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Les Deux fraternités/11

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Tallandier (p. 141-150).


CHAPITRE XI


Oui, c’était un caprice, et qui devait rapporter à Claudine plus d’ennui que de satisfaction. Certes, il lui était agréable d’avoir chaque jour une heure de liberté, de pouvoir faire un peu d’exercice, de s’éloigner quelque temps de la luxueuse demeure qui était pour elle une sorte de prison. Mais, au retour, elle était accueillie par le regard soupçonneux d’Alexis, par ses questions impératives, par ses reproches.

— Où as-tu été ?… Qu’as-tu fait ?… Qui as-tu vu ?… Tu es restée bien longtemps aujourd’hui… Tu as l’air tout content… Que t’est-il arrivé ?…

Il n’était rien arrivé du tout. Claudine, ce jour-là, se sentait moins fatiguée, ou bien l’air pur et le soleil lui avaient mis un peu de joie dans l’âme. Et cette inquisition l’irritait peu à peu, augmentait son sourd ressentiment contre Alexis.

D’ailleurs, en dehors de ces instants de liberté qu’il voulait bien lui accorder, le joug s’appesantissait plus fortement que jamais sur elle. Alexis, depuis que son père avait fait quitter le lycée à sa pupille pour l’appeler près du jeune infirme, s’était fait le professeur de Claudine — et quel professeur c’était ! Non qu’il manquât de science, loin de là. Il avait fait de brillantes études, son esprit était à la fois original et profond, sa manière d’expliquer fort nette. Mais il ignorait totalement la patience. Claudine devait comprendre immédiatement sous peine de se voir couvrir de reproches mordants. De plus, la jeune fille devait s’incliner devant toutes les opinions énoncées par lui, sans avoir l’audace d’en discuter une seule. Et cependant, par un pénible esprit de contradiction, il lui demandait souvent son avis, ce qui obligeait Claudine, très franche, à énoncer des idées contraires aux siennes, et amenait des paroles dures ou violentes contre lesquelles cherchait vainement à se cuirasser la jeune fille.

Tout cela neutralisait l’effet qu’eût pu produire l’exercice pris régulièrement, et Claudine pâlissait, maigrissait de plus en plus. Souvent, aussi, elle avait des défaillances, des étourdissements. Mais elle n’en disait rien, et, en se voyant chaque jour un peu plus faible, elle songeait avec une sorte d’allégresse :

— Je ne vivrai plus bien longtemps, sans doute. Je serai délivrée enfin de cet esclavage, j’aurai le doux repos du néant.

Puis une tristesse immense montait en elle, et elle murmurait :

« Mais alors, pourquoi suis-je née ? Le malheur pendant la vie, et après la mort, plus rien ! »

Durant ses longues nuits sans sommeil, de pénibles pensées traversaient son cerveau fatigué, un tranquille désespoir s’infiltrait peu à peu en elle, elle s’abandonnait avec une sorte de bonheur à la faiblesse envahissante.

Un après-midi, au retour de sa promenade qu’elle raccourcissait chaque jour, elle eut un violent étourdissement à une centaine de mètres de la villa, et serait tombée si un officier qui passait n’avait étendu la main pour la retenir.

Quand elle reprit conscience de ce qui l’entourait, elle reconnut le lieutenant de dragons aperçu un jour dans le jardin voisin de la villa Laetitia. Près de lui se tenait un tout jeune prêtre — un séminariste plutôt — qui avait avec lui une certaine ressemblance.

— Je vous demande pardon ! dit Claudine en rougissant. J’ai eu un étourdissement, mais c’est passé, je vous remercie, monsieur.

— Mais je suis trop heureux de m’être trouvé là, dit courtoisement l’officier en saluant.

Claudine fit quelques pas, mais elle chancela de nouveau et étendit la main pour se retenir à la grille du jardin qu’elle longeait.

L’officier, qui était resté discrètement en arrière avec son compagnon, s’avança vivement.

— Si j’osais vous prier d’accepter mon bras jusque chez vous, madame ? dit-il respectueusement.

— C’est tout près d’ici, la villa Lætitia. Mais vraiment je suis au regret…

Elle ne vit pas la brève impression de contrariété qui passait dans le regard du jeune homme à ces mots : « la villa Lætitia ».

— C’est tout près, en effet, dit-il d’un ton contraint. Appuyez-vous sur moi, vous ne craindrez rien ainsi.

Elle se laissa conduire, une sorte de brouillard tombait sur son regard et lui voilait tous les objets alentour.

À la grille de la villa Lætitia, un domestique était occupé à astiquer le cuivre de la boîte aux lettres. Le lieutenant s’arrêta en disant :

— Maintenant, vous voilà chez vous, madame.

Elle leva vers lui son regard qui reprenait peu à peu sa lucidité et exprimait une vive reconnaissance.

— Je vous remercie, monsieur. Sans vous, je serais tombée là.

Il s’inclina en répliquant :

— Je suis heureux que l’appui de mon bras ait pu vous éviter cet accident, madame.

Elle rencontra le sérieux et profond regard de ses grands yeux gris où passait une sorte de compassion, inspirée sans doute par la triste mine de sa jeune voisine. Ce regard adoucissait singulièrement la physionomie un peu froide et hautaine du jeune officier ; il lui donnait un charme indéfinissable qui frappa Claudine.

Elle lui adressa un nouveau remerciement d’une voix émue, et il s’éloigna vers la porte voisine avec le jeune abbé.

— Julien, donnez-moi votre bras pour me conduire jusqu’à la maison, je ne me sens pas bien du tout, dit Claudine au domestique qui considérait, bouche bée, l’officier et le prêtre.

Sur le perron, elle s’évanouit complètement. Prosper et Zélie, appelés aussitôt, la firent transporter dans sa chambre ; on manda un médecin. Celui-ci prescrivit le repos, des fortifiants, et, en sortant, il dit au député qui le reconduisait :

— Cette jeune fille est extrêmement anémique, il lui faut beaucoup de soins et de la distraction.

— De la distraction ! grommela Prosper lorsque le docteur l’eut quitté. Avec cela que je vais me gêner pour lui en procurer !

Il alla trouver son fils sur la terrasse. Alexis tourna vers lui un visage un peu anxieux.

— Eh bien ! père ?

— Ce ne sera rien, un peu d’anémie. Quoi qu’en dise le docteur, je crois que le meilleur moyen de guérir cela est de n’y pas faire attention. Les jeunes filles, ça aime à se faire plaindre et dorloter.

— Pas Claudine, elle est très courageuse. Il faut la faire bien soigner, père ; il faut qu’elle se repose. Je me passerai d’elle tant qu’il sera nécessaire.

— Mais non, ce n’est pas nécessaire ; le docteur dit qu’elle peut se lever, aller et venir, pourvu qu’elle ne se fatigue pas et qu’elle prenne beaucoup l’air. Mais tant qu’elle n’ira pas mieux elle ne pourra pas sortir seule.

— Cela lui a pourtant procuré, cette fois, le plaisir d’être reconduite ici par un bel officier de dragons, dit ironiquement Zélie qui apparaissait sur la terrasse.

— Qu’est-ce que vous dites ? demanda brusquement Alexis en se redressant sur la chaise longue.

— Mais oui, il paraît qu’elle a eu un étourdissement sur l’avenue et serait tombée si le fils du marquis d’à côté ne s’était trouvé là à point pour la retenir et l’aider à arriver jusqu’ici.

Les doigts d’Alexis se crispèrent un peu sur la couverture.

— Vous le connaissez, ma tante ?

— Oui, je l’ai aperçu deux ou trois fois, à cheval ; un superbe cavalier, ma foi ! Je le reconnais sincèrement, bien que tous ces gens-là me portent sur les nerfs, et que celui-là, particulièrement, ait une façon de nous regarder de haut ! Mais on vous fera baisser la tête, mon beau marquis ! L’avenir est à nous autres que vous méprisez !

Alexis interrompit sa tante d’une voix brève, un peu changée :

— Qu’est-ce qu’il lui a dit ?

— À Claudine ? Qu’est-ce que tu veux qu’il lui ait dit ? Ils n’avaient pas, du reste, le temps de faire la conversation ; la petite l’a remercié ; il lui a répondu que cela n’en valait pas la peine, qu’il avait été très heureux, quelque chose comme cela, enfin. Avais-tu peur qu’il ne lui ait adressé quelque compliment ? ajouta Zélie avec un petit rire moqueur.

Les sourcils d’Alexis eurent un violent froncement.

— Je suppose ce monsieur est un homme bien élevé, dit-il sèchement. C’est bon pour Léon de commettre une inconvenance de ce genre !

— Voudrais-tu dire que mon fils est un mal élevé ? s’écria Zélie, rouge de colère.

— C’est le sentiment général, je crois, répliqua Alexis d’un ton de tranquille raillerie. Vous-même le lui avez dit un jour.

— C’était une manière de parler, mais je ne permets à personne de le juger ainsi ! s’écria-t-elle rageusement.

Prosper s’interposa :

— Allons, pas de dispute ! Tu as toujours la manie de provoquer Alexis.

— Oui, c’est toujours moi qui ai tort ! Tu gâtes outrageusement ton fils, tu le laisses me traiter avec la dernière impertinence. Mais ça ne durera pas longtemps comme ça, je t’en préviens !

Et, avec un air de Junon offensée, Zélie s’éloigna en faisant cliqueter les nombreux bracelets qui entouraient ses poignets.

— Qu’elle s’en aille donc ! murmura Alexis en laissant retomber sa tête sur le dossier de la chaise longue.

Prosper s’assit près de lui et posa la main sur son bras.

— Elle t’a fatigué, mon cher enfant ? Évidemment, elle est bien insupportable parfois, mais elle me rend service pour diriger la maison.

— Claudine la remplacerait parfaitement.

— Hum ! elle est bien jeune, et sa position dépendante ne lui donnerait aucun poids vis-à-vis de la domesticité.

Alexis se mit à froisser nerveusement le livre qu’il tenait à la main. Il dit tout à coup :

— Cette position pourrait changer, si elle le voulait.

— Comment cela ?

— Oui, si elle devenait ma femme.

Prosper eut un sursaut de stupeur.

— Ta femme !

— Tu te dis sans doute que je suis fou, dans ma situation, de songer au mariage ?

— Non, non, Alexis, ne crois pas cela ! Mais cette enfant… trouvée… Et tu es si jeune encore ! Bien d’autres occasions se présenteront.

— Oui, des femmes qui consentiront à épouser pour sa fortune l’infirme que je suis ! dit Alexis avec une sourde violence. Cela, jamais ! Et, d’ailleurs, ne comprenez-vous pas que je l’aime, que je ne pourrais vivre sans elle ? Que m’importe le mystère qui entoure sa naissance ! Que m’importe sa pauvreté ! C’est elle que je veux, c’est elle seule qui sera ma femme !

Prosper saisit la main de son fils et enveloppa d’un regard plein d’affection inquiète la jeune physionomie bouleversée par une émotion puissante.

— Ne t’agite pas ainsi, mon enfant ! Tu feras ce qu’il te plaira, je ne désire que ton bonheur. Si tu crois que Claudine puisse te rendre heureux…

— Je ne connais pas ses sentiments pour moi. Elle est très froide, je crains qu’elle ne m’aime pas, du moins pas comme je le voudrais.

— C’est bon, nous lui parlerons de cela un de ces jours.

— Non, pas encore, père, laisse-la se remettre complètement. Et puis, je préfère attendre quelques mois encore, pour l’étudier, pour essayer de savoir.

— Comme tu voudras. Nous allons seulement la soigner comme un petit coq en pâte, puisqu’elle est la future Mme Louviers.

— Si tu lui donnais une femme de chambre, père ? Avec sa santé si frêle, il y aura encore à craindre pendant quelque temps ces étourdissements, et il me paraît nécessaire qu’elle ait quelqu’un pour l’accompagner.

Prosper se mit à rire en passant une main caressante sur l’épaisse chevelure de son fils.

— Tu es jaloux, hein ! mon petit ? Tu as peur que ta Claudine ne rêve à quelque beau lieutenant ?

Les traits d’Alexis se durcirent, il murmura âprement :

— Je les hais tous !… Tous ceux qui sont beaux, vigoureux, élégants !… Et je voudrais, père, que Claudine pût ne jamais sortir d’ici !