Les Deux Sœurs/VIII

La bibliothèque libre.
Les Deux Sœurs. Le Cœur et le Métier
Plon-Nourrit (p. 170-198).


Le médecin prouvait, par ces phrases où se soulageait, en s’épanchant, le flot amassé de ses mélancolies, que les diagnostics moraux sont plus malaisés à porter que les autres. Il ne se doutait pas que chaque protestation de son retour à la confiance meurtrissait cette âme de femme à une autre place. Les natures vraiment profondes et délicates, comme était Madeleine, ne se plaisent à elles-mêmes que si elles sont dans la vérité complète, non seulement de leurs devoirs, mais de leurs sentiments. S’il arrive qu’un conflit entre ce devoir et ces sentiments les oblige à sacrifier ceux-ci, elles n’hésitent pas à faire cette immolation dans leurs actes. L’épreuve la plus dure pour elles est de mentir sur l’état de leur cœur. Elles ont beau s’affirmer, comme dans ce cas, que de montrer la souffrance de leur martyre serait en détruire l’effet, elles ne peuvent s’empêcher de subir une sorte d’obscur remords, quand elles ont réussi à donner le change sur leurs émotions les plus secrètes. Le scrupule les saisit. L’insincérité, qu’elles savent pourtant si nécessaire, trouble leur conscience. Elles s’accusent d’être hypocrites, et elles n’ont même pas, pour récompense d’un effort où leur être se brise, cette satisfaction morale que leur dévouement semble mériter. Et voici qu’une tentation l’envahissait, celle d’être vraie à l’égard de quelqu’un, que son sacrifice fût connu, du moins qu’il fût plaint. – Par qui ? Par celui-là même qui le partagerait. Que de femmes intimement, résolument honnêtes et imprudemment passionnées comme elle, ont, comme elle, caressé ce dangereux projet d’avouer leur amour à l’heure même où elles y renonçaient ? C’est la suprême épreuve d’une vertu que ce combat contre l’aveu dans l’adieu : et Madeleine le soutenait avec elle-même dans la nuit qui suivit cette explication avec son mari. Elle était couchée dans son lit, toute lumière éteinte. Sous la porte qui séparait sa chambre à coucher de celle du médecin, elle pouvait voir briller une raie de lumière, et quand elle tendait l’oreille, elle distinguait le bruit de papiers froissés. Elle se rendait compte que Liébaut, non plus, ne dormait pas. Il avait été trop secoué par les émotions de la soirée. Tout le symbole de l’histoire secrète de ce ménage tenait dans ce contraste entre les insomnies des deux époux. Lui, avait repris son travail, ou du moins Madeleine le croyait. Elle le voyait, accoudé sur la petite table, placée dans l’angle, et où il transportait, de son grand bureau, le soir, les notes qu’il voulait classer avant de s’endormir, les épreuves qu’il se proposait de corriger. Elle ne le blâmait pas d’avoir l’énergie de cette besogne, si étrangère à leur commune préoccupation. Mais c’était une évidence trop accablante que leurs sensibilités ne réagissaient pas de même. Quelle femme, avec toutes les finesses et toutes les intelligences, a jamais pu comprendre ce phénomène de dédoublement qui permet à un homme d’études de se remettre, les larmes aux yeux, le cœur serré, à des recherches de l’ordre le plus froidement technique ? Tout à l’heure, quand Liébaut l’avait quittée, Madeleine avait pu lire sur la première page d’une brochure que le docteur portait à la main avec quelques autres : « Un cas de maladie osseuse de Paget. » C’était le signe, très humble, très simple, que ce mari, passionnément épris de sa femme, exerçait aussi un métier, et que ses énergies professionnelles continuaient d’agir, presque automatiquement. Ce détail suffit pour que Madeleine se sentît plus seule encore, et l’écheveau de ses pensées commença de se dévider dans le silence de la nuit si propice à ces méditations douloureuses de l’insomnie et de la fièvre.

– « Quelle journée, » songeait-elle, « et quelle soirée !… Et demain ?… François est rassuré, maintenant. Il travaille. C’est la preuve que j’ai réussi et que ses soupçons se sont en allés. Il faut qu’ils ne reviennent jamais. Qu’il ne comprenne jamais ce que j’aurai souffert !… » Et haussant ses minces épaules, elle frissonnait sous le châle de fine laine dont elle s’était enveloppée par-dessus la soie souple de sa chemisette de lit, tant elle se sentait glacée et mal à l’aise. « Mais comment le comprendrait-il ? C’est un bien grand cœur et un bien grand esprit. Il n’a jamais su, il ne saura jamais ce que c’est qu’une femme. Lui, si bon, il est allé me livrer à cette pauvre Agathe !… Ah ! c’est à elle qu’il sera difficile de cacher mon secret ! J’y avais pourtant réussi. Sans cela, m’aurait-elle supplié de faire cette démarche ?… Hé bien ! Agathe me verra souffrir. Elle n’ira pas raconter ses observations à François, du moment qu’elle aura constaté que je ne me mets pas au travers de sa vie ; et je ne m’y mettrai ni s’il l’aime, ni s’il ne l’aime pas… » Elle ne désignait jamais Brissonnet autrement quand elle s’en parlait à elle-même, que par cet il impersonnel, ne voulant pas l’appeler du nom qu’il portait pour tous et ne se permettant pas cette douceur du prénom, si pénétrante pour le cœur d’une femme éprise et dont s’enivrait secrètement sa sœur : « S’il l’aime, je le lui donnerai… S’il ne l’aime pas ?… » Que de fois elle s’était posé cette question ! Et toujours elle y avait répondu avec un frémissement de sa sensibilité plus forte que toutes ses résolutions : « Non. Il ne l’aime pas… » Que de fois aussi, elle s’était interdit de se formuler avec la netteté de cette parole intérieure, aussi précise que l’autre, cette conclusion : « S’il ne l’aime pas, c’est moi qu’il aime !… » Pourquoi, à la veille de cette entrevue, où elle se préparait à mettre l’irréparable entre elle et cet homme, les redisait-elle, ces mots dangereux, ces mots coupables déjà, et non plus dans le silence de son cœur, mais à mi-voix, comme pour mieux en savourer la volupté défendue ? » Oui. C’est moi qu’il aime… c’est moi, c’est moi… » Elle se répétait : « Il m’aime. Il me le dira demain. J’ai bien le droit de l’entendre me le dire, puisque ce sera notre dernière rencontre… Et moi, que lui répondrai-je ?… Que je l’aime aussi et qu’il doit partir, puisque je ne suis pas libre… Il emportera du moins cette consolation, dans cet adieu qui sera éternel, de savoir que son sentiment est partagé, et moi, cette minute de vérité me paiera de mes souffrances passées et futures. Elle me donnera la force de vivre ensuite, de remplir tout mon devoir… » Elle se vit en face de l’officier d’Afrique et regardant sur ce visage si fier, si pétri de noblesse et de douleur, l’extase qui s’y peindrait quand elle aurait murmuré cet aveu. « Nous nous quitterons alors sans que sa bouche ait même effleuré ma main… » À cette romanesque imagination son cœur battit. Un sang plus chaud courut dans ses veines. Cette fiévreuse brûlure de l’amour la fit presque défaillir, et tout de suite sa conscience se réveilla : « Me laisser dire par lui qu’il m’aime ?… Le lui dire, moi ?… Mais quand je me retrouverai ici avec François et que je lui rapporterai ce qui se sera passé, il y aura donc des choses que je lui cacherai ?… J’aurai écouté, lui absent, des mots que je n’aurais pas écoutés, lui présent ? Il est si loyal, il vient de me donner une telle preuve de sa confiance, et je lui mentirais sur ce point encore ?… Non. Non. C’est déjà si dur de lui mentir sur mes sentiments. Rien qu’à le voir entrer dans le salon quand l’autre sera parti, si je ne peux pas tout répéter des paroles qui se seront prononcées là, je mourrais de honte… Que faire cependant ? Ah ! S’il aimait ma sœur, tout simplement, si je me méprenais sur toute son attitude depuis ces dernières semaines ? S’il me déclarait qu’il n’a pas osé croire à la possibilité de ce mariage et qu’il s’est tu, à cause de cela ? S’il l’épousait ?… Maintenant qu’Agathe est prévenue contre moi par les révélations que lui a faites François, quels rapports auraient son ménage avec le nôtre ? Nous nous verrions à peine et si mal ! Cette amitié qui m’a unie à elle malgré tant de malentendus, serait finie… Hélas ! ne l’est-elle pas ?… Et du moins Agathe serait heureuse, et lui aussi. Avec cette grande fortune à sa disposition, toute sa carrière deviendrait si aisée. Il pourrait attendre son heure, et s’il voulait entrer dans la politique avec sa gloire et cet instrument d’action, quel avenir !… C’est ce mariage que je devrais souhaiter pour lui. Je le souhaite. Oui. Je le souhaite !… Oui. Je ferai tout pour qu’il ait lieu !… » Et soudain, éclatant en sanglots et enfonçant sa tête lassée dans ses oreillers : « Ah ! Je l’aime ! Je l’aime !… Et je ne veux pas que lui non plus le sache jamais. Je ne veux pas !… » Et, tout épouvantée de nette explosion de sa douleur, elle tendait l’oreille pour écouter si aucun bruit ne venait de la chambre voisine. Elle tremblait que le pas de son mari ne lui annonçât qu’il avait surpris son gémissement : « François ne m’a pas entendue, se disait-elle, « il est bien heureux d’avoir sa science. Quand il travaille, il oublie tout, et il peut toujours travailler ! … »

Madeleine se trompait, – et derrière cette porte qui séparait leurs deux chambres un trouble bien grand ravageait le cœur de cet homme qu’elle croyait apaisé. Il l’était en effet sur ce point : pour une période, qui serait ou longue ou courte, suivant les incidents, l’idée fixe de la jalousie sentimentale, contre laquelle il s’était tant meurtri, ne le tourmentait plus. Cependant, il n’arrivait pas à reprendre avec un véritable intérêt le travail devant lequel il était attablé, et qui faisait vraiment une antithèse par trop saisissante à l’ordre de pensées où ils venaient de se mouvoir, lui et sa femme. Le médecin avait sous les yeux plusieurs clichés pris dans son service à l’hôpital, d’après deux malades atteints de l’énigmatique et horrible infirmité que Sir James Paget a décrite, pour la première fois dans un célèbre mémoire, en 1877. Le professeur Dieulafoy lui a consacré, en la dénommant : « Ostéite déformante progressive », une de ces belles leçons de sa clinique de l’Hôtel-Dieu où la force de l’expression arrive à la plus haute éloquence. Liébaut croyait avoir découvert la lésion initiale, inconnue jusqu’ici, qui détermine cette totale altération du squelette. Il avait rédigé une note importante qui devait illustrer ces photographies. L’incurvation des membres inférieurs appauvris jusqu’au dessèchement, la saillie aiguë des épaules, le tassement du tronc, l’énormité du crâne faisaient de ces images d’effroyables exemplaires de misère humaine, – de quoi retirer cet enseignement que nous sommes bien ingrats envers le sort, en nous créant des maux imaginaires, alors qu’il y a, de par le monde, tant de nos semblables atteints dans leur chair, et d’une façon si tragique ! Le mari de Madeleine était, je l’ai déjà dit, de ces docteurs que le contact quotidien avec la souffrance n’a pas blasés, et qui demeurent capables de plaindre les malades qu’ils soignent, – voire, chose plus rare, ceux qu’ils étudient. Les deux lamentables individus, dont il avait devant lui les silhouettes macabres et au sujet desquels il préparait cette communication à l’Académie, il les avait vus mourir, le cœur essoufflé, le cerveau comprimé, dans le plus affreux marasme. Il ne se les rappelait même plus, à cette minute où son regard courait sur ses épreuves, sans rien remarquer que la littéralité des mots imprimés. Sa plume rectifiait une virgule, corrigeait un détail d’orthographe, et la seule réalité, sentie par lui, était celle de ses rapports avec sa femme et sa belle-sœur.

– « Madeleine l’a bien compris, » se disait-il, « je ne peux pas ne pas avoir une nouvelle explication avec Agathe… Si ce mariage avec M. Brissonnet doit avoir lieu, il est indispensable que ce point de défiance ait été réduit, qu’il ait disparu, entre les deux sœurs… Si ce mariage ne doit pas avoir lieu, il n’est pas moins nécessaire que toute équivoque soit supprimée. Il faut qu’Agathe soit bien convaincue que sa sœur n’aura été pour rien dans cette non-réussite de son projet. Mais quand vaut-il mieux que nous en ayons causé, elle et moi ? Après la conversation entre Madeleine et M. Brissonnet, ou avant ?… Si je parle après, et que le résultat ait été celui que nous désirons, tout est bien. S’il se trouve avoir été contraire, Agathe me croira-t-elle ?… Évidemment, si je parle avant, mon autorité sera plus grande… Est-ce bien sûr ? Oui, dans l’hypothèse du mariage ; mais dans l’hypothèse opposée et après l’échec, Agathe ne me croira pas davantage… Ah ! qu’elle me croie ou qu’elle ne me croie pas, c’est son affaire ! La mienne est de réparer et tout de suite la faute que j’ai commise envers ma pauvre Madeleine… Oui, je parlerai à ma belle-sœur dès demain matin… Que me répondra-t-elle ?… »

Si François Liébaut avait été complètement guéri par le pieux mensonge de Madeleine, comme il le disait et le croyait, il n’aurait pas éprouvé une angoisse à se poser cette question. Ces susceptibilités du cœur, de la nature de celle dont il avait tant souffert, tout imprécises et tout imaginatives, laissent derrière elles, chez celui qu’elles ont ravagé, une inquiétude étrangement morbide. Il se sent toujours au moment d’être repris par le doute, alors même qu il s’affirme sa tranquillité. Quel regard aurait Agathe pour accueillir la rétractation du mari jaloux de la veille, transformé si soudainement ? Quelles paroles trouverait-elle à prononcer, capables de réveiller la défiance exorcisée à cette minute ? Et si elle se taisait, ce calme signifierait-il qu’elle partageait la conviction de son interlocuteur ?…

– « Paroles ou silence, » finit par conclure le mari de Madeleine, en secouant sa tête pour chasser une appréhension qui allait devenir intolérable, « je n’en tiendrai pas plus compte que de ceci !… Il fit le geste de lancer dans le feu la plume d’oie avec laquelle il corrigeait son épreuve, et qui, appuyée trop fortement, par sa main soudain énervée, s’écachait sur le papier. « Mon devoir est absolu. Je dois à ma femme de réparer le tort que je lui ai fait. Je le réparerai, dès demain matin. Ma première visite, en sortant de l’hôpital, sera pour Agathe, je m’en donne ma parole d’honneur. »

De pareils serments, tous ceux qui ont aimé et souffert de la jalousie sentimentale le savent trop, ne sont jamais que des prétextes à parjure. Quand il s’agit d’affronter une scène d’où nous risquons de sortir avec une crise nouvelle de la torturante maladie, que nous sommes ingénieux à nous chercher un prétexte pour la reculer ! Le lendemain matin, le docteur Liébaut alla bien à son hôpital, mais l’adresse qu’il donna a son cocher, quand il en sortit, ne fut pas celle de Mme de Méris. La pendule fixée devant lui dans le coupé marquait midi qu’il n’avait pas encore fait cette visite à laquelle il s’était engagé vis-à-vis de lui-même, si solennellement. Partagé entre sa terreur de se retrouver en face de sa belle-sœur et son remords de ne pas accomplir ce qu’il considérait comme une stricte obligation, il se rangea au parti le moins courageux. – Que ceux-là le blâment, qui n’ont jamais cédé à cette tentation d’éviter à tout prix une présence trop redoutée ! – Il écrivit. Rentré chez lui, pour l’heure du déjeuner, il avait demandé à son cocher d’attendre, et, vingt minutes plus tard, cet homme déposait chez le concierge de l’énorme maison érigée au coin de l’avenue des Champs-Élysées, ce billet à remettre aussitôt à Mme de Méris. « J’ai eu une explication avec M., ma bonne et chère Agathe. Je tiens à vous dire immédiatement que j’ai acquis la preuve absolue que nous nous sommes trompés tous les deux. Il faut » (le naïf médecin avait souligné ce mot en le répétant). « J’y insiste, il faut que vous effaciez de votre esprit toutes les idées que vous vous étiez faites à cause de ma folle imagination. J’espère d’ailleurs que vous aurez une bonne nouvelle, dès cette après-midi. M. doit toujours voir qui vous savez. Si vous venez vous-même vers trois heures, vous aurez sans doute la réponse. Si elle est telle que vous la désirez, personne ne sera plus heureux qu’elle et que votre frère dévoué. » Lettre presque implorative dont la signature : un François Liébaut tout tremblé – attestait davantage encore la crise de faiblesse dans laquelle ces lignes avaient été tracées ! Elles ne contenaient pas une phrase dont tous les mots ne dussent être, pour une femme du caractère d’Agathe et dans sa situation d’esprit, une preuve de plus qu’elle y avait vu juste et que sa rivale avait eu, une fois encore, l’art de jouer une comédie.

– « Il n’a pas osé venir me raconter cela en face… » se dit-elle, après avoir lu ce peu courageux message. Elle froissa le papier, avec une espèce de rancune sauvage, et sa déception se soulagea en criant tout haut : « Ah ! le lâche ! le lâche ! » Elle avait passé la nuit à se demander si son beau-frère aurait l’énergie de tenir sa promesse. Au dernier moment, ne reculerait-il pas ? Les scrupules de sa faiblesse qu’il prendrait pour des reproches de sa conscience ne prévaudraient-ils pas, quand il s’agirait d’écouter caché cette conversation entre Madeleine et Brissonnet dont tout l’avenir de son bonheur, à elle, dépendait ? « Il est jaloux, » s’était-elle répondu en pensée, pour réfuter les objections que la connaissance profonde des timidités du médecin lui suggérait. « Il est jaloux, et un jaloux ne résiste pas au besoin de savoir… Pourvu seulement qu’il ne commette pas la folie d’avoir une explication avec Madeleine avant ?… Mais non. Il lui faudrait avouer qu’il est venu ici et qu’il m’a parlé… Un mari, même le plus aveuglé, ne fait pas de ces confessions-là… » Et voici que ce billet lui apportait la preuve que, cette confession, ce mari-ci l’avait faite ! Une scène de cette nature, entre les deux époux, supposait, de la part de la personne qui l’avait provoquée et qui ne pouvait être que François, un extraordinaire état d’exaltation, celui dont Mme de Méris l’avait vu possédé. Hors de lui, c’était trop certain, il n’avait pas gouverné sa parole. Il avait tout dit à Madeleine, pêle-mêle. Tout !… S’il en était ainsi, la sœur cadette connaissait le conseil que la sœur aînée avait donné à son mari ?… Cette idée suffisait pour qu’Agathe éprouvât contre son complice de quelques instants, et qui venait de la trahir, un passionné mouvement de haine. Elle n’eut pas le loisir de s’y livrer autrement que par cette insulte, répétée rageusement : « Le lâche ! le lâche !… » Une pensée qui touchait dans son cœur une fibre plus profonde que celle de l’amour-propre la traversait de sa pointe brûlante : « Madeleine aime Brissonnet. C’est la chose sûre, celle dont je ne peux plus douter, et qui explique tout. Elle a trouvé le moyen d’abuser son mari. Le malheureux ne sera pas là tout à l’heure, quand l’autre arrivera au rendez-vous. Madeleine et Louis seront seuls… » Cette possibilité d’un tête-à-tête entre Mme Liébaut et le commandant n’était pas un fait d’ordre nouveau. L’idée en fut soudain aussi insupportable à la sœur jalouse que si ce tête-à-tête eût dû avoir lieu pour la première fois. Le caractère de sa cadette, lui non plus, n’était pas pour l’aînée une nouveauté. Elle le connaissait, elle aurait dû plutôt le connaître assez pour ne jamais accuser Madeleine d’une abominable scélératesse. Et elle entrevoyait comme probable, comme indiscutable, cette sinistre histoire : Madeleine prenant à Ragatz Louis Brissonnet comme amant, et, pour assurer la sécurité de cette intrigue, faisant jouer à sa sœur le rôle de paravent. Hypothèse affreusement et gratuitement inique, et folle, avec cela ! D’où fussent venues, à une maîtresse heureuse, ces troubles profonds dont les retentissements avaient ébranlé la santé de Mme Liébaut au point de donner l’éveil au mari ?… Mais Agathe ne raisonnait plus… Elle avait repris la lettre de son beau-frère. Elle en épelait toutes les syllabes, et elle les traduisait comme il arrive, dans le sens de sa rancune, avec cette irrésistible ardeur de suggestion que la jalousie trouve à son service. Elle raisonnait :

– « C’est Madeleine qui a dicté ces phrases. Je reconnais ses manières de s’exprimer, si insinuantes, si peu droites !… Elle a empêché Liébaut de venir me voir. Elle a craint ma perspicacité et aussi que je ne défisse son œuvre. Après ce qu’il appelle, lui, une explication, elle est avertie que je sais beaucoup de choses. A-t-elle vraiment compté que je serais sa dupe, sur la seule affirmation de ce pauvre François ?… Pourquoi non ? Si elle et Brissonnet s’entendent, depuis ces trois mois, pour nous trahir, Liébaut et moi, de cette infâme manière, ils doivent nous croire tous les deux aussi naïfs, aussi niais l’un que l’autre… Mais est-il possible qu’ils soient complices ?… Comment admettre que Brissonnet, un homme d’honneur, un héros, se soit prêté à une aussi vile, à une aussi honteuse manœuvre que celle qui aurait consisté à me faire la cour, au risque de troubler toute ma vie, sans m’aimer, et lié avec une autre ? Et quelle autre !… Non, ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! Il n’a pas fait cela !… »

Elle n’osait pas ajouter, même tout bas et pour elle seule : « Il ne m’a pas fait cela. » C’était là le point le plus profond et le plus sensible. Toute l’attitude du jeune homme vis-à-vis d’elle depuis ces trois mois lui avait si souvent donné l’illusion qu’il l’aimait ! Elle s’était si complaisamment caressé le cœur à cette chimère ! Elle-même nourrissait pour lui un sentiment si vrai ! Cette hypothèse qu’il eût joué la comédie avec elle – et par passion pour sa cadette – lui déchirait toute l’âme. Et revenant à cette lettre qui lui avait annoncé l’échec de son plan d’espionnage : « Liébaut souffrait pourtant hier autant que moi. Il aime sa femme. Il est jaloux. Il peut savoir, et il ne veut pas savoir !… – Ah ! si j’étais lui ?… »

Ce « si j’étais lui ?… » était gros d’une tentation détestable, mais si attirante. Une nouvelle idée commençait de lever dans l’esprit d’Agathe de Méris… « La cachette est là… Si j’étais lui ?… Pourquoi ne pas prendre sa place, puisqu’il la déserte ?… » Elle se vit tapie derrière cette porte qui communiquait du cabinet du médecin au petit salon de Madeleine. Si sa cadette était loyale avec elle, quel tort lui ferait l’aînée en écoutant cette conversation ? Aucun. Si, au contraire, Madeleine la trahissait, n’avait-elle pas le droit d’acquérir, à tout prix, la preuve de cette trahison ? – Liébaut lui disait de venir vers trois heures. L’entretien avec Brissonnet était donc fixé, comme Madeleine l’avait dit, entre la fin du déjeuner et ce moment, vers deux heures… Agathe se surprit à regarder la pendule. Elle marquait un peu plus d’une heure. Immobile, elle demeura indéfiniment à suivre les allées et les retours du balancier. La tentation grandissait, grandissait… Quand il ne resta plus que dix, de ces petites hachures qui représentent les minutes, entre la pointe de la grande aiguille et le chiffre II, la jeune femme ne fut plus maîtresse de cet appétit impérieux qui la dévorait. Elle s’habilla, descendit son escalier, prit une voiture, dans une sorte de somnambulisme dont elle ne s’éveilla qu’en se retrouvant sur le trottoir de la rue Bénouville, à l’angle de la rue Spontini. C’était l’adresse qu’elle avait donnée au cocher. Elle réalisa d’un coup l’énormité de l’acte qu’elle s’apprêtait à commettre. Elle allait y renoncer, quand une silhouette aperçue dans un fiacre lui rendit sa frénésie, accrue encore. Elle venait de reconnaître Brissonnet. Elle le vit qui s’élançait sur le trottoir devant l’hôtel des Liébaut. Il consulta sa montre, du geste de quelqu’un qui se croit en retard… Quand la porte se fut refermée sur lui, la résolution d’Agathe était de nouveau prise. Le plan ébauché dans sa pensée était très simple : demander à monter dans le bureau de son beau-frère, sous le prétexte qu’elle avait un livre à y prendre, en priant que l’on ne dérangeât pas sa sœur… Quand elle eut pressé sur le bouton, le bruit du timbre retentit dans tout son être. Mais déjà cette porte s’était ouverte devant elle, comme tout à l’heure devant l’officier. Elle avait débité son mensonge, et elle montait droit au bureau, sans que le valet de chambre pensât une seconde à la suivre. Quelle idée se ferait cet homme en ne la voyant pas redescendre ? Ah ! que lui importait, pourvu qu’elle entendît ?… La voici dans la pièce d’attente, dans le cabinet de consultation… Elle marche vers la porte, derrière laquelle celui qu’elle aime et sa rivale sont en train de causer librement, se croyant seuls… Tous les bruits s’étouffent dans cette chambre aménagée pour assurer le plus complet secret aux confidences des malades… – Une première tenture était fixée sur cette porte de manière à bouger avec le battant. Une seconde tenture en tapisserie retombait de l’autre côté afin qu’aucun éclat de voix ne pût arriver du cabinet au petit salon, ou du petit salon au cabinet. – C’est bien sur cette particularité qu’Agathe avait compté. Ses doigts brûlants écartent la première tenture… Elle tient la poignée de métal de la serrure… Elle presse sur le pêne, lentement, doucement… Elle attire à elle la porte qui vire sur ses gonds avec un grincement, mais si faible !… Elle touche maintenant l’étoffe de l’épaisse doublure de l’autre portière… Elle écoute… C’est Brissonnet qui parle :

– « Alors, si je vous comprends bien, madame, » disait l’officier, « mes assiduités auprès de Mme de Méris auraient été remarquées ?… »

– « Elles l’ont été » repartit la voix de Madeleine, avec une fermeté dont Agathe commença de s’étonner. Mais ce qui l’étonnait davantage encore, c’était cette évidence que sa sœur ne lui avait pas menti. Elle tenait à Brissonnet, précisément le discours qu’elle avait annoncé. Il allait être obligé de déclarer ses vrais sentiments. Ah ! que le cœur de la femme jalouse battait vite ! Si cet homme hésitait, c’est qu’il ne l’aimait pas. Il reprit, d’un timbre sourd où Agathe devina une émotion grandissante :

– « Vous me voyez bien au regret, madame, d’une conséquence de ma conduite à laquelle j’étais loin de m’attendre… Dites-moi, du moins, que vous ne m’avez pas, vous, cru capable de compromettre une femme, le sachant ?… Je n’ai jamais fait la cour à Mme de Méris, je vous en donne ma parole d’honneur. Elle-même en témoignera. Mais puisque vous considérez que j’ai été imprudent, à partir d’aujourd’hui, je me conduirai de telle manière que les plus malveillants devront changer de langage … »

– « Que voulez-vous dire ? » interrogea Madeleine. « Quand quelqu’un aussi en vue que vous l’êtes a trop intimement fréquenté le salon d’une femme, il la compromet davantage encore en cessant avec trop de brusquerie ses visites. Prenez garde à ce que vous déciderez. Pensez bien que le monde n’est pas si aveugle. Il sait très bien que les soudaines ruptures de relations cachent presque toujours un mystère… Si l’on a remarqué vos assiduités, on ne remarquerait pas moins votre absence… On en chercherait la raison dans une brouille… À cause de quoi ? … Ma sœur n’est pas de celles dont on peut incriminer la conduite… Il ne restera qu’une hypothèse, la plus naturelle… » Cette fois, son intonation était moins ferme, pour conclure : « Car enfin, un honnête homme, et je sais combien vous l’êtes, ne peut pas avoir eu deux motifs pour s’intéresser à une jeune femme du moment qu’il est libre et qu’elle est libre… »

– « Je crois vous comprendre, madame, » répondit Brissonnet, après un nouveau silence. « En effet vous avez dû croire cela de moi. Je l’aurais cru moi-même d’un autre. Mme de Méris est veuve. Elle est charmante. Tout homme serait fier, d’être distingué par elle et de lui donner son nom. Il eût été trop naturel que cette ambition fût la mienne… » Puis, d’une voix assourdie, il continua : « Je ne l’ai pas eue… Maintenant que vous me parlez, mes yeux se dessillent. La vérité de ma situation m’apparaît… Mes assiduités auprès de Mme de Méris semblaient traduire des sentiments que je n’avais pas pour elle. Je professe à son égard le plus profond respect. Mais, je ne l’aime pas et je n’ai jamais pensé qu’elle pût me faire l’honneur de m’accorder sa main… Vous m’affirmez que, dans ces conditions, le parti que je me préparais à prendre, qui était de suspendre presque complètement mes visites chez elle, risquerait d’aggraver les choses. Je ne saurais vous prouver mon entière, mon absolue bonne foi, madame, plus clairement qu’en vous disant : Dictez-moi vous-même ce que vous jugez que je dois faire, je le ferai… Je tiens trop à votre estime… et à celle de Mme de Méris. Rien ne me coûtera pour conserver l’une et l’autre… »

– « Je n’ai pas qualité pour vous donner un conseil, monsieur, » repartit Madeleine. « Mais de plus autorisés que moi ont pris les devants… Vous-même, ne nous avez-vous pas rapporté l’autre jour, à ma sœur et à moi, une conversation que vous avez eue avec le général de Jardes ? Ce chef si distingué vous a dessiné le plan de votre avenir. Vous hésitiez, m’avez-vous dit, à suivre son avis. Cependant vous en reconnaissiez la sagesse… »

– « Si je vous entends bien, madame, vous voulez dire que je devrais reprendre du service, et m’en aller très loin de Paris, pour très longtemps ?… »

– « C’est la plus sûre manière d’empêcher que l’on ne continue de parler, » répondit Mme Liébaut. Sa voix aussi s’était un peu altérée. Son émotion croissante ne l’empêcha pas d’insister : « Même dans une difficulté où il s’agit de ce que j’ai de plus cher, la réputation de ma sœur, je me serais fait un scrupule de seulement mentionner cette solution, si l’autorité de M. de Jardes ne m’était une garantie qu’elle est aussi très conforme à votre intérêt…

– « Je vous remercie de votre sollicitude, » interrompit Brissonnet. L’irritabilité des hommes nés pour l’action et qui se dominent malaisément, avait passé dans cette trop vive réplique, et surtout l’ironie douloureuse de la passion méconnue. – « Oui, madame, » reprit-il, « je vous remercie… Vous serez obéie. En sortant de chez vous, j’irai chez M. de Jardes… Ma demande pour le Tonkin sera signée dès ce soir… D’ici là, je me retirerai en province, chez mes parents. J’ai à leur dire adieu avant un nouvel exil, qui finira, Dieu sait quand… On ne me verra plus dans le monde de Mme de Méris, et le motif de mon absence sera d’un ordre si professionnel qu’il évitera les commentaires… Vous avez raison. Quand un homme d’honneur a commis des imprudences, même à son insu, il se doit de les racheter… Ce n’est que juste… Et pourtant, non, » continua-t-il plus âprement, « ce n’est pas tout à fait juste. Il y a une trop grande disproportion entre les torts d’attitude que j’ai pu avoir et le sacrifice que je vais accomplir… Ah ! madame, » et son accent se fit déchirant, … « laissez-moi du moins, avant de m’en aller, vous avoir dit quelque chose encore… Permettez-moi de vous raconter une histoire… l’aventure d’un de mes amis… d’un soldat comme moi… Il avait rencontré une femme accomplie ; une, de ces créatures idéales comme on rêve d’en avoir eu une, enfant pour mère, frère pour sœur, adolescent pour fiancée, homme pour épouse… Cette femme, elle, n’était pas libre… Malgré son existence passée tout entière dans des compagnies peu scrupuleuses, mon ami n’était pas de ceux qui se font un jeu de troubler la paix d’un ménage… S’il éprouva aussitôt pour cette femme une sympathie passionnée, il se jura à lui-même, non seulement de ne jamais la lui dire, mais de ne pas la lui montrer… Et il s’est tenu parole, des jours, des semaines, des mois… Celle qu’il aimait avait une sœur qui lui ressemblait, dans de certains moments, à les prendre l’une pour l’autre… L’insensé dont je vous raconte le malheur avait bien tenu son serment. Mais précisément parce qu’il se sentait, ou croyait se sentir assez d’énergie, pour le tenir jusqu’au bout, il s’était laissé aller à vivre dans le milieu de celle qu’il aimait… Je vous ai dit que c’était un insensé, mais c’était aussi un homme qui savait aimer, je vous le jure… Ses bonheurs étaient de respirer dans le même air que cette femme, de la rencontrer et d’entendre sa voix, de causer avec elle et de découvrir à chaque nouvelle occasion un prétexte de plus pour justifier à ses propres yeux le culte qu’il lui avait voué… Il eût été complètement heureux, dans cet amour sans espoir, s’il avait pu venir chez elle tous les jours et demeurer en sa présence, sans lui parler, à la contempler, l’écouter parler, penser, sentir… Ces visites quotidiennes lui étaient interdites. D’autres lui étaient permises, – du moins il crut qu’elles lui étaient permises, – à cette sœur dont la quasi-identité de traits avec celle qu’il aimait était si saisissante… Mon ami se laissa aller, sans réfléchir, à cette tentation de tromper par cette ressemblance la passion qui le dévorait. Il prit l’habitude de se rendre au théâtre, en soirée, à la promenade, partout où il était sûr de rencontrer cette sœur, sur le visage de laquelle sa rêverie reconnaissait, – avec quelle émotion, – cette grâce adorable dont il était épris, pas tout à fait la même, mais si pareille !… Et puis, une heure vint où même cette pauvre joie lui fut interdite. Alors il lui fut insupportable que les motifs auxquels il avait cédé fussent méconnus de la seule personne à l’opinion de laquelle il tînt… Pour la première et la dernière fois, il manqua à la parole qu’il s’était donnée lui-même… Qu’il ne s’en aille pas madame, sans emporter cette consolation que vous lui avez pardonné et que vous l’avez compris. »

– « J’ai compris, monsieur Brissonnet, » répondit la voix de Madeleine, toute frémissante, et comme cette preuve de son émotion fit mal à Agathe « J’ai compris que vous m’avez parlé comme personne ne m’a jamais parlé, comme personne ne me parlera jamais. Vous avez oublié que je suis mariée et mère. Vous n’avez respecté en moi ni mon mari ni mes enfants. Vous m’avez pour toujours empoisonné le souvenir de relations que j’avais crues simples, honnêtes, droites. Et elles ne l’étaient pas !… Adieu, monsieur, je vous demande de partir d’ici, sans ajouter un seul mot… Vous ne voudrez pas m’avoir obligée d’appeler… »

– « Madame !… » s’écria le jeune homme avec une supplication. Puis, éclatant en sanglots : « C’est vous qui me répondez ainsi, vous, vous !… Ah ! malheureux ! Pourquoi ne me suis-je pas tu jusqu’au bout ? Pourquoi n’ai-je pas emporté avec moi un secret que j’avais si bien caché ? Madame, je vous en conjure, ne dites pas, ne pensez pas que je ne vous ai pas respectée ! N’ayez pas peur de moi surtout !… Ne me faites pas cet affront !… Permettez-moi de vous expliquer !… »

– « Je ne vous permets rien, » dit Madeleine. « Je vous laisse. Vous comprendrez que vous n’avez plus qu’à vous retirer et à ne plus revenir. »

En disant ces mots, elle marcha vers la porte qui séparait le petit salon du cabinet de son mari, d’un pas si rapide qu’Agathe, paralysée par sa terreur d’être découverte, n’eut littéralement pas le temps de s’effacer. Madeleine souleva la portière. Elle aperçut sa sœur, et son saisissement fut tel que ses jambes défaillirent. Elle dut s’appuyer contre le mur en continuant de s’accrocher de sa main droite à l’étoffe. Agathe se tenait la tête baissée. Elle avait fait un pas en avant, pour arrêter sa sœur. Maintenant, elle n’osait plus avancer. Brissonnet, lui, après avoir jeté une exclamation de surprise, regardait alternativement les deux sœurs. Toutes sortes de sentiments passaient sur son expressive et mâle physionomie ! Enfin l’indignation l’emporta, et, s’adressant à Agathe, il lui dit :

– « Ah ! Madame de Méris, comment avez-vous pu ?… »

– « Monsieur Brissonnet… » supplia la jeune veuve.

– « Tu n’as pas à te justifier. Je ne veux pas que tu te justifies… » s’écria Madeleine qui avait eu la force de se dresser entre sa sœur et l’officier, « C’est moi, monsieur, » continua-t-elle en se tournant vers Brissonnet, « qui ai voulu que ma sœur assistât cachée à notre entretien… Oui, » insista-t-elle, impérieusement, « c’est moi… J’ai voulu qu’elle apprît de votre propre bouche le détail de vos vraies intentions sur le seul point que vous eussiez dû aborder… Ce n’est ni sa faute, ni la mienne, si vous en avez abordé un autre… »

– « Vous ai-je bien entendu, madame ? » dit Brissonnet. « Non, ce n’est pas possible que vous vous soyez prêtée à une pareille trahison, car c’en est une que de faire espionner quelqu’un qui, lui, était d’entière bonne foi. C’est une trahison que… »


– « Je vous ai prié tout à l’heure de vous retirer, monsieur Brissonnet, » interrompit la courageuse femme. « À présent je vous l’ordonne… Je suis chez moi et je vous dispense, vous qui venez de me parler indignement, de qualifier une action dont ma conscience est seule juge… »

– « Madeleine… » implora de son côté Agathe. Sa sœur lui avait saisi la main pour l’arrêter, avec une violence qui lui coupa la parole pendant un instant bien court. Il suffit pour que l’officier, qui avait pâli sous l’outrage d’une manière affreuse, avisât son chapeau, et, se dirigeant vers la porte, il se retira en effet, en s’inclinant profondément du côté des deux femmes. Quelques minutes plus tard, le bruit du battant d’en bas, ouvert puis refermé, attesta qu’il avait obéi à l’insultante injonction, et voici que devant le sacrifice accompli, le cœur de Madeleine se brisait de désespoir, et elle sanglotait :

– « Il est parti !… Je ne le reverrai plus jamais !… Je l’ai voulu … Jamais ! Jamais ! »

– « C’est donc vrai que tu l’aimes aussi ? » demanda Mme de Méris.

– « Ah ! passionnément, » répondit-elle.

– « Et tu as plaidé ma cause avec cette chaleur !… Tu as voulu me le donner !… Tu m’as sauvé l’honneur devant lui !… Comment obtiendrai-je de toi mon pardon ?… » gémit Agathe.

– « En m’aidant à vivre et à tout cacher à François », répondit Madeleine.