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Les Deux croisières/Partie 2/05

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La Renaissance du livre (p. 156-186).


V


La matinée était fort avancée quand je me réveillai en sursaut. Sous l’impression des événements de la veille j’avais passé une nuit assez orageuse et ne m’étais endormi qu’au petit jour d’un sommeil plein de fantasmagories.

J’appelai Reynaud, mais il avait déjà quitté la chambre. Je sautai vivement à bas de ma couchette et, soulevant le rideau du hublot, ce me fut grand plaisir de constater que le soleil resplendissait sur une mer admirablement calme et bleue.

J’étais à peine débarbouillé qu’une voix joyeuse résonnait à ma porte :

— Good morning ! Aoh, par un temps pareil, n’avez-vous pas honte d’être le dernier ? Pas malade au moins ?

J’ouvris aussitôt à l’excellent Mr James.

— J’étais inquiet, dit-il, malgré l’assurance de votre ami que vous dormiez à poings fermés.

— Ah le traître qui ne m’a pas secoué !

Le docteur m’expliqua que, privé de malades, il devenait impresario et s’occupait à dresser un programme de réjouissances. Un match au palet inaugurait les fêtes à onze heures précises. Quelques dames s’étaient fait inscrire ; la partie ne compterait pas moins de vingt joueurs. Et Mr James coucha mon nom sur sa liste.

— Allons, hâtez-vous de déjeuner, dit-il en frappant dans ses mains, tout le monde est depuis longtemps sur le pont.

Il fit une fausse sortie et, relevant la portière de velours :

— Vous ne m’aviez pas dit, fit-il d’un ton goguenard, que le danois vous fût aussi familier… Je vous demanderai des leçons !

Il s’esquiva, me laissant assez interdit. Nul doute : il m’avait aperçu sous la chaloupe en conversation animée avec « la belle bourgeoise de Copenhague ».

— Au diable le palet, bougonnai-je, j’ai bien d’autres soucis à présent !

Et l’étrange aventure reprit ma pensée. Ainsi Mme de L… se trouvait sur le Dungeness ! Par moment, je me refusais encore à le croire ; n’étais-je pas le jouet d’un prestige, d’une sorte de mirage ? Oui, j’avais intensément rêvé. Ce Reynaud me passait sa fièvre. Ah, vraiment, il manquait que je devinsse un halluciné comme lui !

Mais non, je l’avais bien vue, cette Valentine. Son bras s’était posé sur le mien. J’entendais sa confession frémissante. Son cœur ne mentait pas à la tristesse empreinte dans sa voix et ses yeux : des mots vrais en avaient débordé.

Ah, quelle confiance elle m’avait témoignée ! Pourtant, en étais-je si fier que cela ? Au fond, j’eusse préféré ne point passer pour aussi honnête garçon, ce personnage m’apparaissant en l’occurrence assez ridicule. Pourquoi le nier, cette femme commençait à m’intéresser beaucoup.

Je l’avais d’abord détestée de loin comme une créature dangereuse, perverse. Quelle injustice ! De près, je lui étais moins sévère. Certes, il ne fallait pas la doter de vertus dont elle ne se souciait pas. Elle était coquette, mais non artificieuse. Reynaud l’avait immédiatement parée de toutes les grâces et c’était son erreur.

Il n’avait pas su comprendre cette femme futile, l’aimer comme elle demandait sans doute qu’on l’aimât. Oui, Valentine était singulière, décevante, imprévue même pour elle, un peu détraquée peut-être, mais charmante en somme. Bien sûr qu’à la place de son ami j’eusse gouverné sa tendresse et la mienne d’une tout autre manière.

Tandis que je ratiocinais de la sorte, le stewart avait déposé le thé sur un guéridon. Je déjeunai hâtivement. Après quoi, ayant parachevé ma toilette avec un soin minutieux, je montai sur le spardeck.

Dès que j’eus enjambé le bordage de la porte, le soleil et l’eau m’éblouirent à tel point que j’en fus aveuglé pendant un bon moment. Je dus poser les mains de champ sur mes yeux et finis par distinguer sous le tendelet, qui plafonnait le pont, les groupes de passagers fashionables et les rocking-chairsladies and misses en toilette de printemps allongeaient leur paresse heureuse.

J’avais l’impression de cette chromolithographie qui représente le pont d’un yacht de plaisance, tableau réclame d’une manufacture de gâteaux secs au gingembre et au poivre.

C’était un spectacle d’élégance et de farniente qui emportait bien loin le souvenir de l’affreuse tempête.

On ne pouvait du reste imaginer une mer plus alanguie ; elle soulevait et abaissait sa poitrine azurée doucement, suavement comme une ondine endormie.

Je m’abîmais dans la contemplation de cette sublime monotonie quand l’officier de quart signala un navire à tribord. On courut aux bastingages pour regarder venir une sorte d’oiseau noir qui pointait à l’horizon et grossissait à vue d’œil.

Nos opérateurs sans filistes nous apprirent que c’était le St-Martin un rapide transport français, parti de l’île de Ré pour Cayenne avec un chargement de forçats. Il gagnait sur le Dungeness et nous eut bientôt dépassés pour s’enfoncer dans la brume lointaine.

On le suivit longtemps des yeux dans un silence plein de mélancolique pitié…

Notre blanc paquebot s’en allait vers des contrées de joie tandis que le bateau noir cinglait à toute vapeur vers les sinistres rivages de déportation…

Là-bas, une chiourme enchaînée, hurlante. Ici, un bateau de fête qui faisait songer à cette ville suspendue dans les airs, dont parle Aristophane, cité moelleuse où la paresse est la loi et la volupté le devoir…

Mais on se lassa d’être ému et le babillage reprit avec entrain. Quant à moi, j’allais me mettre en quête de Reynaud lorsqu’il accourut à ma rencontre :

— Parbleu, s’écria-t-il d’une voix joyeuse, cette Mrs Clift est une maîtresse femme ! Regarde, la missionnairesse m’a transformé !

En effet, son visage était animé, radieux. Je n’en revenais pas de surprise.

— Parions, repartis-je en riant, qu’elle a appliqué sur ton mal un cataplasme de farine de Bible !

Il insinua son bras sous le mien :

— Plaisante tant que tu voudras, mais viens avec moi. À mon tour de te présenter à mes acquaintances !

Je me laissai conduire, enchanté décidément de le voir en si bonnes dispositions d’esprit. Nous contournâmes plusieurs groupes de passagers pour nous trouver tout à coup devant trois ladies assises dans des chaises Heliett contre le fumoir.

— Mesdames, fit Reynaud en s’inclinant, j’ai le plaisir de vous présenter mon ami l’ingénieur…

Déjà l’une de ces dames, qui n’était autre que Mrs Clift, s’était levée et me serrait la main avec la brusque cordialité d’un homme.

— Madame et Mademoiselle Rositer, dit-elle en achevant la présentation.

Et tout de suite elle nous laissa sous prétexte d’aller rejoindre son mari.

Je compris alors l’insistance du docteur à me parler de ces deux passagères. C’était évidemment de fort jolies femmes.

Née d’un père espagnol et d’une mère anglaise, Mrs Rositer offrait un type où les charmes et les perfections de deux races se mariaient avec bonheur ; le mélange était réussi. Elle avait de superbes cheveux noirs, des prunelles de jais, un nez fin et droit, la bouche petite, admirablement bordée et pourprée ; tout cela, en même temps que la main et le pied, était de fabrique madrilène. Mais le teint rosé, la coupe de la figure, la forme et la limpidité souriante des yeux étaient de provenance anglaise.

Bien que cette grande dame eût certainement dépassé la quarantaine, sa figure ne portait aucune trace d’empâtement. Elle restait jeune ; nulle veine délatrice ne brouillait ses tempes, nulle ride aux commissures des paupières et des lèvres. Enfin, toute la physionomie respirait un air de dignité bienveillante, et souriait sans affectation, sans crainte non plus de montrer des dents demeurées les plus belles du monde.

Pour miss Helen Rositer, la plume ne saurait décrire ce poème de jeunesse et j’y renonce. Que l’on sache pourtant que ses cheveux châtain-clair lui retombaient autour de la tête en boucles soyeuses. Les yeux, bleu turquoise, ombragés de longs cils, souriaient profonds, sans secret. Le nez avait un air de mutinerie charmante. La bouche était arquée comme celle d’Éros lui-même, d’un rose vivace, avec un peu d’épaisseur cependant à la lèvre inférieure, signe de tempérament. Enfin, les joues avaient un éclat admirable ; c’était ce teint de chaud hâle, apanage de la race espagnole, mais allié à la claire coloration des plus divines figures anglaises. Un teint à désespérer le pinceau de Lawrence.

Bien entendu, je ne détaillai pas toutes ces grâces à brûle-pourpoint et ne vis d’abord qu’une tête exquise, pleine de physionomie, dont le joli regard me troubla le cœur plus que nul regard de jeune fille n’avait jamais fait.

Une timidité insurmontable m’envahit ; j’en devins un peu bègue. Reynaud jouissait de ma gaucherie. Il prenait sa revanche. À mon tour de rougir et de balbutier des monosyllabes.

Toutefois, si j’étais ému, je ne fus pas stupide et me flatte de penser qu’on porta mon embarras à mon crédit.

Cependant Mrs Rositer m’avait accueilli avec le plus cordial empressement. La conversation s’engagea tout de suite, aimable et badine.

Mr James nous avait déjà parlé de vous ! Il citait votre exemple pour nous réconforter dans le malheur. N’êtes-vous pas le seul passager qui ait osé regarder la tempête en face ? En vérité, je suis ravie de connaître un homme aussi intrépide.

Le docteur se moquait de moi ; je me sentais devenir ridicule sous cet éloge sempiternel.

— Mais, balbutiai-je, le mérite est assurément fort mince, j’ai tant voyagé sur la mer !

— Mesdames, dit Reynaud d’un ton enjoué qui continuait de me confondre, mon ami Pierre a certainement manqué sa vocation : il est marin dans l’âme. Pour sûr qu’il rêve d’un naufrage où il aurait le plaisir de rester le dernier sur la passerelle en donnant le bras au capitaine…

— Et en fumant une cigarette ! s’écria gaiement miss Helen. Oh, Monsieur, le Ciel nous préserve de voir un tel acte d’héroïsme !

— Rassurez-vous, Mademoiselle, répondis-je en prenant de l’assurance, mon camarade exagère. Je n’ai point de goût pour le naufrage. Mais si, par malheur, nous devions couler un de ces jours, croyez que je renoncerais volontiers à ma passerelle romanesque pour me mettre à vos ordres tout simplement.

— Comme le bon matelot du St-Géran alors ! repartit Reynaud qui était décidément en humeur de railler.

Mais à peine eut-il lancé cette boutade qu’il se mordit les lèvres et rougit fortement ; il venait de se rappeler que Bernardin de St-Pierre avait si fort déshabillé ce matelot qu’il en était tout nu.

Je m’amusai de son embarras d’autant plus que je savais qu’il n’était point justifié. Le pauvre garçon ignorait certainement que, dans la version anglaise de Paul et Virginie, le traducteur pudique a revêtu ce matelot du St-Géran d’un élégant costume de bain, à rayures je crois, comme en portent les canotiers d’Oxford et de Cambridge !

C’est ce qui explique d’ailleurs pourquoi miss Helen s’écria plaisamment :

— Comptez que je ne ferais pas comme Virginie et qu’on ne devrait pas se jeter à mes genoux pour me sauver ! Il m’a toujours semblé que cette jeune fille était inexcusable d’autant plus que Paul l’attendait sur le rivage… Elle aimait froidement.

— Oh dear, fit Mrs Rositer en riant, ces paroles sont un peu hardies dans votre bouche. Prenez garde que ces Messieurs ne vous prennent pour une évaporée…

— Non, non, protesta Reynaud avec feu, miss Helen a raison : Virginie était une petite sotte !

— Et moi, je suis tenté de l’excuser, dis-je en regardant mon ami avec ironie, car son Paul m’a toujours paru un bien insupportable saule pleureur !

— La faute, repartit hardiment la jeune fille, c’est peut-être que Virginie aimait Paul comme un frère et non comme un fiancé, autrement elle se fût tout de suite confiée au généreux marin. Qu’en pensez-vous. Monsieur l’ingénieur ?

Mais je fus dispensé de répondre, car le docteur surgit en ce moment, très affairé. Il pria Mme et Mlle Rositer de bien vouloir se lever : la partie de palet allait commencer. Tous les passagers mâles ainsi qu’une demi-douzaine de dames, qui se trouvaient assises non loin de nous et auxquelles je n’avais encore prêté aucune attention, se dirigeaient du côté de la cabine du capitaine où les accessoires du jeu, c’est-à-dire le tableau numéroté et les disques de plomb recouverts de toile, avaient été déposés par les seamen.

Mr James se donnait une peine énorme pour égayer le bord. Sa figure cramoisie était couverte de gouttes de sueur ; à tout instant, son binocle, désarçonné du nez, se balançait dans l’espace au bout du cordon ; le pauvre myope tâtonnait alors comme un aveugle et faisait la mine la plus falote du monde.

J’ignore s’il tenait un registre détaillé de ses diagnostics et de ses ordonnances ; mais je sais bien que son livre de palet était l’objet de tous ses soins. Quel admirable document ! Les parties de palet jouées depuis plus de dix années s’y trouvaient racontées dans leurs moindres incidents ; on y pouvait lire le nom des joueurs avec des remarques tantôt élogieuses, tantôt sévères sur leur adresse et même sur la psychologie dont ils témoignaient dans la défaite ou dans la victoire. C’est ainsi que j’appris avec stupeur que lord X…, personnage éminent dont je veux taire le nom pour tous les services qu’il rendit au parti whig, s’était abominablement « pochardé » le 3 février 1907, par désespoir d’avoir succombé dans le grand championnat du Dungeness.

Au fait, rien d’étonnant à cela si l’on songe combien les Anglais attachent d’importance à tous les exercices de la palestre.

Mais on fit l’appel des noms. Il y avait une vingtaine de joueurs auxquels Mr James me présenta successivement et dont je dus serrer la main au risque de désarticuler la mienne.

Quatre jeunes femmes, y compris Mlle Rositer, prenaient part au match. Chaque camp en ayant réclamé deux, on les tira au sort.

J’eus le chagrin d’être l’adversaire de miss Helen et de constater avec dépit qu’elle était la partenaire de Reynaud. Mais sitôt que la partie fut commencée en face d’un public nombreux et sous la haute surveillance du captain Wood qui devait arbitrer les coups douteux, j’eus conscience de la solennité de la joute ; dès lors, faisant taire ma petite mauvaise humeur, je ne songeai qu’à prendre une attitude désinvolte et à lancer mes palets avec le plus d’adresse et d’élégance possible pour faire honneur à mon camp d’abord, émerveiller la galerie ensuite, et mériter en fin de compte sur le fameux livre du docteur une mention dont je pusse m’enorgueillir.

Mon premier coup fut un coup de maître et souleva des acclamations chez mes partenaires et les spectateurs. Avec sept palets, j’avais abattu cinquante points, ce qui donnait une belle avance à notre équipe.

— Bravo, jeune homme ! s’écria Mr Wood. Voilà qui va mieux qu’aux dominos. Il y a un futur champion dans votre affaire.

Je remarquai avec satisfaction que Mr James crayonnait longuement sur son calepin.

Il va sans dire que je déclinai les éloges avec modestie : le hasard m’avait assurément beaucoup servi. Je n’en fus pas moins classé tout de suite comme un adversaire redoutable et les paris, hésitants, se portèrent en foule sur ma tête.

Cependant, la partie continuait avec des chances diverses et je méditais de me signaler tout à l’heure par quelque exploit nouveau, quand j’aperçus Reynaud en conversation animée avec Miss Helen. Tous deux, en attendant leur tour de jouer, s’étaient adossés au bastingage et ne prêtaient aucune attention à la partie. Je ne pouvais m’empêcher d’admirer la taille svelte de la jeune fille et l’élégance simple de sa blanche toilette. Mais ce qui continuait à m’étonner par dessus tout, c’était la métamorphose de Reynaud, un miracle, une véritable palingénésie ! Je ne voyais aucune transition suffisante entre cet abattement profond dans lequel il était encore plongé ces jours derniers et l’allégresse rayonnante qui le transfigurait aujourd’hui. Il avait recouvré en l’espace de quelques heures la santé morale et physique, ce ton d’aimable badinage, cette verve de raillerie qui le distinguait naguère avant que la passion se fût jetée en travers de son existence.

Un flot de vie nouvelle avait noyé ses tristesses et j’en voyais passer le courant impétueux dans ses yeux.

Au fond, après m’être réjoui de cette résurrection, je devenais mécontent. Il ne me semblait pas raisonnable que l’on passât si vite du plus noir chagrin à une gaîté aussi expansive. Cela manquait un peu de décence.

Je me mis à critiquer les façons de Reynaud ; vraiment, sa galanterie envers la jeune fille était insistante, de mauvais ton. Ils riaient, ils babillaient tous deux et j’en éprouvais un véritable agacement. Ils eussent mieux fait de s’intéresser au jeu ; mais c’était le moindre de leurs soucis. On le vit bien quand leur tour arriva ; ils lancèrent leurs palets comme pour l’amour de Dieu, puis s’en retournèrent à leur bastingage, bravant les exclamations à la fois indignées et railleuses que soulevait leur maladresse.

Je devins si nerveux que je perdis moi-même toute sûreté de main et plongeai mon camp dans la consternation par un coup tellement malheureux qu’il nous retranchait non seulement les cinquante points que j’avais gagnés, mais cinquante autres qui ne m’appartenaient pas. Ce fut une explosion de désespoir.

— Oh oh, prononça sérieusement Mr Wood, il est décidément plus fort aux dominos !

Je suis ordinairement beau joueur et ne m’indigne jamais contre la mauvaise chance : je fais comme les Grecs, j’entends les grecs de Périclès, qui n’adressaient jamais de prières ni d’imprécations au seul Dieu qui demeure constamment impassible : le Destin. Mais j’avoue qu’une irritation sourdait en moi en ce moment et qu’il me fallut un rude empire sur moi-même pour conserver un air aimable et jovial quand miss Helen et Reynaud, abandonnant leur flirtation pour la circonstance, eurent le front de se joindre aux plaisantins et de m’accabler sous une pluie de quolibets.

— Marquez, marquez, Doctor, insistait la jeune fille, l’histoire de ce coup sera la plus belle page de votre carnet !

— Pauvre ami ! s’exclamait Reynaud en me serrant la main comme dans un deuil.

Je jouai un dépit comique mais qui l’était moins dans mon cœur. J’insinuai que, pitoyable à mes adversaires, j’avais voulu leur rendre quelques points afin de rétablir l’équilibre des forces, cela sans les humilier. Ma maladresse n’était qu’une générosité déguisée ; tant pis s’ils l’interprétaient autrement.

Le jeu avait repris, mais je n’y apportais plus aucune ardeur, l’entretien de Reynaud avec sa partenaire recommençant de plus belle. Bientôt, je me dispensai même de suivre les coups et me rabattis sur Mrs Clift :

— Eh bien, dit-elle, que pensez-vous du spleen de M. Reynaud ?

— Ma foi, m’écriai-je, comment donc avez-vous fait ?

— Oh, reprit-elle en riant, j’ai beaucoup moins de mérite à cela que vous ne pensez…

Et, sans ambages, elle me conta qu’en nous quittant hier soir, elle avait traîtreusement entraîné Reynaud dans le saloon où les dames, qui n’avaient osé s’aventurer dans la salle à manger, s’étaient réunies pour un tea. Elle leur avait présenté son cavalier qui, d’abord très ému, avait peu à peu recouvré de l’aplomb pour se laisser aller au charme d’une causerie d’autant plus attrayante que c’était le premier babillage après une longue séquestration.

Bref, il avait été charmant et s’était souvenu à propos de sa qualité de français. Peut-être bien que certaines dames n’étaient pas étrangères à ce changement d’humeur ; il avait en effet paru tout de suite subjugué par la noblesse de Mme Rositer autant que par la grâce enjouée de sa fille…

— Vous le voyez, conclut Mrs Clift, je suis pour peu de chose dans cette cure merveilleuse.

Et avec un sourire de résignation qui rendait sa laideur vraiment sympathique :

— Comprenez du reste que dans ces maladies du cœur, je ne puis être, moi, qu’une modeste infirmière. Mais je sais les calmants, les baumes… Par bonheur, ils se trouvaient justement dans mon nécessaire. Miss Helen les a merveilleusement appliqués. C’est elle qu’il faut surtout remercier…

Ces paroles me jetèrent dans une profonde rêverie dont me tira à peine l’appel de mon nom par le starter, car c’était de nouveau mon tour de jouer.

— Allons, cher Monsieur, dit un vieux gentleman que l’on m’avait présenté comme un savant orientaliste, notre dernier espoir est en vous. Faites cinquante au moins ou nous sommes perdus, par la Corne d’Ammon !

J’envoyais le palet à tous les diables. Mais sous les nouvelles agaceries de Mlle Rositer et de Reynaud, je retrouvai un sourire ironique assez présentable et bandai toute mon adresse.

Mes partenaires poussèrent un cri de triomphe : je venais en effet de loger mes sept palets dans la case portant le numéro 10.

Je me redressais, croisant fièrement les bras sur ma poitrine comme un athlète méconnu qui vient d’affirmer sa maîtrise, quand j’aperçus, derrière les spectateurs massés autour de nous, une élégante femme qui s’avançait lentement appuyée sur le bras de la vieille stewardesse.

Je reconnus aussitôt Mme de L… bien qu’elle eût pris soin de déguiser sa démarche et qu’un triple voile de gaze lui masquât la figure.

Dieu m’est témoin que j’avais complètement oublié cette Valentine au milieu de toutes les surprises et des émotions qui m’assaillaient depuis le matin. Sa subite présence faillit m’arracher une exclamation tant j’étais bouleversé. Je me contins cependant et me rassurai en voyant la stewardesse installer avec sollicitude cette fausse convalescente dans une des guérites d’osier abandonnées par les passagères pour assister à nos prouesses olympiques.

Personne n’avait remarqué la nouvelle venue. Elle demeura le visage tourné vers nous, parfaitement calme en apparence et respirant sans doute avec délices les brises salubres de l’Océan. Mais, bientôt, elle redressa la taille, donna les signes d’une agitation manifeste ; je ne doutai plus qu’elle n’eût aperçu le manège galant de Reynaud.

Pour la première fois sans doute, et malheureusement sans le savoir, mon heureux ami excitait la jalousie de sa maîtresse ! Il eût été assez naturel de me réjouir de sa revanche et je crois bien qu’en toute autre circonstance cela m’aurait beaucoup amusé. Mais en ce moment point du tout : je fus avec Valentine ; je comprenais son douloureux étonnement et compatissais de tout cœur à l’amertume, à la fureur de ses pensées.

Reynaud manquait de tact envers son ancien désespoir : il n’avait pas le droit, après tant de larmes, d’oublier tout à coup un amour qui, comme il le donnait à entendre, s’était pour jamais mêlé à sa vie. Le devoir lui commandait de rester pâle et hâve jusqu’à la fin de son existence. Que penser d’une douleur de trois années qui fondait au clair regard d’une inconnue !

Ah rien ne m’étonnait plus à présent. Hier soir, tandis que je croyais mon ami en proie à cette bonne Mrs Clift, il galantisait, faisait le beau cœur au milieu d’une cour d’amour. Avec quelle désinvolture, quel air de suffisance il m’avait présenté à ses nouvelles amies ! Grâce à miss Helen, son passé cruel n’était plus qu’un mauvais songe. Il reniait sa douleur. Quelle ingratitude envers Valentine !

Oui, je plaidais maintenant pour cette femme !

Mais la partie de palet venait de finir. Notre camp victorieux offrit la revanche pour l’après-midi et l’on se dispersa afin d’aller s’habiller.

Je poussai un soupir d’aise en voyant miss Helen se séparer enfin de Reynaud. Elle vint à moi :

— Je suis vaincue, dit-elle, mais je vous battrai tout à l’heure…

— Ah, fis-je en riant, comme j’aurais voulu succomber à vos côtés !

Elle rougit et parut légèrement troublée à cet aveu banal, mais que j’avais peut-être débité avec plus de chaleur et d’émotion que n’en comporte un simple compliment ; puis, tendant sa jolie main :

— Oui, vous êtes très généreux. M. Reynaud nous a déjà dit que vous étiez un good fellow. Pardonnez mon acharnement, voulez-vous ?

Et elle s’échappa me laissant sous le charme de sa voix mélodieuse.

Cependant le pont était désert et Reynaud demeurait songeur, appuyé au bastingage. Cette attitude byronienne m’irrita. Je m’avisai tout à coup que notre flirteur m’avait finement raillé auprès de miss Rositer et décrit sans doute comme une de ces « bonnes pâtes » dont on fait des tartes au besoin. Parbleu, encore une fois, je n’étais pas d’humeur à jouer ce rôle ridicule auprès de personne.

Sous l’empire de mon ressentiment, je résolus de le replonger d’un rude coup dans ses affres anciennes. Je me portai brusquement vers lui. Il était si absorbé que je dus lui toucher l’épaule :

— Regarde donc cette femme qui nous fixe avec tant d’insistance à travers son voile de gaze…

— Eh bien ? fit-il avec insouciance.

Alors, du même ton angoissé dont il m’avait parlé quelques heures après notre départ de Southampton :

— Eh bien, m’écriai-je, je suis sûr que c’est Elle !

Il éclata de rire :

— L’excellente plaisanterie !

— C’est Elle, te dis-je ! Voyons, si je lui avais parlé ?

— Oh, reste à savoir ce qu’elle t’aurait répondu !

Il riait toujours ; pour me braver, il m’entraîna vers l’étrangère malgré mes efforts pour le retenir.

— C’est Elle, mais c’est Elle ! criai-je à voix basse, effrayé maintenant des conséquences de mon défi.

Nous étions arrivés à quelques pas de Valentine, qui, violemment émue, bien sûr, se rencognait dans sa guérite d’osier.

— Hé, dit Reynaud à voix haute et répétant à son tour mes cruelles paroles du premier jour, Valentine est loin d’ici. Elle s’amuse. Elle continue ses études de comparaison entre beaucoup d’hommes. Regrette-t-on une femme que l’on peut mépriser ?

— Malheureux ! m’écriai-je comme dans les drames.

Valentine s’était déjà redressée : d’un geste brusque elle se dévoila et passa devant mon ami pétrifié de stupeur.

L’aventure avait été foudroyante.