Les Deux croisières/Partie 1/08

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La Renaissance du livre (p. 68-71).


VIII


Des jours suivirent, pareils, inondés de lumière ; le soleil dardait à plomb sur le tendelet et faisait dessus la high deck s’épanouir les ombrelles et les toilettes claires. Dans l’atmosphère brûlante, sans souffle, la fumée du steamer stagnait pendant de longues heures, s’étirant jusqu’au fond de l’horizon.

Des compagnies de marsouins nous faisaient cortège. Ils jaillissaient de la mer, semblables à de gros obus noirs, décrivaient une courte parabole et piquaient en reniflant dans le flot. C’était une grande distraction.

Un soir, la vigie annonça un voilier — un événement ! — car nous n’avions plus rencontré un navire depuis huit jours.

Tous les passagers poussèrent un cri de joie et coururent aux bastingages. On eût dit des naufragés apercevant le brick libérateur.

Une demi-heure après, le Pennland passait à une encâblure d’une goélette en panne, dont les cordages se dessinaient avec précision sur le ciel d’or. Rien n’était plus émouvant que ce petit bateau incrusté dans une eau si calme, si morte qu’elle le reflétait sans le plus léger tirebouchonnement de mât.

Il attendait, depuis combien de jours ! une brise pour déployer sa toile et gagner le port. Comme il devait nous regarder avec envie, nous, puissant steamer, insoucieux du vent et dont la course s’accélérait davantage encore dans la tranquillité des flots et de l’air ! Il était le symbole de la résignation, de la patience. Nous lûmes son nom sur la poupe : il s’appelait Mystery. Un de ses matelots, assis sur le beaupré, fumait tranquillement sa pipe en balançant ses jambes au-dessus de l’eau. Quand nous passâmes devant lui, il agita tout à coup son béret rubané et nous lui répondîmes par de vibrants vivats. Nous admirions la philosophie de cet homme ; nous sentions profondément le prix d’une hélice. Bientôt la goëlette s’effaça, disparut dans les ombres bleuâtres de l’arrière…

Tous les soirs, aux premières étoiles, le fou faisait miauler son harmonica ; les émigrants chantaient des lieder et j’écoutais en frémissant la voix de la bien-aimée.

La jolie mädchen m’accordait maintenant quelque attention en échange de mes soins discrets. Elle paraissait attendrie d’une constance que son invariable danke schön n’avait pu décourager. Souvent, il me semblait qu’elle allait parler pour épancher son cœur ému ; mais elle se ravisait aussitôt, craignant sans doute de n’être pas comprise.

Une sympathie mélancolique était certainement entre nous.

Après la couchée, je m’attardais sur le pont, et rêvais longuement à la belle enfant, tandis que dans le ciel pur fusaient les étoiles filantes et que, sur la mer semée de pierreries, le navire glissait mystérieusement, comme un fantôme.