Les Deux croisières/Partie 1/07

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La Renaissance du livre (p. 59-67).


VII


Mister Pimley est un docteur singulier. Un petit homme grisonnant, trapu comme un Lapon, souple et prompt comme un clown. À cinq heures du matin il jaillit sur le pont ; et tout de suite il va aux émigrants qui, torse nu, marsouinent au-dessus de la cuve commune.

En passant derrière eux, il les claque sur le dos furtivement et des querelles comiques éclatent parmi ces misérables. Alors, avec l’une de ses voix de ventriloque, il jette dans la dispute quelques invectives savantes. Les torses s’empourprent, se renversent déjà boxeusement, quand il intervient, les sourcils froncés et commande la paix.

Pourtant il ne rit jamais : sa face est comme un rigide masque de gravité, fourvoyé dans les blagues d’une perpétuelle bonne humeur.

Il parlait avec une volubilité vertigineuse, torrentielle. Jamais je ne parvins à comprendre son américain interjectif, roulant, bondissant, rempli de mots ricochants. D’abord, je partais cramponné à ses phrases ; mais bientôt elles s’accéléraient, prenaient une telle vitesse que j’étais projeté loin d’elles, dans la secousse de leurs tournants brusques, dans les sauts imprévus des contractions !

Quant à sa science, elle me parut extraordinairement synthétique. Il avait composé un remède unique qui les contenait tous, résumait la médecine des anciens et des modernes.

C’était une pilule universelle, allopathique et homéopathique tout à la fois, une semence qui, plantée avec soin, eût fait éclore une pharmacie complète.

Et le doctor n’était point chiche de ses pois ! Dès l’aube, il les jetait aux émigrants par poignées comme du maïs aux pigeons. Ils tintaient gaiement dans les poches profondes de sa redingote galonnée, et souvent ils en débordaient sans qu’il y prît garde, rebondissaient sur le pont comme ces perles qui tombaient de l’habit de Buckingham.

Parfois, mettant son poing sous le nez des pauvres diables : « Pair ou impair », disait-il, et brusquement il versait une poignée de pilules dans leurs paumes.

Ainsi semées, vulgarisées, elles n’effrayaient plus personne.

Enfin, elles étaient grises pour les émigrants, argentées pour les passagers de la seconde classe et dorées pour les snobs du tillac.

Mais chez ce praticien surprenant, rien n’égalait le diagnostic.

Mandé auprès d’un passager souffrant, il suffisait qu’il flairât une seconde, par la porte entre-bâillée, l’air de la cabine ou même l’air ambiant : il savait la maladie. Vite il lançait sur elle une, deux, trois pilules. C’en était fait : elle était tuée comme par des balles.

Il n’y eut pas un seul décès à bord. Il y eut trois naissances !

Dès qu’il paraissait sur le pont, un sourire éclairait les plus sombres figures. C’était le vainqueur du spleen, la joie, la perpétuelle distraction de l’équipage qu’il étourdissait de ses gambades, de ses lazzis de paillasse.

Le soir, dans l’air dormant et rose, quand le merveilleux spectacle de l’Océan et du ciel retenait un moment rêveur, même jusqu’au garçon sorti de l’écoutille pour verser les immondices dans la mer, Mr. Pimley s’élançait sur le toit de la cale et faisait l’homme serpent au milieu des émigrants assemblés. Il savait tordre son corps, lier, mêler, enchevêtrer tous ses membres si bien qu’il devenait un véritable nœud. Après quoi, il se démêlait et, passant à des exercices plus intellectuels, improvisait une farce, des dialogues, des trialogues avec ses multiples voix de ventriloque.

Et les tristes émigrants riaient par-dessus leurs peines.

Il les aimait ces misérables. Ses pitreries étaient l’aumône de sa pitié charmante et discrète.

Parmi tous, un pauvre garçon émouvait son âme malicieuse. C’était un grand diable maigre, jeune encore, mais dont la figure émaciée, vieillie, disait une longue souffrance. Ses pommettes pointaient sous la peau. Dans les fosses des joues, sur le menton aigu poussait une barbe rare, rousse, toujours souillée de saumure et de jus de cavendish. Les prunelles gonflées s’élançaient hors des orbites et semblaient sans regards.

Tout le jour, il errait sur le pont, serrant contre sa poitrine un harmonica au soufflet tendu mais muet.

C’était un dément silencieux, contemplatif. Il ne parlait à personne, sinon parfois au docteur qui le réchauffait dans sa cabine d’un coup de gin. Quant aux émigrants, il leur inspirait une vague inquiétude, ce qui le débarrassait de leur familiarité et même de leur raillerie.

Pendant le jour, il ne jouait jamais de son instrument : il semblait composer en dedans, s’inspirait de la mer et du ciel. Mais le soir venu, aux premières grisailles du crépuscule, il allait s’asseoir, fatigué d’errer, sur des cordages, et, dans la flâne de l’équipage, quand le joli pétillement des mousses de l’hélice se détachait plus joyeux, plus perlé sur le ronflement des fortes machines, il commençait à faire miauler le vieil accordéon, dont les plaintes, peu à peu, s’élevaient si étranges, si sanglotantes qu’elles poignaient l’âme de tous d’une infinie tristesse.

Et les snobs et les ladies descendaient du haut-pont par la raide échelle de fer pour venir écouter cet Orphée mystérieux, posé sur une nef à vapeur !

Mais après quelques jours de navigation, une fièvre extraordinaire s’empara tout à coup du pauvre artiste. Lui, toujours si tranquille, et dont personne ne connaissait la voix, il parlait maintenant avec force, gesticulait, faisait de grandes enjambées sur le pont comme un témoin qui mesure le terrain. Parfois il allait à l’avant s’accouder sur le beaupré et là, longuement, il regardait l’horizon dans ses mains roulées en forme de lunette.

— La terre : s’écriait-il en délire, où est la terre ?

Un soir, le docteur, qui l’observait avec curiosité, lui dit à brûle-pourpoint :

— Tu cherches la terre, my fellow ! Eh bien, tu la verras demain avant tous les autres ; je te le promets.

— Je veux voir la terre, répéta le bonhomme. Je le veux ! Oh, la terre, la terre !

La peur d’une navigation éternelle hantait ce cerveau détraqué.

Le lendemain matin, Mr. Pimley s’approcha du musicien et lui dit :

— Maintenant, boy, je vais te faire voir la terre.

Il lui prit les mains et les éleva jusqu’à la hauteur de ses yeux.

— Eh bien, la vois-tu la terre, à présent ! s’écria le docteur en lançant une œillade au public.

Le pauvre fou tendait ses yeux si fort qu’ils semblaient montés sur pédoncules.

— Non, dit-il enfin, je ne la vois point !

— Eh bien, et ça ? fit Mr Pimley en touchant ses longs ongles noirs, encore tout remplis de terre natale…