Les Deux fraternités/02

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Tallandier (p. 23-39).


CHAPITRE II


Micheline Laurent était passementière. Elle vivait dans une mansarde du cinquième étage, avec sa mère, sourde, infirme de tous les membres, malheureuse créature dont l’intelligence avait sombré dans l’alcoolisme. De cette terrible passion, le père de Micheline était mort huit ans auparavant, alors que l’enfant atteignait ses quatorze ans.

Micheline avait été élevée jusqu’à dix-huit ans à la campagne, chez une sœur de sa mère, excellente femme qui avait fait de sa nièce une fervente chrétienne et une habile ouvrière comme elle. Mais la bonne tante Louise était morte, et la mère, qui habitait Paris, était arrivée aussitôt pour emmener sa fille et surtout pour mettre la main sur les petites économies que Louise Blanchet laissait à sa nièce.

Micheline avait vite trouvé du travail à Paris. Pendant qu’elle était à l’atelier, sa mère s’adonnait plus que jamais à son vice dégradant, et lorsque la jeune fille, le cœur brisé de douleur, risquait quelques observations pleines de douceur et de respect, elle se trouvait assaillie d’injures et souvent de coups. Mais, un jour, la malheureuse femme était tombée raide dans la rue. Depuis lors, elle était demeurée cette pauvre chose sans pensée, sans raison, qui passait ses journées dans un vieux fauteuil, près de la table où s’étalaient les passements utiles à Micheline. Car la jeune fille avait dû quitter l’atelier. Sa mère ne pouvait demeurer seule, il lui fallait une surveillance et des soins presque incessants. Micheline travaillait donc en chambre maintenant, et elle faisait encore d’assez bonnes journées, car elle était une experte ouvrière. Mais les dépenses étaient lourdes, l’infirme, chez qui n’existaient plus que les appétits matériels, absorbait une étonnante quantité de nourriture. Micheline arrivait tout juste à ne pas avoir de dettes, elle ne pouvait rien économiser pour les imprévus.

Mais, de même qu’elle avait enduré avec une admirable force chrétienne l’humiliation et la douleur que lui causait l’état dans lequel se trouvait si souvent sa malheureuse mère, de même qu’elle n’avait cessé de l’entourer de soins et de respect, ainsi, aujourd’hui, elle montrait un courage, une résignation, une tranquille confiance en la Providence qui faisaient la secrète admiration des directrices du patronage où elle se rendait parfois le dimanche, lorsqu’une voisine, brave femme peu ingambe, venait tenir compagnie à l’infirme.

Micheline était une belle petite nature, intelligente et profondément dévouée. Chez elle, les plus nobles pensées étaient chose habituelle… Et ce sérieux, cette élévation de son âme se reflétaient sur son joli visage, donnaient à sa physionomie, à son allure cette réserve grave et fière qui imposait aux plus hardis complimenteurs.

Ce matin-là, Micheline descendit vers neuf heures, afin de faire ses petites provisions. Au retour, elle se heurta presque sous la voûte de la porte cochère à Cyprien Mariey, le jeune ouvrier électricien, cousin des Louviers, qui occupait une petite chambre au-dessus du logement de ceux-ci.

— Oh ! pardon, mademoiselle ! dit-il en soulevant sa casquette avec empressement. Je m’en allais un peu vite, rapport à l’heure… Comment va Mme Laurent ?

Un contentement ému brillait dans son regard loyal… Et, au teint un peu pâle de Micheline, une flambée rose était montée soudain.

— Ni mieux ni plus mal, monsieur Mariey, je vous remercie.

— Allons, tant mieux ! Je me sauve vite, car…

Il s’interrompit et s’exclama :

— Tiens ! vous voilà en toilette aujourd’hui !… et à cette heure !

Ces paroles s’adressaient à Prosper Louviers et à sa sœur qui apparaissaient sous la voûte, sortant de la cour. Le jeune homme avait un complet foncé et un chapeau mou légèrement défraîchi ; Zélie arborait sa toilette des dimanches, une robe de petit lainage d’un bleu doux enjolivé de ces coquettes garnitures dont sait si bien se parer l’ouvrière parisienne.

Le frère et la sœur avaient eu dans le regard la même lueur de contrariété à la vue de Cyprien et de Micheline.

— Oui, nous allons voir quelqu’un… le cousin Robin, qui est de passage à Paris et qui nous a écrit pour que nous allions lui dire bonjour, répondit Zélie avec calme.

— Et toi, tu t’en vas bien tard au travail, aujourd’hui ? dit Prosper, dont le regard un peu irrité avait glissé de son cousin à Micheline, qui s’éloignait après avoir répondu au bonjour du frère et de la sœur.

— J’ai été malade cette nuit et je me suis un peu reposé ce matin. Comme je n’ai pas l’habitude de manquer pour la frime, le contremaître ne dira rien, et…

Quelqu’un entrait sous la voûte. Cyprien se découvrit avec un empressement respectueux, et Prosper souleva machinalement son chapeau, tout en enveloppant d’un coup d’œil surpris la jeune femme brune et svelte qui passait auprès d’eux, charmante et aristocratique dans son très simple costume tailleur, un modeste chapeau foncé ombrageant son délicat visage doux et grave.

— Qui est-ce, Cyprien ? demanda Zélie, dont le regard soudain durci suivait l’étrangère qui avait gracieusement incliné la tête en réponse au salut de Cyprien.

— C’est Mme de Mollens… Mlle Césarine m’a appris justement ce matin qu’elle venait tous les jours ici pour panser la vieille Leblanc et faire la lecture du journal au père Mathieu.

— Ah ! oui, la femme de ton marquis ! dit Prosper d’un ton gouailleur. Il me semblait bien la reconnaître… Encore une manière de poser, ça !

Cyprien lui jeta un coup d’œil de travers.

— Souhaite qu’il y ait beaucoup de poseuses comme celle-là !… Si tu crois que ça doit être amusant pour elle de quitter son hôtel pour s’en aller dans des chambres plus ou moins propres soigner une pauvre rabâcheuse comme la mère Leblanc ou répéter plusieurs fois la même phrase au père Mathieu qui ne comprend plus très bien ! Elle pourrait faire comme tant d’autres de son monde, se lever à midi après avoir passé la nuit au bal, courir les beaux magasins, se promener au Bois et faire admirer ses toilettes. Mais M. de Mollens n’aurait pas pris une femme dans ce genre-là, il a choisi celle-ci, qui est un ange, au dire de tous ceux qui l’approchent.

— Un ange qui a une voiture à deux laquais et qui va s’acheter des meubles dans un des plus chics magasins de Paris ! ricana Prosper.

— Eh bien ! qui est-ce qui en profite ? Qui est-ce qui a fait ces meubles-là ? Des ouvriers, dont c’est le gagne-pain. Alors, s’il n’y avait plus de riches, qu’est-ce qu’ils feraient, ceux-là ? Et Mme de Mollens se trouve obligée par sa position d’avoir un certain train de maison. Mais je sais, par un des domestiques du marquis, qu’elle le réduit le plus possible et qu’il n’y a personne de plus simple, de plus modeste qu’elle… Et bonne pour ses serviteurs, paraît-il.

— Une perfection, quoi ! dit Zélie d’un ton acerbe. C’est facile, du reste, quand on a de l’argent, de faire la généreuse et la charitable !

— N’empêche qu’il n’en manque pas qui le gardent pour eux seuls, leur argent !… Mais vous me faites bavarder et je me retarde. Au revoir, les cousins !

Il s’éloigna d’un pas alerte, tandis que Zélie et Prosper sortaient à leur tour et prenaient la direction opposée.

— Ce calotin de Cyprien a toujours la bouche pleine des mérites de ses curés et des aristos ! dit Prosper en levant les épaules. S’il y en avait beaucoup comme lui, les prolétaires redeviendraient les esclaves de ces gens-là, qui font mine d’être les amis du peuple pour mieux l’asservir et l’exploiter. Mais, heureusement, il n’y a rien à craindre. Nous autres, les socialistes, gagnons chaque jour du terrain, et nous pouvons déjà saluer l’aurore de la grande émancipation du peuple, de la ruine de l’odieux capital, du partage entre tous les hommes devenus véritablement frères, sans aucune barrière sociale !

— Parle pas si haut ! dit Zélie en lui cognant le coude. Tu n’es pas devant les camarades, voyons ! Il ne faut pas faire retourner les gens… Mais que je voudrais donc être déjà chez ce notaire ! Sûr, Prosper, que ça doit être rapport à un testament !

— Ça me paraît probable… Mais le tout est de savoir si la somme est grosse. Si c’était… hein ! Zélie, cent mille francs ?

Les prunelles de Zélie eurent une lueur ardente.

— Tais-toi !… je ne veux pas imaginer… j’ai trop peur d’une désillusion. Mais ce que le cœur me bat, vois-tu !

Le notaire demeurait dans une vieille rue de la rive gauche. Le frère et la sœur s’arrêtèrent devant une ancienne maison, franchirent la porte cochère et, sur l’indication du concierge, montèrent au premier étage.

Dans la pièce où ils entrèrent, un clerc vint au-devant d’eux. Prosper présenta la lettre reçue la veille. Le clerc dit aussitôt :

Me Dubian va vous recevoir immédiatement.

Il ouvrit une porte et fit entrer les jeunes gens dans un vaste et sévère cabinet. Un homme âgé, qui se tenait debout devant le bureau en feuilletant un dossier, se tourna vers eux en les enveloppant d’un pénétrant regard.

— Monsieur Prosper et mademoiselle Zélie Louviers ! dit-il en saluant.

Ils répondirent affirmativement et, sur son invitation, s’assirent, tandis que lui-même prenait place devant le bureau.

— Vous êtes bien les neveux de Jean-Martin Louviers ?

— Oui, monsieur, déclara Prosper. Jean-Martin était le frère cadet de mon père. Comme ses parents l’accablaient de mauvais traitements, il obtint d’eux, vers ses dix-huit ans, la permission de partir avec un autre ouvrier plus âgé pour l’Amérique du Sud. Pendant quelque temps, il donna de ses nouvelles, puis on n’en entendit plus parler. Mes grands-parents ne s’en inquiétèrent pas, ils n’aimaient que mon père, et celui-ci n’avait aucune affection pour son cadet.

— Alors, vous ne savez pas du tout ce qu’est devenu votre oncle ?

— Absolument pas, monsieur. Est-ce que… vous en auriez entendu parler ?

Au lieu de répondre directement, le notaire demanda :

— Je serais désireux de voir les pièces d’identité que vous avez dû m’apporter.

Il lut soigneusement les papiers remis par Prosper, feuilleta de nouveau le dossier ouvert devant lui et dit enfin :

— Oui, vous êtes bien les neveux de Jean-Martin… Par conséquent, ses seuls héritiers.

Ils eurent tous deux un tressaillement.

— Ah ! l’oncle est mort ? dit Prosper, dont les pommettes s’empourprèrent.

— Oui, il y a plusieurs mois, à Buenos Aires. Comme il ne laissait pas de testament, il a fallu faire des recherches. Un confrère de là-bas m’en a chargé et j’ai pu découvrir votre existence.

— Et alors… nous héritons, dit Zélie d’une voix un peu haletante.

— Mais oui, vous êtes ses plus proches parents… Une belle fortune… Environ six cent mille francs…

— Six cent… balbutia Prosper, devenu pourpre.

Quant à Zélie, elle semblait soudainement changée en statue de la stupeur, et son regard incrédule se posait sur le notaire, qui continuait, en homme habitué à de pareilles surprises :

— M. Louviers avait fait sa fortune dans l’élevage. Elle était beaucoup plus considérable autrefois, mais il se maria, et sa femme en engloutit la plus grande partie. Le reste y serait passé aussi sans la mort de cette prodigue… Tout est en excellentes valeurs. Aussitôt que seront bien établis vos droits, je m’empresserai de vous mettre en possession de l’héritage.

Zélie commençait enfin à croire à cette fantastique réalité. Maintenant une joie folle brillait dans ses yeux noirs…

Et Prosper avait un peu l’air d’un homme grisé, tandis qu’il écoutait la voix nette et froide du notaire lui indiquant les formalités à remplir.

— Je vous prierai de revenir dans deux jours, j’aurai sans doute quelques renseignements à vous demander… Je ne veux pas vous retenir plus longtemps, monsieur et mademoiselle.

Ils se levèrent, prirent congé du notaire et sortirent, un peu comme des automates.

Une fois dehors, Prosper murmura :

— Dis donc, ce n’est pas un rêve, Zélie ?

— Eh ! pardi non ! fit-elle d’une voix tremblante de joie. C’est bien nous, Prosper… nous qui allons avoir cette fortune… Comprends-tu, nous allons être riches !… Riches, nous aussi !

Elle avait pris le bras de son frère et le serrait avec une sorte de frénésie.

— Tu parlais de cent mille francs !… Ah ! quelle misère, mon petit ; pour un peu, nous serions millionnaires !

— Allons, parle pas si haut, c’est pas la peine que tout le monde soit au courant de nos affaires, dit Prosper, se ressaisissant enfin et jetant un coup d’œil autour de lui.

— Tu as raison… Mais je voudrais bien m’asseoir, j’ai les jambes comme coupées !

— Viens par ici, alors, on va tâcher de se remettre.

Il l’entraîna vers le Luxembourg, tout proche.

Ils se laissèrent tomber sur un banc et demeurèrent quelque temps silencieux, ahuris encore, comme écrasés, une sorte d’ivresse au fond de leurs prunelles.

— Non, je ne peux pas m’imaginer que c’est nous… que c’est nous ! murmura enfin Prosper en passant la main sur son front.

Zélie reprenait peu à peu possession d’elle-même, sa tête se redressait, son regard brillait d’orgueil et de bonheur…

— Il n’y pas de doute, Prosper, nous sommes bien les neveux de Jean-Martin Louviers. L’héritage est à nous… Plus d’atelier, plus d’usine ! Moi qui passais toutes mes journées devant une table à monter des fleurs pour garnir les chapeaux des bourgeoises riches, je m’en payerai maintenant sans travailler !

— Et les frères Vrinot me fabriqueront une auto ! ajouta Prosper en rejetant en arrière son chapeau d’un geste fiévreux. Non, ce qu’on va les épater tous !

Zélie appuya son menton sur sa main et réfléchit quelques instants. Puis, levant les yeux vers Prosper :

— Dis donc, tu n’as pas l’idée tout de même d’aller raconter ça aux voisins ?

— Hein ! Pourquoi ?

— Hé ! grand nigaud, tu serais bien avancé ! Te rappelles-tu les ennuis du père Michaud quand il a gagné son lot de cent mille francs ? C’était à qui viendrait quémander auprès de lui.

Prosper saisit vivement les mains de sa sœur.

— Parbleu ! quelle sottise j’aurais faite ! Tu es une fille avisée, Zélie. C’est vrai qu’ils tomberaient tous sur nous comme des mouches sur du miel !

— D’autant que tu leur as bien monté la cervelle avec tes théories sur le partage du capital, dit Zélie d’un ton narquois. Qui est-ce qui serait collé s’ils venaient te demander de les mettre en pratique ?

Prosper fronça violemment les sourcils.

— Je voudrais bien voir ça ! C’est l’argent de mon oncle, je n’ai pas à le partager avec des étrangers…

— Des frères ! rectifia Zélie, toujours narquoise.

— Ah ! tu m’ennuies, dit-il avec colère. Ça fait bien en paroles… mais autrement, ce que je m’en moque !

— Et moi donc !… Allons, ne te fâche pas et combinons quelque chose pour leur faire passer notre héritage sous le nez.

— Il n’y a qu’un moyen, ma petite : c’est de filer en douceur de la bicoque pour n’y plus revenir.

— Je suis de ton avis… Mais pour aller où ?

— Ah ! voilà !… Rester à Paris, ce serait risquer de rencontrer un copain et ça ferait des histoires… d’autant que… Écoute, Zélie, j’ai toujours envié les types qui faisaient de la politique. C’est un chic métier qui m’irait tout à fait. Loriot, le collectiviste… tu sais, le gros qui fait des conférences, il m’a dit, un jour que j’avais prononcé un petit bout de discours : « Tiens, tiens, citoyen, tu as du bagou ; toi, tu saurais remuer ton monde !… » Et c’est vrai, Zélie, je sens que je suis fait pour ça. Mais il faudrait nous établir ailleurs, nous laisser oublier ici, faire peau neuve dans une grande ville quelconque.

Zélie fit la grimace.

— Quitter Paris… au moment où je pourrais m’y donner tant de plaisir !

— Nous y reviendrons bientôt, ne crains rien. Pour moi aussi, il n’y a que Paris. Mais, je te répète, il faut se faire oublier. Tous ces imbéciles-là seraient capables de me donner des ennuis s’ils voyaient que je leur joue comme ça la fille de l’air… Et puis, j’arriverai plus facilement à quelque chose en province.

— Et où irait-on alors ?

— Je crois que Lyon ferait l’affaire. Loriot habite là, il accepterait peut-être de me pousser.

— Va pour Lyon, si tu crois qu’il vaut mieux ça. Seulement, tu sais, si je m’ennuie, je te plante là et je reviens.

— Mais non, tu ne t’ennuieras pas ; on verra à s’amuser et à profiter de notre argent, ne crains rien… Et puis, tu auras une assez belle dot pour faire bientôt un chic mariage.

— Oh ! il me faudra quelqu’un de huppé ! dit-elle avec un dédaigneux mouvement de tête. Un futur préfet… ou un futur député…

— Eh ! tu es ambitieuse, comme moi ! dit Prosper avec une tape amicale sur l’épaule de sa sœur. Ça va bien, on arrivera, puisqu’on a de la galette… Alors, arrangeons notre petite affaire. Nous serons obligés de retourner encore travailler jusqu’à ce que nous ayons l’argent, parce que ça semblerait drôle, comprends-tu ?

Zélie plissa les lèvres.

— C’est sûr… mais ce que ça va être assommant ! Pense donc ! Être obligé de trimer toute la journée quand on est à moitié millionnaire !

— Ça ne sera pas très long, probablement. Et puis, quand le notaire sera bien sûr que nous sommes les héritiers, il nous avancera peut-être la somme nécessaire pour notre voyage et notre installation.

Ils dressèrent ainsi tout leur plan. Intelligents tous deux, doués d’une certaine culture intellectuelle, d’un esprit net et lucide, possédant les mêmes instincts de grandeur et de luxe et le même égoïsme absolu, ils ne se trouvaient pas démontés devant cette extraordinaire aventure. De plain-pied ils entraient dans leur rôle et échafaudaient leurs combinaisons avec un sang-froid à peine traversé à certains instants par des réflexions dénotant l’ivresse sourde qui remplissait leurs âmes.

Avec l’argent restant de leur paye, ils se donnèrent le luxe d’un déjeuner fin, puis Zélie entraîna son frère dans les magasins élégants. Ils s’attardèrent longuement aux devantures, s’enivrant à la vue de ce luxe hier encore inaccessible pour eux, se grisant à l’étincellement des gemmes précieuses… Puis, lentement, bien à regret, ils revinrent vers leur quartier populaire.

— Oh ! rentrer dans cette bicoque… quand on est ce que nous sommes ! dit Zélie avec une sorte de colère en arrivant devant leur demeure.

— Tâche de ne pas prendre des airs dédaigneux, ça donnerait l’éveil, conseilla Prosper. C’est difficile, je sais bien, car on est maintenant autre chose que tous ces gens-là, mais enfin, il le faut pour le succès de notre petite combinaison.

— On fera son possible, déclara Zélie avec condescendance.

Comme ils arrivaient à la porte du corps de logis où ils habitaient, un vieux prêtre en sortait, reconduit par la petite femme en bonnet noir qui causait la veille avec Micheline Laurent quand Prosper était rentré. Le jeune ouvrier frôla le prêtre sans même soulever son chapeau en lui jetant un coup d’œil de dédain railleur.

Dans l’étroit couloir, la même porte que la veille était ouverte. Comme le frère et la sœur passaient, une forme humaine se dressa dans cette ouverture, et tous deux détournèrent la tête dans un brusque mouvement d’horreur… Le visage qui se montrait à eux était littéralement dévoré par un chancre hideux.

Ils se hâtèrent vers l’escalier et Zélie murmura avec colère :

— Cette bigote de Césarine devrait bien enfermer ses monstres ! Si ça l’amuse de peiner tout le jour pour soigner et entretenir ces gens-là qui ne sont que des étrangers pour elle, ce n’est pas une raison pour soulever le cœur des autres par la vue de ces êtres épouvantables.

— Sûr ! opina Prosper. Elle est un peu toquée, celle-là, faut croire, pour aller ramasser comme ça des infirmes, et quels infirmes !

En entrant dans leur logement, ils jetèrent un coup d’œil autour d’eux. Mépris inexprimable, triomphe, joie débordante, orgueil immense, il y avait de tout cela au fond de ce regard.

— Naturellement, on abandonnera tout ça ? dit dédaigneusement Prosper avec un geste circulaire.

— J’te crois, mon ami ! Qu’est-ce que nous ferions de ces horreurs-là, je te le demande ? On se meublera de neuf… et du cossu, tu sais ! Oh ! je m’y entendrai, compte sur moi !

Elle entra dans sa chambre, et Prosper, machinalement, s’approcha de la fenêtre.

Il eut un léger tressaillement. Du corps de logis qui lui faisait face sortait en ce moment Micheline, vêtue d’une modeste petite robe brune, un tablier bleu bien propre noué autour de sa taille, ses beaux cheveux blonds relevés avec une simplicité qui seyait au caractère sérieux de sa jolie physionomie.

— Micheline ! murmura Prosper, dont le regard s’adoucissait soudain. Quelle gentille petite femme elle ferait ! Avec des toilettes élégantes, elle aurait un chic !… autant que la petite marquise. Maintenant que je suis riche, je pourrais payer quelqu’un pour soigner sa mère…

Il appuya son front contre la vitre et s’absorba quelques instants dans ses réflexions. Puis, levant brusquement les épaules :

« Fou que je suis ! Épouser une femme sans le sou !… Avec sa mère à ma charge ! On croirait, ma parole, que je suis devenu millionnaire. Trois cent mille francs, ça ne mène pas si loin, de nos jours. Il faudra que je fasse un mariage riche, c’est indispensable si je veux arriver à quelque chose… Et puis elle est trop dévote, ça me nuirait… Ou bien il faudrait que je bataille pour la faire changer, et je ne sais encore si j’y arriverais, car elle a l’air d’avoir une grande volonté… Non, décidément, il n’y a pas à songer à pareille chose ! »

Il se mit à marcher de long en large dans la chambre, les mains dans ses poches, la physionomie un peu assombrie.

« Dommage, car elle me plaît rudement ! J’aurai peut-être un peu de peine à l’oublier… Bah ! on ne peut pas tout avoir ! » conclut-il philosophiquement en se laissant tomber dans un vieux fauteuil de paille.