Les Deux dernières campagnes d’Alexandre/01

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Les Deux dernières campagnes d’Alexandre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 52 (p. 62-105).
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LES
DEUX DERNIÈRES CAMPAGNES
D’ALEXANDRE

I.[1]
LA BATAILLE DE L’HYDASPE.


I

Lorsqu’en l’année 1524 de notre ère, l’empereur Baber, le fondateur de la dynastie mongole dans l’Inde, déjà maître de Caboul, envahit le Pendjab, il demeura frappé d’étonnement. « Il me semblait, dit-il, pénétrer dans un nouveau monde : l’herbe, les arbres, les animaux sauvages, les oiseaux, les mœurs et les usages des tribus nomades, tout différait de ce que j’avais vu jusqu’alors. » Les sensations de soldats qui venaient de traverser la Chaldée, la Susiane, la Perside, la Médie, ne purent être naturellement aussi vives que celles d’un Tartare du Kokhand qui n’avait jamais, de son propre aveu, « visité de contrée méridionale. » L’armée d’Alexandre s’attendait, sur la foi de ses traditions, à pénétrer dans un monde étrange, et peut-être l’étrangeté resta-t-elle au-dessous du tableau qu’une imagination portée au merveilleux depuis longtemps s’était fait. Les Grecs avaient dans Homère la foi absolue et aveugle que la plupart des nations musulmanes accordent encore de nos jours au Coran. Que disait Homère ? « Neptune est allé visiter les Éthiopiens qui habitent aux extrémités de la terre, divisés en deux nations distinctes : les uns vivent aux lieux où le soleil se couche, les autres occupent la région d’où le soleil se lève. » Les Éthiopiens de l’Occident, les soldats d’Alexandre les avaient entrevus, quand ils passèrent de l’Égypte en Libye ; les Éthiopiens de l’Orient, on les allait probablement rencontrer aussitôt qu’on aurait franchi l’Indus. Homère s’était borné à faire mention de leur existence ; le premier géographe qui ait entrepris de dresser la carte du monde connu, Anaximandre de Milet, ne paraît pas leur avoir assigné une place bien définie sur sa table de bronze ; Hécatée, Hérodote, Ctésias, déterminèrent avec plus d’assurance le lieu de leur demeure. Pour parler de l’Inde avec une certaine compétence, ces trois écrivains possédaient ce qui manquait à Homère : le témoignage d’un homme qui avait très probablement été en relation avec des Hindous.

Les voyages les plus contestés sont aujourd’hui en voie de triompher d’un scepticisme qui a reçu de trop fréquens démentis pour n’être pas devenu tout au moins très modeste dans l’expression de ses doutes. Nous admettrons donc sans hésitation et sans scrupule, avec Hérodote, que les vaisseaux de Néchao, partis du fond de la Mer-Rouge au début du VIIe siècle avant notre ère, firent en trois ans le tour de la Libye. Cent ans plus tard, si l’on en croit la même autorité, vers l’année 512 avant Jésus-Christ, les vaisseaux de Darius, fils d’Hystaspe, conduits par un Carien, Scylax de Caryande, descendirent l’Indus jusqu’à son embouchure, voguèrent ensuite au large vers l’Occident et arrivèrent, au bout du trentième mois, à l’endroit même d’où s’étaient élancés les navires égyptiens, quand ils conçurent le projet de passer de la Mer-Rouge dans la Méditerranée, en contournant l’Afrique. La relation de Scylax, conservée, assure-t-on, dans les archives royales, servit de base aux récits d’Hécatée, aussi bien qu’à ceux d’Hérodote et de Ctésias. Pour l’auteur du Tour de la terre, comme pour le père de l’histoire et pour le médecin d’Artaxerce, les peuples qui habitent les environs de Nysa, la cité de Bacchus, sont encore « des Éthiopiens limitrophes de l’Égypte. » Hérodote les distingue cependant déjà de leurs voisins, les Calantiens, qui vivent au-delà de l’Indus, « le second fleuve où l’on trouve des crocodiles. » C’est aux populations que l’immense coure d’eau sépare de la vingtième satrapie, aux Calantiens par conséquent, que sera désormais réservé le nom d’Indiens. Si ces Indiens, — Éthiopiens encore, ne fût-ce que par la couleur, — n’existaient pas, les Thraces seraient la nation la plus nombreuse de l’univers ; les Thraces doivent se contenter du second rang, car le premier rang appartient incontestablement aux Indiens.

Il y a beaucoup de nations dans l’Inde, ces nations ne parlent pas toutes la même langue ; les unes ont des demeures fixes, les autres restent encore à l’état nomade. De ces peuples divers les plus belliqueux sont ceux qui habitent le plus au nord. On remarque chez eux à peu près le même genre de vie que chez les Bactriens. L’Asie est habitée jusqu’à l’Inde comprise, qui en fait partie ; après l’Inde, on ne rencontre plus qu’un désert. On sait que les pays les plus lointains, par un singulier privilège, ont généralement les plus belles productions : l’Inde, qui est, du côté de l’aurore, le dernier pays habité, possède des quadrupèdes, des oiseaux, beaucoup plus grands que les animaux de même espèce qui se rencontrent dans les autres contrées. La Grèce en put juger quand l’armée de Xerxès envahit son territoire ; les chiens indiens qui suivaient cette armée étonnèrent les Grecs par leur taille, par leur force et par leur vitesse. L’Inde fournit aussi de l’or en profusion ; on en extrait des mines, le fleuve en charrie et des fourmis gigantesques en mêlent aux amas de sable qu’elles amoncellent au milieu du désert. Mais est-il un métal dont la valeur puisse être mise en balance avec celle de l’arbre merveilleux dont Scylax révéla le premier l’existence ? Cet arbre croît sans culture et porte pour fruit de la laine plus belle, de la laine de meilleure qualité que la toison des brebis. Les Indiens s’habillent ainsi à peu de frais ; ils n’ont qu’à cueillir et à tisser le fil qui pend aux arbres pour se fabriquer des vêtemens.

Au mois d’août de l’année 1854, l’Angleterre et la France ayant uni leurs forces pour une action commune, nous nous préparions à débarquer nos troupes en Crimée. Le naturaliste Pallas et le duc de Raguse nous avaient précédés sur cette terre inhospitalière demeurée en plein XIXe siècle presque aussi soupçonneuse de tout regard étranger qu’au temps où y abordait Oreste. Étions-nous, quand le rivage d’Old-Fort reçut nos bataillons, beaucoup mieux édifiés sur le relief du sol, sur les ressources du pays, sur l’importance notamment des cours d’eau, que les soldats d’Alexandre paraissent l’avoir été sur l’orographie et sur l’hydrologie du Pendjab, quand ils se présentèrent aux frontières jusque-là fermées de l’Inde avec les notions puisées par leur grand état-major général dans Homère et dans Hérodote ? Il nous restait cependant sur ces aventureux découvreurs un immense avantage : nous savions d’une façon précise sous quel parallèle et sous quel méridien nos vaisseaux nous avaient conduits. Les Grecs et les Macédoniens, au contraire, après tant de chemin parcouru, se trouvaient en quelque sorte égarés. Ils se demandaient si le Tanaïs et le Pont-Euxin étaient proches, si le cours de l’Indus ne finirait pas par tes ramener en Égypte. Les guides qu’ils se procuraient, les nouveaux alliés qu’ils interrogeaient avec insistance, ne pouvaient rien leur apprendre sur ce point ; en revanche, ils leur apportaient sur la topographie et la constitution géologique de l’Inde, sur le réseau de fleuves qui arrosaient cette contrée inconnue, sur les peuples divers qui s’en étaient partagé la surface, des renseignemens infiniment moins vagues que le résumé succinct emprunté à la relation de Scylax ; je serais presque tenté de dire que les documens rapportés de Crimée par le savant auteur du Tableau physique et topographique de la Tauride. L’Inde septentrionale était habitable et fertile ; elle l’était surtout dans sa partie montagneuse ; l’Inde méridionale, au contraire, dévorée des ardeurs du soleil, n’offrait qu’un sol desséché et aride, ou des plaines submergées par les débordemens périodiques des fleuves. Cette diversité de climat avait réagi sur l’espèce humaine : l’Indien du Midi ressemblait aux Éthiopiens par la couleur de la peau ; l’habitant du Nord rappelait le type égyptien. C’était surtout ce dernier que les Macédoniens avaient intérêt à connaître, car l’Inde septentrionale a toujours été la région dont l’occupation s’est, dès le début, imposée forcément à la conquête. Les Arabes seuls, venus des bords du Golfe-Persique, ont pu, en l’année 711 de notre ère, procéder autrement. Je laisse avec intention de côté les nations modernes.

Ces Indiens du nord, les soldats de Taxile et ceux d’Abisarès les avaient déjà montrés, alliés ou ennemis, aux soldats d’Alexandre. De haute stature, le corps grêle, ils se faisaient avant tout remarquer par une agilité merveilleuse. Les fantassins étaient armés d’un arc et d’une épée ; l’arc, à peu près semblable à celui des Carduques, aussi haut que la taille d’un homme, lançait des flèches de plus d’un mètre de longueur. Pour le bander, il fallait l’appuyer à terre, poser le pied gauche sur le bois et attirer à soi la corde avec effort. On n’arrivait probablement pas avec un engin si rebelle à décocher, comme fit plus tard l’archer anglais, douze flèches à la minute, mais la tension du nerf était telle que le trait pénétrait à la fois, bouclier et cuirasse, ou toute autre espèce d’armure. L’épée, large, longue aussi d’un mètre, se maniait, à la façon de l’espadon moderne, des deux mains. Pour arme défensive, le fantassin tenait de la main gauche un bouclier oblong de cuir vert qui lui couvrait presque tout le corps. Ce n’était peut-être pas là une infanterie qui fût de taille à se mesurer avec la redoutable phalange ; elle n’était inférieure pour l’armement ni aux Agriens ni aux peltastes. Les cavaliers, armés de deux javelots et d’un bouclier moins vaste que celui des hommes de pied, auraient rencontré avec plus de désavantage la grosse cavalerie des hétaires ; leurs chevaux n’avaient ni selles, ni mors ; on les conduisait à l’aide d’un bridon, courroie de cuir garnie de bagues d’airain ou de fer qui, au lieu d’appuyer sur les barres, agissait simplement sur les lèvres. La grande force d’une armée indienne ne résidait d’ailleurs ni dans sa cavalerie, ni dans son infanterie ; elle dépendait surtout du nombre de ses chars et du chiffre de ses éléphans. Les chars étaient généralement traînés par quatre chevaux ; l’éléphant dépassait de beaucoup en taille et en vigueur les éléphans d’Afrique. Cet animal était alors et demeure encore de nos jours la monture royale ; après l’éléphant, venait le quadrige, après le quadrige le chameau ; le cheval semble avoir été réservé au guerrier vulgaire.

La fameuse bataille de Panipet, gagnée le 21 avril 1526 par l’empereur Baber sur le sultan de Delhi, fut le triomphe du canon amené pour la première fois dans les provinces situées à l’est de l’Indus ; Cortez, au Mexique, dut la victoire à ses arquebuses ; Alexandre ne pouvait compter pour venir à bout des Indiens que sur l’habileté de sa tactique et sur la fermeté de ses troupes. En fait alarmes, la balance eût plutôt penché du côté des Indiens, car les éléphans causaient à la cavalerie un insurmontable effroi. Les chars, si redoutés qu’ils fussent des Asiatiques, étaient moins à craindre ; on les avait vus aux champs d’Arbèles, sur un terrain préparé à l’avance, dans les conditions les plus favorables que leurs conducteurs pussent souhaiter, et l’on savait qu’il était facile de se dérober à leur choc.

Quant à la nature des opérations, elle allait complètement changer : à l’est de l’Indus, ce n’était plus la guerre de montagne qu’on devrait poursuivre ; on combattrait en plaine, dans une autre Babylone et une autre Susiane ; l’ère des batailles rangées ne tarderait pas à se rouvrir.

Cinq grands cours d’eau descendent de l’Imaüs, — le séjour de la neige, l’Himalaya des Hindous, — immense ceinture de pierre dans laquelle les Grecs croyaient reconnaître le prolongement du Taurus : — ces cinq rivières traversent obliquement la contrée et portent leurs eaux réunies à l’Indus, vers le point où s’élève aujourd’hui la ville de Mithan Kot. Prolongez une ligne idéale, dans la direction du sud-est, sur un espace de 400 kilomètres environ, joignez ainsi Attock que baigne l’Indus, à Krozpour qu’arrose le Ghara, vous couperez presque à angle droit tous ces affluens et vous aurez traversé dans sa plus grande largeur le delta renversé qui forme le Pendjab, — le pays des cinq eaux. — Poussez plus loin encore ; à 350 kilomètres de Firozpour, vous rencontrerez Delhi, l’antique capitale des souverains mongols. L’armée d’Alexandre n’ira pas, comme celles de Tamerlan et de Baber, jusqu’à Delhi ; elle se contentera de passer de l’Indus à l’Hydaspe, de l’Hydaspe à l’Acésinès, de l’Acésinès à l’Hydraote, de l’Hydraote à l’Hyphase. Ces fleuves, dont nul Européen n’avait, au Ve siècle avant notre ère, entrevu les rives, nous sont aujourd’hui, grâce à des explorations récentes, parfaitement connus. L’Hydaspe, — en sanscrit Vi-tasta, le Fleuve qui ne se repose jamais, — est devenu sur nos cartes modernes le Djelam, bien que les Hindous qui habitent sur ses bords lui conservent encore son nom antique à peine altéré, — Bedusta. — L’Acésinès, — Asikni, l’Eau noire, — se retrouve dans le Chenab ; l’Hydraote, — Irawartii, l’Eau, — est resté pour les indigènes l’Iraoti ; nous l’appelons, je ne sais trop à quel titre, le Raivi ; l’Hyphase — Vipasa, l’Indomptable, — est le fleuve que nous désignons sous le nom de Bias. Quand le Bias a confondu ses eaux avec celles du Sutledje, qui fut dans l’antiquité l’Hesudrus, le lit commun qu’emplissent les deux rivières s’appelle le Ghara et forme la limite orientale du Pendjah.

Vers la fin du printemps de l’année 326 avant Jésus-Christ, Alexandre, n’ayant plus d’Assacéniens, ni d’Astacéniens à soumettre, se décida enfin à franchir l’Indus, La vaste surface comprise entre ce fleuve et l’Hydaspe, souvent inondée, a reçu l’appellation caractéristique de Sind-Sangor, — l’Océan de l’Indus, — Alexandre l’abordait heureusement avant la saison des pluies ; la province était riche et le trésor de sa capitale, Taxila, renfermait encore, cinquante ans après la mort d’Alexandre, plus de 225 millions de francs. Le chef de Taxila, rajah puissant, mais rajah constamment inquiété par ses voisins, avait pris, suivant la coutume indienne, ou reçu des Macédoniens, le nom de la ville qui était devenue le lieu habituel de sa résidence. Ce n’est donc plus à Omphis ou à Mophis que l’armée grecque va ouvrir ses rangs, mais au pharaon du Sind-Sangor, à Taxile. Menacé par Abisarès, le roi de Cachemyr, et par Porus, — Purusba, le Héros, — dont la domination s’étendait de l’Hydaspe à l’Hyphase, Taxile n’hésita point à faire à Éphestion l’accueil le plus favorable ; néanmoins, tant que l’armée demeura sur la rive droite de l’Indus, il ne jugea pas prudent de proclamer trop hautement ses sympathies et crut devoir se borner à fournir gratuitement aux troupes étrangères qui occupaient, la rive droite du Cophès le blé nécessaire à leur subsistance. Dès que les Macédoniens eurent passé le fleuve, il fit trêve à ses scrupules et se donna tout entier à leur alliance.

Taxila, au rapport des pèlerins chinois qui la visitèrent dans le cours du VIe siècle de notre ère, était située à trois journées de marche de l’Indus, Assuré de ne rencontrer aucune hostilité devant lui, Alexandre s’y porte sur-le-champ et confirme le pouvoir du prince qui s’est déclaré le premier son allié ; en même temps, fidèle à sa politique, il donne pour satrape à la province indienne un Macédonien, Philippe, fils de Machate, et pour garnison à la capitale les soldats que leurs blessures ont mis hors de combat ; ces dispositions prises, il poursuit, sans s’arrêter davantage, sa marche en avant vers l’Hydaspe. Porus et Abisarès manœuvraient en ce moment pour opérer leur jonction, mais Abisarès se trouvait encore à 75 kilomètres de Porus. Alexandre ne douta pas un instant qu’il ne pût tenir Abisarès en échec, pendant qu’il irait, avec le gros de ses forces, accabler le prince que nous nommerions aujourd’hui, non pas le roi Porus, mais, ainsi que s’appelait Runjet-Singh, le maharajah de Lahore. De ce côté, en effet, se trouvait la grande armée du Pendjab. Le bruit public prêtait à Porus cinquante mille fantassins, trois mille cavaliers, plus de mille chars de guerre et cent trente éléphans : ce sont là les chiffres de Diodore de Sicile. Porus, en réalité, ne paraît avoir jamais mis en ligne plus de trente mille fantassins et de trois cents chars de guerre ; par compensation, Arrien porte à quatre mille le nombre des cavaliers, à deux cents celui des éléphans. Bûmes a fait la curieuse remarque que, si l’on remplace les chars par des canons, l’armée de Runjet-Singh et l’armée de Porus présenteront, à très peu de chose près, le même effectif.

Abisarès fut-il intimidé par la rapidité des mouvemens d’Alexandre, ou céda-t-il à la terreur qui précédait partout ce grand nom, il est difficile aujourd’hui de le dire ; la seule chose que l’accord de Quinte Curce et d’Arrien nous permet d’affirmer, c’est qu’Abisarès, au lieu de poursuivre sa marche vers le champ de bataille où Porus lui donnait rendez-vous, s’arrêta brusquement et députa son frère vers Alexandre, le chargeant d’apporter au roi de Macédoine l’assurance de sa soumission la plus complète. Un ennemi de moins à combattre est une faveur du sort qu’un général habile ne dédaigne jamais. L’hommage d’Abisarès fut accepté comme sincère, et l’armée, délivrée de la crainte d’une diversion sur son flanc gauche, ne s’occupa plus que d’opérer son mouvement de concentration vers l’Hydaspe. Derrière ce fleuve, le premier qu’on rencontre en venant de l’Indus, le roi de Lahore, avec toutes ses troupes rangées en bataille, attendait.


II

Dans la saison sèche, nous apprend le lieutenant Burnes, on peut passer à gué l’Hydaspe et l’Acésinès au-dessus de leur confluent ; quand ces deux fleuves ont réuni leurs eaux, on ne les traverserait pas sans le secours d’une barque. La saison sèche touchait à sa fin, au moment où Alexandre atteignit la rive droite de l’Hydaspe, et la fonte des neiges avait déjà grossi les cinq fleuves du Pendjab. Tamerlan a franchi l’Hydaspe sur un pont, au point de jonction des deux rivières, là où l’Hydaspe encaissé n’a guère plus de 500 mètres de largeur ; Runjet-Singh l’a traversé à la nage avec un gros corps de cavalerie, mais ni Tamerlan ni Runjet-Singh n’opéraient dans la saison tardive à laquelle d’involontaires délais avaient acculé les Macédoniens. Alexandre ne rencontrait plus un Hydaspe guéable et la présence de l’ennemi sur la rive opposée lui interdisait, tout autant que la crue du fleuve, l’établissement d’un pont de chevalets ou d’un pont de bateaux. Il fallait surprendre le passage ou l’accomplir de vive force, comme on avait accompli celui du Jaxarte. Jamais opération plus délicate, manœuvre plus périlleuse, ne mirent à l’épreuve le génie guerrier d’Alexandre. La bataille de l’Hydaspe mérite de prendre rang à côté des batailles d’Issus et d’Arbèles ; maint juge compétent parmi les généraux de l’Inde britannique a cru pouvoir la placer au-dessus de ces deux victoires plus retentissantes. C’est la bataille de Wagram de notre héros : rien n’y manque, pas même le séjour forcé dans l’île du Danube.

Chose singulière et bien digne de notre attention ! le terrain qu’a choisi Porus pour y attendre Alexandre est précisément celui sur lequel en 1849 les Sykhs feront subir un sanglant échec aux Anglais commandés par le général Gough. A deux reprises différentes, à deux mille cent soixante-quinze ans d’intervalle, la plaine de Chillianwallah verra se débattre entre l’Occident et l’Orient les destinées du Pendjab. L’armée du général Gough, venant du Bengale, n’avait pas, comme celle d’Alexandre, à franchir l’Hyrdaspe ; pour aller à l’ennemi, il lui fallait franchir un fleuve plus profond et plus rapide encore, — l’Acésinès ; — seulement, elle le franchissait au mois de décembre : à cette époque de l’année, l’Acésinès ne remplit qu’un canal étroit et laisse à découvert plusieurs bancs de sable.

Depuis la mort de Runjet-Singh, survenue en 1844, l’armée des Sykhs ne reconnaissait plus d’autre autorité que celle de ses chefs ; sa turbulence était devenue une menace constante pour la frontière anglaise. La victoire de Sobraon, remportée en 1846 par lord Gough, la contraignit à repasser précipitamment le Sutledje, — l’Hesudrus des anciens, le Satudru, c’est-à-dire les cent courans, des Hindous. — Au mois d’octobre 1848, le gouvernement des Indes résolut d’en finir avec ces bandes insurgées, et, le 9 novembre de la même année, les troupes britanniques, de nouveau placées sous le commandement du vainqueur de Sobraon, traversèrent à leur tour le Sutledje, allèrent camper pendant quelques jours devant Lahore, puis, se portant rapidement des bords de l’Hydraote aux rives de l’Acésinès, poussèrent devant eux les Sykhs, qui jugèrent à propos de se replier derrière ce dernier fleuve. L’armée anglaise possédait un équipage de pont, mais un pont de bateaux ne s’établit pas aisément sur un vaste cours d’eau, semé de nombreux bancs de sable et partagé en quatre ou cinq bras distincts. Examen fait du lit de la rivière, on décida qu’on la passerait à gué. Quatre gués furent reconnus sur un espace de 48 kilomètres ; le corps principal ferait une grande attaque de front ; pendant ce temps, un mouvement tournant aurait lieu ; le fleuve serait franchi sur un autre point par une colonne légère.

Le détachement chargé de la diversion ne jugea le passage praticable qu’au gué le plus éloigné, AU gué de Wuzirabad ; il y trouva dix-sept grands bateaux, secours imprévu et fort important, car on pouvait ainsi transporter en un seul voyage une partie des troupes sur l’autre rive. Une brigade d’infanterie et l’artillerie traversèrent, en effet, le fleuve dans ces barques ; une seconde brigade essaya de passer à pied. La nuit était très sombre ; la brigade se trouva bientôt égarée au milieu d’un labyrinthe de petits canaux et de flaques d’eau que le fleuve, en se retirant, avait laissées semées dans les sables ; tout ce qu’elle put faire, ce fut de franchir à gué une première et une seconde branche. Il lui fut matériellement impossible de pousser plus loin ; elle dut se résigner à bivouaquer, jusqu’au retour du jour, sur un banc demeuré à sec. La cavalerie tenta le passage avec plus de succès ; elle avait pris soin de jalonner sa route par des perches. Trois soldats cependant se noyèrent durant le trajet. Le reste des troupes ne traversa l’Acésinès que le lendemain. Deux jours après, cette colonne tournante se trouvait en vue de l’ennemi. Contenue par les ordres du commandant en chef, elle se vit obligée de suspendre son attaque déjà prononcée, essuya pendant plusieurs heures, sans tenter d’y répondre, un feu violent d’artillerie, perdit soixante-treize hommes et n’en détermina pas moins, par sa seule présence, un nouveau mouvement de recul chez l’ennemi. Les soldats sykhs, qu’avaient formés les généraux français et italiens de Runjet-Singh, manœuvrèrent ce jour-là comme de vieilles troupes d’Europe ; ils s’évanouirent en silence du champ de bataille, et il fallut plusieurs jours aux Anglais pour retrouver leurs traces.

Le 12 janvier 1349, lord Gough put enfin constater que l’armée sykhe avait pris position sur la rive gauche de l’Hydaspe, entre les villages de Russoul, de Mong et de Chillianwallah. Des renforts successifs avaient porté cette armée de l’insurrection au chiffre de trente mille ou de quarante mille hommes ; les Sykhs disposaient en outre de soixante-deux pièces de campagne.

Nous avions déjà Paras devant nous ; il fallait nous attendre à rencontrer aussi Abisarès. Les troupes de Cachemyr, cette fois encore, se bornèrent heureusement à une attitude suspecte ; elles s’arrêtèrent à 50 kilomètres environ de Russoul et se reportèrent même de quelques kilomètres en arrière aussitôt que lord Gough les eut fait sommer de s’éloigner. Les soldats de Lahore ne profitèrent donc pas. de leur incertain concours ; ils pouvaient à la rigueur s’en passer, car ils occupaient une position réellement formidable. L’arène est à double titre historique et le terrain vaut assurément la peine d’être décrit avec quelque détail ; il a, nous l’avons dit, vu les premiers envahisseurs de l’Inde : Alexandre y a combattu les Indiens de Porus.

La chaîne montagneuse de Russoul descend en pente douce vers la plaine, mais, en approchant de l’Hydaspe, elle forme d’innombrables ravins et se termine brusquement par une face escarpée qui longe les bancs de sable et les canaux du fleuve. Les divers saillans de la chaîne étaient couronnés par de vastes retranchemens ; en avant, des halliers extrêmement épais, — employons ici sans hésiter l’expression hindoue, — une jungle, composée en majeure partie de buissons épineux atteignant parfois la hauteur de sept ou huit pieds, s’étendait dans la direction du sud-est. L’inextricable taillis devenait plus épais et plus impénétrable encore en approchant de Chillianwallah. Il était près de midi quand les forces anglaises vinrent former leurs faisceaux au pied du monticule qui domine ce village hindou. La jungle, serrée et sombre, séparait les deux armées distantes l’une de l’autre d’un kilomètre et demi environ. A trois heures, la bataille s’engagea. Les régimens anglais se jetèrent résolument au milieu des broussailles, se frayant un chemin à travers les arbustes et les ronces, essuyant sans fléchir les décharges de l’artillerie ennemie, qui tirait au jugé et essayait la portée de ses boulets pleins lancés à toute volée. Les pertes, durant ce long et pénible trajet, ne hissèrent pas que d’être assez sensibles ; enfin on atteignit la lisière du hallier ; au bout de 1,800 pas, la jungle cessa tout à coup ; l’armée anglaise se trouva complètement à découvert. Des salves de mitraille se succédèrent alors rapidement et balayèrent en quelques minutes des sections entières. La ligne anglaise ne prit même pas le temps de reformer ses rangs ; elle se précipita vers les canons ennemis avec cette impétuosité dont l’élan britannique, — l’english pluck, — devait nous donner quelques années plus tard le spectacle émouvant dams la plaine de Balaklava. Une mêlée sauvage s’établît ; les canons des Sykhs furent enlevés à la baïonnette. Les artilleurs et les bataillons de soutien avaient pris la fuite ; ils se rallièrent, comme les Russes à l’Alma, dès qu’ils furent hors de portée de la fusillade. Les réserves d’infanterie, massées en arrière, accoururent à leur aide ; les Sykhs, à la suite d’uni rude et sanglant combat corps à corps, reprirent possession de la batterie évacuée.

Pareil retour offensif ne compromit-il pas la journée ; à l’Alma quand les troupes du général Brown se virent si brusquement chargées par une colonne dont elles ne soupçonnaient pas la. présence ? Canrobert et Bosquet, avec leurs zouaves et leurs chasseurs à pied, avec la vaillante infanterie de marine, n’auraient pas été de trop sur le champ de bataille de Chillianwallah. Brigade après brigade artillerie, cavalerie, toute Parmée anglaise en un mot vint successivement se faire écharper sur les merlons des redoutes ennemies. La force des Sykhs était presque double de celle que lui opposait le général Gough ; cette supériorité numérique n’aurait pas cependant assuré à l’année du Pendjab la victoire sans le décousu inexplicable de l’attaque. Les Anglais perdirent dans cette malencontreuse affaire deux mille trois cent trente-un hommes mis hors de combat, cent-soixante-seize chevaux et six canons. Ils purent néanmoins garder leur position, s’y fortifier et attendre, avant de tenter un nouvel effort, les secours qui leur arrivaient à marches forcées de Moultan.

Les Sykhs avaient su vaincre : comme bien d’autres vainqueurs, ils ne surent pas profiter de leur avantage ; on les vit, peu de jours après la bataille, abandonner ces lignes redoutables de Russoul, de Mong et de Chillianwallah, qu’ils venaient de si bien défendre. Le manque de vivres ou la trahison des chefs, peut-être aussi le désir de se rapprocher de Lahore, les reporta des bords de l’Hydaspe aux rives de l’Acésinès, des lignes fortifiées de Russoul aux retranchemens rapidement élevés de Goujerat. Leur armée ne cessait cependant pas de grossir ; le 21 février 1849, elle comptait près de soixante mille hommes et cinquante-neuf pièces d’artillerie. La revanche de Chillianwallah, malgré tout, était proche ; la ténacité anglaise a réparé de plus grosses fautes de tactique que celle dont le général Gough s’était rendu coupable le 12 janvier 1849. Arrivé devant Goujerat avec toutes ses forces, cette fois, dans la main, lord Gough, le 21 février, prit mieux ses dispositions ; il ne lança ses colonnes à l’assaut qu’après avoir ébranlé par le feu de son artillerie l’infanterie des Sykhs, et pas un seul instant ne laissa ses vaillantes brigades dépourvues de l’appui qui leur avait manqué dans la plaine de Chillianwallah. « Les batteries, nous raconte un témoin oculaire, le capitaine Lawrence-Archer, passant dans les intervalles des brigades, se portèrent au galop à 300 mètres environ en avant de la ligne d’infanterie couchée à terre et ouvrirent sur-le-champ le feu. » Des tirailleurs déployés en ordre ouvert reliaient ces batteries l’une à l’autre ; au centre s’avançaient les grosses pièces traînées par les éléphans. La bannière de saint George avec sa croix blanche flottait arborée sur, le dos d’un de ces animaux gigantesques, monstre majestueux dont la taille dépassait celle de tous ses compagnons et dont l’allure réglait le pas, mesuré comme à la parade, du front de bandière. Quand le feu de l’ennemi se ralentissait, l’infanterie se levait et se mettait en marche, gagnant du terrain au fur et à mesure que les Sykhs en cédaient, mais se laissant toujours précéder par l’artillerie et par les tirailleurs. La cavalerie anglaise avait d’ailleurs rencontré en ce jour un terrain favorable ; elle n’eut point à s’enfoncer au milieu des jungles et sut attendre patiemment pour charger le moment opportun. Quand ce moment arriva, elle partit d’un tel train, mit dans son élan un tel feu et un tel ensemble que la droite ennemie en fut ébranlée, même avant d’être atteinte. Ce flottement général se convertit bientôt en déroute ; le reste de l’armée sykhe suivit le mouvement de retraite. Les bataillons anglais reçurent en ce moment l’ordre d’avancer : ils se portèrent en masse sur les pièces qui couvraient la position des Sykhs, les enlevèrent du premier assaut et n’eurent plus qu’à se déployer à droite et à gauche pour envelopper l’ennemi qui fuyait. La plaine était littéralement couverte de canons abandonnés, de bœufs, de chariots, de tentes, d’étendards, de marchandises, de morts et de mourans. La poursuite fut poussée jusqu’à une distance de 22 kilomètres et ne fut arrêtée que par la nuit. La perte totale des Anglais atteignait le chiffre de huit cent sept hommes mis hors de combat ; l’armée sykhe était anéantie. Le 30 mars 1849, l’annexion du Pendjab fut solennellement proclamée ; Dhulip Singh, le souverain titulaire du pays, céda ses droits au gouvernement britannique pour une pension annuelle de 1,250,000 francs, se réservant toutefois la liberté de résider où il lui plairait.

Voilà comment se gagne dans l’Inde une bataille moderne et comment s’y conquiert une province. Alexandre va nous montrer de quelle façon un grand capitaine savait, à une époque où la guerre était déjà devenue un art, se servir d’une armée qui ne possédait sur l’armée ennemie aucun des avantages dont pouvaient, à Chillianwallah et à Goujerat, se prévaloir les troupes du général Gough.


III

La prompte soumission de Taxile n’assurait aux Macédoniens que la possession d’une des avenues du Pendjab ; Alexandre fit sommer le souverain réel de ce pays, le rajah Porus, de se reconnaître son tributaire et de venir lui rendre hommage dans son camp. La réponse que rapporta au roi de Macédoine son fidèle héraut, le Grec Cléochârès, ne lui laissa aucun doute sur les dispositions du roi de Lahore ; on aurait prolongé les négociations sans profit ; pour aller plus avant, il n’était désormais qu’un moyen : l’allié de Taxile devait s’ouvrir dans la région des cinq eaux un passage par les armes. Porus avait rangé son armée en bataille sur la rive orientale de l’Hydaspe. Ce fut de tout temps la coutume des Hindous de s’attacher à livrer autant que possible des batailles défensives ; leur stratégie consiste à prendre racine dans le sol. Les forces de Porus se composaient, nous ne croyons pas inutile de le rappeler, — de trente mille hommes d’infanterie, de quatre mille chevaux, de trois cents chars et de deux cents éléphans. Telle est la version à laquelle nous nous arrêtons, comme à la plus probable. Ces forces, voici dans quel ordre Porus les disposa. En avant du front de bandière, il plaça les éléphans à 100 pieds de distance l’un de l’autre ; des pelotons d’infanterie remplirent les intervalles de cette première ligne ; en seconde ligne, Parus massa le reste de ses fantassins ; la cavalerie se déploya aux deux ailes, couverte momentanément par les chars.

De Taxila, l’antique capitale du Sind-Sangor, à l’Hydaspe, on compte environ 178 kilomètres ; le trajet ne dut pas employer plus de huit ou neuf jours. Néanmoins, de délai en délai, le temps avait marché ; déjà grossi par la fonte des neiges, l’Hydaspe allait bientôt se gonfler encore par suite des pluies abondantes qui, dans le nord de l’Inde, commencent à tomber aux premières approches du solstice d’été. La largeur du fleuve, quand Alexandre en atteignit la rive occidentale, dépassait déjà 700 mètres. Un cours rapide, brisé en maint endroit par des bancs de sable à demi découverts, des tourbillons tels qu’il s’en produit dans le lit heurté des torrens, ajoutaient aux difficultés du passage. Il existait, il est vrai, au milieu du fleuve plusieurs îles ; c’étaient autant de stations où l’on pourrait, quand on tenterait de franchir l’Hydaspe, toucher barre et reprendre haleine. Ces îles devinrent dès le début le théâtre de maint petit combat : Indiens et Macédoniens se faisaient un jeu d’y passer à la nage, portant leurs armes attachées sur la tête et sur les épaules. Alexandre, loin de les interdire, encourageait ces insignifiantes escarmouches ; il y trouvait l’avantage de tâter le terrain et d’aguerrir ses soldats. Les habitans du Pendjab étaient alors, ce qu’ils sont encore aujourd’hui, une race belliqueuse, au jarret nerveux, dont le corps souple, dur à la fatigue et insensible au mal, semble fait tout exprès pour servir une âme indomptable. Contre de tels ennemis il n’était pas inutile de se mesurer en détail avant la grande et décisive journée dans laquelle l’armée de Macédoine se préparait à jouer toutes ses conquêtes passées, pour ne pas dire son existence même. Deux jeunes gens de noble famille, Symmachus et Nicanor, suivis d’une petite troupe n’emportant pour toute arme que ses piques, allèrent un matin surprendre, dans un de ces)fourrés dont se couvrent dès les premières pluies les îles de l’Hydaspe, un parti d’ennemis que les tamaris avaient jusque-là dérobés aux regards et qui, de ce poste avancé, se croyaient en mesure d’observer sans danger les moindres mouvemens de l’armée grecque. Le succès couronna d’abord l’audace de Nicanor et de Symmachus ; ils firent un grand carnage des Indiens. L’ennemi malheureusement était bien plus nombreux qu’ils ne le supposaient : accablés par une grêle de flèches, les Grecs se virent enfin obligés de céder à l’orage ; ils battirent en retraite. Le fleuve les avait apportés sans prélever de tribut sur leur bande héroïque, il ne les remporta pas à si peu de frais ; la plupart périrent dam la traversée de retour : les uns furent entraînés par l’impétuosité du courant ; les autres disparurent engloutis par les remous que, dans la précipitation de leur fuite, ils ne remarquèrent pas ou se trouvèrent impuissans à éviter.

Ce fâcheux incident contenait du moins une utile leçon : il prouvait qu’on ne passerait pas L’Hydaspe comme on avait passé le Tigre, l’Oxus, le Jaxarte et le Gurée ; des outres et des radeaux ne suffiraient même pas ; des barques devenaient indispensables. Alexandre prend son parti sur l’heure ; il expédie Coenns, fils de Polémocrate, vers l’Indus. Cœnus fera rompre le pont de bateaux jeté sur ce fleuve par Éphestion et lui amènera, sur les bords de l’Hydaspe les barques qui vont être, pour la facilité du transport, divisées en plusieurs fragmens. Des moindres on fera deux tronçons ; les autres seront partagées en trois ; on chargera le tout sur des chars, et les ouvriers du camp, dès qu’on leur aura livré ces tranches faciles à réunir, s’occuperont de reconstituer les bateaux dont l’armée a besoin pour traverser le fleuve. Nos canonnières, plus longues probablement que les embarcations qui composaient le pont de l’Indus, sont venues, il est vrai, tout d’une pièce et sans avoir à subir pareille mutilation, du port de Gênes, où elles furent tirées à terre, au lac de Garde, sur lequel on les remit à flot ; mais les trucks d’un chemin de fer sont faits pour porter de plus lourds fardeaux, que les chars à bœufs du Pendjab, et encore fallut-il, pour que l’opération réussît, toute l’Industrie du plus ingénieux de nos amiraux. Le contre-amiral Dupouy essuya mille traverses pendant cet étrange voyage, et peut-être était-il le seul qui, par sa patience et son indomptable énergie, fût capable de conduire cet que de mauvais plaisans appelaient son escadre des Alpes, à bon port. Le plus sûr serait, en semblable occurrence, de prendre exemple sur Cœnus.

Nous avons souvent eu l’occasion de rendre hommage à L’activité d’Alexandre ; ce capitaine, si actif quand les circonstances l’exigeaient, savait aussi au besoin attendre. Sur Les bords de l’Hydaspe, il semble avoir été plus pénétré que jamais de la gravité de la situation. Tout frémit autour de lui : l’Arachosie, les Paropamisades, le pays des Assacéniens, sont à peine domptés ; on. vient de lui amener à l’instant le roi d’une petite contrée limitrophe de l’Indus que Barsaente avait jadis séduit et entraîné dans sa tentative de révolte. Que l’on voie un seul instant la fortune de la Grèce fléchir et de toutes parts les populations vont de nouveau répondre à l’appel de leurs anciens chefs. Jamais il n’a été plus nécessaire : de vaincue, et, dans son armée, Alexandre chercherait en vain aujourd’hui ces regards résolus et confians qui lui promirent tant de fois la victoire. La rivé opposée se montre toute couverte d’hommes et de chevaux ; spectacle imposant et bien fait pour justifier les plus sombres inquiétudes. Quel que soit le chiffre de ses combattans, une armée indienne affecte toujours, par le nombre de valets qu’elle traîne à sa suite, l’aspect d’une multitude. La vue des éléphans, masses énormes plantées comme des bastions au milieu de la plaine ; les cris stridens que ces animaux mêlaient au roulement des tamtams et au fracas aigu des cymbales jetaient la terreur dans le cœur des soldats les plus intrépides. Il était bien certain que la cavalerie ne supporterait pas le choc de la massive et monstrueuse phalange ; les chevaux se cabreraient et emporteraient, impatiens des efforts qu’on ferait pour les ramener au combat, leurs cavaliers loin du champ de bataille. L’infanterie, maîtresse de ses mouvemens, serait moins ébranlée ; mais comment songer à transporter sur cette rive si formidablement défendue l’infanterie livrée à elle-même, l’infanterie qui n’avait jamais marché sans que de nombreux escadrons la flanquassent et se tinssent prêts à défendre ses ailes ? Un passage de vive force, pour peu qu’on y réfléchît, était hors de question ; il fallait manœuvrer, tromper l’ennemi et passer rapidement sur un point où l’on ne serait pas attendu.

Alexandre divise son armée en plusieurs corps, envoie les uns reconnaître les gués, les autres « faire le dégât. » Il ne s’inquiète pas de rester ainsi affaibli en face de Porus ; le roi de Lahore n’a jamais révélé par le moindre symptôme l’intention de prendre l’offensive, et si, — chance improbable, — l’ennemi, jugeant tout à coup l’occasion propice, se laissait entraîner à exécuter le premier le mouvement devant lequel Alexandre hésite, les Macédoniens, si restreint que pût être alors le nombre de leurs cohortes, auraient probablement sujet de remercier de cet heureux hasard la fortune, car ce n’est pas la bataille, c’est le passage du fleuve qui constitue leur principal souci.

Des provisions immenses s’accumulent peu à peu dans le camp. Alexandre prend soin de les amonceler dans des magasins bien en vue et s’applique à entretenir chez l’ennemi, par tous les moyens possibles, la croyance qu’il veut s’établir à demeure sur la rive droite de l’Hydaspe, afin d’y attendre la saison d’hiver, qui fera baisser les eaux et rendra de nouveau le fleuve guéable. Toutefois, il croit bon de fatiguer par des démonstrations incessantes l’armée de Porus, de l’accoutumer à de continuelles alertes sans issue, de telle façon que le jour où un mouvement sérieux sera signalé par les vedettes, les Indiens, habitués à de fausses alarmes, mettent en doute l’attaque dont on viendra leur donner avis et hésitent à se déplacer pour courir au-devant d’un ennemi dont les feintes lui auront tant de fois fait prendre inutilement les armes. Il n’est guère de nuit où la cavalerie macédonienne ne simule les apprêts d’un passage ; elle court à grand bruit sur la rive, fait sonner ses trompettes, pousse des cris comme si elle s’efforçait de rallier, au milieu de l’obscurité, ses escadrons. Les Indiens s’arment en toute hâte et garnissent de leurs bataillons émus le bord opposé ; ils attendent, rien ne vient. Quelques jours se passent ; la même manœuvre se répète ; elle en arrive à se renouveler si souvent que les barbares finissent par soupçonner dans ces chevauchées bruyantes un pur stratagème de guerre. Comment donc n’ont-ils pas éventé plus tôt cette ruse puérile dont leurs crédules terreurs pouvaient seules assurer le succès ? Alexandre n’a jamais songé à franchir l’Hydaspe ; il se propose uniquement de tenir ses ennemis sur pied et de les priver de sommeil. Au bout de quelques jours, toutes les sonneries et toutes les clameurs de la cavalerie macédonienne ne parviennent plus à faire sortir les soldats de Porus de leurs tentes. Sur la rive gauche de l’Hydaspe on se félicite d’avoir déjoué les artifices de l’ennemi, on rit de sa persévérance, on raille sa simplicité et, quel que soit le tapage qu’il mène, on ne bouge pas ; sur la rive droite, on commence à comprendre le dessein d’Alexandre et l’espoir du succès rentre dans tous les cœurs.

Alexandre, en effet, ne s’est pas borné à fatiguer l’ennemi ; il a fait reconnaître tout le cours du fleuve en amont du camp. Il existe trois points sur lesquels on peut passer l’Hydaspe : droit en face de Porus, à 15 ou 16 kilomètres au-dessus du quartier-général, enfin à mi-chemin, entre ces deux gués. Ce qu’on appelle un gué dans la saison sèche, devient, dans la saison pluvieuse, un torrent ; néanmoins, c’est encore là qu’on peut se flatter de rencontrer les meilleures conditions pour traverser le fleuve à la nage ou pour essayer de le franchir sur des radeaux.

Le major-général Cunningham a déterminé avec la plus irréfutable précision l’emplacement qu’occupaient les camps des deux armées : « Alexandre, dit-il, avec environ 50,000 hommes (y compris 5,000 Indiens auxiliaires, sous les ordres de Mophis) avait son quartier-général à Jalalpour ; son camp s’étendait probablement sur un espace de 9 ou 10 kilomètres le long du fleuve : de Shah-Kabir à Syadpour. Le quartier-général de Porus doit avoir été établi sur l’autre rive, dans les environs de Muhabâtpour, à 6 kilomètres 1/2 dans l’ouest-sud-ouest de Mong et à 5 kilomètres au sud-est de Jalalpour. L’armée de Porus se composait aussi de 50,000 hommes environ (si l’on y comprend les archers, les conducteurs d’éléphans et les conducteurs de chars) ; elle devait donc couvrir, à peu de chose près, la même superficie que l’armée macédonienne : s’étendre, par conséquent, 3 kilomètres au-dessus et 6 kilomètres au-dessous de Muhabâtpour. Le flanc gauche du camp d’Alexandre se trouvait ainsi à 10 kilomètres du promontoire boisé de Kotera, le flanc droit du camp indien s’arrêtait à 3. kilomètres de Mong, à 10 du point situé en face de Kotera. C’est à Kotera qu’Alexandre espérait surprendre. le passage du fleuve. »

Le moment est venu, de jeter les dés ; le salut de l’armée et la fortune de la Grèce sont l’enjeu. Alexandre heureusement a si bien mûri son dessein, si habilement ; concerté tous ses préparatifs, qu’il faudrait une trahison presque inouïe du sort pour que l’opération n’eût pas un succès complet. Cratère restera au camp avec son corps de cavalerie, avec les cavaliers de l’Arachosie et de la Paropamisade, avec la phalange macédonienne, les bataillons d’Alcétas et de Polysperchon, les nomarques de l’Inde citérieure et les 5,000 Indiens auxiliaires de Taxile ; Méléagre, Attale et Gorgias conduiront à la hauteur du gué intermédiaire la cavalerie et l’infanterie des stipendiés ; Alexandre se portera de sa personne au gué le plus éloigné, emmenant l'agéma des hétaïres, la cavalerie d'Ephestion, de Perdiccas et de Démétrius, les cavaliers Bactriens, sogdiens et scythes, les archers à cheval que lui ont fournis les Dahiens, les hypaspistes détachés de la phalange, les bataillons de Clitus et de Cœnus, les archers grecs et les Agriens. Dans le camp, les préparatifs du passage vont se faire de la façon la plus ostensible ; sur les deux autres points, on prendra, au contraire, toutes les précautions possibles pour réunir avec le plus grand mystère les matériaux qu'on se propose d'assembler au. dernier moment.

A l'endroit que s'est réservé Alexandre, l'Hydaspe fait un grand coude et la rive est dominée par un rocher couvert d'arbres. Le milieu du fleuve est, en outre, occupé par une grande île boisée qui ne permet pas d'apercevoir d'une des rives ce qui se passe sur l'autre. C'est là, près du promontoire de Kotera, que, depuis plusieurs jours, ont été amassés les principaux moyens de transport. Des soldats échelonnés tout le long de la rive, en vue les uns des autres, se tiennent prêts à transmettre les ordres et les avis qui doivent maintenir les trois fractions de l'armée en communication constante. Alexandre franchira le premier le fleuve ; il compte, par ce mouvement, attirer à lui la majeure partie des forces de Porus : les chars et les éléphans. Si cette prévision se réalise, Cratère ne perdra pas un instant ; il passera sans hésiter sur la rive gauche. Que Porus, au contraire, se borne à faire un détachement vers sa droite, qu'il continue de garder le passage direct avec le gros de ses troupes, qu'il ne déplace pas surtout ses éléphans, Cratère, quoi qu'il arrive, demeurera immobile. Les éléphans jetteraient le désordre au sein de la cavalerie grecque et la refouleraient dans le fleuve avant qu'elle eût pu prendre pied sur la berge. Le reste de l'armée indienne est peu à craindre ; Alexandre, si Porus ne lui oppose que ses fantassins, ses cavaliers et ses chars, en aura facilement raison. Méléagre, Attale et Gorgias ne seront pas davantage arrêtés par le déploiement de quelques troupes légères ; il leur est recommandé d’attendre simplement que le corps d’Alexandre ait engagé le combat et d’accourir alors le plus rapidement possible pour se précipiter avec leur détachement au cœur de la mêlée.

Toutes ces dispositions ont reçu l’approbation sans réserve des officiers anglais qui ont étudié la grande bataille de l’Hydaspe sur les lieux. Alexandre cependant réussira-t-il à dissimuler son long mouvement de flanc ? Pourra-t-il dérober cette marche de 27 kilomètres à l’attention de l’ennemi ? Fera-t-il filer sa cavalerie, ses hétaïres, ses hypaspistes de Jalalpour à Kotera sans qu’une seule vedette indienne les aperçoive et vole avertir Porus ? Il existe heureusement un ravin profond au nord de Jalalpour. Ce ravin est le lit du Kandar-Nullah, qu’on peut suivre à partir de Jalalpour jusqu’au point où la route va rejoindre un autre ravin appelé le Kasi. Par cette seconde vallée, on arrivera au bord de l’Hydaspe, un peu au-dessous de Dilawar. Voilà un chemin couvert qui semble avoir été préparé tout exprès pour cacher aux yeux des Indiens les mouvemens d’Alexandre. « J’ai voulu parcourir moi-même ces ravins, nous dit le général Cunningham, pour m’assurer de la possibilité d’y faire marcher une armée ; je me suis convaincu qu’on n’y rencontrerait pas de difficulté sérieuse si l’on compte pour rien la fatigue de monter et de descendre souvent dans la première moitié du trajet, de cheminer au milieu de sables mouvans dans la seconde. Le sommet de la courbe que décrit le Kasi se trouve à 11 kilomètres environ du bord du fleuve. Comme le Kandar-Nullah, le Kasi est un ravin très profond ; il est encaissé par des collines dont la hauteur varie de 30 à 90 mètres. » Décrite par Arrien, vérifiée avec un soin minutieux par Cunningham, la route qui conduisit Alexandre sur le flanc droit de l’armée indienne ne nous laisse aucun doute. Alexandre avait intérêt à s’éloigner de la rive pour mieux tromper la surveillance des vedettes de Porus ; le Kandar-Nullah et le Kasi offraient précisément l’avantage d’une voie qui, dès les premiers pas, se dirigeait vers l’intérieur des terres et ne revenait aboutir à l’Hydaspe que par un long détour. Le jour tombait quand Alexandre arriva sur les lieux où un éperon rocheux, éperon que le roi de Macédoine doit avoir, dans une de ses reconnaissances, remarqué et qui aura probablement déterminé son choix, se projette dans le fleuve, près du village moderne de Kotera et à 1 kilomètre et demi au-dessous de Dilawar. On avait toute la nuit devant soi ; cette nuit lut laborieusement employée. On en profita pour assembler les barques et les triacontores menées par fragmens de l’Indus, pour coudre et remplir de paille les peaux qui devaient soutenir les radeaux. Un violent orage, accompagné d’une pluie torrentielle et de longs roulemens de tonnerre, loin de gêner ces préparatifs, les favorisa. Le fracas de la foudre, les rugissemens du vent, étouffèrent le bruit des marteaux et empêchèrent les sentinelles toujours aux aguets de soupçonner le travail auquel, avec une activité fiévreuse, les charpentiers ennemis se livraient. Quand le jour parut, la besogne était terminée et, par une coïncidence qui tendrait à prouver que tout sert les projets d’un général heureux, le vent et la pluie avaient cessé. Cavaliers, fantassins se hâtèrent de prendre place, les uns sur les barques, les autres sur les radeaux accostés à la rive ; Alexandre s’embarque sur une triacontore, péniche non pontée de trente avirons. Près de lui il a fait asseoir trois de ses gardes du corps, Ptolémée, Perdiccas, Lysimaque, et un seul hétaire, Séleucus ; la moitié des hypaspistes l’accompagne ; la seconde moitié est distribuée sur d’autres triacontores. L’armée quitte la rive et vogue vers l’île boisée dans le plus grand silence. Alexandre n’ignore pas que des cavaliers ennemis ont été postés de distance en distance sur les bords du fleuve et il s’étonnerait que les gués ne fussent pas l’objet d’une surveillance spéciale, mais l’île masquera complètement la flottille, et la majeure partie du trajet se trouvera vraisemblablement accomplie avant que le mouvement périlleux qui s’opère ait été découvert. L’événement n’a pas démenti les prévisions de l’habile capitaine ; les vedettes de Porus n’ont rien vu et ce n’est qu’au moment où les barques se dégagent de la pointe allongée qui les a cachées jusque-là que les éclaireurs indiens prennent l’alarme ; mais déjà la flottille, faisant force de rames, n’avait plus qu’un canal étroit à franchir pour aborder. Les cavaliers sykhs, — je veux dire, l’erreur est excusable, les cavaliers de Porus, — n’ont pas besoin d’en savoir davantage ; trop peu nombreux pour songer un seul instant à s’opposer eux-mêmes à la descente, ils tournent bride et se dirigent de toute la vitesse de leurs chevaux vers le camp, qui demeure dans une sécurité insouciante et complète.

La cavalerie macédonienne a pris terre la première ; Alexandre se place à sa tête et la range en bataille. Le voilà donc enfin sur le terrain auquel depuis si longtemps il aspire ! le sort de l’Inde peut maintenant se décider dans une journée. Alexandre se trompe ; il n’a pas encore traversé l’Hydaspe ; ce n’est pas sur la terre ferme que sa flottille vient de le déposer ; c’est dans une seconde île, dans une île séparée de la rive orientale par un canal dont la largeur et la profondeur ne créent pas en général au voyageur isolé ou aux caravanes un obstacle de nature à être signalé par des guides, mais qui, démesurément grossi ce jour-là par l’orage de la veille, mérite qu’on réfléchisse avant de se hasarder à le passer à gué. La témérité ne serait guère moins grande si l’on essayait d’amener dans ce fossé bourbeux les barques et les triacontores ; en s’attardant à chercher le chenal, en trébuchant, quelques précautions que l’on prît, d’échouage en échouage, on donnerait très probablement le temps aux ennemis prévenus d’accourir. Déplorable incident qui va tout compromettre ! Voilà les occasions où le chef doit garder son sang-froid et s’abstenir soigneusement, s’il ne veut décourager ses soldats, de maudire la fortune. Alexandre fait explorer de tous côtés la berge ; des cavaliers plus hardis s’aventurent à sonder le lit du canal. Après mille tâtonnemens, ils sont parvenus à découvrir un gué. On passera, mais on passera moins facilement et en courant plus de dangers qu’on ne pense ; l’eau arrive jusqu’à la poitrine des fantassins et jusqu’à la tête des chevaux.

Grâce aux dieux, ce dernier obstacle fait pour mettre à si forte épreuve la fermeté du roi de Macédoine, cet obstacle qui a failli être le grain de sable jeté dans les rouages si délicats de l’opération, a été surmonté par la vaillante troupe avec laquelle Alexandre est habitué à tenter l’impossible ; l’ennemi désormais peut venir, il trouvera l’armée grecque prête à le recevoir. La ligne de bataille est rapidement formée : la cavalerie de l’agéma et quelques escadrons choisis se rangent à l’aile droite ; ils seront soutenus par les hypaspistes, que commande Séleucus. Le bataillon royal vient ensuite, puis le reste des hypaspistes Les deux flancs de la phalange sont protégés par les archers, par les Agriens et par les frondeurs ; les archers à cheval précèdent la cavalerie. Tel est l’ordre dans lequel l’armée se met en marche pour se porter vers le camp de Porus.

Malgré la contenance menaçante de Cratère, Porus semble avoir soupçonné que cette attaque de front n’était pas la seule contre laquelle il eût à se prémunir ; son instinct militaire ou quelque indice dont l’histoire ne nous a pas transmis la trace l’avertit qu’il se tramait une diversion plus ou moins sérieuse sur sa droite ; seulement il en apprécia mal l’importance, car il se contenta de détacher de ce côté un de ses fils avec cent vingt chars et deux mille chevaux. Si Porus eût attendu le rapport de ses vedettes, il n’aurait sans doute pas compromis, dans cette plaine ouverte, à 8 ou 10 kilomètres de son camp, une force aussi notoirement insuffisante. Le détachement qu’une inspiration soudaine lançait avec cette imprudence à la rencontre de forces supérieures devait arriver trop tard pour s’opposer au débarquement ; les Macédoniens avaient franchi le gué et formé leurs rangs, quand la cavalerie indienne apparut au loin, déployée à droite et à gauche de ses chars. Un instant Alexandre put croire qu’il allait avoir sur les bras toute l’armée de Porus. Il se met à la tête de sa cavalerie, détache de son infanterie six mille fantassins auxquels il prescrit de le suivre au pas, sans hâte, sans tumulte, ménageant bien leurs forces et leur haleine ; puis il jette en avant Tauron et ses archers à cheval. Bientôt Tauron revient de sa reconnaissance ; les renseignemens qu’il apporte sont précis. L’armée macédonienne n’a devant elle qu’une troupe insignifiante, et cette troupe déjà intimidée paraît s’apprêter à rebrousser chemin. Alexandre ne lui en laissera pas le temps ; il fond sur les Indiens, les culbute, leur tue quatre cents hommes et s’empare des chars qui restent embourbés dans l’argile rougeâtre qu’a détrempée l’orage de la nuit. Le fils de Porus, périt dans la déroute.

Quand cette nouvelle arriva au camp avec les fuyards, Porus se disposait à repousser Cratère, qui, depuis le matin, rassemblait ses radeaux et rapprochait de plus en plus ses troupes du rivage. C’est le général Danenberg qui manœuvre sous les hauteurs de Balaklaya et cherche à retenir le général Bosquet loin du champ de bataille où Soïmonof s’efforce de déployer ses troupes, Porus montre ici le coup d’œil dont firent preuve dans la grande journée d’Inkermann nos vaillans généraux d’Afrique, Bosquet et Canrobert ; il ne se laisse pas longtemps abuser par une démonstration qui s’accentue en vain, puisqu’elle trahit encore par l’incertitude de ses mouvemens que le moment n’est pas venu pour elle d’aboutir. Le danger bien évidemment n’est pas là ; quelques éléphans et un peu d’infanterie suffiront pour contenir Cratère. Alexandre a passé avec une partie de ses troupes sur la rive gauche de l’Hydaspe ; c’est contre Alexandre que Porus doit marcher.

Les Indiens faisaient plus de fond sur leurs chars que sur leurs cavaliers ; ils ne s’en servaient pas seulement pour enfoncer et pour disperser l’infanterie ennemie ; ils les employaient aussi à transporter rapidement d’un point de la ligne à l’autre des archers et des fantassins pesamment -armés. Les chars étaient en quelque sorte l’artillerie à cheval d’une armée indienne ; les éléphans remplaçaient nos batteries de position. Attelé de quatre chevaux, chaque char portait six hommes : deux hoplites, deux archers et deux conducteurs munis de javelots. Mais pour pouvoir tirer quelque parti de cet engin de guerre, il fallait avant tout rencontrer ce que nos canons aujourd’hui exigeait : un terrain ferme. C’est là ce que Porus allait chercher quand il prit la détermination de quitter son camp et de s’éloigner de la rive, au risque de la voir occupée par Cratère.


IV

Dès que le roi indien a trouvé dans la plaine inondée un sol où les roues de ses-chars ne sont plus exposées à entrer jusqu’au moyeu, il s’arrête. Les éléphans prennent leur poste habituel en avant de la ligne, la cavalerie se déploie sur les ailes et les chars se rangent alignés devant la cavalerie. Alexandre, pendant ce temps, a parcouru lu majeure partie de l’espace qui le séparait de Purus. La cavalerie macédonienne continue de précéder la phalange ; elle a l’ordre de ne pas engager sérieusement le combat ; son rôle est uniquement d’occuper l’ennemi en simulant l’intention de charger. Les escadrons arrivent à fond de train sur la ligne de Porus ; puis tout à coup, faisant une demi-volte, ils rasent le front qui s’apprêtait à recevoir leur choc et se retirent aussi rapidement qu’ils sont venus. Toute l’attaque s’est bornée à un échange de traits. C’en est assez cependant pour tenir en respect l’armée indienne et pour l’empêcher de passer par un grand mouvement d’ensemble à l’offensive. A l’abri de ces échelons qui tourbillonnent incessamment devant les yeux des soldats de Porus, l’infanterie macédonienne se repose de sa longue marche et Alexandre étudie les dispositions prises par son adversaire. A Issus, dans les champs d’Arbèles, le choc fut à peu de chose près un choc parallèle ; toute la ligne ennemie a été attaquée à la fois. Qu’est-il résulté de ce condit brutal et sans art ? Le centre des Perses a résisté ; les Macédoniens n’ont pu l’enfoncer que lorsqu’une des ailes assaillies a cédé et a permis aux troupes victorieuses de se rabattre sur le flanc découvert. Le centre, ici, serait plus apte encore à repousser l’assaut ; la force principale des Indiens s’y est massée. N’a-t-on pas admis en principe que les chevaux et les archers ne pouvaient rien contre les éléphans ? Faut-il exposer l’infanterie à voir la cavalerie indienne laissée inoccupée tourner tous ses efforts comme les rangs massifs de la phalange ? L’armée de Porus ressemble dans sa lourdeur à une flotte au mouillage ; Alexandre se dispose à l’attaquer comme Nelson attaquera deux mille ans plus tard nos vaisseaux dans la baie d’Aboukir. L’amiral anglais n’est pas de la taille d’Alexandre et de Napoléon ; il est, à coup sûr, de leur famille. Alexandre va donc négliger les deux tiers de l’armée indienne et s’appliquer à en écraser le troisième tronçon. C’est à l’aile gauche de Porus qu’il s’adresse. Mille archers à cheval reçoivent l’ordre d’entrer en action. Dès qu’ils ont parti faire quelque impression sur la ligne ennemie et ont commencé à en rompre l’ordonnance, Alexandre s’élance à la tête des hétaïres. Les Indiens tiennent ferme et la mêlée s’engage ; de moment en moment, elle devient plus sanglante. Le gros de la phalange cependant et le centre de Porus n’ont pas encore cessé de se faire face, également impassibles et en apparence également étrangers au combat ; des charges de cavalerie conduites par Cœnus et par Démétrius occupent et retiennent la droite des Indiens ; tout l’intérêt, toute la fureur du conflit sont ; à gauche.

Où vont ces cavaliers qui, tout à l’heure, attaquaient si mollement l’aile désignée par Cœnus et par Démétrius à leurs coups ? Oseraient-ils bien quitter le champ de bataille ? Fallait-il venir jusque sur les bords de l’Hydaspe pour voir une troupe macédonienne en fuite ? Rassurez-vous, rien de semblable avec les soldats d’Alexandre n’est à craindre ; le plan de la bataille simplement se dessine : assaillir avec vigueur l’aile gauche, contenir le centre et déborder l’aile droite pour filer de toute la vitesse des chevaux sur ses derrières, voilà ce que l’examen des lieux et les dispositions adoptées par Porus ont inspiré au génie guerrier du fils de Philippe. La partie de l’armée indienne qui lutte contre Alexandre se trouve, à son immense surprise, assaillie soudainement en tête et en croupe. Dans ce danger pressant, les derniers rangs n’ont pas hésité à faire volte-face. Se figure-t-on ce que peut causer de désordre dans une troupe à cheval, dans une troupe qui combat déjà un ennemi d’égale force corps à corps, ce mouvement non prévu par les plus savans traités de tactique ? La manœuvre est délicate sans doute ; elle n’a jamais semblé d’une exécution impossible à la cavalerie du Pendjab ; les escadrons sykhs l’ont accomplie plus d’une fois sous les yeux émerveillés des Anglais. La disproportion des forces cependant est trop grande ; l’aile gauche de Porus se disperse ; ses cavaliers, serrés entre deux lignes qui tendent à se rejoindre, vont chercher un refuge à l’abri du rempart que forme au milieu de la plaine l’imposante rangée des éléphans.

Que sont donc devenus les chars dans ce grand désarroi ? N’ont-ils pas tenté quelque diversion ? S’ils ne pouvaient rien contre la cavalerie, il leur était du moins permis de se ruer en masse sur la phalange. Les chars n’ont pas bougé ; ils paraissent avoir complètement abandonné l’aile gauche à son sort. Porus n’a rien gagné à choisir pour livrer bataille un terrain qui lui fût propice. Cette inaction d’une force aussi considérable ne nous est expliquée ni par Amen, ni par Diodore de Sicile, ni par Quinte Curce ; elle doit avoir contribué plus que tout le reste à la fâcheuse issue de la journée. La terre, très probablement, dans cette plaine argileuse de Russoul et de Mong, n’avait, pas plus que dans les champs si funestes à nos armes de Waterloo, eu le temps de sécher et de se raffermir. La pluie combattit ce jour-là contre Porus : elle devait le 18 juin 1815 aider les soldats de Blucher et de Wellington à nous vaincre.

Alexandre laisse à Cœnus le soin de poursuivre les fuyards, — ce n’est pas là une besogne de roi. — Sans perdre un instant, il vole vers la phalange ; les hypaspistes ne sauraient s’ébranler avec la confiance nécessaire qu’à sa voix, marcher aux éléphans que sous sa conduite. Pour la première fois, les Macédoniens vont avoir à combattre ces redoutables monstres dont les cris aigus et perçans les frappaient déjà de terreur quand ils arrivaient portés par les vents jusqu’à la rive droite de l’Hydaspe. De la contenance que la phalange gardera dans cet assaut étranger à ses habitudes dépend le destin tout entier de la guerre. Rien ne sert d’avoir enfoncé et dispersé l’aile gauche si l’on ne parvient à renverser ce dernier boulevard ; il y va de la réputation de l’infanterie grecque. « C’est sur les conducteurs, s’écrie Alexandre, que vous aurez à faire pleuvoir vos traits ! Les éléphans de Porus sont comme les vaisseaux de Tyr et d’Athènes ; frappez le pilote, il ne restera plus qu’une épave privée de gouvernail, une épave presque aussi dangereuse pour ses voisins que pour l’ennemi. » Mais les éléphans eux-mêmes sont-ils donc aussi invulnérables qu’une émotion exagérée le suppose ? Leur trompe, leurs jarrets peuvent être entamés aisément ; il n’a fallu qu’une flèche pour percer le talon d’Achille. C’est ainsi qu’Alexandre encourage ses soldats et les dispose au choc terrible qui s’apprête. La phalange cependant n’a pas le temps de se mettre en marche : ce sont les éléphans, lancés à ce moment décisif par Porus, qui viennent à son encontre. — Il y a dans ce spectacle étrange, inattendu, quelque chose de plus terrifiant peut-être que ne le fut aux champs de Fontenoy l’approche de la fameuse colonne anglaise s’avançant, masse inébranlable, à travers le ravin qu’elle avait résolu de franchir. Les escadrons venaient, l’un après l’autre, pareils aux flots qu’une proue d’airain écarte, battre les flancs hérissés de fer contre lesquels d’instant en instant on les lançait ; les bataillons succédaient avec aussi peu de fruit aux escadrons ; tout semblait perdu, et les cœurs des vétérans mêmes se serraient quand le signal de la charge se faisait de nouveau entendre. Ce fut alors qu’on vit, nous assurent les mémoires du temps, un jeune soldat, indigné de sentir ses genoux se dérober sous lui, s’enfoncer brusquement sa baïonnette dans la poitrine. L’exemple de ce soldat, martyr du point d’honneur, qui n’hésite pas à chercher dans une mort volontaire le moyen d’échapper à la honte de se montrer faible devant le danger, quand le danger revêt à ses yeux un aspect inaccoutumé, prouve assez l’influence que peut exercer sur le sort d’une bataille l’apparition soudaine de quelque engin de guerre encore inconnu, éléphans, mitrailleuses, fusils à tir rapide ; il en sera de même de toute formation tactique qui viendra, comme la colonne anglaise, troubler la troupe ennemie dans ses habitudes routinières de courage.

« La guerre, répétait souvent l’illustre maréchal qui sut pacifier l’Afrique après l’avoir conquise, n’est qu’une succession d’effets moraux. » L’effet moral dut être considérable quand la ligne des éléphans de Porus se mit en mouvement. Le sol tremblait sous le pas massif qui frappait lourdement l’argile, et la force d’impulsion de ce majestueux ensemble semblait telle que l’idée d’arrêter le flot menaçant ne vint, assure-t-on, à personne. Les rangs de la phalange s’ouvrirent à l’instant d’eux-mêmes ; les conducteurs poussèrent au milieu de la forêt de piques les animaux qui obéissaient docilement à leur voix ; et la trouée déjà toute béante s’élargit encore pour laisser passer la vague. Le plateau de Mont-Saint-Jean a vu nos cuirassiers pénétrer ainsi au milieu des carrés anglais : on sait le ravage qu’ils y firent. Les éléphans foulent aux pieds ou fauchent de leur trompe tout ce qui les entoure, le désordre et l’effroi ont bientôt gagné jusqu’aux derniers rangs ; l’infanterie macédonienne peu à peu se dissout. À cette vue, les cavaliers indiens ont repris courage ; ils reviennent de toutes parts, se rassemblent et se précipitent de nouveau dans la mêlée. L’aile droite était presque intacte ; elle accourt également et accourt suivie de ses chars. Jamais les Grecs, au rapport d’Arrien, n’ont livré « de bataille aussi tumultueuse. » La vaillante cavalerie qui n’a jamais eu et qui n’aura pas de sitôt sa pareille au monde, garde cependant partout l’avantage ; l’infanterie seule soutient, avec des alternatives d’espoir et de découragement, une lutte qui devient de plus en plus inégale. Les longues piques de la phalange, rompues du premier choc, n’étaient pas faites pour ce genre de combat ; les javelots des peltastes et les traits des archers eurent plus d’efficacité. Ce lurent les armes de jet qui décidèrent en faveur des Macédoniens la victoire. Alexandre l’avait pressenti et, dès le début du combat, l’annonçât avec une confiance prophétique à ses troupes. Aussitôt que quelques conducteurs eurent été mortellement atteints, ou grièvement blessés, la confusion ne fut plus seulement dans la phalange, elle envahit tout le champ de bataille. Des brûlots abandonnés au milieu de deux flottes que l’ampleur du combat aurait confondues, n’y causeraient pas plus de trouble et plus de dommage que n’en produisirent dans les armées aux prises ces monstres désormais sans guide et dont la fureur se trouvait excitée par les douloureuses blessures que les traits lancés de toutes parts leur infligeaient. Dans cette phase critique où le commandement était en quelque sorte désarmé, où chaque soldat n’avait plus à chercher de direction que dans les inspirations de son propre courage. Cratère, Meléagre, Attale, Gorgias, apparaissent, portant avec eux l’issue définitive du combat ; ils ont passé le fleuve à l’heure dite, sur les points mêmes qui leur avaient été désignés. Quand les réserves font preuve de cette ponctualité exemplaire, le destin ne garde pas longtemps ses balances indécises ; on l’a toujours vu se prononcer en faveur de l’armée dont le chef était le mieux obéi. Les troupes de Porus se voient enveloppes à l’instant même où elles se flattaient de ressaisir la victoire, à l’instant où les conducteurs faisaient un suprême effort pour ramener leurs éléphans au combat. La déroute en quelques minutes est complète et les Grecs n’ont plus que des fuyards à massacrer.

Les Indiens perdirent dans cette journée près de vingt mille hommes de pied et trois mille cavaliers ; deux des fils de Foras et Spitacès, le gouverneur de la province, y trouvèrent la mort ; les commandans de la cavalerie et de l’infanterie, les conducteurs des chars et ceux des éléphans restèrent également sur le terrain. Ce triomphe décisif fut surtout l’œuvre de la cavalerie et du corps des archers à cheval, car six mille fantassins tout au plus prirent part, avant l’arrivée de Cratère, de Méléagre, d’Attale et de Gorgias, à la lutte que la colonne guidée par Alexandre soutint si longtemps seule contre toute l’armée de Punis. La rapidité avec laquelle les Grecs décochaient leurs flèches déconcerta plus que tout le reste les Indiens : l’arc indien, si puissant, était infiniment moins maniable que l’arc dont se servaient les soldats d’Alexandre. La perte totale de l’armée grecque fut de 310 hommes : 80 fantassins, 10 archers à cheval, 20 hétaires et 200 cavaliers appartenant aux autres corps de la cavalerie.

Porus ne s’était pas ménagé pendant la bataille. Monté sur son éléphant de guerre qui dominait tous les autres par sa taille gigantesque, revêtu d’une armure où l’or et l’argent étincelaient à l’envi, ce prince que sa haute stature, — il avait, assure-t-on, plus de six pieds, — eût suffi pour désigner à tous les regards, défia longtemps les traits qui lui étaient adressés. On l’entourait, on le criblait de flèches, personne ne s’aventurait à le serrer de trop près ; les énormes javelots que lançait Porus du haut de sa citadelle mobile, ont été comparés par Diodore aux traits des catapultes. Les Macédoniens en étaient donc réduits à faire le siège de l’éléphant royal, comme ils auraient fait le siège d’une forteresse. Porus fut enfin atteint à l’épaule droite ; c’était la seule partie de son buste que la cuirasse laissât à découvert. Alexandre avait recommandé de le prendre, s’il était possible, vivant. Taxile fut dépêché vers son puissant rival, pour l’engager à cesser une résistance inutile ; il faillit payer cher le sentiment généreux qui lui avait fait accepter cette mission ; Porus, pour toute réponse, saisit un de ses. javelots ; il en aurait sûrement percé Taxile, si ce prince n’eût évité le coup par la rapidité de sa fuite, L’Indien Méroé choisit mieux son moment ; il n’aborda Porus que lorsque le farouche guerrier, souffrant de sa blessure, était à demi vaincu déjà par les tourmens de la soif. Il le détermina, invoquant les souvenirs de l’ancienne amitié qui les unissait, à s’en remettre à la générosité d’Alexandre.

L’entrevue des deux rois sur ce champ de carnage fut-elle aussi théâtrale que se sont accordés à la représenter tous les historiens ? Porus tint-il les longs discours que Quinte Curce a mis dans sa bouche ? Prononça-t-il ce mot fameux qu’ont répété Arrien et Plutarque ? « Comme nt prétends-tu être traité ? » lui aurait, si l’on ajoute foi à la tradition, demandé Alexandre. — « En roi ! » se serait contenté de répondre Porus, — « Tu ne veux rien de plus ? — Le mot de roi dit tout : qu’y pourrai-je ajouter ? » Vraie ou fausse, la légende est philosophique. Les rois ont tort de s’appeler des frères et de se traiter à peine en cousins ; ils compromettent ainsi un prestige qui vaut mieux qu’une province de plus ajoutée par la force des armes à leur empire. Si j’avais été un des conseillers de Napoléon en 1807, je l’aurais engagé à ne pas refuser Magdebourg aux instances de la reine de Prusse. Alexandre fit, suivant moi, de la bonne politique, le jour où, vainqueur de Porus, il lui conserva non-seulement les états dont ce prince avait refusé de faire hommage au fils de Jupiter, mais y adjoignit même, en signe d’estime et de haute confiance, de nouveaux territoires.


: Ce traitement peut-être a droit de nous surprendre,
: Mais enfin, c’est ainsi que se venge Alexandre.


L’armée grecque venait de sortir triomphante d’un immense danger ; il est probable que depuis le jour où elle traversa l’Hellespont, elle n’en courut en aucune occasion de plus grand : la moindre défaite sur les bords de l’Hydaspe devenait, par ses conséquences, un irrémédiable naufrage. Comment Alexandre ne fut-il pas maintes fois submergé, avec sa petite troupe, par le flot qu’il ouvrait si audacieusement devant lui ? Le succès constant de ses entreprises a fait l’étonnement de tous les esprits réfléchis ; il frappe bien plus vivement encore les hommes habitués par état aux hasards si multiples et si imprévus de la guerre. Alexandre n’a peut-être dû qu’à lui-même, au développement spontané de son génie, cette fidélité jusque-là sans exemple de la fortune. Il fut plus heureux que Cyrus et que le fils d’Hystaspe, bien qu’il jouât avec moins de troupes et une autorité beaucoup moins bien affermie des parties tout à fait semblables sur un échiquier analogue. Il faut donc convenir, sous peine de se montrer injuste, qu’il n’y a jamais eu qu’un Alexandre dans l’histoire ; et encore l’Alexandre de l’Inde n’est-il plus l’Alexandre du Granique, il n’est pas davantage l’Alexandre d’Issus et d’Arbèles ; nous le trouverons, si nous voulons y regarder de près, complètement transformé. Son intrépidité, sans doute, est restée ce qu’elle devait être : toujours inaltérable ; sa prudence politique, sa science de tacticien, ont étonnamment grandi ; l’émule d’Achille mérite aujourd’hui de servir de modèle à Charlemagne et à Napoléon. Ces deux grands capitaines pourraient apprendre de lui, je ne dirai pas comment on gagne des batailles, mais comment il peut y avoir profit durable et réel à en gagner. S’il était une partie du monde où le triomphe des armes semblait destiné à des résultats éphémères, n’est-ce pas l’Inde ? n’est-ce pas l’Arachosie et la Bactriane ? Les dispositions adoptées par Alexandre cependant sont si sages, elles ont tellement su tenir compte des instincts politiques et du vœu secret des populations qu’au passage rapide de l’armée grecque à travers ces contrées lointaines succédera un royaume hellénique qui durera plus de cent cinquante ans. Les conquérans ne tracent pas d’habitude des sillons de cette profondeur.

De tous les ennemis qu’Alexandre, pour arriver à pacifier le monde, eut, dans ses douze années de règne, à combattre, le plus intraitable fut assurément l’orgueil macédonien. La moindre faveur accordée aux vaincus était pour cette présomptueuse arrogance un vol fait aux vainqueurs tout-puissans de l’Asie. Plaisait-il au roi d’accorder mille talens à Taxile qui lui en avait donné, avec ses états, dix fois davantage, le front des familiers se rembrunissait sur l’heure : « Il fallait donc, s’écriait Méléagre, venir jusque dans l’Inde pour rencontrer un homme qui fût digne d’un pareil présent ! » Ne se croirait-on pas transporté à la cour du grand empereur au temps où le potentat « dont le trône s’appuyait sur l’Europe vassale, » distribuait si libéralement autour de lui les couronnes ? Chacun, on s’en souvient, trouvait son lot trop maigre et le lit qui lui était fait trop étroit : « Les envieux, se bornait à répliquer en ces occasions Alexandre, sont nés pour leur propre tourment. » Il eût pu ajouter : et pour le malheur de ceux qui les emploient. Ces intempérances de langage, ces sentimens bas et blessans auraient, quelques années plus tôt, provoqué chez le fils de Philippe quelque effrayante explosion de colère ; Alexandre paraît les avoir supportés alors avec une patience qui n’était peut-être pas exempte de dédain, mais qu’on n’était certes pas en droit d’espérer de la part du meurtrier de Clitus. Était-ce le poids d’un éternel et secret remords qui comprimait l’impétuosité naturelle de cette âme bouillante ? Ou ne doit-on pas plutôt reconnaître que le jeune héros apprenait peu à peu à régner ? Grand art que celui-là, et, si je ne me trompe, art infiniment plus rare et plus difficile que celui d’arracher, sur le champ de bataille, d’une main rapide et sûre, le laurier dont a pu se parer le front d’un Gengis-Khan ! « Qu’ils murmurent, disait Alexandre, mais qu’ils obéissent ! » Et ils obéissaient tous, en effet. En aurait-on pu dire autant des lieutenans de Napoléon ? A quelque distance qu’ils opèrent, les lieutenans d’Alexandre agissent toujours comme s’ils manœuvraient sous les yeux du maître. Ce dieu qu’ils contestent et que leur humeur bourrue ferait si volontiers descendre de son Olympe, n’en est pas moins un dieu incessamment présent à leur pensée ; son souvenir suffit à les défendre du relâchement funeste auquel une armée victorieuse la plupart du temps s’abandonne : ils sont à la fois hardis et ponctuels. Conduites par Cratère ou par Éphestion, les colonnes se rejoignent invariablement au moment voulu. Elles franchiront les montagnes et les fleuves, supprimeront, s’il le faut, les haltes, doubleront sans murmurer les étapes ; on ne les verra jamais manquer au rendez-vous. C’est là le trait caractéristique des campagnes auxquelles préside le génie d’Alexandre ; longtemps avant moi les généraux anglais qui opéraient sur le théâtre où Arrien et Quinte Curce nous ont transportés, en faisaient la remarque. Je craignais de m’être laissé entraîner à exagérer la louange ; l’enthousiasme de ces juges, généralement enclins à la froideur, a tranquillisé ma conscience ; il justifiera, je l’espère, aux yeux de quiconque n’aura pas l’esprit prévenu, la vive admiration dont je n’ai pas su me défendre et qui n’est, après tout, que le long écho des siècles.


V

La crainte superstitieuse qu’inspirait Alexandre aux populations de l’Inde, de l’Arachosie et de la Paropamisade, crainte qui contribua tant au succès des armes macédoniennes, n’empêchait pas le bouillonnement sourd de la révolte au sein de ces provinces trop rapidement traversées pour être encore bien sérieusement soumises. La conquête de l’Asie orientale n’était en quelque sorte qu’à l’état d’ébauche ; Alexandre se réservait d’y revenir un jour, mais, comme s’il eût craint que le temps lui manquât, il subjuguait les nations à la hâte, posait d’une main fébrile ses jalons et semblait ne vouloir s’occuper du complet achèvement de sa tâche que lorsqu’il en aurait, dans une exploration sommaire, mesuré la vaste étendue. Deux villes furent fondées sur les bords de l’Hydaspe pour commander les principaux gués de ce fleuve. L’une, consacrée à la victoire, reçut le nom de Nicée ; on croit, à juste titre, en avoir retrouvé les vestiges dans le monticule de Mong, un des points qu’occupaient les Sykhs pendant la bataille de Chillianwallah ; l’autre, destinée à rappeler par son nom la mémoire du vaillant coursier d’Alexandre, mort de ses blessures ou des fatigues de tant de campagnes, peu de jours après le combat livré à Porus, fut bâtie sur la rive opposée, sur la rive occidentale de l’Hydaspe. Bucéphalie, — rapportons-nous-en sans crainte aux savantes investigations du major-général Cunningham, — aurait été située non loin de l’emplacement que couvre aujourd’hui Jalalpour. Toutes ces villes qu’Alexandre semait sur sa route ont été édifiées avec une rapidité qui tiendrait du prodige, s’il fallait se figurer des cités véritables s’élevant en quelques jours à la voix d’un nouveau Deucalion. Le vainqueur de Porus n’a jamais pensé qu’il fût nécessaire d’asseoir les murs cyclopéens de Thèbes ou de Mycènes sur les bords de l’Hydaspe ; il n’y songea pas davantage quand il mit sous bonne garde les rives de l’Étymander et celles du Cophès. L’enceinte des places de sûreté que l’armée improvisait ainsi en marchant se composait d’un fossé peu profond couronné de remparts de boue ; la moindre inondation vint souvent balayer à la fois les murailles et la ville. Ce ne fut que plus tard, très probablement sous les rois grecs de la Bactriane, que les Alexandries de l’Arachosie et de la Drangiane, les Bucéphales et les Nicées de l’Inde, prirent le développement qui leur mérita urne mention honorable dans les traités de géographie de Strabon et de Ptolémée. Ce réseau de camps retranchés n’en fut pas moins d’une immense utilité à l’expédition ; il lui fournit une base de ravitaillement excellente et prévint les levées de boucliers qui, sans cette précaution, se seraient infailliblement produites sur ses derrières.

Diodore de Sicile raconte qu’Alexandre accorda trente jours de repos à ses troupes après la bataille de l’Hydaspe. C’était assurément le moins qu’il pût faire au sortir des fatigues qui précédèrent cette importante journée. La trêve dut cependant coûter quelque peu à son impatience. ; car non-seulement Alexandre était, dès ce moment, résolu à pousser ses conquêtes jusqu’aux bords de l’Hyphase, mais il est bien certain qu’il couvait aussi le dessein de passer au-delà des cinq rivières du Pendjab et de ne pas s’arrêter avant d’avoir touché les rives lointaines du Gange, de ce grand fleuve dont il entendait pour la première fois prononcer le nom, fleuve, assuraient les habitans du Pendjab, plus considérable que l’Indus et aboutissant, comme l’Indus, a La mer. Là vraisemblablement finissait le monde, là on verrait, — récompense bien digne d’un si long labeur, — la mer d’Hyrcanie joindre ses flots à ceux du Golfe-Indien. On sait en effet que, dans les idées des Grecs, l’Océan était une ceinture qui enveloppait la terre de toutes parts. Burnes, un des premiers, a rectifié les notions que, sur la foi d’Aristobule et de Mégasthène, Strabon et Arrien avaient inculquées aux géographes d’Alexandrie et aux cosmographes arabes : « Le volume d’eau de l’Indus, dit-il, est quatre fois plus considérable que celui du Gange, au moins dans la saison sèche. L’Indus égale presque le grand fleuve américaine le Mississipi. Il est vrai qu’il traverse un pays comparativement aride et désert, peu peuplé, pauvrement cultivé, tandis que le Gange répand ses eaux en irrigations et donne aux populations fixées sur ses rives d’exubérantes moissons. La largeur de l’Indus dépasse rarement 800 mètres ; le Gange, dans certaines parties de son cours, ressemble à une mer intérieure. D’une de ses rives, où distingue à peine l’autre. »

Qui n’a pas vu Jumna et le Gange ne peut se faire qu’une idée imparfaite de la richesse du territoire indien, mais nul conquérant ne s’est jusqu’ici hasardé à franchir l’Hyphase et l’Hesudrus, tant qu’il lui restait quelque portion du pays des cinq eaux à soumettre : Alexandre n’était pas homme à méconnaître cette obligation stratégique. Abisarès donnait peu d’inquiétude ; il multipliait l’envoi de ses ambassadeurs, réitérait l’assurance de ses dispositions pacifiques et, fût-il disposé à tenir, les circonstances aidant, peu de compte des déclarations que lui commandait en ce moment la prudence, on pouvait jusqu’à un certain point s’en remettre à l’ambition du rajah de Lahore du soin de restreindre les désirs d’empiétement du rajah de Cachemyr dans de justes limites. Les tribus indépendantes méritaient qu’on accordât plus d’attention à leur attitude suspecte. Il fallait de toute nécessité établir la suzeraineté de Porus, puisque c’est à Porus qu’on voulait se fier, sur les Glauses, qui habitaient entre le Haut-Hydapse et les sources de l’Acésinès, sur les Adraïstes qui vivaient entre l’Acésinès et l’Hydraote, sur les Cathéens établis dans la partie inférieure de cette même province, sur les Malliens et sur les Oxydraques cantonnés entre l’Hydraote et l’Hy-phase. Un autre Porus affichait la prétention de traiter avec Alexandre pour son propre compte ; neveu du rival de Taxile, il refusait l’hommage qu’Alexandre voulait lui imposer envers le prince vaincu qui le réclamait comme un de ses hyparques : c’était encore là une résistance à briser et un territoire à soumettre.

La densité de la population dans cette région privilégiée des cinq fleuves ne cessait d’être un sujet d’étonnement pour les Grecs. Les rochers des Cyclades et le sol peu fertile de l’Attique ne les avaient guère préparés à voir sans émotion semblable spectacle. Neuf peuples différens, leur assurait-on, occupaient le terrain compris entre les deux fleuves extrêmes, l’Hydaspe et l’Hyphase ; neuf mille villes, toutes plus grandes que Cos, avaient peine à les contenir dans leurs enceintes. Alexandre, dès que les opérations sont ouvertes, conduit la campagne avec sa vigueur accoutumée. Il se porte d’abord chez les Glauses, dont le territoire montagneux sépare les états de Porus de ceux d’Abisarès ; en quelques jours, il s’empare de trente-sept villes renfermant chacune de cinq à dix mille habitans, sans parler d’une multitude de bourgs presque aussi peuplés que les villes. La seule organisation militaire que présentât la contrée avait disparu avec la grande armée de Porus ; on aurait encore des fleuves impétueux à franchir, des villes entourées de murailles à prendre ; on n’aurait plus de grandes batailles à livrer.

Le passage de l’Acésinès, accompli en pleine mousson de sud-ouest, paraît avoir laissé dans l’esprit du roi Ptolémée le souvenir d’une opération aussi périlleuse que difficile. « Ce fleuve, disait l’ancien somatophylaque dans les précieux mémoires qu’Amen, quand il écrivait l’Anabase, avait sous les yeux, présentait, à l’endroit où l’armée d’Alexandre le traversa sur des barques et sur des radeaux, une largeur de 3 kilomètres environ. La rapidité du courant, brisé par des rochers et par des bancs de sable, produisait en maint endroit de dangereux tourbillons. Le trajet fut facile pour les soldats qui s’étaient confiés aux radeaux ; ceux qui prirent place sur les barques furent moins heureux : plusieurs barques allèrent donner contre les écueils et beaucoup de leurs passagers périrent. » L’Acésinès, le fleuve aux flots rougeâtres, d’où lui est venu son nom de l’eau noire, n’est pas, en effet, un cours d’eau que l’on puisse, à l’époque des crues, passer en se jouant. Ni l’Hydaspe, ni î’Hydraote, ni l’Hyphase, ni l’Hesudrus n’ont la même importance ; aussi l’Acésinès, suivant la remarque judicieuse d’Arrien, conserve-t-il son nom quand les autres rivières tributaires de l’Indus le perdent. C’est lui qui se charge de recueillir dans son lit profond les quatre affluens alimentés par les neiges de l’Himalaya ; c’est lui qui va les porter, au-dessous de Moultan, à la grande artère du Pendjab. Ses bords ne sont pas, comme ceux de l’Indus, encombrés par d’impénétrables halliers de tamaris ; ils sont bordés de magnifiques pâturages, dont la richesse attire tout un peuple de bergers. Les nombreux canaux dans lesquels se déverse son onde complaisante arrosent un pays plat et une campagne littéralement couverte de hameaux. Au point de sa jonction avec l’Hydraote, l’Acésinès a souvent, vers la fin du mois de juin, plus de 1,200 mètres de largeur ; il en a de 650 à 1,000 en face de Moultan, dont il convertit la plaine, dans la saison des pluies, en un vaste marais. Ce fleuve, en résumé, ne le cède qu’à l’Indus et constitue le plus grand obstacle que pourrait rencontrer une armée se portant d’Attock sur Delhi.

Alexandre paraît avoir eu deux objets distincts dans cette rapide campagne du Pendjab : faire reconnaître partout l’autorité de Porus et remplir ses magasins en prévision d’une expédition plus lointaine. Pendant qu’il jette des garnisons dans toutes les places de quelque défense, Cœnus et Cratère parcourent le pays avec des colonnes volantes, récoltant à la fois des provisions et des moyens de transport ; Éphestion poursuit, avec deux phalanges d’infanterie, avec la moitié des archers, sa propre cavalerie et celle de Démétrius, ce Porus rebelle qui refuse de se soumettre au Porus devenu l’allié d’Alexandre. Les Anglais, les Hollandais également, n’ont jamais pratiqué d’autre politique ; ils ont toujours mis en avant quelque fantôme de roi pour dérober aux populations courbées en réalité sous leur sceptre l’apparence irritante de la domination étrangère.

L’Hydraote, si on le compare à l’Hydaspe et à l’Acésinès, est une petite rivière : sur certains points, il ressemble plutôt à un canal qu’à un fleuve ; sa largeur dépasse rarement 150 mètres[2]. On ne saurait rien imaginer de plus tortueux que ce lit encaissé au fond duquel coulent les eaux de l’Bydraote, non moins chargées de dépôts argileux et non moins rouges que les eaux de l’Acésinès. L’Hydraote est presque partout guéable pendant environ huit mois de l’année. Alexandre le franchit donc sans peine, d’autant plus qu’il alla le franchir assez près du point où le fleuve prend sa source. Il se disposait à en suivre la rive gauche pour descendre sur Lahore quand il apprend qu’entre l’Hydraote et l’Acésinès, la confédération puissante qui tint jadis en échec les forces réunies de Porus et d’Abisarès vient de courir aux armes. Adraïstes, Cathéens, Malliens, Oxydraques, tous se sont levés à la fois pour défendre leur indépendance ; ils attendent Alexandre sous les murs flanques de tours de Pibrama et de Sangala.

Nous reconnaîtrons, avec le général Cunningham, remplacement de Sangala dans la ville ruinée de Sangla-Tiba, la colline de Sangla, et la situation qu’occupait Pibrama dans les ruines considérables qui entourent le petit village d’Asarour. Pibrama se serait ainsi trouvée sur la rive gauche de l’Hydraote, à 72 kilomètres environ de Lahore, — le Labokla de Ptolémée ; — Sangala devrait se chercher sur la rive droite du même fleuve, 31 kilomètres plus loin, c’est-à-dire à une centaine de kilomètres à peu près de la capitale actuelle du Pendjab. A la nouvelle de l’insurrection qui menace ses communications avec les provinces situées au-delà de l’Indus, Alexandre suspend sa marche vers l’Hyphase et le Gange. En deux étapes forcées, il se porte de son camp de Lahore sous les murs de Pibrama. Surpris par ce mouvement rapide, les Adraïstes, dont Pibrama est la capitale, se soumettent sans oser même tenter un simulacre de résistance. Alexandre fait reposer son armée pendant vingt-quatre heures, repasse 6ur la rive occidentale de l’Hydraote et arrive le lenderaain devant Sangala. Ce n’est plus aux Adraïstes, c’est aux Cathéens que les Macédoniens cette fois vont avoir affaire. Les Cathéens sont, avec les Malliens qui occupent le territoire actuel de Moultan, la peuplade la plus belliqueuse de l’Inde. Comme les Scythes, ils ont l’habitude de. combattre à l’abri de leurs chariots. Alexandre les trouve campés près de la ville, sur une éminence, — la colline de Munda-Papoura, au dire du général Cunningham. — Pour tout retranchement, l’éminence présente une triple enceinte de chars. Alexandre reconnaît la position ; les Cathéens ne pouvaient faire un meilleur choix ; il y aura là encore une sanglante bataille à livrer, l’enceinte formée par toutes ces voitures que des liens nombreux attachent l’une à l’autre vaut bien les remparts de boue de Bucéphalie et de Nicée ; ces barbares ne sont pas évidemment des novices dans l’art de la guerre. Les uns ont pour armes des flèches avec lesquelles ils combattent de loin ; les autres des haches ou des piques dont ils trouveront l’usage quand on se joindra corps à corps. Alexandre commence par déployer en avant de ses troupes un rideau d’archers à cheval : ce sont ses tirailleurs ; ils occuperont l’attention des Indiens et lui donneront le temps de ranger son armée en bon ordre. L’aile droite se compose de l’agéma et de la cavalerie de Clitus ; le centre comprend les hypaspistes, les Agriens et les hétaïres à pied ; l’aile gauche est formée par les cavaliers de Perdiccas. Les archers flanquent les deux ailes. C’est dans cet ordre qui menace tout le front ennemi à la fois qu’Alexandre s’avance. La gauche des Indiens lui paraît offrir un point faible ; il l’aborde résolument avec la cavalerie de l’aile droite. Qu’il réussisse à y pratiquer seulement une fissure, l’épée de ses cavaliers en aura bientôt fait une brèche ! Mais, à son approche, le point faible est soudainement devenu le point fort ; les barbares s’y sont rassemblés avec une agilité merveilleuse. On les voit sauter tout armés de char en char et courir sur ces parapets brisés, comme ils pourraient le faire sur le terre-plein uni d’un rempart. L’attaque serait infailliblement repoussée ; Alexandre y renonce et la cavalerie se replie après s’être bornée à lancer de loin ses javelots. Le roi court alors à la phalange : voilà le bélier qui doit renverser les murailles de bois. Alexandre a mis pied à terre, les piques sont tombées en arrêt, la phalange marche droit aux chars. La première enceinte ne l’a pas arrêtée un instant ; du seul poids de sa masse, elle a bouleverse la fragile barrière, mais son élan vient expirer au pied du second obstacle. Il lui faut maintenant soutenir une lutte acharnée pour arriver à trancher les liens qui font de ce nouveau rang de voitures une barricade compacte. Le premier char qui céda livra passage à la vague ; toute la phalange se répandit par cette ouverture dans l’étroite arène. Il y eut là un affreux massacre. Quinte Curce, le plus modéré dans ses chiffres, évalue à huit mille hommes le nombre des barbares qui tombèrent sous le fer des hypaspistes ; le reste de la troupe ennemie n’essaya même pas de défendre la troisième enceinte ; il se réfugia éperdu dans la ville.

Nous possédions sur la guerre du Pendjab des détails beaucoup plus précis que sur aucune autre des campagnes d’Alexandre. Ptolémée prit à cette expédition laborieuse une part assez active pour que nous ne nous étonnions pas de le voir se complaire à nous en transmettre les moindres détails. Le siège de Sangala n’ajouta rien à la gloire de Cratère, d’Éphestron, de Cœnus, retenus par des poursuites diverses dans les districts du nord ; il fournit au contraire à Ptolémée l’occasion de prouver ce qu’on pouvait attendre des aptitudes précoces de ces jeunes lieutenans qu’Alexandre prenait un plaisir presque paternel à former. Justin remarque avec raison que jamais la Macédoine ni aucun autre pays n’avait produit tant de grands hommes à la fois. Telle fut de tout temps l’influence contagieuse du génie : sous un autre souverain qu’Alexandre, cette sève généreuse se serait en quelques instans épuisée ; c’est lui qui l’entretient, lui qui, par ses exemples, par ses encouragemens, la provoque sans cesse à un nouvel essor. Sangala était une place indienne ; il ne faut donc pas que notre imagination lui prête les murailles de Tyr ou celles de Babylone ; nous devons, je crois, nous la figurer entourée de remparts peu élevés pour la construction desquels la brique séchée au soleil aura tenu lieu du granit absent. Les villes de guerre chinoises nous offrent encore à Canton, à Shanghaï, partout en un mot où une garnison tartare a cru nécessaire de se loger, le spectacle de ces fortifications peu solides. — La grande étendue qu’occupait Sangala en rendait cependant l’investissement difficile ; ajoutez que, des quatre faces de l’enceinte, il en était une que couvraient complètement un lac et un marais. En quelques jours, Alexandre n’a pas laissé aux assiégés d’autre issue que ce chemin fangeux ; les trois autres côtés de la ville sont enveloppés par une double ligne de circonvallation. Des transfuges viennent bientôt annoncer au roi qu’une sortie générale se prépare ; les Indiens veulent profiter pour évacuer la ville de la seule voie qui leur reste encore ouverte. Qu’importe que la voie soit ouverte si le débouché ne l’est pas, si la chaussée jetée sur le marais peut être barrée à son extrémité ? La voie de salut devient alors un piège. Alexandre se réjouit de voir les Indiens précipiter par leur impatience le dénoûment que des approches régulières lui auraient fait plus longtemps attendre. Pendant que de nombreuses patrouilles de cavalerie circulent constamment autour de la place, Ptolémée, avec trois mille hypaspistes, tous les Agriens et un bataillon d’archers, va se poster secrètement aux abords de la levée de terre qui traverse la partie marécageuse du lac.

Poussés par le désespoir, les assiégés pourraient faire une trouée dans l’embuscade qui leur est ainsi tendue ; Ptolémée prend les précautions usitées en pareille circonstance : il commence par embarrasser le chemin. On s’était déjà préparé à réunir par une palissade les deux bras convergens de la ligne de circonvallation ; des pieux coupés dans la forêt voisine jonchaient de tous côtés le sol ; la troupe de Ptolémée s’en empare, les plante en terre à la hâte, bouche les vides à l’aide des chariots pris sur les Indiens, et la nuit n’a pas encore fait place au jour que la besogne, rapidement menée, est complète. Vers trois heures du matin, les portes de la place s’ouvrent ; une foule énorme se précipite à travers le lac et le marais sur la chaussée. Ptolémée la laisse s’engager assez avant pour être bien certain de pouvoir lui couper la retraite. Dès qu’il la voit approcher de la barricade, il donne le signal : les soldats se lèvent et se déploient en cercle ; les trompettes sonnent l’alarme, de toutes parts accourent de nouveaux bataillons. Alexandre lui-même s’est porté de sa personne sur les lieux ; il arrive pour assister à la fuite des barbares. Cinq cents sont restés sur le terrain ; les autres, épouvantés, regagnent précipitamment la ville.

On pouvait se promettre un meilleur résultat de cette surprise : la sortie était repoussée ; il n’en fallait pas moins se résigner à toutes les lenteurs d’un siège. Porus, heureusement, venait de rejoindre l’armée avec cinq mille Indiens et tous les éléphans qu’il avait pu rassembler. Le soin de l’investissement fut laissé à Porus, et les Macédoniens se trouvèrent tous disponibles pour l’assaut. Alexandre donne l’ordre de faire approcher les machines ; une brèche est pratiquée dans le rempart de briques ; sur d’autres points les échelles se dressent : en quelques minutes, la ville est au pouvoir d’une soldatesque furieuse. Le sac de Sangala doit être rangé au nombre des exécutions les plus sanglantes d’Alexandre : dix-sept mille Indiens y périrent, soixante-dix mille furent faits prisonniers. Les pertes essuyées par le vainqueur justifiaient-elles cette rigueur extrême ? Cent hommes à peine, depuis le commencement du siège, avaient été frappés mortellement. Les blessés, il est vrai, étaient infiniment plus nombreux ; on en évalue le chiffre à douze cents. Plusieurs chefs de corps, Lysimaque entre autres, un des somatophylaques, furent atteints par les traits de l’ennemi. En laissant un libre cours à l’ivresse sanguinaire de ses troupes, Alexandre ne semble avoir eu d’autre motif avouable que le prétexte si souvent invoqué de la nécessité de faire un exemple. Quand les historiens de l’antiquité ont prononcé ce grand mot, ils s’inclinent, et fît-on comme César, couper les mains à tous les défenseurs de quelque oppidum héroïque, on n’aura guère à redouter leur jugement. La pitié, dans ces temps féroces, ne s’émeut qu’en faveur des Grecs ou des Romains ; elle ne fut jamais faite pour les barbares.

Sangala fut rasée et le pays d’alentour dévasté. Les Indiens, frappés de terreur, s’empressaient d’abandonner leurs villes ; Alexandre crut devoir livrer toutes ces cités veuves de leurs habitans au pillage. Quand Porus fut préposé à la garde de cette province qu’Alexandre adjoignit à ses possessions, il n’eut à occuper que des ruines. Il est permis de supposer que le fils de Philippe se fût montré moins impitoyable si la situation de l’armée macédonienne eût été moins critique. Beaucoup de soldats avaient péri depuis le jour où l’on s’était transporté sur la rive gauche de l’Indus ; les sabots des chevaux étaient usés et, pendant que la rouille rongeait le fer des lances, les vieux uniformes tombaient en lambeaux. Pendant soixante-dix jours, il n’avait cessé de tomber des torrens de pluie accompagnés d’éclairs et du sinistre grondement de la foudre. Où prétendait aller ainsi Alexandre ? Éphestion, détaché plus au nord chez les Phégéens, rapportait de son exploration d’inquiétans renseignemens. Quand on aurait traversé l’Hyphase, on rencontrerait une contrée déserte s’étendant à douze journées de marche au-delà du fleuve. Pour arriver au Gange, il fallait, quoi qu’on fît, affronter ce désert. Franchirait-on le Gange après avoir laissé derrière soi l’Hyphase ? Le Gange était, au dire du chef des Phégéens, le plus large et le plus profond des fleuves de l’Inde. Que gagnerait-on à vouloir le traverser ? Sur la rive orientale, on trouverait une armée quatre ou cinq fois plus considérable que l’armée de Porus. Les Prasîens et les Gandarides pouvaient mettre sur pied vingt mille hommes de cavalerie, cent vingt mille fantassins, deux mille chars et quatre mille éléphans.

Porus, consulté, ne démentait pas les assertions du chef des Phégéens ; îl en atténuait singulièrement la portée : la puissance de Xandramès, le roi des Prasiens et des Gandarides, n’avait pas, — rien n’était plus vrai, — son égale dans l’Inde, mais la personne du monarque ne répondait guère à l’importance des forces qu’à juste titre on lui attribuait. Be basse origine, parvenu au trône par le crime de son père, un Êgisthe indien, Xandramès ne justifiait son élévation par aucune des qualités qui font les grands rois ; il n’opposerait certainement pas aux Macédoniens la résistance que son immense armée semblait de nature à faire craindre. En parlant ainsi, Porus allait au-devant de la pensée secrète d’Alexandre. Le vainqueur d’Issus et d’Arbèles avait plus qu’aucun autre le droit incontestable défaire peu de cas des multitudes ; en dépit des murmures qui assiégeaient déjà de la façon la plus importune ses oreilles, il poursuivit sa route vers l’Hyphase.

Burnes traversa ce fleuve vers la fin du mois d’août : grossi par les pluies, l’Hyphase coulait alors à pleins bords ; sa largeur dépassait 1,600 mètres, sa plus grande profondeur 5 mètres et demi ; le courant avait une rapidité de 5 milles à l’heure. Burnes mit près de deux heures à traverser cette vaste nappe d’eau et ne put prendre terre qu’à 3 kilomètres environ au-dessous du point d’où il était parti. Le Sutledje, — l’Hesudrus des anciens, — offre un moindre volume. C’est cependant encore un fleuve considérable, large de 700 mètres, profond de 5 ou 6 dans la saison des pluies, quoiqu’il soit généralement guéable dès le mois de novembre. L’Hesudrus et l’Hyphase réunissent leurs eaux pour les aller porter à l’Indus ; les historiens d’Alexandre n’ont mentionné que le plus important de ces deux fleuves, celui qui est censé absorber l’autre, l’Hyphase ; les géographes modernes ont fait au Sutledje et au Bias la part plus égale : ils les ont confondus, au-dessous de Sobraon, — un des champs de bataille de lord Gough, — sous le nom commun de Ghara. Diodore de Sicile attribue à l’Hyphase 1,283 mètres de largeur et 10 de profondeur ; on voit, d’après le témoignage de Burnes, que le savant auteur de la Bibliothèque historique n’était pas trop mal informé.

Alexandre, en quittant Sangala, s’était immédiatement reporté sur la rive orientale de l’Hydraote. Entre ce fleuve et l’Hyphase s’étendaient les états de Sopithès ; Alexandre reçut en passant la soumission de ce prince, qui parait avoir régné sur une population paisible, entièrement adonnée aux travaux agricoles ; puis, laissant Lahoce sur sa gauche, il se rapprocha du pays des Phégéens, qu’Éphestion lui représentait comme disposés à seconder ses projets, et vint enfin, un peu au-dessous du confluent de l’Hesudrus, asseoir son camp sur la rive droite de l’Hyphase, très probablement à la hauteur de Sobraon ou de Firozpour. Déjà il avait prescrit à ses généraux de tout préparer pour le passage, quand de nouveaux symptômes de découragement, des conciliabules mystérieux, avant-coureurs de la sédition, lui firent sentir la nécessité de haranguer ses troupes et de leur exposer les motifs qui le déterminaient à franchir encore des déserts et des fleuves. Arrien et Quinte Curce nous font assister à ce grand conseil de guerre qui paraît différer bien peu des champs de mai de nos anciens rois et des assemblées tumultueuses de la noblesse polonaise. Quinte Curce est assurément capable d’avoir voulu jeter sur le mâle discours d’Alexandre les fleurs habituelles de sa rhétorique, mais Arrien doit nous avoir transmis, à peu de chose près et sans altération trop sensible, les souvenirs encore vivans de Ptolémée. Il serait étonnant que le roi d’Egypte n’eût pas fidèlement gardé la mémoire de cette heure solennelle, où les soldats partis de l’Hellespont, las de tant de travaux, inquiets de l’inconnu, vers lequel on les entraînait, demandèrent à rétrograder. Les chefs des cohortes font cercle autour d’Alexandre ; leurs regards l’interrogent ; avant qu’il ait parlé, ils voudraient l’avoir déjà compris. D’une voix ferme et grave, le roi répond à leur impatience : « Macédoniens, dit-il, mes compagnons d’armes, je sais que vous n’apportez plus la même ardeur à suivre et à partager ma fortune ; il m’a semblé bon, en conséquence, die vous convoquer pour que nous délibérions ensemble. Si je réussis à vous convaincre, nous irons plus avant ; si vous me prouvez que j’ai tort, nous reviendrons sur nos pas. » Alexandre développe alors les motifs qui l’engagent à marcher vers le Gange. Mieux informés, renseignés comme quelques-uns d’entre eux durent l’être plus tard par les curieux rapports de Mégasthène, les lieutenans du roi de Macédoine auraient rougi de leurs indignes alarmes. Le successeur de Xandramès, Sandracttus, — le Chadragupta des Hindous, — ne put, en effet, s’empêcher, nous assure Plutarque, d’avouer à Mégasthène qu’il s’en fallut de bien peu qu’Alexandre ne devînt le maître incontesté de l’Inde ; il eût suffi aux Macédoniens de ne pas se laisser intimider par ce fantôme de roi « qui tenait toute la terre sous l’ombre de son parasol, » mais qui n’avait jamais eu à combattre une armée grecque. Comment, en effet, supposer qu’Alexandre, avec ces soldats aguerris de la Grèce et de la Macédoine, avec ces cavaliers de la Bactriane qu’il avait si habilement fondus dans son armée, eût été moins heureux dans une lutte entreprise contre les Hindous de Delhi et de Bénarès que Mohammed Cassim, le premier conquérant arabe, que Mahmoud le Ghaznévide, que Mohammed-Ghouri, le fondateur de la dynastie ghourienne, que Tamerlan, Baber et Nadir-Shah ? L’Inde n’a jamais su se défendre par elle-même ; il est dans sa destinée d’appartenir à tous les envahisseurs. Alexandre avait donc raison quand il disait à ses généraux : « Les peuples de l’Inde ne songent qu’à se débarrasser de notre présence ; ce sont eux qui répandent tous ces bruits mensongers que votre crédulité trop facile accueille. Que ne vous disait-on pas des gorges infranchissables de la Cilicie, des plaines brûlantes de la Mésopotamie, du cours impétueux du Tigre et de l’Euphrate ! Le Tigre, nous l’avons passé à gué ; sur l’Euphrate nous avons jeté un pont ; et les éléphans, qui devaient, comme autant de murailles vivantes, nous barrer le chemin, et l’Hydaspe avec ses écueils, son rapide courant, ses flots débordés, et tant d’autres obstacles grossis à plaisir, les avez-vous vus suspendre notre marche un seul jour ? Croyez-moi, si les fables avaient la vertu de nous vaincre, il y a longtemps que nous aurions été chassés de l’Asie ! »

De quel discernement ne doit pas être doué l’homme que sa situation oblige à se tenir également en garde contre une folie gratuite et contre des appréhensions sans fondement ! L’histoire est remplie de sages avertissemens méconnus, de désastres. au-devant desquels une présomptueuse arrogance courut tête baissée ; elle n’aurait peut-être pas à enregistrer moins de défaillances funestes, provoquées par la crainte de dangers purement imaginaires. Quand Alexandre exposait avec tant de feu ses projets aux soldats harassés qui refusaient, dans leur abattement, d’y souscrire, quel intérêt si grand pouvait-il donc invoquer pour les convier aux fatigues périlleuses d’une nouvelle campagne ? « Il nous faut perdre, disait-il, tout le fruit de nos travaux, ou nous résoudre bravement à les poursuivre. Si nous essayons de battre en retraite, nous donnons à nos ennemis le signal qu’ils attendent : un soulèvement général éclate à l’instant derrière nous ; de l’Hyphase à la mer d’Hyrcanie, nous ne rencontrerons plus que des peuples en armes ; les Scythes eux-mêmes seront prêts à les seconder. Marchant au contraire en avant, il nous faut quelques jours à peine pour atteindre le Gange ; ce fleuve nous conduit à l’Océan ; de l’Océan, nous gagnons le golfe de l’Indus, qui confine au Golfe-Persique. » Où était le plus grand péril ? dans l’accomplissement résolu de ce vaste dessein, ou dans une marche rétrograde et timide à travers les défilés du Khyber ? Le salut de l’armée n’exigeait-il pas, avant tout, qu’on la maintînt en possession de son ascendant moral ? Si elle le perdait, il était fort à craindre qu’elle ne revît jamais ses foyers.

Ce sont là, reconnaissons-le, des considérations bien hautes et bien subtiles pour une multitude qui, jusqu’à ce moment, n’a guère eu l’occasion d’exercer sa pensée, car elle a trouvé bon, comme il convient d’ailleurs à une troupe sous les armes, de se laisser aveuglément conduire. Les Macédoniens écoutaient dans un morne silence, les yeux fixés à terre. Alexandre eut alors, si nous en croyons Quinte Curce, un sublime élan de désespoir : « Ne romprez-vous pas, s’écrie-t-il, ce silence obstiné ? Où sont ces cris, témoignage habituel de votre allégresse ? Est-ce là le visage d’ordinaire si joyeux de mes Macédoniens ? Je ne vous reconnais plus, soldats, et l’on croirait vraiment que je suis, à mon tour, un inconnu pour vous. Si vous n’approuvez pas mes desseins, ayez du moins le courage de le dire. Qu’il parle celui que vous aurez choisi pour votre interprète ! »

A cet appel, Cœnus ôte son casque et s’avance : « Tes soldats, dit-il, ne refusent pas d’aller où il te plaira de les envoyer. Nus, sans armes, les veines taries, ils te suivront partout ; ils te précéderont même, si tu l’exiges ; mais jette les yeux, Alexandre, sur ton armée, vois dans quel état l’ont mise tant de fatigues, tant de combats, tant d’épreuves de tout genre ! Les traits sont émoussés, les armes font défaut, nous sommes obligés de nous habiller à la perse. Est-il beaucoup de nous qui aient conservé leur cuirasse ou qui pourraient se vanter de posséder encore un cheval ? Nous avons conquis le monde et nous manquons de tout ; criblés de blessures, nous ne laissons pas même à nos plaies le temps de se fermer. Quelle foule généreuse de Grecs et de Macédoniens se pressait sur tes pas quand tu traversas l’Hellespont ! Vois aujourd’hui ce qui te reste de tant de braves ! A Bactres, tu as congédié les Thessaliens, t’apercevant que leur ardeur première avait considérablement faibli ; les Grecs ! tu les as, par contrainte et malgré leurs murmures, établis dans les villes que tu venais de fonder, ou entraînés avec tes Macédoniens, à de nouveaux combats. Les uns sont tombés sur le champ de bataille, les autres, mutilés et devenus impropres au service, ont été dispersés dans les provinces conquises ; le plus grand nombre a été moissonné par les maladies. Ceux qui survivent sont rares ; rends du moins à ceux-là leur patrie ! Quand tu auras rétabli l’ordre troublé en Grèce, il te sera facile d’y lever de nouveaux soldats et d’y préparer à loisir, avec le concours empressé d’une jeunesse ardente, ces grandes expéditions que nous te demandons seulement d’ajourner. »

On ne discourait point autrement à l’armée d’Italie, peu de jours avant la bataille d’Arcole ; puas d’une correspondance récemment mise au jour en fait foi. Si le général Bonaparte eût alors interrogé ses lieutenans, c’est très probablement le langage de Cœnus qu’il aurait entendu, et cependant l’armée d’Italie, malgré tous les périls qui l’assiégeaient, n’était plus cette armée en haillons, cette armée famélique, dont un capitaine de vingt-six ans vint, en 1796, prendre, au pied des Alpes maritimes, le commandement à coup sûr peu enviable ; elle était devenue, entre les mains habiles qui la conduisaient, une année opulente, une armée bien velue, une armée vivant depuis plusieurs mois au sein de l’abondance. Dans sa détresse si énergiquement décrite par Cœnus, l’armée grecque du Pendjab ne peut se comparer qu’aux premiers, bataillons de la république ; il faudrait le pinceau de Charlet pour la peindre. Quelle situation que celle de cette bande héroïque perdue aux extrémités du monde ! Qu’une catastrophe survînt, la nouvelle n’en serait portée en Grèce que par les cris de triomphe des populations soudainement affranchies ; car de tous ces soldats que le regard de la mère patrie semblait, tant la distance de jour en jour s’accroissait, avoir déjà renoncé à suivre, aucun, si la victoire se montrait un seul instant infidèle, ne reviendrait pour dire aux mères en deuil comment leurs fils étaient morts.

Ni les plaintes ni les arguments de Cœnus n’auraient eu le don d’ébranler Alexandre, les applaudissemens enthousiastes dont ce discours découragé fut suivi lui donnèrent, au contraire, à réfléchir. Il rentra dans sa tente et y resta renfermé pendant trois jours ; Seul avec sa pensée, il revit tous ses plans, pesa ; dans la balance les dangers d’une sédition et les avantages de la combinaison qu’il avait mûrie ; quand il reparut devant ses soldats, une nouvelle conception était prête à sortir tant armée de son cerveau. « Puisque mes amiraux, disait Napoléon à Boulogne, manquent de caractère, je lève mes camps de l’Océan et j’entre avec deux cent mille hommes en Allemagne. » — « Puisque les Macédoniens, s’est dit Alexandre, refusent de me suivre jusqu’au Gange : , je retourne vers l’Hydaspe et c’est l’Indus qui va me conduire à la mer. »

Dès que la résolution du roi est connue, un immense cri de joie s’élève dans le camp ; les uns fondent en larmes, les autres supplient les dieux de bénir Alexandre. On court à sa tente. « On veut, raconte Arrien, remercier le héros jusque-là invincible, qui s’est laissé vaincre par les prières de ses soldats. » Ces transports de reconnaissance ne témoignaient que trop de la lassitude de l’armée ; ils durent importuner plutôt que toucher Alexandre. Semblables approbations portent toujours en elles je ne sais quoi de factieux, et les chefs n’aiment guère à entendre saluer d’une façon si bruyante la décision qui leur a été imposée. Quand Cœnus, peu de jours après cette scène attendrie, fut enlevé à l’armée pan une maladie soudaine, le roi ne refusa pas sains doute des pleurs à sa cendre ; il ne put cependant se défendre d’observer que l’infortuné lieutenant avait élit, quelques jours auparavant, « une bien longue harangue. »

Alexandre néanmoins, une fois sa résolution prise, s’applique à ne laisser percer aucun regret. Les ordres sont donnés et l’armée n’a plus désormais qu’à s’occuper des préparatifs du départ ; seulement, avant de quitter les bords de l’Hyphase, elle y érigera douze autels de pierre, douze autels aussi élevés que les plus hautes tours. Ce sera le gage de sa reconnaissance envers les dieux qui l’ont protégée, le monument impérissable de ses victoires, illusion commune à plus d’un conquérant ! Les seuls monumens vraiment impérissables, ce sont ceux qui sont dressés aux héros par les poètes. Les champs de la Troade, quelques fouilles qu’on y ait pratiquées, ne nous ont pas rendu le tombeau d’Achille ; les Anglais ont renoncé à retrouver les douze autels d’Alexandre[3]. Homère et Quinte Curce qui fut un poète aussi, ont donc été un plus sûr asile que le granit et le bronze pour la mémoire de tant de hauts faits. Vous pouvez renverser de nouveau la grande colonne, raser l’Arc-de-Triomphe, jeter à terre le dôme des Invalides, vous n’empêcherez pas qu’on parle de Napoléon sous le chaume. Aux angles de cette gloire qui, pendant près d’un quart de siècle, a occupé la terre, vous trouverez quatre sentinelles heureusement immortelles : Béranger, Casimir Delavigne, Lamartine et Victor Hugo.

Le travail est enfin achevé, le sol a bu le sang des sacrifices, les jeux gymniques et équestres ont été célébrés en l’honneur des dieux ; l’armée se met en marche pour retourner en arrière. De nouveau, elle traverse l’Hydraote, de nouveau elle franchit les flots débordés de l’Acésinès ; elle se retrouve enfin sur les bords de l’Hydaspe. Les remparts de Nicée et de Bucéphalie n’avaient pas eu le temps de sécher ; l’inondation, quand elle les atteignit, y pratiqua sans peine de larges brèches. Alexandre fait relever par ses soldats les ouvrages détruits et prend toutes les mesures qui pourront assurer la tranquillité de cette riche et fertile contrée. Son premier soin fut de réconcilier Taxile et Porus. Les états de ces deux princes se trouvaient séparés par l’Hydaspe, frontière naturelle que ni l’un ni l’autre n’avaient un sérieux intérêt à franchir. Il était donc facile au puissant arbitre qui se chargeait de prononcer entre des prétentions trop longtemps rivales, de faire une équitable part à l’allié docile qui devait tenir en bride les Assacéniens et au fier vassal qu’il comptait opposer comme une barrière aux empiétemens des Prasiens et des Gandarides. En ce moment, arrivait de la Grèce, conduite par Memnon, toute une armée d’alliés et de mercenaires : « trente mille hommes d’infanterie, nous affirme Diodore de Sicile, et près de six mille cavaliers. » Cette armée escortait un convoi considérable dont la composition seule nous ferait comprendre ce qu’exige de prévoyance active l’entretien d’une expédition jetée à une si grande distance de ses magasins. La lutte à main armée fut peut-être au temps d’Alexandre, comme au temps de Napoléon, la moindre partie de la stratégie ; l’art de faire vivre ses troupes, de les approvisionner en temps opportun d’armes et de munitions semble avoir déjà constitué la grosse difficulté du métier. Alexandre recevait, par les soins d’Harpalus, outre l’important renfort dont nous venons de donner le chiffre, plus de 2,000 kilogrammes de médicamens et vingt-cinq mille armures complètes destinées à l’infanterie. Cet important secours pouvait aussi bien trouver Alexandre sur les bords de l’Hyphase que sur les rives de l’Hydaspe : eût-il changé les déterminations du roi, imposé silence aux murmures d’une armée dont les misères touchaient à sa fin, car le ciel n’allait pas tarder à s’éclaircir ? Il est permis de le supposer. Dans ce cas, Alexandre traversait l’Hyphase, l’Hesudrus, et s’engageait, non loin de Firozpour et de Loudhiana, sur la route royale qui conduisit, en l’année 302 avant Jésus-Christ, Mégasthène, l’ambassadeur de Séleucus Nicator, l’hôte du satrape d’Arachosie, Sibyrtius, à Palimbothra, ville immense, située au confluent de l’Erannoboas, — la Jumna, — et du Gange. Ce parcours évalué par l’ambassadeur de Séleucus à 1,840 kilomètres environ, ne menait pas encore Alexandre à la mer ; il l’en rapprochait beaucoup puisqu’il le laissait aux lieux qu’occupe aujourd’hui Bénavès, nœud des voies ferrées de Bombay, de Lahore et de Calcutta. Mais quel n’eût pas été l’étonnement des Macédoniens, si, des bouches du Gange, ils eussent voulu gagner le Golfe-Persique et, comme le leur faisait entrevoir Alexandre, les colonnes d’Hercule, en contournant la Libye ! Tout un monde s’interposait entre le Gange et l’Indus ; un autre monde, bien plus vaste encore, se développait entre l’Indus et le Nil. Plus égarés au milieu de ces ténèbres géographiques que Colomb qui se flattait d’avoir abordé en Asie, le jour où il découvrit la grande île de Cuba, les Macédoniens n’étaient pas très éloignés de croire que ces fleuves immenses, alimentés par les sommets neigeux du Caucase, cet Indus qui nourrissait des crocodiles, cet Hydaspe qu’ils trouvaient bordé de champs de fèves, pouvaient bien, comme le Nil, s’ils ne les confondaient pas avec le Nil lui-même, finir par aboutir aux plaines cultivées de l’Ethiopie et de l’Egypte.

A quel parti se seraient-ils arrêtés, quand, du fond du golfe du Bengale, ils auraient vu, à l’orient et à l’occident, de nouvelles terres succéder sans cesse à celles qu’ils dépassaient ? Nous est-il permis de penser que leur perplexité ne les eût pas déterminés à rebrousser chemin ? Nous figurerons-nous Alexandre et ses compagnons suivant, jusqu’au cap Comorin, la côte d’Orissa et la côte de Coromandel, remontant ensuite la côte de Malabar jusqu’à Bombay et, de Bombay, allant rejoindre, à travers le golfe de Cambaye et le golfe de Kutch, les bouches de l’Indus ? C’est alors qu’on eût pu vraiment dire qu’Alexandre avait subjugué l’Inde, qu’il laissait bien loin derrière lui les travaux d’Hercule et de Bacchus. Si Alexandre eût ajouté ces 5,000 kilomètres à son itinéraire, si les géographes eussent rattaché plus tard les arpentages de Bœton et de Diognète, les explorations maritimes de Scylax et de Néarque, aux vagues souvenirs du voyage des vaisseaux de Néchao et du périple d’Hannon, s’ils eussent en même temps tenu compte des dépositions bien autrement précises des marins du Céleste-Empire, dont les jonques, dès les âges les plus reculés, ont visité Ceylan, il est probable que Christophe Colomb n’eût jamais découvert l’Amérique, car Ptolémée, — le géographe, non le roi, — ne l’aurait pas induit à cette entreprise, en rétrécissant démesurément notre planète. La civilisation grecque, implantée dans tout l’Hindoustan, au lieu de l’être seulement dans la Bactriane, aurait poussé ses ramifications bien au-delà des confins fabuleux de la Chersonèse d’Or ; on se serait formé une idée assez nette de la configuration du globe pour s’en tenir, pendant de longs siècles encore, satisfait. Les îles du Japon, avec l’Australie peut-être, auraient été décidément assignées pour limites au monde ; il eût fallu attendre que le hasard jetât quelques pêcheurs des Kouriles ou quelque Alvarez Cabral sur les côtes du continent américain pour avoir connaissance de la dernière partie du globe qui nous manquât et qu’un consentement unanime abandonnait sans le moindre scrupule à l’océan. Le retard apporté à l’arrivée du renfort conduit par Memnon a donc eu des conséquences qu’une imagination active peut s’accorder le plaisir de développer dans un sens ou dans l’autre : les petites causes ont souvent eu dans l’histoire de l’humanité de grands effets ; celle-ci a peut-être fait manquer au roi de Macédoine sa fortune ; en revanche, elle a fait la fortune de Charles-Quint.


JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Voyez dans la Revue des 1er février et 1er mars l’Héritage de Darius.
  2. Comme terme de comparaison, rappelons la largeur de la Seine, qui ne dépasse guère une centaine de mètres dans la traversée de Paris.
  3. Suivant le major-général Cunningham, il faudrait chercher l’emplacement de ces douze autels sur la ligne du cours actuel du Sutledje, à quelques kilomètres au-dessous d’Hariki-Patan, et non loin du champ de bataille bien connu de Sobraon, qui n’est qu’à 8 kilomètres du vieux lit du Suledje.