Les Deux Tonneaux/Édition Garnier
GLYCÈRE.
PRESTINE, petite sœur de Glycère.
DAPHNIS.
LE PÈRE de Daphnis.
LE PÈRE de Glycère.
GRÉGOIRE, cabaretier-cuisinier, prêtre du temple de Bacchus.
PIIÉBÉ, servante du temple.
TROUPE DE JEUNES GARÇONS ET DE JEUNES FILLES.
ACTE I
Scène I
(Le théâtre représente un temple de feuillage, orné de thyrses, de trompettes, de pampre, de raisins. On voit entre les colonnades de feuillage les statues de Bacchus, d’Ariane, de Silène et de Pan. Un grand buffet tient lieu d’autel : deux fontaines de vin coulent dans le fond. Des garçons et des filles sont empressés à préparer tout pour une fête. Grégoire, l’un des suivants de Bacchus, ordonne la fête. Il est en veste blanche et galante, portant UQ thyrse à la main, et sur sa tête une couronne de lierre. Ouverture gaie et vive ; reprise douloureuse et terrible.)
Allons, enfants, à qui mieux mieux ;
Jeunes garçons, jeunes fillettes,
Parez cet autel glorieux ;
Trémoussez-vous, paresseux que vous êtes :
Mettez-moi cela
Là,
Rendez ce ballet
Net ;
Songez bien à ce que vous faites.
Allons, enfants, à qui mieux mieux ;
Paresseux que vous êtes :
Songez que vous servez les belles et les dieux.
Eh ! doucement, monsieur Grégoire,
Nous sommes comme vous du temi^ie de Bacchus ;
Comme vous nous lui rendons gloire :
Nous sommes tous très-assidus
A servir Dacclius et Vénus.
Le grand-prétre du temple est sans doute allé boire,
Elle chante
Il reviendra : faites moins l’important.
Alors que le maître est absent,
Maître valet s’en fait accroire.
Pardon, j’ai du chagrin.
On n’en a point ici.
Vous vous moquez de nous.
Va, j’ai bien du souci.
Nous attendons la noce, et mon maître m’ordonne
De représenter sa personne,
Et d’unir les amants qui seront envoyés
De tous les lieux voisins pour être mariés.
Ah ! j’enrage.
Comment ! c’est la meilleure aubaine
Que jamais tu pourras trouver :
Toujours ces fêtes là nous valent quelque étrenne :
Rien de mieux ne peut t’arriver.
J’ai vu plus d’un hymen. L’une et l’autre partie
S’est assez souvent repentie
Des marchés qu’ici l’on a faits ;
Mais le monsieur qui les marie.
C’est l’aimable Daphnis et la belle Glycère
Qui viennent se donner la main.
Que Daphnis est charmant !
Non, il est fort vilain.
À toutes nos beautés que Daphnis a su plaire !
Il me déplaît beaucoup.
Qu’il est beau !
Qu’il est laid
Très-honnête garçon, libéral.
Non.
Si fait.
Que Grégoire est méchant ! Me dira-t-il encore
Que la future est sans beauté ?
La future ?
Oui, Glycère ; on la fête, on l’adore ;
Dans toute l’Arcadie on en est enchanté.
Oui… la future… passe… elle est assez jolie ;
Mais c’est un mauvais cœur, tout plein de perfidie,
D’ingratitude, de fierté.
Glycère, un mauvais cœur ! hélas ! c’est la bonté,
C’est la vertu modeste, et pleine d’indulgence ;
C’est la douceur, la patience ;
Et de ses mœurs la pureté
Fait taire encor la médisance.
Vous me paraissez dépité :
N’auriez-vous point été tenté
D’empaumer le cœur de la belle ?
Quand du succès on est flatté.
Quand la dame n’est point cruelle.
Vous la traitez de nymphe et de divinité ;
Si vous en êtes rebuté.
Vous faites des chansons contre elle.
Allons, maître Grégoire, un peu moins de courroux :
Recevons bien ces deux époux ;
Que le festin soit magnifique.
On boit ici son vin sans eau ;
Mais n’allez pas gâter notre fête bachique
En perçant du mauvais tonneau.
Comment ? que dis-tu là ?
Je m’entends bien.
Petite,
Tremble que ce mystère ici soit révélé ;
C’est le secret des dieux, crains qu’on ne le débite :
Aussitôt qu’on en a parlé,
Apprends qu’on meurt de mort subite.
Cesse tes discours familiers.
Réprime ta langue maudite.
Et respecte les dieux et les cabaretiers.
(Il chante)
Allons, reprenez votre ouvrage ;
Servons bien ces heureux amants…
(À part)
Le dépit et la rage
Déchirent tous mes sens.
Hâtons ces heureux moments ;
Courage, courage :
Cognez, frappez, partez en même temps’:
Suspendez ces festons, étendez ce feuillage ;
Que les bons vins, les amours,
Nous donnent toujours
Sous ces charmants ombrages
D’heureuses nuits et de beaux jours.
J’enrage,
J’enrage.
Je me vengerai ;
Je les punirai :
Ils me paieront cher mon outrage.
Hâtons leurs heureux moments ;
Cognez, frappez, partez en même temps.
J’enrage,
J’enrage.
Ail ! j’aperçois de loin cette noce en chemin.
La petite sœur de Glycère
Est toujours la première ;
Elle s’y prend de bon matin.
Cette rose est déjà fleurie,
Elle a précipité ses pas.
La voici… ne dirait-on pas
Que c’est elle que l’on marie ?
Scène II
Eh ! quoi donc ! rien n’est prêt au temple de Bacchus ?
Nous restons au filet ! Nos pas sont-ils perdus ?
On ne fait rien ici quand on a tant à faire !
Ma sœur et son amant, mon bonhomme de père,
Et celui de Daphnis, femmes, filles, garçons.
Arrivent à la file, en dansant aux chansons.
Ici je ne vois rien paraître.
Réponds donc, Grégoire, réponds ;
Mène-moi voir l’autel et monsieur le grand-prêtre.
Le grand-prêtre, c’est moi.
Tu ris.
Moi, dis-je.
Toi ?
Toi, prêtre de Bacchus ?
Et fait pour cet emploi.
Quel étonnement est le vôtre ?
Eh bien ! soit, j’aime autant que ce soit toi qu’un autre.
Je suis vice-gérant dans ce lieu plein d’appas.
Je conjoins les amants, et je fais leurs repas.
Ces deux charmants ministères,
Au monde si nécessaires,
Sont sans doute les premiers.
J’espère quelque jour, ma petite Prestine,
Dans cette demeure divine
Les exercer pour vous.
Hélas ! très-volontiers.
En ces beaux lieux c’est à Grégoire,
C’est à lui d’enseigner
Le grand art d’aimer et de boire ;
C’est lui qui doit régner.
Du dieu puissant de la liqueur vermeille
Le temple est un cabaret ;
Son autel est un buffet.
L’Amour y veille
Avec transport ;
L’Amour y dort.
Dort, dort,
Sous les beaux raisins de la treille.
Je vois nos gens venir ; je vais prendre à l’instant
Mes habits de cérémonie.
Il faut qu’à tous les yeux Grégoire justifie
Le choix qu’on fait de lui dans un jour si brillant,
Va vite… Avancez donc, mon père, mon beau-père,
Ma chère sœur, mon cher beau-frère,
Ah ! que vous marchez lentement !
Cet air grave est, dit-on, décent :
Il est noble, il a de la grâce ;
Mais j’irais plus vivement
Si j’étais à votre place.
Scène III
LE PÈRE de glycère et de prestine, LE PÈRE de daphnis, petits vieillards ratatinés, marchant les premiers, la canne à la main ; DAPHNIS, conduisant GLYCÈRE et toute la noce ; PRESTINE.
Pardonne, chère sœur, à mes sens éblouis :
Je me suis arrêtée à regarder Daphnis ;
J’étais hors de moi-même, en extase, en délire ;
Et je n’avais qu’un sentiment.
Va, tout ce que je te puis dire,
C’est que je t’en souhaite autant.
Oh ! qu’il est doux, sur nos vieux ans,
De renaître dans sa famille !
Mon fils… ma fille
Raniment mes jours languissants ;
Mon hiver brille
Des roses de leur printemps.
Les jeunes gens qui veulent rire
Traitent un vieillard
De rêveur, de babillard :
Ils ont grand tort ;
Chacun aspire
A notre sort ;
Chacun demande à la nature
De ne mourir qu’en cheveux blancs ;
Et, dès qu’on parvient à cent ans,
On a place dans le Mercure.
Il s’agit bien de fredonner ;
Ah ! vous avez, je pense, assez d’autres affaires.
Savez-vous à quel homme on a voulu donner
Le soin de célébrer vos amoureux mystères ?
A Grégoire.
À Grégoire !
Eh ! qu’importe, grands dieux !
Tout m’est bon, tout m’est précieux ;
Tout est égal ici quand mon bonheur approche.
Qu’importe qui sonne la cloche,
Quand j’entends l’heure du berger ?
Rien ne peut me déplaire, et rien ne m’intéresse :
Je ne vois point ces jeux, ce festin solennel.
Ces prêtres de l’hymen, ce temple, cet autel ;
Je ne vois rien que la déesse.
Ma fille !…
Mon chers fils !…
Glycère !…
Tendre époux !…
Aimons-nous tous quatre, aimons-nous.
De la félicité, naissez, brillante aurore ;
Naissez, faites éclore
Un jour encor plus doux.
Tendre amour, c’est toi que j’implore ;
En tout temps tu règnes sur nous :
Tendre amour, c’est toi que j’implore ;
Aimons-nous tous quatre, aimons-nous.
Ils aiment à chanter, et c’est là leur folie.
Ne parviendrai-je point à faire ma partie ?
Ces gens-là sur un mot vous font vite un concert ;
Et ce qu’en eux surtout je révère et j’admire.
C’est qu’ils chantent parfois sans avoir rien à dire :
Ils nous ont sur-le-champ donné d’un quatuor.
A mon oreille il plaisait fort ;
Et, s’ils avaient voulu, j’aurais fait la cinquième.
Mais on me laisse là ; chacun pense à soi-même.
Le premier mari que j’aurai,
Ah ! grands dieux, que je chanterai !
On néglige ma personne,
On m’abandonne.
Le premier mari que j’aurai,
Ah ! grands dieux, que je chanterai !
Scène IV
Entrez, mes beaux messieurs, entrez, ma belle dame.
À Glycère, à part
Ma belle dame, au moins prenez bien garde à vous.
Allez, j’en aurai soin ; ne crains rien, bonne femme.
Il lui met une bourse dans la main
Que voilà deux charmants époux !
Prenez bien garde à vous, madame.
Que veut-elle me dire ? Elle me fait trembler.
L’amour est trop timide, et mon cœur est trop tendre.
Auprès de votre amant qui peut donc vous troubler ?
Nulle crainte en tel cas ne pourrait me surprendre.
Elle chante
Le premier mari que j’aurai.
Ah ! bon dieu, que je chanterai !
On néglige ma personne,
On m’abandonne.
Le premier mari que j’aurai,
Ah ! grands dieux, que je chanterai !
ACTE II
Scène I
DAPHNIS, conduit par son père, GLYGÈRE par le sien, PRESTINE par personne, et courant partout ; garçons de la noce.
Mes enfants, croyez-moi, nous savons les rul)riqiies ;
Faisons comme faisaient nos très-prudents aïeux :
Tout allait alors beaucoup mieux.
C’était là le bon temps ; et les siècles antiques,
Étant plus vieux que nous, auront toujours raison.
Je vous dis que c’est là… que sera le garçon ;
Ici… la fille ; ici… moi, du garçon le père.
À Glycère
Là… vous ; et puis Prestine à côté de sa sœur.
Pour apprendre son rôle, et le savoir bien faire.
Mais j’aperçois déjà le sacrificateur.
Qu’il a l’air noble et grand ! Une majesté sainte
Sur son front auguste est empreinte ;
Il ressemble à son dieu, dont il a la rougeur.
Oui, l’on voit qu’il le sert avec grande ferveur.
Silence, écoutons bien.
Scène II
les précédents, GRÉGOIRE, suivi des ministres de Bacchus.
Les deux amants mettent la main sur le buffet qui sert d’autel
Futur, et vous, future.
Qui venez allumer à l’autel de Bacchus
La flamme la plus belle et la plus pure,
Soyez ici très-bien venus.
D’abord, avant que chacun jure
D’observer les rites reçus.
Avant que de former l’union conjugale,
Je vais vous présenter la coupe nuptiale.
Ces rites sont d’aimer ; quel besoin d’un serment
Pour remplir un devoir si cher et si durable ?
Ce serment dans mon cœur constant, inaltérable,
Est écrit par le sentiment
En caractère intraçable.
Hélas ! si vous voulez, ma bouche en fera cent ;
Je les répéterai tous les jours de ma vie ;
Et n’allez pas penser que le nombre m’ennuie :
Ils seront tous pour mon amant.
Que ces deux gens heureux redoublent ma colère !
Dieux ! qu’ils seront punis… Buvez, belle Glycère,
Et buvez l’amour à longs traits.
Buvez, tendres époux, vous jurerez après :
Vous recevrez des dieux des faveurs infinies.
Il va prendre les deux coupes préparées dans le buffet
Oui, nos pères buvaient dans leurs cérémonies.
Aussi valaient-ils mieux qu’on ne vaut aujourd’hui :
Depuis qu’on ne boit plus, l’esprit avec l’ennui
Font bailler noblement les bonnes compagnies.
Les chansons en refrain des soupers sont bannies :
Je riais autrefois, j’étais toujours joyeux :
Et je ne ris plus tant depuis que je suis vieux :
J’en cherche la raison, d’où vient cela, compère ?
Mais… cela vient… du temps. Je suis tout sérieux,
Bien souvent, malgré moi, sans en savoir la cause.
Il s’est fait parmi nous quelque métamorphose.
Mais il reste, après tout, quelques plaisirs touchants :
Dans le bonheur d’autrui l’àme à l’aise respire ;
Et quand nous marions nos aimables enfants.
Je vois qu’on est heureux sans rire.
Rendez-moi cette coupe. Eh quoi ! vous frémissez !
Çà, jurez à présent ; vous, Daphnis, commencez.
Je jure par les dieux, et surtout par Glycère.
De l’aimer à jamais comme j’aime en ce jour.
Toutes les flammes de l’amour
Ont coulé dans ce vin quand j’ai vidé mon verre.
O toi qui d’Ariane as mérité le cœur.
Divin Bacchus, charmant vainqueur,
Tu règnes aux festins, aux amours, à la guerre.
Divin Bacchus, charmant vainqueur,
Je t’invoque après ma Glycère.
Daphnis continue.
Descends, Bacchus, en ces beaux lieux ;
Des Amours amène la mère ;
Amène avec toi tous les dieux ;
Ils pourront brûler pour Glycère.
Je ne serai point jaloux d’eux ;
Son cœur me préfère.
Me préfère, me préfère aux dieux.
C’est à vous de jurer, Glycère, à votre tour.
Devant Bacchus lui-même, au grand dieu de l’amour.
Je jure une haine implacable
A ce vilain magot,
A ce fat, à ce sot ;
Il m’est insupportable.
Je jure une haine implacable.
A ce fat, à ce sot.
Oui, mon père, oui, mon père,
J’aimerais mieux en enfer
Épouser Lucifer.
Qu’on n’irrite point ma colère ;
Oui, je verrais plutôt le peu que j’ai d’appas
Dans la gueule du chien Cerbère,
Qu’entre les bras
Du vilain qui croit me plaire.
Qu’ai-je entendu ! grands dieux !
Ah ! ma fille !
Ah ! ma sœur !
Est-ce vous qui parlez, ma Glycère ?
Ah ! l’horreur !
Ote-toi de mes yeux ; ton seul aspect m’afflige.
Quoi ! c’est donc tout de bon ?
Retire-toi, te dis-je ;
Tu me donnerais des vapeurs.
Eh ! qu’est-il arrivé ? Dieux puissants, dieux vengeurs.
En étiez-vous jaloux ? M’ôtez-vous ce que j’aime ?
Ma charmante maîtresse, idole de mes sens.
Reprends les tiens, rentre en toi-même ;
Vois Daphnis à tes pieds, les yeux chargés de pleurs.
Je ne puis te souffrir : je te l’ai dit, je pense.
Assez net, assez clairement,
Va-t-en, ou je m’en vais.
Ciel ! quelle extravagance !
Prétends-tu m’éprouver par ces affreux ennuis ?
As-tu voulu jouir de ma douleur profonde ?
Tu ne t’en vas point ; je m’enfuis :
Pour être loin de toi j’irais au hout du monde.
Je suis tout confondu…
Je frémis…
Je me meurs !
Quel changement ! quelles alarmes !
Est-ce là cet hymen si doux, si plein de charmes ?
Non, je ne rirai plus ; coulez, coulez, mes pleurs,
Dieu puissant, rends-nous tes faveurs.
Quand je vois quatre personnes
Ainsi pleurer en chantant.
Mon cœur se fend.
Bacclius, tu les abandonnes :
Il faut en faire autant.
Il s’en va
Scène III
Écoutez ; j’ai du sens, car j’ai vu bien des choses,
Des esprits, des sorciers, et des métempsycoses.
Le dieu que je révère, et qui règne en ces lieux.
Me semble, après l’Amour, le plus malin des dieux.
Je l’ai vu dans mon temps troubler bien des cervelles ;
Il produisait souvent d’assez vives querelles :
Mais cela s’éteignait après une heure ou deux.
Peut-être que la coupe était d’un vin fumeux,
Ou dur, ou pétillant, et qui porte à la tête.
Ma fille en a trop bu ; de là vient la tempête
Qui de nos jours heureux a noirci le plus beau.
La coupe nuptiale a troublé son cerveau :
Elle est folle, il est vrai ; mais, dieu merci, tout passe :
Je n’ai vu ni d’amour ni de haine sans fin…
Elle te t’aimera ; tu rentreras en grâce
Dès qu’elle aura cuvé son vin.
<poem class="verse">Mon père, vous avez beaucoup d’expérience, Vous raisonnez on ne peut mieux : Je n’ai ni raison ni science. Mais j’ai des oreilles, des yeux. De ce temple sacré j’ai vu la balayeuse Qui d’une voix mystérieuse
<poem class="verse">A dit à ma grand’sœur, avec un ton fort doux :
Quand on vous mariera, prenez bien garde à vous.
J’avais fait pou de cas d’une telle parole ;
Je ne pouvais me décider
Que cela pût signifier
Que ma grande sœur deviendrait folle.
Et puis je me suis dit toujours en raisonnant :
Ma sœur est folle cependant.
Grégoire est bien malin : il pourchassa Glycère,
Il n’en eut qu’un refus : il doit être en colère.
Il est devenu grand seigneur :
On aime quelquefois à venger son injure.
Moi, je me vengerais si l’on m’ôtait un cœur.
Voyez s’il est quelque valeur
Dans ma petite conjecture.
Oui, Prestine a raison.
Cette fille ira loin.
Ce sera quelque jour une maîtresse femme.
Allez tous, laissez-moi le soin
De punir ici cet infâme ;
A ce monstre ennemi je veux arracher l’âme.
Laissez-moi.
Quil’eût cru qu’un jour si fortuné
A tant de maux fût destiné ?
Hélas ! j’en ai tant vu dans le cours de ma vie !
De tous les temps passés l’histoire en est remplie.
Scène IV
O douleur ! ô transports jaloux !
Holà ! hé ! monsieur le grand-prêtre.
Monsieur Grégoire, approchez-vous,
Quel profane en ces lieux frappe, et me parle en maître ?
C’est moi ; me connais-tu ?
Qui, toi ? mon ami, non,
Je ne te connais point à cet étrange ton
Que tu prends avec moi.
Tu vas donc me connaître !
Tu mourras de ma main ; je vais t’assommer, traître !
Je vais l’exterminer, fripon !
Tu manques de respect à Grégoire, à ma place !
Va, ce fer que tu vois en manquera bien i)lus !
11 faut punir ta lâche audace :
Indigne suppôt de Bacchus,
Tremble, et rends-moi ma femme.
Eh ! mais pour te la rendre
11 faudrait avoir eu le plaisir de la prendre :
Tu vois, je ne l’ai point.
Non, tu ne l’auras pas ;
Mais c’est toi qui me l’as ravie ;
C’est toi qui l’as changée, et presque dans mes bras :
Elle m’aimait plus que sa vie
Avant d’avoir goûté ton vin.
On connaît ton esprit malin ;
A peine a-t-elle hu de ta liqueur mêlée.
Sa haine contre moi soudain s’est exhalée ;
Elle me fuit, m’outrage, et m’accable d’horreurs.
C’est toi qui l’as ensorcelée ;
Tes pareils dès longtemps sont des empoisonneurs.
Quoi ! ta femme te hait !
Oui, perfide ! à la rage.
Et mais ! c’est quelquefois un fruit du mariage ;
Tu peux t’en informer.
Non, toi seul as tout fait :
Tu mets à mon bonheur un invincible obstacle.
Tu crois donc, mon ami, qu’une femme en effet
Ne peut te haïr sans miracle ?
Je crois que dans l’instant à mon juste dépit,
Lâche, ton sang va satisfaire.
Je ferait comme il le dit.
Car je n’ai plus mon bel habit
Pour qui le peuple me révère,
Et ma personne est sans crédit
Auprès de cet homme en colère ;
Il le ferait comme il le dit,
Car je n’ai plus mon bel habit.
Apaise-toi, rengaine… Eh bien ! je te promets
Qu’aujourd’hui ta Glycère, en son sens revenue,
A son époux, à son amour rendue.
Va te chérir plus que jamais.
ciel ! est-il bien vrai ? Mon cher ami Grégoire,
Parle ; que faut-il faire ?
Il vous faut tous deux boire
Ensemble une seconde fois.
Sur cet autel Grégoire jure
Qu’on t’aimera.
Rien ne dure
Dans la nature
Rien ne durera,
Tout passera.
On réparera ton injure.
On t’en fera ;
On l’oubliera.
Sur cet autel Grégoire jure
Qu’on t’aimera.
Rien ne dure
Dans la nature
Rien ne durera,
Tout passera.
On réparera ton injure.
On t’en fera ;
On l’oubliera.
Rien ne dure
Dans la nature ;
Rien ne durera,
Tout passera.
Rien ne dure
Dans la nature ;
Rien ne durera,
Tout passera.
Le caprice d’une femme
Est l’affaire d’un moment ;
La girouette de son âme
Tourne, tourne… au moindre vent.
ACTE III
Scène I
Oui, c’étaient des vapeurs ; c’est une maladie
Où les vieux médecins n’entendent jamais rien :
Cela vient tout d’un coup… quand on se porte bien.
Une seconde dose à l’instant Va guérie.
Oh ! que cela t’a fait de bien !
Ces espèces de maux s’appellent frénésie.
Feu ma femme autrefois en fut longtemps saisie ;
Quand son mal lui prenait, c’était un vrai démon.
Ma femme aussi.
C’était un torrent d’invectives,
Un tapage, des cris, des querelles si vives…
Tout de même.
Il fallait déserter la maison,
La bonne me disait : Je te hais, d’un courage.
D’un fond de vérité… cela partait du cœur.
Grâce au ciel, tu n’as plus cette mauvaise humeur,
Et rien ne troublera ta tête et ton ménage.
A peine je comprends ce funeste langage.
Qu"est-il donc arrivé ? qu’ai-je fait ? quai-je dit ?
A l’amant que j’adore aurais-je pu déplaire ?
Hélas ! j’aurais perdu l’esprit !
L’amour fit mon hymen ; mon cœur s’en applaudit
Vous le savez, grands dieux ! si ce cœur est sincère.
Mais dès le second coup de vin
Qu’à cet autel on m’a fait boire,
Mon amant est parti soudain,
En montrant rumeur la plus noire ;
Attachée à ses pas j’ai vainement couru.
Où donc est-il allé ? Ne l’avez-vous point vu ?
Il arrive.
Scène II
En effet je vois sur son visage
Je ne sais quoi de dur, de sombre, de sauvage.
Cher amant, vole dans mes bras:
Dieu de mes sens, dieu de mon Ame,
Animez, redoublez mon éternelle flamme.,.
Ah ! ah ! ah ! cher époux, ne te détourne pas;
Tes yeux sont-ils fixés sur mes yeux pleins de larmes ?
Ton cœur répond-il à mon cœur ?
Du feu qui me consume éprouves-tu les charmes ?
Sens-tu l’excès de mon bonheur ?
Écoute, malheureux beau-père.
Tu m’as donné pour femme une Mégère ;
Dès qu’on la voit on s’enfuit ;
Sa laideur la rend plus fière ;
Elle est fausse, elle est tracassière ;
Et, pour mettre le comble à mon destin maudit.
Veut avoir de l’esprit.
Je fus assez sot pour la prendre ;
Je viens la rendre :
Ma sottise finit…
Le mariage
Est heureux et sage
Quand le divorce le suit,
ciel ! ô juste ciel, en voilà bien d’un autre.
Ali ! quelle douleur est la nôtre !
Beau-père, pour jamais je renonce à la voir :
Je m’en vais voyager loin d’elle… Adieu… Bonsoir.
Il sort
Scène III
Quel démon dans ce jour a troublé ma famille !
Hélas ! ils sont tous fous :
Ce matin c’était ma fille,
Et le soir c’est son époux,
D’une plainte commune
Unissons nos soupirs.
Nous trouvons l’infortune
Au temple des plaisirs.
Ail ! j’en mourrai, mon père.
Ah ! tout me désespère.
Inutiles désirs !
D’une plainte commune
Unissons nos soupirs.
Nous trouvons l’infortune
Au temple des plaisirs.
Scène IV
les précédents ; PRESTINE. arrivant avec précipitations
Réjouissez-vous tous.
Ah ! ma sœur, je suis morte !
Je n’en puis revenir.
N’importe,
Je veux que vous dansiez avec mon père et moi.
C’est bien prendre son temps, ma loi !
Serais-tu folle aussi, Prestine, à ta manière ?
Je suis gaie et sensée, et je sais votre affaire ;
Soyez tous bien contents.
Ail ! méchant petit cœur !
Lorsqu’à tant de chagrins tu nous vois tous en proie.
Peux-tu bien dans notre douleur
Avoir la cruauté de montrer de la joie ?
Avant de parler je veux chanter.
Car j’ai bien des choses à dire.
Ma sœur, je viens vous apporter
De quoi soulager votre martyre.
Avant de parler je veux chanter.
Avant de parler je veux rire ;
Et quand j’aurai pu tout vous conter.
Tout comme moi vous voudrez chanter.
Comme moi je vous verrai rire…
Conte-nous donc, Prestine, et puis nous chanterons,
Si de nous consoler tu donnes des raisons.
Dabord, ma pauvre sœur, il faut vous faire entendre
Que vous avez fait fort mal
De ne nous pas apprendre
Que de ce beau Daplinis Grégoire était rival.
Hélas ! quel intérêt mon cœur put-il y prendre ?
L’ai-je pu renianjuer ? Je ne voyais plus rien.
Je vous l’avais bien dit, Grégoire est un vaurien,
Bien plus dangereux qu’il n’est tendre.
Sachez que dans ce temple on a mis deux tonneaux
Pour tous les gens que l’on marie :
L’un est vaste et profond ; la tonne de Cîteaux
N’est qu’une pinte auprès ; mais il est plein de lie ;
Il produit la discorde et les soupçons jaloux,
Les lourds ennuis, les froids dégoûts,
Et la secrète antipathie :
C’est celui que l’on donne, Hélas ! à tant d’époux,
Et ce tonneau fatal empoisonne la vie.
L’autre tonneau, ma sœur, est celui de l’amour ;
11 est petit… petit… on en est fort avare ;
De tous les vins qu’on boit c’est, dit-on, le plus rare.
Je veux en tàter quelque jour.
Sachez que le traître Grégoire
Du mauvais tonneau tour à tour
Malignement vous a fait boire.
Ah ! de celui d’amour je n’avais pas besoin ;
J’idolâtrais sans lui mon amant et mon maître.
Temple affreux ! coupe horrible ! Ah ! Grégoire ! ah ! le traître !
Qu’il a pris un funeste soin !
D’où sais-tu tout cela ?
La servante du temple
Est une babillarde ; elle m’a tout conté.
Oui, de ces deux tonneaux j’ai vu plus d’un exemple ;
La servante a dit vrai. La docte antiquité
A parlé fort au long de cette belle histoire.
Jupiter autrefois, comme on me l’a fait croire.
Avait ces deux boudons toujours à ses côtés ;
De là venaient nos biens et nos calamités.
J’ai lu dans un vieux livre…
Eli ! lisez moins, mon père
Et laissez-moi i)ai-ler. Dès que j"ai su le fait,
Au hou vin de rauioiir j"ai bien vile en secret
Couru tourner le robinet ;
J’en ai fait boire un coup à l’amant de Glycère :
D’amour pour toi, ma sœur, il est tout enivré
Repentant, honteux, tendre ; il va venir. Tl rosse
Le méchant Grégoire à son gré.
Et moi, qui suis un peu précoce,
J’ai pris un hon flacon de ce vin si sucré.
Et je le garde pour ma noce.
Ma sœur, ma chère sœur, mon cœur désespéré
Se ranime par toi, reprend un nouvel être :
C’est Daphnis que je vois paraître ;
C’est Daphnis qui me rend au jour.
Scène V
Ah ! je meurs à tes pieds et de honte et d’amour.
Chantons tous cinq, en ce jour d’allégresse,
Du bon tonneau les effets merveilleux.
Ma sœur…
Mon fils…
Mon amant…
Ma maîtresse…
Aimons-nous, bénissons les dieux :
Deux amants brouillés s’en aiment mieux.
Que tout nous seconde ;
Allons, courons, jetons au fond de l’eau
Ce vilain tonneau ;
Et que tout soit heureux, s’il se peut, dans le monde.
- ↑ Le Baron d'Olrante et les Deux Tonneaux parurent pour la première fois dans l'édition de Kehl. Voyez la note sur l'Avertissoment, page 573.