Les Deux croisières/Partie 2/06

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La Renaissance du livre (p. 187-198).


VI


Pendant le déjeuner, le capitaine nous annonça que le lendemain à la pointe du jour, le Dungeness serait en vue de Madère. La perspective de relâcher quelques heures dans la baie de Funchal enchanta tout le monde ; après quatre jours de navigation, nos yeux, fatigués de parcourir les steppes humides de l’Océan, aspiraient à reposer leurs regards sur un peu de terre ferme.

Hormis Reynaud et Mme de L… qui s’étaient enfermés dans leurs cabines respectives, en proie sans doute à des sentiments plus tumultueux que le Golfe, il ne manquait personne à table.

J’admirai le tact de Mrs Clift ; bien que je fusse son voisin comme la veille et qu’elle eût certainement beaucoup de choses à me dire, l’excellente femme s’entretint de préférence avec son mari, afin de me laisser causer tout à l’aise avec Mrs Rositer et sa fille qui nous faisaient vis-à-vis.

Après nos petites escarmouches de la matinée, nous étions, miss Helen et moi, en camaraderie : celle-ci fit du progrès quand Mrs Rositer s’avisa d’écouter l’intéressante conversation de son voisin de droite, Mr Davidson, le savant orientaliste à qui j’avais été présenté pendant la partie de palet.

Notre entretien prit dès lors un tour à la fois enjoué et sérieux qui me charma en révélant la bonté de la jeune fille, son intelligence et sa culture étendue. De mon côté, je rencontrai, je pense, des sujets heureux. Il me sembla que je plaisais ou du moins que je ne déplaisais pas.

Je m’étais figuré que mon ami avait fait une certaine impression sur Mlle Rositer ; je fus assez vite convaincu que la sympathie qu’il inspirait ne pouvait offusquer personne. Cette première remarque me causa grande satisfaction. J’en fis immédiatement une seconde qui ne m’enchanta pas moins ; tous les gentlemen que je voyais réunis autour des tables, frisaient la cinquantaine ; j’étais donc le plus jeune cavalier du bord. Mes trente-cinq ans me débarrassaient de tous mes rivaux ou me donneraient du moins un sérieux avantage dans une aventure sentimentale.

Enfin, les quelques dames que j’avais déjà aperçues le matin, manquaient de jeunesse sinon de cordialité. Sans être aussi ossues et masculines que Mrs Clift, elles n’en étaient pas moins anguleuses, couperosées et très sèches, partant de mince attraction. Certes, Mrs Rositer et sa fille n’avaient nul besoin de laiderons qui les fissent valoir ; elles eussent encore été très belles, et même les plus belles dans une assemblée de belles. Mais on n’en comprend que mieux la force de leurs charmes au milieu de ces messieurs sur le retour et de ces dames sans vénusté.

Bref, rien ne pouvait me distraire de miss Helen ; comme je ne voyais personne qui pût prétendre à me disputer ses sourires, je me l’accordai sans partage. Jamais je ne m’étais senti aussi heureux.

Au moment du dessert, Mr James qui avait la manie des proclamations, nous annonça que le comité des fêtes se proposait de donner le soir même un grand concert suivi de bal ; en conséquence, il faisait appel à tous les talents du bord.

Miss Helen, qui possédait les ouvertures de Beethoven à quatre mains, me proposa d’exécuter avec elle Coriolan, Egmont ou Léonore. J’acceptai avec empressement, à la condition toutefois qu’elle me permît de jouer les secondes parties où ma modeste virtuosité se montrait plus à l’aise.

Le docteur avait fait chercher son registre de concerts, au moins aussi bien tenu que son livre de palet. Il y inscrivit les noms des artistes qui offraient leur concours et eut bientôt composé un « bill » où la musique noble alternait avec la musique légère, le grand air d’opéra avec la chansonnette de beuglant. Puis il décréta que l’entrée du dining-room serait interdite pendant tout l’après-midi pour cause de répétition.

On nous donna une heure pour lire et étudier l’ouverture de Léonore. Oh, les minutes heureuses ! Quelle émotion, quels transports aux accents de cette musique pathétique !

Miss Helen était Léonore et je devenais Florestan !

J’effleurais ses doigts, son bras, son genou, for shame ! C’est moi qui tenais les pédales. Est-ce qu’elle n’allait pas s’effaroucher de ce contact involontaire ? Mais non, puisqu’elle me dit tout à coup :

— Quel dommage que le piano ne nous appartienne pas aujourd’hui ! Demain, voulez-vous, nous jouerons toutes les symphonies…

— Hélas, répondis-je, demain nous serons à Funchal et le soir nous voguerons déjà dans les eaux de Santa-Cruz !

Je poussai un profond soupir :

— Le Dungeness marche beaucoup trop vite…

— Je trouve aussi, dit-elle.

Et elle s’esquiva pour préparer sa toilette de concert.

Je montai sur le pont. Le Dungeness continuait à voguer dans une soie d’azur. La plupart des passagers faisaient la sieste, étendus sur leurs chaises longues. Mrs Clift lisait une grosse Bible. Quelques dames brodaient. Quant à Lady Rositer, elle jouait une partie de salta avec son orientaliste.

Mr Davidson était un homme de haute compagnie ; il portait allègrement la cinquantaine. À sa mise extrêmement soignée, à la finesse de son linge, à ses cheveux argentés coupés ras, à la virgule mazarine qui cédillait son menton, on ne l’eût jamais pris pour un égyptologue. C’était un savant propre. Il était évident que la grâce de la veuve lui faisait oublier en ce moment tous les papyrus du monde ; la belle dame accueillait d’ailleurs ses hommages avec bienveillance. Ce flirt distingué pouvait-il pas aboutir à un mariage ? J’en étais convaincu et, mes rêves marchant au moins aussi vite que le Dungeness, je me surpris à penser que Mr Davidson serait un beau-père fort agréable.

Mais Mrs Rositer m’ayant aperçu, elle s’interrompit pour me demander des nouvelles de Reynaud.

Je ne pus réprimer un léger sursaut. Jean, Valentine… Ma foi, je les avais complètement oubliés !

— En effet, repartis-je, son absence m’étonne…

Je m’excusai et descendis en hâte dans notre cabine. Mon ami était plongé dans un noir abattement. Il se redressa pourtant à ma vue et voulut m’accabler de reproches. Mais je ne lui en laissai pas le temps :

— Va te jeter à ses genoux, lui dis-je avec rudesse.

— Ah, répondit-il avec ingénuité, est-ce que je l’aime encore ? Il me semble que je comprends un autre amour…

C’était trop d’outrecuidance. Pourquoi cet écroulement, cette stupeur si Elle ne lui était plus rien ! Ne se fût-il pas réjoui au contraire de lui avoir montré son indifférence, son mépris ?

— Allons donc ! Tu l’aimes plus profondément que jamais. Va le lui dire, et soyez heureux !

Mais je fus incapable de le décider.

— Eh bien, fis-je tout à coup résolu, j’irai à ta place !

La chief-stewardesse qui administrait le quartier des dames annonça ma visite et m’introduisit aussitôt.

Je trouvai Valentine dans l’élégant petit salon attenant à sa cabine. Elle était pâle, très énervée, mais superbe avec un je ne sais quoi d’impérieux dans son orgueil meurtri qui ajoutait à sa beauté. Elle m’apprit que sa gouvernante était occupée à faire les malles :

— Il me tarde de débarquer à Funchal, dit-elle ; je ne resterai pas un jour de plus sur ce maudit paquebot. Quant à M. Reynaud, dites-lui… Non, vous ne lui direz rien. Tout est fini entre nous.

Je tentai d’expliquer les regrettables paroles de mon ami :

— Considérez, Madame, qu’elles n’étaient qu’une ironie à mon adresse…

— Oh n’expliquez rien ! Il m’est odieux.

Je n’en continuai pas moins, pathétique :

— Il vous aime encore ! N’avez-vous donc pas vu ses yeux creusés par le chagrin ?

— Tout est fini entre nous !

Il ne me restait plus qu’à exciter sa jalousie :

— Soit, enfuyez-vous. Mais auparavant, punissez cet ingrat. Car je vous ai abusé… Reynaud ne souffre plus. Il se croit guéri, il se croit fort, à présent qu’une jolie miss…

— Miss Rositer !

— Eh bien, Madame, paraissez ce soir à ce concert, dansez à ce bal dont vous serez la reine si vous le voulez. Tordez son cœur… Et qu’il meure de vos dédains !

Elle s’était redressée frémissante :

— Vous vous trompez, dit-elle avec hauteur : je n’entends plus le reconquérir. Tout est fini entre nous !

— Vous réfléchirez, fis-je en m’inclinant pour prendre congé, et s’il vous plaît de changer d’avis, songez que je suis à vos ordres…

Quelle femme belle résista jamais au désir de se parer pour un bal !

Cependant Reynaud m’attendait avec la plus vive anxiété. Je l’apaisai par des paroles d’espérance ; certes. Elle était irritée, mais j’avais semé dans son âme de coquette le grain du pardon : il moissonnerait ce soir.

Je le secouai et l’obligeai à remonter sur le pont pour la partie de revanche au palet. Il avait juré de m’obéir ; aussi lui ordonnai-je incontinent de s’entretenir avec Mrs Clift chaque fois qu’il aurait fini de lancer ses disques, ce qu’il accomplit docilement.

Quant à moi, je jouai avec une insigne maladresse qui me valut d’affreuses notes sur le livre de Mr James. Que m’importait ! Miss Helen était près de moi ; sa collerette soulevée par la brise, frôlait parfois ma joue comme une caresse. Miss Helen m’enchantait par son rire de source, par ses yeux pleins de malice et d’ingénuité. Miss Helen était également jolie, tendre et spirituelle. Je crois, parbleu, que j’aimais miss Helen !