ne vous en a pas parlé, avez-vous deviné dans son attitude qu’il allait vous en parler, que la timidité l’en empêchait, qu’il n’osait pas,. qu’il oserait ? C’est là ce que j’ai voulu dire quand je vous ai demandé si M. Brissonnet fréquentait notre milieu pour vous, ou… »

Il s’était arrêté une seconde, comme si la fin de la phrase qui lui avait échappé imprudemment tout à l’heure lui était trop dure à énoncer de nouveau. Ce fut Agathe qui les formula, cette fois, les mots cruels dont elle avait été si bouleversée.

– « Ou pour Madeleine ?… » répondit-elle, achevant elle-même l’interrogation devant laquelle il reculait. Et, entraînée à son tour par l’émotion que les paroles si étrangement exactes de Liébaut avaient soulevée en elle, la sœur jalouse continua : » Vous avez raison, il vaut mieux pour tout le monde que toutes les équivoques soient dissipées. Elles le seront… Hé bien ! Oui, François, j’aime M. Brissonnet. Je n’ai en effet aucun motif pour me cacher d’un sentiment que j’ai le droit d’avoir, et qui ne prend rien à personne. Quant à ses sentiments pour moi, je ne peux pas vous le dire, parce qu’il ne me les a pas dits et que je ne les connais pas. Vous prétendez que l’on voit toujours si l’on est aimé, quand on aime. Ce n’est pas vrai, et cette incertitude est un martyre bien douloureux aussi par instants ! C’est le mien… Cet aveu est trop humiliant pour ne pas vous prouver que je vous ai répondu avec une absolue franchise. À vous de n’être pas moins franc avec moi, maintenant, en échange. Vous me devez de me faire connaître toute votre pensée, entendez-vous, toute. Vous avez pénétré le secret de mes sentiments pour M. Brissonnet. Certains indices vous ont fait croire qu’il y répondait. D’autres vous ont fait croire autre chose, puisque le nom de Madeleine vous est venu aux lèvres après le mien. Quels indices et quelle autre chose ? Achevez… »

– « Ah ! » s’écria François Liébaut avec accablement. « C’est à mon tour de ne plus comprendre, de ne plus savoir. J’étais si sûr que votre réponse me donnerait une évidence, une clarté. Et c’est le contraire. Les choses m’apparaissent comme si vagues, comme si incertaines à cette minute. Rien qu’en essayant de donner un corps à mes idées, je les sens s’évaporer, s’évanouir… Et cependant je me les suis formées d’après des faits, ces idées. Elles ne sont pas des fantaisies de mon cerveau malade. Je n’ai pas rêvé, en observant que depuis ces trois mois, vous, Agathe, vous avez changé. Je n’ai pas rêvé davantage en constatant que Madeleine avait changé aussi… Quand elle est revenue des eaux, elle était encore gaie et ouverte, déjà moins qu’avant son départ. Je la surprenais quelquefois songer indéfiniment. Je remarquais aussi que ses conversations avec Charlotte roulaient toujours sur les incidents de ce fatal séjour à Ragatz. Elle n’avait rien à se reprocher, puisqu’elle m’avait écrit le détail de sa rencontre avec M. Brissonnet. Elle n’a rien à se reprocher encore aujourd’hui, j’en suis sûr, sûr comme vous et moi nous sommes ici. Elle m’avait parlé, dans ses lettres, de son désir que cet homme vous plût… Il n’était pas à Paris alors. Dès son retour, il est venu à la maison. Je ne m’y suis pas trompé. Du premier regard que nous avons échangé, lui et moi, j’ai éprouvé cette antipathie qui est un avertissement. Oui. J’y crois. Les animaux la ressentent bien devant les êtres qui peuvent leur nuire. À cette première visite, Madeleine était très nerveuse. Je m’en suis bien aperçu aussi. J’ai attribué cette nervosité à ce projet d’un mariage entre vous et le commandant. Je l’avais si souvent entendue m’exprimer ses inquiétudes sur votre avenir ! Je savais comme elle est sensible aux moindres événements qui vous concernent !… Et puis M. Brissonnet vous a été présenté. Il est allé chez vous. Il est venu chez nous. Cette nervosité de Madeleine n’a pas cessé de grandir. J’ai expliqué alors cet état singulier par des désordres physiques. Toute la force de diagnostic que j’ai en moi, je l’ai appliquée à l’étudier. Je la voyais pâlir, ne plus manger, ne plus dormir, s’anémier, tomber dans ces silences absorbés d’où l’on sort comme dans un sursaut. L’évidence s’est imposée à moi qu’il s’agissait là d’une cause uniquement morale. Quelle cause ? Il ne s’était passé qu’un fait depuis sa rentrée à Paris : la présence dans notre cercle du commandant Brissonnet. Je n’eus pas de peine à constater que la mélancolie de Madeleine subissait des hauts et des bas d’après les allées et venues de ce nouvel ami. Devait-il dîner chez nous ou passer la soirée ? L’excitation prédominait en elle. Était-elle certaine qu’il ne viendrait pas ? C’était la dépression… Je luttai contre cette évidence d’abord. Je voulus me persuader que je me trompais. Mes efforts pour diminuer mes soupçons ne firent que les accroître. J’essayai de parler de vous, de savoir si elle caressait toujours l’espoir que vous vous décideriez à épouser M. Brissonnet. Je lui demandai si elle pensait qu’il vous plût et que vous lui plussiez… À son embarras qu’elle ne domina point, à sa trop visible contrariété, j’ai mesuré le chemin qu’elle avait parcouru, et dans quel sens… Vous me demandez quels sont mes indices ? Mais c’est la gêne où je la vois quand Brissonnet passe la soirée dans un endroit où vous êtes, et qu’elle le sait. Mais c’est l’effort qu’elle fait, maintenant, quand l’entretien vient par hasard à tomber sur lui, pour en détourner le cours. C’est sa façon de baisser les paupières et de détourner les prunelles quand mes yeux la fixent. Elle a peur de mon regard. C’est l’exaltation avec laquelle sa tendresse se rejette sur ses enfants, comme si elle voulait leur demander la force de ne pas s’abandonner aux troubles dont elle est consumée… Ce qu’ils prouvent, ces indices, vous le savez maintenant aussi bien que moi : Madeleine est une honnête femme qui se défend contre une passion… Mais se défendre contre une passion, c’est l’avoir. Elle aime cet homme, Agathe, entendez-vous, elle l’aime. Je ne l’accuse pas plus de me trahir que je ne vous ai accusée tout à l’heure d’avoir été coquette. Je sais que vous ne vous êtes rien permis de coupable, même avec les sentiments que vous avez. Je sais pareillement que Madeleine ne m’a pas trahi, qu’elle ne me trahira pas. Mais je ne peux pas supporter cette idée qu’un autre ait pris cette place dans sa pensée, dans son cœur. Je ne peux pas… »

Tandis que cet honnête homme se lamentait, mettant à nu, dans ce paroxysme d’agonie, les plaies les plus cachées de son ménage, une telle douleur émanait de son accent, de ses prunelles, et si fière, si pure ; la noblesse de son caractère apparaissait si nettement dans cette absence totale de bas soupçons, que Mme de Méris ne put s’empêcher d’en être touchée.

Cette pitié lui dictait son devoir : une insistance plus grande encore dans ses dénégations de tout à l’heure. Mais cette confirmation des idées qu’elle avait nourries toute l’après-midi avait ébranlé en elle cette corde mauvaise de la jalousie féminine, qui rend si aisément un son de haine, même dans les âmes les plus hautes, et Agathe n’avait pas une âme haute. Ces sentiments contradictoires : la compassion pour la souffrance vraie de son beau-frère, et la colère déjà grondante contre une rivale préférée passèrent dans les phrases qu’elle répondit à cette confidence :

– « Mais êtes-vous sûr que vous n’exagérez rien, mon pauvre François ? Entre un intérêt peut-être un peu vif et une passion, il y a un abîme… Pourquoi n’avez-vous pas dit à Madeleine simplement ce que vous venez de me dire, comme vous venez de me le dire ? Vous le lui deviez… Vous ne doutez pas d’elle. Vous avez si raison ! C’est une honnête femme. Elle le sera toujours… Elle aurait été la première à vous rassurer, j’en suis certaine… »

– « Lui parler ?… À elle ? » interrompit Liébaut. Jamais, jamais !… Je n’en aurais pas eu la force. Vous ne me connaissez pas, Agathe, je vous le répète. Vous ne savez pas combien j’ai de peine à montrer ce que je suis. Non. Je n’en ai pas eu la force… J’ai voulu sortir de cet enfer pourtant. J’ai compris que par vous j’en finirais avec cet horrible doute, par vous seule. Je vous l’ai dit : je vous avais observée, vous aussi. Je savais que vous aussi vous vous étiez laissé prendre à la séduction de cet homme. C’est même comme cela que j’explique toute l’histoire morale de ma pauvre Madeleine, quand je suis de sang-froid. Elle a voulu sincèrement vous marier à Brissonnet, et puis une passion l’a envahie qu’elle se reproche avec d’autant plus de remords. Elle ne se la pardonne, ni à cause de moi, ni à cause de vous… J’ai pensé : s’il en est ainsi, – et il en est ainsi, – il faut qu’Agathe sache cela. Je le lui apprendrai, si elle l’ignore, et voilà ce que je suis venu vous dire. De deux choses l’une : ou M. Brissonnet vous aime… Alors, passez pardessus toutes les convenances, tous les préjugés du monde. Rien ne s’oppose à votre mariage. Épousez-le, mais que ce mariage soit décidé, que Madeleine en soit avertie, qu’il se fasse vite, le plus vite qu’il sera possible. Une fois mariés, voyagez. Vous êtes riche, vous êtes indépendante. Ayez pitié de votre sœur, ayez pitié de moi, et qu’il s’écoule du temps, beaucoup de temps, avant que Madeleine ne le revoie… Ou bien cet homme ne vous aime pas, et alors… » Ici la voix du mari jaloux se fit singulièrement âpre et sourde : « c’est qu’il aime Madeleine… » Il insiste, sur un geste de son interlocutrice. « Oui, il aime une de vous deux. Sa conduite n’a pas d’autre explication, à moins d’admettre, ce que je me refuse à croire, que c’est un misérable et un suborneur. Dans ce cas, ce serait à moi d’agir… »

– « Que voulez-vous dire ? » interrogea Mme de Méris, soudain toute tremblante. Elle venait de voir dans sa pensée son beau-frère et celui qu’elle aimait en face l’un de l’autre, une provocation, un duel. « Que ferez-vous ? »

– « La démarche la plus simple, » répondit Liébaut, redevenu soudain très calme. Il se voyait, lui, dans son esprit, parlant en homme à un homme, et cette vision lui rendait le sang-froid des explications viriles ; « la plus simple, » répéta-t-il, « et la plus légitime, la plus indispensable. Je procéderai de la façon la plus courtoise pour commencer, et sans menaces. J’aurai une conversation avec M. Brissonnet. Je lui dirai que ses assiduités chez vous et chez nous ont provoqué des commentaires. J’en appellerai à son honneur… J’espère encore que ce premier entretien suffira… »

– « Mais vous ne pouvez pas l’avoir avec lui, cet entretien, » interrompit Agathe plus vivement encore. « Il vous est interdit, et pour Madeleine, et pour moi, » ajouta-t-elle. « Je vous en conjure, François, ne voyez pas M. Brissonnet… Que, voulez-vous ? Que cette situation prenne fin. Elle va prendre fin… Je ne savais rien de ce que vous venez de m’apprendre. Mais, moi aussi, je souffrais de cette incertitude, de cette équivoque. Je ne pouvais pas plus parler à M. Brissonnet que vous ne pouvez lui parler, moins encore. J’ai demandé à Madeleine, aujourd’hui même, de lui dire précisément ce que vous vouliez lui faire dire, que ses assiduités étaient remarquées Je n’étais pas avertie. Si je l’avais été, ce n’est pas à ma sœur que je me serais adressée. Mais c’est fait, et la conclusion forcée de cet entretien est celle que vous désirez. Si M. Brissonnet m’aime, il déclarera à Madeleine qu’il veut m’épouser. S’il ne m’aime pas, il ne pourra plus, après cette explication, venir chez moi. Ne pouvant plus venir chez moi, il ne pourra plus venir chez vous. Il disparaîtra de notre milieu. »

– « Et Madeleine a accepté de le voir et de lui poser cette espèce d’ultimatum ?… » interrogea Liébaut.

– « Elle a accepté… » répondit Agathe.

Un silence tomba entre le beau-frère et la belle-sœur. Ils avaient baissé les yeux l’un et l’autre, en même temps. L’un et l’autre les relevèrent, en même temps. Ils se regardèrent. La même vision insupportable avait passé devant leurs jalousies. Tous deux comprenaient maintenant, quoiqu’ils ne voulussent pas se l’avouer, que Madeleine aimait le commandant Brissonnet, tous deux qu’elle en était aimée. Ils auraient dû comprendre aussi que Madeleine n’avait jamais laissé même soupçonner à l’officier les troubles de son cœur. Ils le comprenaient. Pourtant l’un et l’autre, le mari et la sœur, furent traversés à la fois de la même pensée de défiance. Ce fut Agathe qui osa la formuler. Elle dit, presque à voix basse : – « Ah ! comme je voudrais assister cachée à cet entretien !… Je saurais alors… » Elle saisit les mains de son beau-frère et l’associant déjà à une complicité : Nous saurions… Entendez-vous, François, nous saurions. » Puis tout à fait bas : « C’est demain qu’il viendra la voir, vers les deux heures, sans doute. Elle me l’a dit… Elle vous croira sorti… Si vous reveniez cependant ?… Votre cabinet donne sur le petit salon… il y a une tenture devant la porte… Si vous vous y cachiez ? Si nous nous y cachions ?… Nous entendrions. Nous saurions… »