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Les Dieux en exil

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Les Dieux en exil
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 2 (p. 5-38).

LES DIEUX EN EXIL.




L’étude qu’on va lire est le plus récent produit de ma plume ; quelques pages seulement sont d’une date plus ancienne. Il m’importe de faire cette remarque pour n’avoir pas l’air de marcher sur les brisées de certains librettistes qui maintes fois ont su tirer parti de mes recherches légendaires. Je voudrais volontiers promettre une prochaine continuation de ce travail, dont les matériaux se sont accumulés dans ma mémoire ; mais l’état de santé précaire où je me trouve ne me permet pas de prendre un engagement pour le lendemain.

Nous nous en allons tous, hommes et dieux, croyances et traditions… C’est peut-être une œuvre pieuse que de préserver ces dernières d’un oubli complet en les embaumant, non selon le hideux procédé Gannal, mais par l’emploi d’arcanes qui ne se trouvent que dans la pharmacie du poète. Oui, les croyances, et avec elles les traditions, s’en vont. Elles s’éteignent, non-seulement dans nos pays civilisés, mais jusque dans les contrées du monde les plus septentrionales, où naguère florissaient encore les superstitions les plus colorées. Les missionnaires qui parcourent ces froides régions se plaignent de l’incrédulité de leurs habitans. Dans le récit d’un voyage au nord du Groenland fait par un ministre danois, celui-ci nous raconte qu’il a interrogé un vieillard sur les croyances actuelles du peuple groënlandais. Le bonhomme lui répondit : Autrefois on croyait encore à la lune, mais aujourd’hui l’on n’y croit plus.

Henri Heine, Paris, 19 mars 1853.

Singulier métier que celui d’écrivain ! L’un a de la chance dans cette profession, l’autre n’en a pas ; mais le plus infortuné des auteurs est sans contredit mon pauvre ami Henri Kitzler, bachelier ès-lettres à Goettingue. Personne dans cette ville n’est aussi savant, aussi riche en idées, aussi laborieux que lui, et pourtant pas le moindre opuscule de lui n’a encore paru à la foire littéraire de Leipzig. Le vieux bibliothécaire Stiefel ne pouvait s’empêcher de rire toutes les fois que Henri Kitzler venait lui demander un livre dont, disait-il, il avait grand besoin pour achever un ouvrage qu’il avait « sous la plume. » — « Il restera bien longtemps encore sous ta plume. » murmurait alors le vieux Stiefel en montant l’échelle classique qui conduisait aux plus hauts rayons de la bibliothèque.

M. Kitzler passait généralement pour un niais, et à vrai dire ce n’était qu’un honnête homme. Tout le monde ignorait le véritable motif pour lequel il ne paraissait aucun livre de lui, et je ne le découvris que par hasard un soir que j’allais allumer ma bougie à la sienne, — car il habitait la chambre voisine de celle que j’occupais. — Il venait d’achever son grand ouvrage sur la magnificence du christianisme ; mais, loin de paraître satisfait de son œuvre, il regardait son manuscrit avec mélancolie.

— Ton nom, m’écriai-je, va donc enfin figurer sur le catalogue des livres qui ont paru à la foire de Leipzig ?

— Oh ! non, me répondit-il en poussant un profond soupir ; je vais me voir forcé de jeter au feu cet ouvrage comme les autres…

Puis il me confia son terrible secret : chaque fois qu’il écrivait un livre, il était frappé du plus grand malheur. Quand il avait épuisé toutes les preuves en faveur de sa thèse, il se croyait obligé de développer également toutes les objections que pourrait taire valoir un adversaire. Il recherchait alors les argumens les plus subtils sous un point de vue contraire, et comme ceux-ci prenaient à son insu racine dans son esprit, il advenait que, son ouvrage achevé, ses idées s’étaient peu à peu modifiées, et à tel point qu’elles formaient un ensemble de convictions diamétralement opposées à ses opinions antérieures ; mais alors aussi il était assez honnête homme pour brûler le laurier de la gloire littéraire sur l’autel de la vérité, c’est-à-dire pour jeter bravement son manuscrit au feu. — Voilà pourquoi il soupira du plus profond de son cœur en songeant au livre où il avait démontré la magnificence du christianisme. — J’ai, dit-il, fait des extraits des pères de l’église à en remplir vingt paniers. J’ai passé des nuits entières accoudé sur une table à lire les Actes des apôtres, tandis que dans ta chambre on buvait du punch et qu’on chantait le Gaudeamus igitur. J’ai payé à la librairie Vanderhoek et Ruprecht, au prix de 38 écus durement gagnés, des brochures théologiques dont j’avais besoin pour mon ouvrage, quand avec cet argent j’aurais pu acheter la plus belle pipe d’écume de mer. J’ai travaillé péniblement pendant deux années, deux précieuses années de ma vie, et tout cela pour me rendre ridicule et baisser les yeux comme un menteur pris sur le fait, lorsque Mme la conseillère aulique Blank me demandera : « Quand donc doit paraître votre Magnificence du christianisme ? » Hélas ! ce livre est terminé, poursuivit le pauvre homme, et sans doute mon ouvrage plairait au public, car j’y ai glorifié le triomphe du christianisme sur le paganisme et démontré que par ce fait la vérité et la raison l’ont emporté sur le mensonge et l’erreur ; mais, infortuné mortel que je suis, je sais au fond de mon âme que le contraire a eu lieu, que le mensonge et l’erreur…

— Silence ! — m’écriai-je, justement alarmé de ce qu’il allait dire, — silence ! Oses-tu bien, aveugle que tu es, rabaisser ce qu’il y a de plus sublime et noircir la lumière ? Alors même que tu nierais les miracles de l’Évangile, tu ne pourrais nier que le triomphe de l’Evangile fut en lui-même un miracle. Un petit troupeau d’hommes simples pénétra victorieusement, en dépit des sbires et des sages, dans le monde romain, munis de la seule arme de la parole… Mais quelle parole aussi !… Le paganisme vermoulu craqua de toutes parts à la voix de ces étrangers, hommes et femmes, qui annonçaient un nouveau royaume céleste au monde ancien, et qui ne craignaient ni les griffes des animaux féroces, ni les couteaux de bourreaux plus féroces encore, ni le glaive, ni la flamme… car ils étaient à la fois glaive et flamme, le glaive et la flamme de Dieu ! — Ce glaive a abattu le feuillage flétri et les branches desséchées de l’arbre de la vie, et l’a sauvé ainsi de la putréfaction. La flamme a réchauffé son tronc glacé, et un vert feuillage et des fleurs odoriférantes ont poussé sur ses branches renouvelées ! Dans tous les spectacles offerts par l’histoire, il n’y a rien d’aussi grandiose, d’aussi saisissant que ce début du christianisme, ses luttes et son complet triomphe !

Je prononçais ces paroles d’autant plus solennellement, qu’ayant bu ce soir-là beaucoup de bière d’Eimbeck, ma voix avait acquis plus de sonorité.

Henri Kitzler ne fut nullement touché de ce discours. — Frère, me répondit-il avec un douloureux et ironique sourire, ne te donne pas tant de peine : ce que tu me dis là a été plus mûrement approfondi et mieux exposé par moi-même que tu ne saurais le faire. J’ai dépeint dans ce manuscrit, et avec les plus vives couleurs, l’époque corrompue et abjecte du paganisme. Je puis même me flatter d’égaler par l’audace de mes coups de pinceau les meilleurs ouvrages des pères de l’église. J’ai montré comment les Grecs et les Romains étaient tombés dans la débauche, séduits par l’exemple de leurs divinités, qui, si l’on doit les juger sur les vices dont on les accuse, auraient à peine été dignes de passer pour des hommes. J’ai irrévocablement prononcé que le premier des dieux, Jupiter en personne, aurait, d’après le texte du code pénal de Hanovre, mérité mille fois les galères, sinon le gibet. Pour faire contraste, j’ai ensuite paraphrasé la doctrine et les maximes de l’Évangile, et prouvé comme quoi les premiers chrétiens, suivant l’exemple de leur divin maître, n’ont jamais pratiqué ni enseigné que la morale la plus pure et la plus sainte, malgré le mépris et les persécutions auxquels ils étaient en butte. La plus belle partie de mon œuvre est celle où, plein d’un noble zèle, je représente le christianisme entrant en lice avec le paganisme, et, semblable à un nouveau David, renversant cet autre Goliath… Mais hélas ! ce duel se présente maintenant à mon esprit sous un aspect étrange… Tout mon amour, tout mon enthousiasme pour cette apologie s’est éteint, dès l’instant où j’ai réfléchi sur les causes auxquelles les adversaires de l’Évangile attribuent son triomphe. Il arriva par malheur que quelques écrivains modernes, Édouard Gibbon entre autres, me tombèrent sous la main. Peu favorables aux victoires évangéliques, ils sont encore moins édifiés de la vertu de ces chrétiens vainqueurs qui, plus tard, à défaut du glaive et de la flamme spirituels, ont eu recours au glaive et à la flamme temporels… L’avouerai-je ? j’ai fini par éprouver, moi aussi, je ne sais quelle sympathie profane pour ces restes du paganisme, pour ces beaux temples et ces belles statues qui bien avant la naissance du Christ n’appartinrent plus à une religion morte, mais à l’art qui vit éternellement. Un jour que je furetais à la bibliothèque, les larmes me vinrent aux yeux en lisant la défense des temples grecs par Libanius. Le vieil Hellène conjurait les dévots barbares, dans les termes les plus touchans, d’épargner ces chefs-d’œuvre précieux dont l’esprit plastique des Grecs avait orné le monde. Inutile prière ! — Les fleurs du printemps de l’humanité, ces monumens d’une période qui ne refleurira plus, périront à jamais sous les efforts d’un zèle destructeur… — Non, s’écria mon savant ami en continuant son oraison, je ne m’associerai jamais, par la publication de cet ouvrage, à un semblable méfait : non, je dois le brûler, comme j’ai brûlé les autres. O vous ! statues de la beauté, statues brisées, et vous, mânes des dieux morts, ombres bien-aimées qui peuplez les cieux de la poésie, c’est vous que j’invoque ! Acceptez cette offrande expiatoire, c’est à vous que je sacrifie ce livre !

Et Henri Kitzler jeta son manuscrit au feu qui pétillait dans la cheminée, et de la Magnificence du christianisme il ne resta bientôt qu’un tas de cendres.

Ceci se passa à Goettingue, dans l’hiver de 1820, quelques jours avant cette fatale nuit du premier jour de l’an où l’huissier académique, Doris, reçut une si terrible volée de coups, et où quatre-vingt-cinq cartels furent lancés entre les deux partis opposés de la Burschenschaft et de la Landsmannschaft, Ce furent de vaillans coups de bâton que ceux qui tombèrent, comme la grêle, sur les larges épaules du pauvre Doris ; mais il s’en consola en bon chrétien, conqu’un jour, dans le royaume céleste, nous serons dédommagés des coups que nous avons reçus ici-bas.

Je reviens au triomphe du christianisme sur le paganisme. Je ne suis nullement de l’avis de mon ami Kitzler, qui blâmait avec tant d’amertume le zèle iconoclaste des premiers chrétiens. Je pense au contraire que ceux-ci ne devaient et ne pouvaient épargner les vieux temples et les antiques statues, car dans ces monumens vivaient encore cette ancienne sérénité grecque et ces mœurs joyeuses qui, aux yeux des fidèles, relèvent du domaine de Satan. Dans les statues et dans les temples, le chrétien ne voyait pas seulement l’objet d’un culte vide et d’une vaine erreur ; non, il regardait ces temples comme les forteresses de Satan, et les dieux que ces statues représentaient, il les croyait animés d’une existence réelle : selon lui, c’étaient autant de démons. Aussi les premiers chrétiens refusèrent-ils toujours de sacrifier aux dieux et de s’agenouiller devant leurs simulacres, et quand, pour ce fait, ils furent accusés et traînés devant les tribunaux, ils répondirent toujours qu’ils ne devaient pas adorer les démons. Ils aimèrent mieux souffrir le martyre que de montrer la moindre vénération pour ce diable de Jupiter, cette diablesse de Diane et cette archidiablesse de Vénus.

Pauvres philosophes grecs, qui n’avez jamais pu comprendre ce refus bizarre, vous n’avez pas compris non plus que, dans votre polémique avec les chrétiens, vous n’aviez pas à défendre une doctrine morte, mais de vivantes réalités ! Il n’importait pas en effet de donner par des subtilités néo-platoniciennes une signification plus profonde à la mythologie, d’infuser aux dieux défunts une nouvelle vie, un nouveau sang symbolique, de se tuer à réfuter la polémique grossière et matérielle de ces premiers pères de l’église, qui attaquaient, par des plaisanteries presque voltairiennes, la moralité des dieux ! — Il importait plutôt de défendre l’essence de l’hellénisme, la manière de penser et de sentir, toute la vie de la société hellénique, et de s’opposer avec force à la propagation des idées et des sentimens sociaux importés de la Judée. La véritable question était de savoir si le monde devait appartenir dorénavant à ce judaïsme spiritualiste que prêchaient ces Nazaréens mélancoliques qui bannirent de la vie toutes les joies humaines pour les reléguer dans les espaces célestes, — ou si le monde devait demeurer sous la joyeuse puissance de l’esprit grec, qui avait érigé le culte du beau et fait épanouir toutes les magnificences de la terre ! — Peu importait l’existence des dieux : personne ne croyait plus à ces habitans de l’Olympe parfumé d’ambroisie ; mais en revanche quels amusemens divins on trouvait dans leurs temples aux jours des fêtes et des mystères ! On y dansait somptueusement, le front ceint de fleurs ; ou s’étendait sur des couches de pourpre pour savourer les plaisirs du repos sacré, et quelquefois aussi pour goûter de plus douces jouissances… Ces joies, ces rires bruyans se sont depuis longtemps évanouis. Dans les ruines des temples vivent bien encore les anciennes divinités, mais dans la croyance populaire elles ont perdu toute puissance par le triomphe du Christ : ce ne sont plus que de méchans démons qui, se tenant cachés durant le jour, sortent, la nuit venue, de leurs demeures, et revêtent une forme gracieuse pour égarer les pauvres voyageurs et pour tendre les pièges aux téméraires !

À cette croyance populaire se rattachent les traditions les plus merveilleuses. C’est à sa source que les poètes allemands ont puisé les sujets de leurs plus belles inspirations. L’Italie est ordinairement la scène choisie par eux, et le héros de l’aventure est quelque chevalier allemand qui, autant à cause des charmes de sa jeunesse qu’à cause de son inexpérience, est attiré par de beaux démons et enlacé dans leurs filets trompeurs. Un beau jour d’automne, le chevalier se promène seul, loin de toute habitation, rêvant aux forêts de son pays et à la blonde jeune fille qu’il a laissée sur la terre natale, le jeune freluquet ! Tout à coup il rencontre une statue et s’arrête comme ébahi. Ne serait-ce pas la déesse de la beauté ? Il est face à face avec elle, et son jeune cœur est sous l’attrait du charme antique. En croira-t-il ses yeux ? Jamais il n’a vu des formes aussi gracieuses. Il pressent sous ce marbre une vie plus ardente que celle qui coule sous les joues empourprées des jeunes filles de son pays. Ces yeux blancs lui dardent des regards à la fois si voluptueux et si langoureusement tristes, que sa poitrine se gonfle d’amour et de pitié, de pitié et d’amour. Dès lors il erre souvent à travers les ruines, et l’on s’étonne de ne plus le voir assister ni aux orgies des buveurs ni aux jeux des chevaliers. Ses promenades deviennent bientôt le sujet de bruits étranges. Un matin, le jeune fou rentre précipitamment dans son Hôtellerie, le visage pâle et décomposé : il solde ce qu’il doit, fait sa valise et se hâte de repasser les Alpes.

Que lui est-il donc, advenu ?

Un jour, dit-on, il s’achemina plus tard que de coutume vers les ruines qu’il chérissait tant. Le soleil était couché, et les ombres de la nuit lui voilaient les lieux où chaque jour il contemplait pendant des heures entières la statue de sa belle déesse. Après avoir erré longtemps à l’aventure, il se trouva en face d’une villa qu’il n’avait jamais aperçue dans cette contrée. Quel fut son étonnement, lorsqu’il en vit sortir des valets qui vinrent, flambeaux en main, l’inviter à y passer la nuit ! Cet étonnement redoubla, lorsqu’au milieu d’une salle vaste et éclairée, il aperçut, se promenant seule, une femme qui, dans sa taille et ses traits, offrait la plus intime ressemblance avec la belle statue de ses amours. Elle lui ressemblait d’autant plus, qu’elle était revêtue d’une mousseline éclatante de blancheur, et que son visage était extrêmement pâle. Le chevalier l’ayant saluée avec courtoisie, elle le regarda longtemps avec une gravité silencieuse, puis elle lui demanda s’il avait faim. Bien que le chevalier sentit battre fortement son cœur, il avait néanmoins un estomac germanique. Après une course aussi longue, il sentait le désir de se sustenter quelque peu, et il ne refusa pas les offres de la belle dame. Celle-ci lui prit donc amicalement la main, et il la suivit à travers les salles vastes et sonores, qui, malgré toute leur splendeur, laissaient apercevoir je ne sais quelle désolation effrayante. Les girandoles jetaient un jour blafard sur les murs, le long desquels des fresques bariolées représentaient toutes sortes d’histoires païennes, Comme les amours de Paris et d’Hélène, de Diane et d’Endymion, de Calypso et d’Ulysse. De grandes fleurs fantastiques balançaient leurs tiges dans des vases de marbre rangés devant les fenêtres, et elles exhalaient une odeur cadavérique et vertigineuse. Le vent gémissait dans les cheminées comme le râle d’un mourant. Une fois arrivés dans la salle à manger, la belle dame se plaça vis-à-vis du chevalier, se fit son échanson, et lui présenta en souriant les mets les plus exquis. Que de choses durent paraître étranges à notre naïf Allemand ! Quand il vint à demander le sel, qui manquait sur la table, un tressaillement presque hideux contracta la blanche face de son hôtesse, et ce ne fut que sur les instances réitérées du chevalier que, visiblement contrariée, elle ordonna à ses domestiques d’apporter la salière. Ceux-ci la placèrent en tremblant sur la table, et la renversèrent presque à moitié. Cependant le vin généreux qui glissait comme du feu dans le gosier tudesque de notre jeune homme apaisa les secrètes terreurs dont parfois il se sentait saisi, bientôt il devint confiant, son humeur prit une teinte joviale, et, lorsque la belle dame lui demanda s’il savait ce que c’était qu’aimer, il lui répondit par des baisers de flamme. Pris d’amour et peut-être de vin aussi, il s’endormit bientôt sur le sein de sa belle. Des rêves confus, semblables à ces visions qui nous apparaissent dans le délire d’une fièvre chaude, ne tardèrent pas à se croiser dans son esprit. Tantôt c’était sa vieille grand’mère, assise dans un vaste fauteuil, marmottant précipitamment une prière de nuit. Tantôt c’étaient les rires moqueurs d’énormes chauves-souris qui, tenant des flambeaux dans leurs grilles, voltigeaient autour de lui, et dans lesquelles, en les regardant de plus près, il croyait reconnaître les domestiques qui l’avaient servi à table. Enfin il rêva que sa belle hôtesse s’était transformée en un monstre ignoble, et que lui-même, en proie aux vives angoisses de la mort, il lui tranchait la tête. Ce ne fut que le lendemain, main, bien avant dans la matinée, que le chevalier sortit de son sommeil léthargique ; mais à la place de cette superbe villa où il croyait avoir passé la nuit, il ne trouva que les ruines qu’il avait hantées chaque jour, et il s’aperçut avec effroi que la statue de marbre qu’il aimait tant était tombée du haut de son piédestal, et que sa tête détachée du tronc gisait à ses pieds.

Le récit qui va suivre présente à peu près le même caractère. — Un jeune chevalier qui, en compagnie de quelques amis, jouait à la paume dans une villa près de Rome, ôta son anneau qui le gênait, et le plaça au doigt d’une statue, afin qu’il ne se perdît pas. Le jeu ayant cessé, le jeune homme revint à la statue, qui représentait une déesse païenne ; mais, quel ne fut pas son effroi ! le doigt de cette femme de marbre s’était recourbé, et il ne pouvait retirer son anneau qu’en lui brisant la main, ce qu’une pitié secrète l’empêcha de faire. Il courut conter cette merveille à ses compagnons, les invitant à venir juger de l’événement par leurs propres yeux ; mais, à peine révenu avec eux près de la statue, il s’aperçut que le doigt de celle-ci s’était redressé, et que l’anneau avait disparu. Quelque temps après, notre chevalier se décida à recevoir le sacrement du mariage, et ses noces furent célébrées ; mais la nuit même du mariage, au moment où il allait se coucher, une femme qui, par sa taille et par ses traits, ressemblait parfaitement à la statue dont nous venons de parler s’avança vers lui et lui dit que l’anneau placé à son doigt les avait fiancés, et qu’il lui appartenait désormais comme époux légitime. En vain le chevalier se défendit contre cette singulière assertion : la femme païenne se plaça entre lui et celle qu’il avait épousée, toutes les fois qu’il voulut approcher de cette dernière, en sorte qu’il dut cette nuit-là renoncer à toutes les joies nuptiales. Il en fut de même pour la seconde et la troisième nuit. Le chevalier devint profondément soucieux. Personne ne put lui venir en aide, et les plus dévots eux- mêmes hochèrent la tête ; enfin il entendit parler d’un prêtre nommé Palumnus, qui avait maintes fois déjà rendu de bons services contre les maléfices des démons. Il alla donc le trouver ; mais le prêtre se fit prier longtemps avant de lui promettre assistance, parce que, prétendait-il, il exposerait sa propre personne aux plus grands dangers. Il finit cependant par tracer quelques caractères inconnus sur un petit morceau de parchemin, et par donner les instructions nécessaires à notre ensorcelé. D’après celles-ci, le chevalier devait se placer à minuit dans un certain carrefour, aux environs de Rome, où il verrait passer les plus bizarres apparitions ; mais il devait rester impassible et ne pas se laisser effrayer de ce qu’il pourrait voir ou entendre. Seulement, au moment où il apercevrait la femme au doigt de laquelle il avait placé son anneau, il aurait à s’avancer vers elle et à lui présenter le morceau de parchemin. Le chevalier se soumit à ces ordres. Son cœur battait avec force, lorsqu’à minuit sonnant il se trouva au carrefour désigné, et qu’il vit défiler l’étrange cortège. C’étaient des hommes et des femmes pâles, magnifiquement vêtus d’habits de fête de l’époque païenne ; les uns portaient des couronnes d’or, les autres des couronnes de laurier sur un front tristement incliné vers la poitrine ; on en voyait aussi marchant avec inquiétude, chargés de toutes sortes de vases d’argent et d’autres ustensiles qui appartenaient aux sacrifices dans les anciens temples. Au milieu de cette foule se dressaient d’énormes taureaux aux cornes d’or, ornés de guirlandes de fleurs, et puis, sur un magnifique char triomphal, chamarrée de pourpre et couronnée de roses, s’avançait une déesse haute de stature et éblouissante de beauté. Le chevalier s’approcha d’elle, et lui présenta le parchemin du prêtre Palumnus, car il venait de la reconnaître pour celle qui possédait son anneau. La déesse eut à peine entrevu les caractères tracés sur le parchemin, que, levant les mains au ciel, elle poussa un cri lamentable. Des larmes s’échappèrent de ses yeux, et elle s’écria avec désespoir : « Cruel prêtre Palumnus ! tu n’es donc pas encore satisfait des maux que tu nous as précédemment infligés ! Mais tes persécutions auront bientôt un terme, cruel prêtre Palumnus ! » Et elle rendit l’anneau au chevalier, qui, la nuit suivante, ne rencontra plus d’obstacles à son union nuptiale. Quant au prêtre Palumnus, il mourut trois jours après cet événement.

J’ai lu cette histoire pour la première fois dans le Mons Veneris de Kornmann. Il y a peu de temps, je l’ai retrouvée citée dans un livre absurde sur la sorcellerie, par Delrio, qui l’a extraite d’un ouvrage espagnol ; elle est probablement d’origine ibérique. L’ouvrage de Kornmann est la source la plus importante à consulter pour le sujet que je traite. Il y a bien longtemps qu’il ne m’est tombé sous la main, et je n’en peux parler que par souvenir ; mais cet opuscule d’à peu près deux cents à deux cent cinquante pages, avec ses vieux et charmans caractères gothiques, est toujours présent à mon esprit. Il peut avoir été imprimé vers le milieu du XVIIe siècle. Le chapitre des Esprits élémentaires y est traité de la manière la plus approfondie, et l’auteur y a rattaché des récits merveilleux sur la montagne de Vénus. À l’exemple de Kornmann, j’ai dû, au sujet des esprits élémentaires, parler également de la transformation des anciennes divinités. Non, ces dernières ne sont point de simples spectres ! car, comme je l’ai proclamé plus d’une fois, ces dieux ne sont pas morts ; ce sont des êtres incréés, immortels, qui, après le triomphe du Christ, ont été forcés de se retirer dans les ténèbres souterraines. La tradition allemande relative à Vénus, comme déesse de la beauté et de l’amour, présente un caractère tout particulier ; c’est du romantisme classique. Suivant les légendes germaniques, Vénus, après la destruction de ses temples, se serait réfugiée au fond d’une montagne mystérieuse, où elle mène joyeuse vie en compagnie des sylvains et des sylphides les plus lestes, des dryades et des hamadryades les plus avenantes, et de maints héros célèbres qui ont disparu de la scène du monde d’une manière mystérieuse. D’aussi loin que vous approchez de ce séjour de Vénus, vous entendez des rires bruyans et des sons de guitare qui, semblables à des filets invisibles, enlacent votre cœur et vous attirent vers la montagne enchantée. Par bonheur pour vous, un vieux chevalier, nommé le fidèle Eckart, fait bonne faction à l’entrée de la montagne. Immobile comme une statue, il est appuyé sur son grand sabre de bataille ; mais sa tête blanche comme la neige tremblotte toujours et vous avertit tristement des dangers voluptueux qui vous attendent. Il y en a qui s’en effraient à temps ; d’autres n’écoutent point la voix chevrotante du fidèle Eckart, et se précipitent éperdûment dans l’abîme des joies damnées. Pendant quelque temps, tout marche à souhait ; mais l’homme n’aime pas toujours à rire : parfois il devient silencieux et grave, et pense au temps passé, car le passé est la patrie de son âme. Il se prend à regretter cette patrie : il voudrait de nouveau éprouver les sentimens d’autrefois, ne fût-ce que des sentimens de douleur. Voilà ce qui arriva au Tannhaeuser, au rapport d’une chanson qui est un des monumens linguistiques les plus curieux que la tradition ait conservés dans la bouche du peuple allemand. J’ai lu cette chanson pour la première fois dans l’ouvrage de Kornmann. Prétorius la lui a empruntée presque littéralement, et c’est d’après lui que les compilateurs du Wunderhorn l’ont réimprimée. Il est difficile de fixer d’une manière positive l’époque à laquelle remonte la tradition du Tannhaeuser. On la retrouve déjà sur des pages volantes des plus anciennement imprimées. Il en existe une version moderne, qui n’a de commun avec le poème original qu’une certaine vérité de sentiment. Comme j’en possède sans nul doute le seul exemplaire, je vais publier ici ce Tannhaeuser modernisé :

« Bons chrétiens, ne vous laissez pas envelopper dans les filets de Satan ; c’est pour édifier votre âme que j’entonne la chanson du Tannhaeuser.

« Le noble Tannhaeuser, ce brave chevalier, voulait goûter amours et plaisirs, et il se rendit à la montagne de Vénus, où il resta sept ans durant.

« O Vénus, ma belle dame, je te fais mes adieux. Ma gracieuse mie, je ne veux plus demeurer avec toi ; tu vas me laisser partir.

« — Tannhaeuser, mon brave chevalier, tu ne m’as pas embrassée aujourd’hui. Allons, viens vite m’embrasser, et dis-moi ce dont tu as à te plaindre.

« N’ai-je pas versé chaque jour dans ta coupe les vins les plus exquis, et n’ai-je pas chaque jour couronné ta tête de roses ?

« — O Vénus, ma belle dame, les vins exquis et les tendres baisers ont rassasié mon cœur ; j’ai soif de souffrances.

« Nous avons trop plaisanté, trop ri ensemble ; les larmes me l’ont envie maintenant, et c’est d’épines et non de roses que je voudrais voir couronner ma tête.

« — Tannhäuser, mon brave chevalier, tu me cherches noise ; tu m’as pourtant juré plus de mille fois de ne jamais me quitter.

« Viens, passons dans ma chambrette ; là nous nous livrerons à d’amoureux ébats. Mon beau corps blanc comme le lis égaiera la tristesse.

« — O Vénus, ma belle dame, tes charmes resteront éternellement jeunes ; il brûlera autant de cœurs pour toi qu’il en a déjà brûlé.

« Mais lorsque je songe à tous ces dieux et à tous ces héros que les appas ont charmés, alors ton beau corps blanc comme le lis commence à me répugner.

« Ton beau corps blanc comme le lis m’inspire presque du dégoût, quand je songe combien d’autres s’en réjouiront encore.

« Tannhäuser, mon brave chevalier, tu ne devrais pas me parler de la sorte : j’aimerais mieux te voir me battre, comme tu l’as fait maintes fois.

« Oui, j’aimerais mieux te voir me battre, chrétien froid et ingrat, que de m’entendre jeter à la face des insultes qui humilient mon orgueil et me brisent le cœur.

« C’est pour l’avoir trop aimé que tu me tiens sans doute de tels propos. Adieu, pars donc, je te le permets ; je vais moi-même t’ouvrir la porte. »

« A Rome, à Rome, dans la sainte ville, l’on chante et l’on sonne les cloches ; la procession s’avance solennellement, et le pape marche au milieu.




« C’est Urbain, le pieux pontife ; il porte la tiare, et la queue de son manteau de pourpre est portée par de fiers barons.

« — O saint-père, pape Urbain, tu ne quitteras pas cette place sans avoir entendu ma confession et m’avoir sauvé de l’enfer.

« La foule élargit son cercle ; les chants religieux cessent. Quel est ce pèlerin pâle et effaré, agenouillé devant le pape ?

« — O saint-père, pape Urbain, toi qui peux lier et délier, soustrais-moi aux tourmens de l’enfer et au pouvoir de l’esprit malin. « Je me nomme le noble Tannhäuser. Je voulais goûter amours et plaisirs, et je me rendis à la montagne de Vénus, où je restai sept ans durant.

« Dame Vénus est une belle femme, pleine de grâces et de charmes ; sa voix est suave comme le parfum des fleurs.

« Ainsi qu’un papillon qui voltige autour d’une fleur pour en aspirer les doux parfums, mon âme voltigeait autour de ses lèvres roses.

« Les boucles de ses cheveux noirs et sauvages tombaient sur sa douce figure ; et lorsque ses grands yeux me regardaient, ma respiration s’arrêtait.

« Lorsque ses grands yeux me regardaient, je restais comme enchaîné, et c’est à grand’peine que je me suis échappé de la montagne..

« Je me suis échappé de la montagne ; mais les regards de la belle dame me poursuivent partout ; ils me disent : Reviens, reviens !

« Le jour, je suis semblable à un pauvre, spectre ; la nuit, ma vie se réveille. Mon rêve me ramène auprès de ma belle dame ; elle est assise près de moi, et elle rit.

« Elle rit, si beureuse et si folle, et avec des dents si blanches ! Oh ! quand je songe à ce rire, mes larmes coulent aussitôt.

« Je l’aime d’un amour sans bornes. Il n’est pas de frein à cet amour ; c’est comme la chute d’un torrent dont on ne peut arrêter les flots.

« Il tombe de roche en roche, mugissant et écumant, et il se romprait mille fois le cou plutôt que de ralentir sa course.

« Si je possédais le ciel entier, je le donnerais à ma dame Vénus ; je lui donnerais le soleil, je lui donnerais la lune, je lui donnerais toutes les étoiles.

« Mon amour me consume, et ses flammes sont effrénées. Seraient-ce là déjà le feu de l’enfer et les peines brûlantes des damnés ?

« O saint-père, pape Urbain, toi qui peux lier et délier, soustrais-moi aux tourmens de l’enfer et au pouvoir de l’esprit malin ! »

« Le pape lève les mains au ciel et dit en soupirant : — Infortuné Tannhäuser, le charme dont tu es possédé ne peut être rompu.

« Le diable qui a nom Vénus est le pire de tous les diables, el je ne pourrai jamais t’arracher à ses griffes séduisantes.

« C’est avec ton âme qu’il faut racheter maintenant les plaisirs de la chair. Tu es réprouvé désormais et condamné aux tourmens éternels. »




« Le noble, chevalier Tannhäuser marche vite, si vite qu’il en a les pieds écorchés, et il rentre à la montagne de Vénus vers minuit.

« Dame Vénus se réveille en sursaut, sort promptement de sa couche, et bientôt enlace dans ses bras son bien-aimé.

« Le sang sort de ses narines, ses yeux versent des larmes, el elle couvre de sang et de larmes le visage de son bien-aimé.

« Le chevalier se met au lit sans mot dire, et dame Vénus se rend à la cuisine pour lui faire la soupe.

« Elle lui sert la soupe, elle lui sert le pain, elle lave ses pieds blessés, elle peigne ses cheveux hérissés, et se met doucement à rire.

« — Tannhäuser, mon brave chevalier, tu es resté longtemps absent. Dis-moi quels sont les pays que tu as parcourus ?

« — Dame Vénus, ma belle mie, j’ai visité l’Italie ; j’avais des affaires à Rome, j’y suis allé, et puis je suis revenu en hâte auprès de toi.

« Rome est bâtie sur sept collines ; il y coule, un fleuve qui s’appelle le Tibre. À Rome, je vis le pape ; le pape te fait dire bien des choses.

« Pour revenir de Rome, j’ai passé par Florence ; j’ai traversé Milan et escaladé hardiment les Alpes.

« Rendant que je traversais les Alpes, la neige tombait, les lacs bleus me souriaient, les aigles croassaient.

« Du haut du Saint-Gothard j’entendis ronfler la bonne Allemagne ; elle dormait là-bas du sommeil du juste, sous la sainte et digne garde de ses chers roitelets.

« J’avais hâte de revenir auprès de toi, dame Vénus, ma mie. On est bien ici, et je ne quitterai plus jamais ta montagne. »


Je ne veux en imposer au public ni en vers ni en prose, et j’avoue franchement que le poème qu’on vient de lire est de mon propre crû, et qu’il n’appartient pas à quelque Minnesinger du moyen âge. Cependant je suis tenté de faire suivre ici le poème primitif dans lequel le vieux poète a traité le même sujet. Ce rapprochement sera très intéressant et très instructif pour le critique qui voudrait voir de quelle manière différente deux poètes de deux époques tout à fait opposées ont traité la même légende, tout en conservant la même facture, le même rhythme et presque le même cadre. L’esprit des deux époques doit distinctement ressortir d’un pareil rapprochement, et ce serait pour ainsi dire de l’anatomie comparée en littérature. En effet, en lisant en même temps ces deux versions, on voit combien chez l’ancien poète prédomine la foi antique, tandis que chez le poète moderne, né au commencement du XIXe siècle, se révèle le scepticisme de son époque ; l’on voit combien ce dernier, qui n’est dompté par aucune autorité, donne un libre essor à sa fantaisie, et n’a en chantant aucun autre but que de bien exprimer dans ses vers des sentimens purement humains. Le vieux poète, au contraire, reste sous le joug de l’autorité cléricale ; il a un but didactique, il veut illustrer un dogme religieux, il prêche la vertu de la charité, et le dernier mot de son poème, c’est de démontrer l’efficacité du repentir pour la rémission de tout péché : le pape lui-même est blâmé pour avoir oublié cette haute vérité chrétienne, et par le bâton desséché qui reverdit entre ses mains il reconnaît, mais trop tard, l’incommensurable profondeur de la miséricorde divine. Voici les paroles du vieux poète :


« Mais à présent je veux commencer ; nous voulons chanter le Tannhäuser et ce qui lui est arrivé de merveilleux avec la dame Vénus.

« Le Tannhäuser était un bon chevalier ; il voulait voir de grandes merveilles ; alors il alla dans la montagne de Vénus, où il y avait de belles femmes.

« — Tannhäuser, mon bon chevalier, je vous aime, vous ne devez pas l’oublier ; vous m’avez juré de ne jamais me quitter.

« — Vénus, ma belle dame, je ne l’ai pas fait, il faut que j’y contredise ; car personne que vous ne le dit, aussi vrai que Dieu me soit en aide.

« -Tannhäuser, mon bon chevalier, qu’est-ce que vous me dites ? Vous devez rester avec nous ; je vous donnerai une de mes compagnes pour votre épouse.

« — Si je prends une autre femme que celle que je porte dans mon cœur, il me faudra brûler éternellement dans le feu de l’enfer.

« — Tu me parles beaucoup du feu de l’enfer, cependant tu ne l’as pas éprouvé. Pense à ma bouche rose qui rit à toute heure.

« — De quel avantage peut m’être ta bouche rose ? elle m’est très dangereuse. Donne-moi donc congé, ô Vénus, ma tendre dame ! Je l’en conjure par l’honneur de toutes les femmes.

« — Tannhäuser, mon bon chevalier, si vous voulez avoir congé, je ne veux pas vous le donner, oh ! rester, noble et doux chevalier, et rafraîchissez votre âme.

« — Mon âme est devenue malade. Je ne peux pas rester plus longtemps. Donnez-moi congé, ô tendre dame ! donnez-moi congé de votre corps superbe.

« — Tannhäuser, mon bon chevalier, ne parlez pas ainsi, vous n’êtes pas dans votre bon sens. Allons dans ma chambrette nous adonner aux jeux ultimes de l’amour.

« — Votre amour m’est devenu pénible. J’ai dans l’idée, ô Vénus, ma noble, et tendre damoiselle, que vous êtes une diablesse.

« — Tannhäuser, ah ! pourquoi parlez-vous ainsi ? tenez-vous à m’injurier ? Si vous devez rester plus longtemps avec nous, vous aurez à payer cette parole.

« Tannhäuser, si vous voulez avoir votre congé, prenez congé de mes chevaliers, et partout où vous irez dans le pays, vous devez célébrer ma louange.

« Le Tannhäuser sortit de la montagne plein de chagrin et de repentir : — Je veux aller à Rome, la ville pieuse, et me confier entièrement dans le pape.

« Je me mets joyeusement en route, à la garde de Dieu, pour aller trouver un pape qui s’appelle Urbain, et pour voir s’il voudra me prendre sous sa sainte protection.

« O saint pape Urbain, mon père spirituel, je m’accuse envers vous des péchés que j’ai commis, comme je vais vous l’énoncer.

« J’ai été pendant une année entière chez Vénus, la belle dame ; maintenant je veux me confesser et faire pénitence, pour recouvrer les bonnes grâces de Dieu.

« Le pape avait un bâton blanc fait d’une branche sèche : — Quand ce bâton portera des feuilles, tes péchés te seront pardonnés.

« — Si je ne devais plus vivre qu’un an, un an sur cette terre, je voudrais me repentir et faire pénitence pour recouvrer les bonnes grâces de Dieu.

« Le chevalier repartit de la ville plein de chagrin et de souffrances : — Marie, ô sainte mère, vierge immaculée, s’il faut me séparer de toi.

« Je vais rentrer dans la montagne, à tout jamais et sans fin, auprès de Vénus, ma tendre dame, où Dieu m’envoie.

« — Soyez le bienvenu, mon bon Tannhäuser ; je vous ai regretté bien longtemps ; soyez le bienvenu, mon bien-aimé chevalier, mon héros qui m’êtes fidèlement revenu.

« Bientôt après, au troisième jour, le bâton du pape commença à reverdir ; alors on envoya des messagers dans tous les pays où le Tannhäuser était venu.

« Il était rentré dans la montagne, où il doit rester maintenant jusqu’au jugement dernier, quand Dieu l’appellera. « C’est ce que jamais prêtre ne doit faire, — plonger un homme dans la désolation ; quand il veut se repentir et faire pénitence, ses péchés doivent lui être pardonnés. »


Comme cela est magnifique ! Déjà au début du poème nous trouvons un effet merveilleux. Le poète nous donne la réponse de la dame Vénus, sans avoir rapporté auparavant la demande du Tannhaeuser, laquelle provoque cette réponse. Par cette ellipse, notre imagination gagne un champ plus libre et nous suggère tout ce que Tannhaeuser aurait pu dire, et ce qui était peut-être très difficile à résumer en quelques mots. Malgré sa candeur et sa piété du moyen âge, l’ancien poète a su peindre les séductions fatales et les allures dévergondées de la dame Vénus. Un auteur moderne et perverti n’aurait pas mieux dessiné la physionomie de cette femme-démon, de cette diablesse de femme qui, avec toute sa morgue olympienne et la magnificence de sa passion, n’en trahit pas moins la femme galante ; c’est une courtisane céleste et parfumée d’ambroisie, c’est une divinité aux camélias, et pour ainsi dire une déesse entretenue. Si je fouille dans mes souvenirs, je dois l’avoir rencontrée un jour en passant par la place Bréda, qu’elle traversait d’un pas délicieusement leste ; elle portait une petite capote grise d’une simplicité raffinée, et elle était enveloppée du menton jusqu’aux talons dans un magnifique châle des Indes, dont la pointe frisait le pavé. — Donnez-moi la définition de cette femme, dis-je à M. de Balzac, qui m’accompagnait. — C’est une femme entretenue, répondit le romancier. Moi j’étais plutôt d’avis que c’était une duchesse. D’après les renseignemens d’un commun ami qui arriva, nous reconnûmes que nous avions raison tous les deux.

Aussi bien que le caractère de la dame Vénus, le vieux poète a su rendre celui du Tannhaeuser, de ce bon chevalier qui est le chevalier Des Grieux du moyen âge. Quel beau trait est-ce encore quand, dans le milieu du poème, Tannhaeuser tout à coup commence à parler au public en son propre nom, et qu’il nous raconte ce que plutôt le poète devrait raconter, c’est-à-dire comme il parcourt le monde en désespéré ! Cela a pour nous l’air de la gaucherie d’un poète inculte, mais de pareils accens produisent dans leur naïveté des effets merveilleux.

Le poème du Tannhaeuser a été écrit, selon toute apparence, peu de temps avant la réformation ; la légende qui en fait le sujet ne remonte pas beaucoup plus haut, et ne lui est peut-être antérieure que d’un siècle à peine. Ainsi la dame Vénus n’apparaît que très tard dans les traditions populaires de l’Allemagne, tandis que d’autres divinités, par exemple Diane, sont connues dès le commencement du moyen âge. Au VIe et au VIIe siècle, Diane figure déjà comme un génie malfaisant dans les décrets des évêques. Depuis lors, on la représente d’ordinaire à cheval, elle qui autrefois, gracieusement chaussée et légère comme la biche qu’elle poursuivait, parcourait à pied les forêts de l’ancienne Grèce. Pendant quinze cents ans on fait prendre successivement à cette divinité les figures les plus diverses, et en même temps son caractère subit le changement le plus complet. — Ici se présente à mon esprit une observation dont le développement offrirait une matière suffisante pour les plus intéressantes recherches. Toutefois je me bornerai à l’indiquer et à ouvrir la voie à des érudits sans travail, ouvriers de la pensée en grève. Je me contenterai de faire remarquer en peu de mots que, lors de la victoire définitive du christianisme, c’est-à-dire au IIIe et au IVe siècle, les anciens dieux païens se virent aux prises avec les embarras et les nécessités qu’ils avaient déjà éprouvés dans les temps primitifs, c’est-à- dire à cette époque révolutionnaire ou les Titans, forçant les portes du Tartare, entassèrent Pélion sur Ossa et escaladèrent l’Olympe. Ils furent contraints de fuir ignominieusement, ces pauvres dieux et déesses, avec toute leur cour, et ils vinrent se cacher parmi nous sur la terre, sous toutes sortes de déguisemens. La plupart d’entre eux se réfugièrent en Égypte, où, pour plus de sûreté, ils revêtirent la forme d’animaux, comme Hérodote nous l’apprend. C’est tout à fait de la même manière que les divinités du paganisme durent prendre la fuite et chercher leur salut sous des travestissemens de toute espèce et dans les cachettes les plus obscures, lorsque le vrai Dieu parut avec la croix, et que les iconoclastes fanatiques, la bande noire des moines, brisèrent les temples et lancèrent l’anathème contre les dieux proscrits. Un grand nombre de ces émigrés olympiens, qui n’avaient plus ni asile ni ambroisie, durent avoir recours à un honnête métier terrestre pour gagner au moins de quoi vivre. Quelques-uns d’entre eux, dont on avait confisqué les biens et les bois sacrés, furent même forcés de travailler comme simples journaliers chez nous, en Allemagne, et de boire de la bière au lieu de nectar. Dans cette extrémité, Apollon parait s’être résigné à entrer au service d’éleveurs de bestiaux ; de même qu’autrefois il avait gardé les vaches du roi Admète, il vécut comme berger dans la Basse-Autriche, mais ses chants harmonieux éveillèrent les soupçons d’un moine savant, qui reconnut en lui un ancien dieu païen et le livra aux tribunaux ecclésiastiques. Soumis à la torture, il avoua qu’il était le dieu Apollon. Il demanda la permission de jouer de la lyre et de chanter une dernière fois avant d’être conduit au supplice. Or il joua d’une manière si attendrissante, il y avait dans son chant un charme si puissant, et de plus, il était si beau de taille et de visage, que toutes les femmes pleurèrent, il y en eut même qui tombèrent malades à la suite de cette émotion. Au bout d’un certain temps, on voulut retirer le corps de la tombe pour lui enfoncer un pieu dans le ventre : on croyait qu’il avait dû être un vampire, et que les femmes malades se guériraient par l’emploi de ce remède domestique, d’une efficacité généralement reconnue ; mais lorsqu’on ouvrit le tombeau, il était vide.

Quant à Mars, l’ancien dieu de la guerre, je serais assez disposé à croire qu’au temps de la féodalité il aura poursuivi ses anciennes habitudes en qualité de chevalier-brigand. Le long Westphalien Schimme’penning, neveu du bourreau de Munster, le rencontra à Bologne comme maître des hautes œuvres. Quelque temps après, Mars servit sous les ordres du général Frondsberg comme lansquenet, et il assista à la prise de Rome. À coup sûr il dut y ressentir de cruels chagrins en voyant détruire si ignominieusement sa ville chérie et les temples où il avait été adoré lui-même, ainsi que les temples des dieux ses cousins.

Le sort de Bacchus, le beau Dionysos, après la grande déconfiture, a été plus heureux que celui de Mars et d’Apollon, voici ce que raconte à ce sujet la légende du moyen âge avec sa liberté ordinaire : — Dans le Tyrol, il y a des lacs très étendus, environnés de forêts dont les arbres s’élèvent jusqu’au ciel et se reflètent avec magnificence dans les flots azurés. Des bruits si mystérieux sortent des eaux et des bois, qu’on est étrangement ému lorsqu’on se promène seul dans ces lieux. Sur le bord d’un de ces lacs se trouvait la cabane d’un jeune homme qui vivait du produit de la pêche et qui exerçait en outre le métier de batelier, lorsqu’un voyageur voulait traverser le lac. Il avait une grande barque amarrée à un vieux tronc d’arbre, non loin de sa demeure. Un jour, au temps de l’équinoxe d’automne, il entendit, vers minuit, frapper à sa fenêtre. Quand il eut franchi le seuil de sa porte, il aperçut trois moines qui avaient le capuchon rabattu sur la tête et qui paraissaient être très pressés. L’un d’eux le pria en toute hâte de leur prêter sa barque, et lui promit de la lui ramener au bout de quelques heures au même endroit. Les moines étaient à trois ; le pêcheur, qui, en de telles circonstances, ne pouvait guère hésiter, démarra sa barque, et lorsque les trois voyageurs qui y étaient montés voguèrent sur le lac, il rentra dans sa cabane, où il se recoucha. Jeune comme il était, il ne tarda pas à se rendormir ; mais quelques heures après il fut réveillé par les moines, qui étaient de retour. Quand il les eut rejoints, l’un d’eux lui mit dans la main une pièce d’argent pour lui payer la traversée, ensuite tous les trois s’éloignèrent en toute hâte. Le pêcheur alla visiter sa barque, qu’il trouva solidement amarrée, et il se secoua fortement, comme on fait en hiver, pour se réchauffer les membres engourdis, car il se sentait pris d’un frisson, mais ce n’était pas l’influence de l’air frais de la nuit. Une étrange sensation roid lui avait couru par tout le corps et lui avait presque transi le cœur au moment où le moine lui avait touché la main en lui remettant la pièce de monnaie : les doigts du moine étaient froids comme la glace. Pendant longtemps, le pêcheur se rappela cette circonstance : mais la jeunesse finit toujours par se débarrasser des souvenis sinistres, et le péêheur ne pensait plus à cet événement, lorsque l’année suivante, au même jour de l’équinoxe, on heurta de nouveau vers minuit à la fenêtre de sa cabane. C’étaient les moines de l’année dernière, et qui étaient tout aussi pressés qu’alors. Ils requirent de nouveau la barque, et le jeune homme la leur confia cette fois avec moins d’hésitation. Lorsqu’au bout de quelques heures les voyageurs furent de retour et que l’un d’eux, pour payer le péage au pêcheur, lui mit dans la main une pièce d’argent, celui-ci sentit de nouveau avec effroi les doigts glacés du moine, et le même événement se renouvela tous les ans à la même équinoxe.

La septième année, aux approches de cette époque, le jeune pêcheur éprouva le plus vif désir de pénétrer le mystère qui se cachait sous les trois frocs, et il voulut à tout prix satisfaire sa curiosité. Il déposa au fond de la barque un amas de filets pour s’en faire une cachette où il put se glisser pendant que les moines monteraient à bord. Les trois mystérieux voyageurs arrivèrent en effet à l’heure où ils étaient attendus, et notre pêcheur réussit à se cacher lestement sous les filets et à prendre part à la traversée. À son grand étonnement, celle-ci dura fort peu de temps, tandis que d’ordinaire il lui fallait plus d’une heure pour arriver au rivage opposé du lac. Son étonnement redoubla lorsque, dans cette contrée qui lui était parfaitement connue, il aperçut une clairière qu’il n’avait jamais vue auparavant, et qui était entourée d’arbres dont l’espèce paraissait appartenir à une végétation étrangère. Des lampes innombrables étaient suspendues aux branches de ces arbres : sur des socles élevés étaient placés des vases où flamboyait la résine des bois ; de plus, la lune jetait une clarté si vive que le jeune homme put voir aussi distinctement qu’en plein jour la foule qui s’était réunie en ces lieux. Il y avait là quelques centaines de jeunes hommes et de jeunes femmes, tous d’une beauté remarquable, quoique leurs visages eussent la blancheur du marbre. Cette circonstance, jointe au choix des vêtemens — c’étaient des tuniques blanche relevées très haut, avec une bordure de pourpre, — leur donnait l’aspect de statues ambulantes. Les femmes avaient orné leur tête de pampre naturel ou fabriqué avec du fil d’agent ; leurs cheveux, tressés en forme de couronne, laissaient retomber un flot de boucles ondoyant sur leurs épaules. Les jeunes gens avaient également le front ceint de pampre. Des hommes et des femmes, agitant des bâtons dorés, autour desquels s’enroulaient des ceps de vigne, accoururent pour donner la bienvenue aux nouveaux arrivés. Un de ceux-ci rejeta son capuchon et son froc, et l’on vit paraître un personnage grotesque, dont la face hideusement lubrique et lascive grimaçait entre deux oreilles pointues, semblables à celles d’un bouc, tandis que son corps montrait une exagération de virilité aussi risible que repoussante. Le second moine se dépouilla également de son habit monacal, et l’on vit un gros homme dont l’obésité énorme excita l’hilarité des femmes, qui posèrent en riant une couronne de roses sur sa tête chauve. Les figures des deux moines étaient d’un blanc de marbre, comme celles des autres assistans, et l’on remarqua la même blancheur sur le visage du troisième moine, lorsqu’il souleva son capuchon d’un air goguenard. Quand il eut dénoué la vilaine corde qui lui servait de ceinture, et qu’il eut jeté loin de lui, avec un mouvement de dégoût, son pieux et sale vêtement de capucin, ainsi que le rosaire et le crucifix qui y étaient attachés, alors on vit paraître, à demi couvert d’une tunique étincelante de diamans, un beau jeune homme aux plus belles formes : seulement ses hanches arrondies et sa taille trop grêle avaient quelque chose de féminin. Des lèvres légèrement bombées et des traits d’une mollesse indécise donnaient aussi au jeune homme une expression féminine ; mais en même temps son visage portait l’empreinte d’une intrépidité hautaine, d’une âme mâle et héroïque. Dans la frénésie de leur enthousiasme, les femmes lui prodiguèrent des caresses, lui posèrent sur la tête une couronne de lierre, et lui jetèrent sur les épaules une magnifique peau de léopard. Au même instant arriva un char de triomphe en or, à deux roues et attelé de deux lions ; le jeune homme y monta avec la majesté d’un roi, mais toujours le regard serein et insouciant. Il conduisit le féroce attelage avec des rênes d’or. À la droite du char marchait l’un de ses compagnons défroqués, celui à la face lubrique et lascive avec des oreilles de bouc, tandis qu’à gauche chevauchait le gros ventru à tête chauve, que les femmes, dans leur verve moqueuse, avaient placé sur un âne ; il tenait à la main une coupe d’or qu’on lui remplissait constamment de vin. Le char s’avançait lentement ; derrière tourbillonnaient les chœurs des hommes et des femmes, couronnés de pampre et se livrant au délire de la danse. Le char du triomphateur était précédé de sa chapelle : on y voyait un beau jouvenceau aux joues rebondies, soufflant dans la double flûte ; une jeune fille vêtue d’une tunique hardiment relevée jusqu’au-dessus des genoux, et, frappant la peau du tambourin avec le revers de sa main ; une autre, tout aussi gracieuse, tout aussi décolletée, qui faisait résonner le triangle ; puis les trompettes, joyeux gaillards aux pieds fourchus, d’une figure avenante, mais impudique, sonnant leurs fanfares sur de bizarres cornes de bêtes ou sur des conques marines ; ensuite les joueurs de luth…

Mais, cher lecteur, j’oublie que vous avez fait vos classes et que vous êtes parfaitement instruit ; vous avez donc compris dès les premières lignes qu’il est question ici d’une bacchanale, d’une fête de Dionysos. Sur des bas-reliefs ou dans des gravures d’ouvrages archéologiques, vous avez vu assez souvent le pompeux cortège qui suit ce dieu païen. Versé comme vous l’êtes dans l’antiquité classique, vous ne seriez pas trop effrayé, si à minuit, au milieu de la solitude d’une forêt, la magnifique et fantasque apparition d’une marche triomphale de Bacchus se présentait tout à coup à vos regards, et que vous entendissiez le vacarme de cette cohue de spectres en goguettes. Tout au plus éprouveriez-vous une espèce de saisissement voluptueux, un frisson esthétique, à l’aspect de ces gracieux fantômes sortis de leurs sarcophages séculaires et de dessous les ruines de leurs temples pour célébrer encore une fois les saints mystères du culte des plaisirs ! Oui, c’est une orgie posthume : ces revenans gaillards, encore une fois, veulent fêter par des jeux et des chants la bienheureuse venue du fils de Sémélé, le rédempteur de la joie ; encore une fois ils veulent danser la polka du paganisme, les danses des anciens temps, ces danses riantes qu’on dansait sans jupon hypocrite, sans le contrôle d’un sergent de ville de la vertu publique, et où l’on s’abandonnait à l’ivresse divine, à toute la fougue échevelée, désespérée, frénétique : Evoe Bacche ! Comme je l’ai dit, mon cher lecteur, vous êtes un homme instruit et éclairé qu’une apparition nocturne de ce genre ne saurait épouvanter, pas plus que si c’était une fantasmagorie de l’Académie impériale de musique, évoquée par le génie poétique de M. Eugène Scribe, en collaboration avec le génie musical du célèbre maestro Giacomo Meyerbeer. Mais, hélas ! notre pauvre batelier du Tyrol ne savait pas un mot de mythologie, il n’avait point fait la moindre étude classique ; aussi fut-il saisi d’effroi et de terreur quand il eut aperçu le beau triomphateur sur son char doré avec ses singuliers acolytes : il frémit à la vue des gestes indécens, des bonds dévergondés des bacchantes, des faunes et des satyres, à qui le pied fourchu et les cornes donnaient particulièrement un air diabolique. Toute la blafarde assemblée ne lui parut qu’un congrès de vampires et de démons dont les maléfices tramaient la perte des chrétiens. Sa stupeur s’accrut quand il vit les ménades dans leurs postures impossibles et qui tiennent de la sorcellerie, lorsque, les cheveux épars, elles rejettent la tête en arrière, ne se maintenant en équilibre qu’à l’aide du thyrse. Le pauvre pêcheur fut pris d’un vertige quand il vit l’extase sinistre des corybantes qui se blessaient eux-mêmes avec leurs petites épées, cherchant la volupté dans la douleur de la chair. Les accords de la musique, accords mollement tendres et désespérés en même temps, pénétrèrent dans le cœur du pauvre jeune homme comme autant de brandons enflammés ; — il se crut déjà embrasé du feu infernal, et il courut à toutes jambes vers sa barque, où il se blottit sous les filets. Ses dents claquaient, et il tremblait de tous ses membres, comme si Satan le tenait déjà par une jambe. Peu de temps après, les trois moines vinrent rejoindre la nacelle et poussèrent au large. Quand, arrivés à la rive opposée, ils descendirent à terre, le pêcheur sut se glisser avec tant d’agilité hors de sa cachette, que les moines s’imaginèrent qu’il les avait attendus derrière les saules ; l’un d’eux, de ses doigts glacés, lui mit comme d’habitude une pièce d’argent dans la main, et tous les trois partirent en toute hâte.

Par le soin de son propre salut qu’il croyait compromis, aussi bien que par sa sollicitude pour tous les bons chrétiens qu’il voulait préserver du danger, notre pêcheur se crut obligé de dénoncer cette mystérieuse histoire aux tribunaux ecclésiastiques. Le prieur d’un couvent de franciscains, dans le voisinage, jouissait d’une grande considération comme président d’un de ces tribunaux, et surtout comme savant exorciste. Le pêcheur prit la résolution de se rendre immédiatement auprès de ce digne homme. De grand matin, le soleil le vit en route pour le couvent, et bientôt, les yeux humblement baissés, il se trouva devant sa révérence le prieur, qui, revêtu du froc et le capuchon baissé sur le visage, était assis dans son grand fauteuil de bois sculpté. Le juge ecclésiastique resta dans son attitude méditative pendant que le batelier lui fit le récit de sa terrible histoire ; quand il eut fini, il releva la tête ; par ce brusque mouvement, son capuchon tomba en arrière, et le pêcheur vit avec stupéfaction que sa révérence était l’un des trois moines qui traversaient tous les ans le lac. Il reconnut précisément celui qu’il avait vu la veille, sous la forme d’un démon païen, sur le char de victoire attelé de deux lions ; c’était le même visage pâle, les mêmes traits d’une beauté régulière, les mêmes lèvres tendrement arrondies. Un bienveillant sourire se jouait autour de cette bouche, et bientôt en coulèrent avec l’accent le plus mélodieux ces paroles d’onction : « Très cher fils en Jésus-Christ, nous sommes tout disposé à croire que vous avez passé la nuit dernière en société avec le dieu Bacchus ; votre fantastique vision en est une preuve suffisante. Nous nous garderons bien de dire du mal de ce dieu, bien des fois il nous fait oublier nos soucis, et il réjouit le cœur de l’homme ; mais les dons que la bonté divine accorde aux humains sont différens : beaucoup sont appelés, et peu sont élus. Il y a des hommes qu’une douzaine de bouteilles ne sauraient abattre. En toute humilité chrétienne, j’avoue que je suis un de ces êtres d’élite, et j’en rends grâces au Seigneur. Il y a aussi des natures incomplètes et faibles qu’une seule chopine peut renverser, et il paraît, mon cher fils en Jésus-Christ, que vous êtes de ce nombre. Nous vous conseillons donc de n’absorber qu’avec mesure le jus doré de la treille, et de ne plus venir importuner les autorités ecclésiastiques avec les hallucinations d’un apprenti ivrogne. Nous vous conseillons en outre de ne point ébruiter l’histoire de votre dernière équipée, de bien tenir votre langue ; au cas contraire, le saint-office vous fera administrer par le bras séculier vingt-cinq coups de fouet bien comptés. Pour l’instant, mon très cher fils en Jésus-Christ, allez à la cuisine du couvent, où le frère cellerier et le frère cuisinier vous feront servir la collation du matin. » Là-dessus, sa révérence donna sa bénédiction au pêcheur, qui se dirigea tout abasourdi vers La cuisine. À la vue du frère cellerier et du frère cuisinier, il faillit tomber à la renverse : en effet, c’étaient les deux compagnons nocturnes du prieur, les deux moines qui avaient traversé le lac avec lui ; le pêcheur reconnut la bedaine et la tête pelée de l’un, ainsi que la figure de l’autre, aux traits lascifs et lubriques, aux oreilles de bouc. Toutefois il ne souffla mot, et ce ne fut que longtemps après, quand ses cheveux avaient blanchi, qu’il raconta cette histoire à sa progéniture, groupée autour de lui au coin du feu.

De vieilles chroniques, qui racontent une légende analogue, placent le lieu de la scène à Spire, sur le Rhin. On y reconnaît des réminiscences païennes touchant la traversée des morts, qui s’opérait là aussi dans une barque funèbre. C’est dans une tradition répandue sur les côtes de la Frise orientale que les idées anciennes relatives au passage des trépassés dans le royaume des ombres sont le plus nettement accusées. Nulle part, à la vérité, on ne parle d’un nautonier nommé Caron. En général, cette étrange figure a disparu de la tradition populaire, et ne s’est conservée qu’aux théâtres de marionnettes ; mais la tradition de la Frise nous fait reconnaître un personnage mythologique bien autrement important dans le négociant hollandais qui se charge du soin de faire passer les morts au lieu de leur destination posthume, et qui paie le droit de péage ordinaire au batelier ou pécheur qui a remplacé Caron. À travers son déguisement baroque, nous ne tarderons pas à découvrir le véritable nom de ce personnage ; je vais donc rapporter la tradition même aussi fidèlement que possible.

Dans la Frise orientale, sur les côtes de la mer du Nord, il y a des baies qui forment des espèces de ports peu étendus et qu’on nomme des Siehl. Sur un des points les plus avancés de ces anses s’élève la maison solitaire d’un pêcheur qui vit là, avec sa famille, content et heureux. La nature est triste dans ces contrées ; nul oiseau n’y chante, on n’y entend que les mouettes qui de temps à autre s’élancent de leurs nids cachés dans le sable, et annoncent la tempête par leurs cris aigus et plaintifs. Parfois aussi on voit un goéland, oiseau de mauvais augure qui voltige sur la mer en déployant ses blanches ailes de spectre. Le clapotement monotone des vagues qui se brisent sur la plage ou contre les dunes s’accorde très bien avec les sombres files de nuages qui traversent le ciel. Les hommes n’y chantent pas non plus. Sur cette côte mélancolique ne retentit jamais le refrain d’une chanson populaire. Les habitans de la Frise sont graves, probes, raisonnables plutôt que religieux, et bien qu’ils aient perdu leurs institutions démocratiques d’autrefois, ils n’en ont pas moins gardé un esprit d’indépendance, héritage de leurs intrépides aïeux, qui avaient combattu avec héroïsme contre les envahissemens de l’océan et des princes du Nord. De pareilles gens ne s’abandonnent point aux rêveries mystiques, et ne sont guère troublés non plus par la tourmente de la pensée. Pour le pêcheur qui habite le Siehl solitaire, l’essentiel c’est la pêche, et de temps à autre le péage que lui paient les voyageurs qui se font transporter dans une des îles voisines.

À une certaine époque de l’année, dit-on, précisément à l’heure de midi, au moment où le pêcheur est à table et dine avec sa famille dans la grande chambre, un étranger arrive et prie le maître de la maison de lui accorder quelques momens pour parler affaires. Le pêcheur, après avoir vainement invité l’étranger à partager son modeste repas, finit par accéder à sa demande, et tous deux vont s’attabler, à l’écart de la famille, dans la niche d’une fenêtre. Je ne décrirai point l’extérieur du voyageur avec des détails oiseux, à l’instar de nos romanciers du jour. Pour la tâche que je me suis imposée, il suffira de donner son signalement. Le voici en peu de mots. L’étranger est un petit homme déjà avancé en âge, mais encore vert, en un mot un vieillard juvénile, ayant de l’embonpoint sans être obèse, de petites joues potelées et rouges comme des pommes d’api, des yeux scrutateurs clignotant avec vivacité de côté et d’autre, et une petite tête poudrée et coiffée d’un petit chapeau à trois cornes. Sous une houppelande d’un jaune clair, garnie d’une infinité de petits collets, notre homme porte le costume suranné que nous voyons sur les vieux portraits de négocians hollandais, et qui dénote une certaine aisance : un habit en soie vert-pomme, un gilet brodé de fleurs, des culottes de satin noir, des bas rayés et des souliers à boucles d’acier. Sa chaussure est si propre et luisante, qu’on ne comprend pas comment il a fait pour traverser à pied les chemins marécageux du Siehl sans se crotter. Sa voix asthmatique a un filet aigu et devient par momens glapissante ; toutefois le petit bonhomme affecte un langage et des mouvemens graves et mesurés tels qu’ils conviennent à un négociant hollandais. Sa qualité de négociant se révèle non-seulement par son costume, mais aussi par l’exactitude et la circonspection mercantile avec lesquelles il cherche à conclure l’affaire de la manière la plus avantageuse pour son commettant. Il s’annonce en effet comme un commissionnaire-expéditeur qu’on a chargé de trouver sur la côte orientale de la Frise un batelier qui voulut bien transporter à l’Ile Blanche une certaine quantité d’âmes, c’est-à-dire autant que pourrait en contenir sa barque. Or, à cette fin, poursuit le Hollandais, il voudrait savoir si le pêcheur serait disposé à transporter cette nuit ladite cargaison d’âmes à ladite Ile ; dans ce cas, il serait prêt à lui payer d’avance la traversée, tout convaincu qu’en honnête chrétien le batelier lui ferait le plus bas prix possible. Le négociant hollandais, — ce qui est un pléonasme, vu que tout Hollandais est négociant, — fait cette proposition avec un nonchalante tranquillité, tout comme s’il s’agissait d’une cargaison de fromages et non pas d’âmes de morts. Ce mot âmes fait au premier moment une certaine impression sur l’esprit du pêcheur ; il sent un frisson lui courir dans le dos, car il comprend tout d’abord qu’il est question d’âmes de trépassés, et qu’il a devant lui le fabuleux Hollandais dont ses collègues marins lui avaient souvent parlé, ce vieillard qui avait quelquefois frété leur barque pour transporter à l’Ile Blanche les âmes des morts, et qui les avait toujours très bien payés. Mais, ainsi que je l’ai fait remarquer plus haut, les habitans de ces côtes sont courageux, sains de corps, raisonnables, sans imagination, et partant peu accessibles aux terreurs vagues que nous inspire le monde des esprits. Aussi la secrète frayeur, le tressaillement subit du pêcheur frison, ne durent que quelques momens ; il ne tarde pas à se remettre, et d’un air de complète indifférence il ne songe plus qu’à obtenir le plus haut prix possible pour la traversée. Après avoir marchandé quelque temps, les deux parties tombent d’accord ; le marché est conclu, et l’on se donne la poignée de main usitée. Le Hollandais tire aussitôt de sa poche une bourse en cuir toute graisseuse, remplie de petites pièces d’argent, les plus petites qui aient jamais été frappées en Hollande, et il paie le montant du prix de la traversée tout entier en cette monnaie lilliputienne. Après avoir enjoint au pêcheur de se trouver vers minuit, à l’heure où la pleine lune parait, avec sa barque à certain endroit de la côte pour recevoir sa cargaison d’âmes, le Hollandais prend congé de toute la famille, qui l’a derechef vainement invité à dîner avec elle ; puis il s’éloigne d’un pas leste et sautillant qui contraste singulièrement avec l’air de gravité et de componction néerlandaise qu’il avait cherché à se donner.

À l’heure dite, le batelier se trouve au rendez-vous avec sa barque. Celle-ci est d’abord ballottée par les vagues ; mais, aussitôt que la pleine lune s’épanouit, le batelier remarque que son embarcation se meut moins facilement et s’enfonce par degrés, si bien qu’à la fin elle ne sort plus des eaux que de la largeur d’une main. Cette circonstance lui fait comprendre que ses passagers, c’est-à-dire les âmes, doivent se trouver à bord, et il s’empresse de mettre à la voile. Il a beau se fatiguer les yeux à regarder, il n’aperçoit dans sa barque que quelques flocons de brouillard qui se meuvent et s’entremêlent sans pouvoir prendre une forme déterminée. C’est en vain qu’il écoute de toutes ses oreilles, il n’entend qu’un grésillement et un pétillement presque imperceptibles. Seulement, par intervalles une mouette passe au-dessus de sa tête en poussant ses cris lugubres, ou bien à ses côtés un poisson sort sa tête des flots et fixe sur lui ses gros yeux craintifs. La nuit bâille, et la bise devient froide. Partout est la mer, le clair de lune et le silence. Muet comme tout ce qui l’entoure, le batelier finit par atteindre l’Ile Blanche, où il arrête sa barque. Sur la côte, il n’aperçoit personne, mais il entend une voix haletante, aux glapissemens asthmatiques, dans laquelle il reconnaît celle du Hollandais. Ce personnage invisible paraît lire une liste de noms propres, avec le débit monotone d’un contrôleur qui fait un appel nominal. Plusieurs de ces noms sont connus du pêcheur comme appartenant à des personnes décédées dans le courant de l’année. Pendant la lecture de cette liste de noms propres, la barque s’allège peu à peu. Tout à l’heure elle était engravée dans les sables de la plage, et la voilà qui remonte à mesure que la nomenclature est épuisée. C’est un avertissement pour le batelier que sa cargaison est arrivée à bon port, et il s’en retourne paisiblement auprès de sa femme et de ses enfans, dans sa chère maisonnette sur le Siehl.

C’est de la même manière que s’effectue chaque fois le passage des âmes dans l’Ile Blanche. Une circonstance particulière frappa un jour un batelier qui faisait ce trajet. Le personnage invisible qui sur le rivage donnait lecture de la liste de noms propres s’interrompit tout à coup et s’écria : « Où donc est Pitter Jansen ? Ce n’est pas là Pitter Jansen ! » A quoi une petite voix flûtée répondit : « Je suis la femme de Pitter Jansen, et je me suis fait inscrire sous le nom de mon mari. »

Tout à l’heure je me suis fait fort de démêler, à travers les ruses de son déguisement, l’important personnage mythologique qui figure dans cette légende. Ce n’est autre que le dieu Mercure, jadis le conducteur des âmes, et qu’on nomma, à cause de cette spécialité, Hermès Psychopompos. Oui, sous cette humble houppelande, sous cette piètre figure d’épicier, se cache un des plus superbes et des plus brillans dieux païens, le noble fils de Maïa. À ce petit tricorne ne flotte pas le moindre plumet qui puisse rappeler les ailes de la divine coiffure, et dans ces souliers à boucles d’acier on ne trouve pas la moindre trace de sandales ailées. Ce plomb néerlandais diffère complètement du mobile vif-argent, auquel le dieu a donné son propre nom : mais le contraste même décèle l’intention du dieu rusé : il choisit ce masque pour être d’autant plus sûr de ne pas être reconnu. Et ce ne fut point au hasard, ni par caprice, qu’il fit choix de ce travestissement. Mercure était, comme vous savez, le dieu des voleurs et des marchands, et il exerçait ces deux industries avec succès. Il était donc tout naturel que, dans le choix du déguisement sous lequel il cherchait à se cacher et de l’état qui devait le faire vivre, il tînt compte de ses antécédens et de ses talens. Il n’avait qu’à calculer lequel de ces métiers, qui ne diffèrent que par des nuances, lui offrait le plus de chances de réussite. Il se disait que le vol, par des préjugés séculaires, était flétri dans l’opinion publique, que les philosophes n’avaient pas encore réussi à le réhabiliter en l’assimilant à la propriété, qu’il était mal vu de la police et des gendarmes, et que, pour prix de tout son déploiement de courage et d’habileté, le voleur était quelquefois envoyé aux galères, sinon à la potence ; qu’au contraire le négoce jouissait de la plus grande impunité, qu’il était honoré du public et protégé par les lois, que les négocians étaient décorés, qu’ils allaient à la cour, et qu’on en faisait même des présidens du conseil. Par conséquent, le plus rusé des dieux se décida pour l’état le plus lucratif et le moins dangereux, le commerce, et, pour être négociant par excellence, il se fit négociant hollandais. Nous le voyons donc, dans cette qualité, s’adonner à l’expédition des âmes pour l’empire de Pluton, et il était particulièrement apte à cette partie, lui, l’ancien Hermès Psychopompos.

L’Ile Blanche est aussi appelée quelquefois Bréa ou Britinia. Son nom ferait-il allusion à la blanche Albion, aux roches calcaires de la côte anglaise ? Ce serait vraiment une idée spleenique que de faire de l’Angleterre le pays des morts, l’empire de Pluton, l’enfer. Il est bien possible, en effet, que la Grande-Bretagne se présente sous cet aspect à plus d’un étranger.

Dans une étude sur la légende de Faust (1), j’ai parlé tout au long de l’empire de Pluton et des croyances populaires qui s’y rattachent : j’y ai montré comment le royaume des ombres est devenu un enfer complètement organisé, et comment on a tout à fait assimilé à Satan le vieux monarque des ténèbres ; mais ce n’est que le style officiel de l’église qui gratifie les anciennes divinités de noms si

(1) Voyez la livraison de la Revue du 15 février 1852. effrayans. Malgré cet anathème, la position de Pluton resta la même dans le fond. Pluton, le dieu du monde souterrain, et son frère Neptune, le dieu des mers, n’ont pas émigré comme leurs parens, les autres dieux : même après la victoire du Christ, ils restèrent tous les deux dans leur domaine, dans leur élément. Sur terre, on avait beau débiter les fables les plus absurdes sur son compte : le vieux Pluton était chaudement assis, là-bas, auprès de sa belle Proserpine. Neptune est le dieu qui eut à supporter le moins d’avanies : ni les sons des cloches, ni les accords de l’orgue ne pouvaient offenser son oreille au fond de son océan, où il résidait en paix auprès d’Amphitrite, sa bonne femme, et entouré de blanches néréides et de joufflus tritons. De temps à autre seulement, lorsque quelque jeune marin passait la ligne pour la première fois, le dieu sortait du sein des flots, le trident à la main, la tête couronnée de roseaux et sa longue barbe descendant en flots argentés jusqu’à son nombril. Alors il donnait au néophyte le terrible baptême de l’eau de mer, en même temps il prononçait un long discours rempli de plaisanteries de marin, et dont il crachait plutôt qu’il ne prononçait les paroles, saucées du jus acre et jaune de la chique, à la grande joie de ses auditeurs goudronnés. Un de mes amis, qui m’a raconté comment on célèbre à bord des navires ce mystère océanique, m’a assuré que les matelots, qui riaient avec la plus grande hilarité à l’aspect de cette burlesque figure de carnaval représentant Neptune, n’avaient au fond du cœur pas le moindre doute sur l’existence de ce dieu, dont ils invoquaient même parfois l’assistance dans les grands dangers.

Neptune resta donc le souverain de l’empire des mers, de même que Pluton, malgré sa métamorphose diabolique, conserva le trône du Tartare. Ils furent tous deux plus heureux que leur frère Jupiter, qui dut souffrir tout particulièrement des vicissitudes du sort. Ce troisième fils de Saturne, qui, après la chute de son père, s’était arrogé la souveraineté des cieux, trôna pendant une longue suite de siècles au sommet de l’Olympe, entouré d’une cour riante de hauts et de très hauts dieux et demi-dieux, ainsi que de hautes et de très hautes déesses et de nymphes, leurs célestes dames d’atour et filles d’honneur, qui tous menaient joyeuse vie, repus d’ambroisie et de nectar, méprisant les manans attachés ici-bas à la glèbe, et n’ayant aucun souci du lendemain. Hélas ! quand fut proclamé le règne de la croix, de la souffrance, le grand Chronide émigra et disparut au milieu du tumulte des peuples barbares qui envahirent le monde romain. On perdit les traces de l’ex-dieu, et c’est en vain que j’ai interrogé les vieilles chroniques et les vieilles femmes : personne n’a pu me fournir des renseignemens sur sa destinée. J’ai fouillé dans beaucoup de bibliothèques, où je me fis montrer les codex les plus magnifiques, enrichis d’or et de pierreries, véritables odalisques dans le harem de la science, et selon l’usage je fais ici mes remerciemens publics aux eunuques érudits qui, sans trop grogner et parfois même avec affabilité, m’ont rendu accessibles ces lumineux trésors confiés à leur garde. Je me suis persuadé que le moyen âge ne nous a point légué de traditions sur le sort de Jupiter depuis la chute du paganisme. Tout ce que j’ai pu déterrer ayant quelque rapport à ce sujet, c’est l’histoire que me raconta jadis mon ami Niels Andersen.

Je viens de nommer Niels Andersen, et cette bonne figure, si drôle et si aimable à la fois, surgit toute riante dans ma mémoire. Je veux lui consacrer ici quelques lignes. J’aime d’ailleurs à indiquer mes sources et à montrer leurs bonnes ou mauvaises qualités, afin que le lecteur soit en état de juger par lui-même jusqu’à quel point ces sources méritent sa confiance.

Niels Andersen, né à Drontheim en Norvège, était un des plus habiles et des plus intrépides baleiniers que j’aie connus. C’est à lui que je dois mes connaissances concernant la pêche de la baleine. Il me mit dans la confidence de toutes les ruses du métier, il me fit connaître tous les stratagèmes, toutes les feintes que l’intelligent animal emploie pour déjouer ces ruses et peur échapper au chasseur. C’est Niels Andersen qui m’enseigna le maniement du harpon, il me montra comment, avec le genou de la jambe droite, il faut s’appuyer au bord de la barque, au moment où l’on lance le harpon, et comment de la jambe gauche on lance un bon coup de pied à l’imbécile matelot qui ne fait pas filer assez prestement la corde attachée au harpon. Je lui dois tout, et si je ne suis point devenu un célèbre baleinier, la faute n’en est ni à Niels Andersen ni à moi, mais à ma mauvaise étoile, qui ne m’a pas permis de rencontrer, dans les courses de ma vie, une baleine quelconque avec laquelle j’eusse pu dignement soutenir une lutte. Je n’ai rencontré que des stockfischs vulgaires et de misérables harengs. À quoi sert le meilleur harpon quand on a affaire à un hareng ? Aujourd’hui que mes jambes sont paralysées, je dois renoncer pour tout jamais à la chasse de la baleine. Lorsqu’à Ritzebuttel, près de Cuxhaven, je fis la connaissance de Niels Andersen, il n’était plus guère ingambe lui-même, car, sur la côte de Sénégal, un jeune requin qui avait sans doute pris sa jambe droite pour un bâton de sucre d’orge la lui avait coupée d’un coup de dents : depuis lors, le pauvre Niels Andersen marchait clopin clopant sur une jambe artificielle fabriquée d’un sapin de son pays, et qu’il vantait comme un chef-d’œuvre de la charpenterie norvégienne. Son plus grand plaisir à cette époque, c’était de se percher au haut d’un gros tonneau vide, sur le ventre duquel il tambourinait avec sa jambe de bois. Je l’aidais souvent à grimper sur la tonne ; mais parfois, quand il voulait en descendre, je ne lui accordais mon assistance qu’à la condition de me raconter une de ses curieuses traditions de la mer du Nord.

De même que Mahomet-Ebn-Mansour commence toutes ses poésies par un éloge du cheval, de même Niels Andersen faisait précéder tous ses récits d’une énumération louangeuse des qualités de la baleine. Il commença également par un tel panégyrique la légende que nous rapportons ici.

— La baleine, disait-il, n’était pas seulement le plus grand, mais aussi le plus magnifique des animaux ; les deux jets d’eau jaillissant de ses narines placées au sommet de sa tête lui donnaient l’air d’une fontaine et produisaient un effet magique, surtout la nuit, au clair de lune. En outre cette bête était sympathique, elle avait un bon caractère et beaucoup de goût pour la vie conjugale. — C’est un spectacle touchant, ajoutait-il, de voir une famille de baleines groupée autour de son vénérable chef et couchée sur un énorme glaçon pour se chauffer au soleil. Quelquefois la jeune progéniture se met à jouer et à folâtrer, et à la fin toutes se jettent à la mer pour jouer à cache- cache au milieu des immenses blocs de glace. La pureté de mœurs et la chasteté des baleines doivent être attribuées moins à des principes de morale qu’à l’eau glacée où elles frétillent continuellement. On ne peut pas malheureusement nier non plus, continua Niels Andersen, qu’elles n’ont aucun sentiment pieux, qu’elles sont totalement dépourvues de religion…

— Je crois que ceci est une erreur ! m’écriai-je en interrompant mon ami. J’ai lu dernièrement le rapport d’un missionnaire hollandais dans lequel il décrit la magnificence de la création, qui, selon lui, se manifeste même dans les régions polaires à l’heure où le soleil vient de se lever, et quand les rayons du jour, éclairant les gigantesques rochers de glace, les font ressembler à ces châteaux de diamans que nous trouvons dans les contes de fées. Toute cette beauté de la création est, au dire du bon domine, une preuve de la puissance de Dieu qui agit sur tout être animé, de sorte que non-seulement l’homme, mais aussi une grosse brute de poisson, ravie par ce spectacle, adore le Créateur et lui adresse ses prières. Le domine assure qu’il a vu de ses propres yeux une baleine qui se tenait debout contre la paroi d’un bloc de glace, et balançait la partie supérieure de son corps à la façon des hommes qui prient.

Niels Andersen convenait qu’il avait vu lui-même des baleines qui, se dressant contre un rocher de glace, se livraient à des mouvemens assez semblables à ceux que nous remarquons dans les oratoires des différentes sectes religieuses ; mais il soutenait que la dévotion n’y était pour rien. Il expliqua la chose par des raisons physiologiques : il me fit remarquer que la baleine, ce Chimborazo des animaux, avait sous sa peau des gisemens de graisse d’une profondeur si prodigieuse, qu’une seule baleine fournissait souvent cent à cent cinquante barils de suif et d’huile. Ces couches de graisse ont une telle épaisseur, que pendant que le colosse dort, étendu tout de son long sur un glaçon, des centaines de rats d’eau peuvent venir s’y nicher. Ces convives, infiniment plus gros et plus voraces que les rats du continent, mènent joyeuse vie sous la peau de la baleine, où jour et nuit ils se gorgent de la graisse la plus exquise, sans même avoir besoin de quitter leur nid. Ces ripailles de vermine finissent par importuner leur hôte involontaire, et elles lui causent même des douleurs excessives. N’ayant pas de mains comme l’homme, qui, Dieu merci, peut se gratter quand il se sent des démangeaisons, la baleine cherche à soulager ses souffrances en se plaçant contre les angles saillans et tranchans d’un rocher de glace, et en s’y frottant le dos avec une vraie ferveur et avec force mouvemens ascendans et descendans, comme nous en voyons faire aux chiens, qui s’écorchent la peau contre un bois de lit quand les puces les rongent par trop. Or dans ces balancemens, le bon domine avait cru voir l’acte édifiant de la prière, et il attribuait à la dévotion les soubresauts qu’occasionnaient les orgies des rats. Quelque énorme que soit la quantité d’huile que contient la baleine, elle n’a pas le moindre sentiment religieux. Ce n’est que parmi les animaux de stature médiocre qu’on trouve de la religion ; les tout grands, ces créatures gigantesques comme la baleine, ne sont pas doués de cette qualité. Quelle en est la raison ? Est-ce qu’ils ne trouvent pas d’église assez spacieuse pour qu’ils puissent entrer dans son giron ? Les baleines n’ont pas non plus de goût pour les prophètes, et celle qui avait avalé Jouas n’a pas pu digérer ce grand prédicateur : prise de nausées, elle le vomit après trois jours. À coup sûr, cela prouve l’absence de tout sentiment religieux dans ces monstres. Ce ne sera donc pas la baleine qui choisira un glaçon pour prie-Dieu, et fera en se balançant des simagrées de dévotion. Elle adore aussi peu le vrai Dieu qui réside là-haut dans le ciel que le faux dieu païen qui demeure près du pôle arctique, dans l’île des Lapins, où la chère bête va quelquefois lui rendre visite.

— Qu’est-ce que c’est que l’île des Lapins ! demandai-je à Niels Andersen. Celui-ci, en tambourinant sur la tonne avec sa jambe de bois, me répondit : « C’est précisément dans cette île que se passe l’histoire que je dois vous raconter. Je ne puis vous indiquer exactement sa position géographique. Depuis qu’elle a été découverte, personne n’a pu y retourner ; les énormes montagnes de glace qui sont entassées autour de l’île en défendent les abords. Seulement l’équipage d’un baleinier russe, que la tempête avait jeté dans ces parages septentrionaux, a pu la visiter, et plus de cent ans se sont écoulés depuis. Lorsque ces marins y abordèrent avec leur barque, ils trouvèrent le pays désert et inculte. De chétives tiges de genêts se balançaient tristement sur les sables mouvans ; çà et là étaient disséminés quelques arbustes nains et des sapins rabougris rampant sur un sol stérile. Des lapins couraient de tous côtés en grand nombre ; c’est pourquoi les voyageurs donnèrent à cet îlot le nom d’île des Lapins. Une cabane, la seule qui s’y trouvât, annonçait la présence d’un être humain. Quand les marins furent entrés dans cette hutte, ils virent un vieillard arrivé à la plus haute décrépitude et misérablement affublé de peaux de lapin ; il était assis sur un siège de pierre, et chauffait ses mains amaigries, ses genoux tremblotans devant le foyer où flambaient quelques broussailles. À sa droite se tenait un oiseau d’une grandeur démesurée, et qui avait l’air d’un aigle, mais que la mue du temps avait si cruellement dépouillé, qu’il n’avait conservé que les grandes plumes raides de ses ailes, ce qui donnait à cet animal nu un aspect risible et horriblement laid en même temps. À gauche du vieillard était couchée par terre une vieille chèvre au poil ras, mais d’un air bonasse, et qui, malgré son grand âge, avait conservé des pis tout gonflés de lait, avec des tétines fraîches et roses.

Parmi les marins qui avaient abordé à l’île des Lapins, il y avait quelques Grecs ; l’un de ceux-ci, croyant que le maître de la cabane ne comprenait pas son idiome, dit à ses camarades en langue grecque : « Ce vieux drôle doit être un revenant ou un méchant démon. » À ces paroles, le vieillard tressaillit, se leva brusquement de son siège, et les marins virent, à leur grand étonnement, une haute et imposante figure qui, avec une dignité impérieuse et même majestueuse, se tenait droite malgré le poids des années, de sorte que la tête atteignait aux poutres du plafond. Ses traits, quoique ravagés et délabrés, conservaient des traces d’une ancienne beauté ; ils étaient nobles et d’une régularité parfaite. De rares mèches de cheveux argentés retombaient sur un front ridé par l’orgueil et par l’âge ; ses yeux, quoique fixes et ternes, lançaient des regards acérés, et sa bouche fortement arquée prononça en langue grecque, mêlée de beaucoup d’archaïsmes, ces mots sonores et harmonieux : — « Vous vous trompez, jeune homme, je ne suis ni un fantôme ni un malin esprit ; je suis un infortuné qui a vu de meilleurs jours. Mais vous, qui êtes- vous ? »

À cette demande, les marins mirent leur hôte au fait du sinistre qui les avait écartés de leur route, et ils le prièrent de leur donner des renseignemens sur tout ce qui concernait l’île ; mais le vieillard ne put guère satisfaire à leurs désirs. Il leur dit que de temps immémorial il habitait cette île, dont les remparts de glace lui offraient un asile sûr contre ses implacables ennemis, qui avaient usurpé ses droits légitimes ; qu’il vivait principalement du produit de la chasse aux lapins dont l’île regorgeait ; que tous les ans, à l’époque où les glaces flottantes formaient une masse compacte, arrivaient chez lui en traîneaux des troupes de sauvages auxquels il vendait ses peaux de lapin, et qui lui donnaient en échange toutes sortes d’objets de première nécessité. Les baleines, disait-il, qui de temps en temps se dirigeaient vers son île, étaient sa société de prédilection. Cependant il ajouta qu’il prenait beaucoup de plaisir en ce moment à parler sa langue natale, étant Grec de naissance. Il pria ses compatriotes de lui donner quelques nouvelles sur l’état actuel de la Grèce. Il apprit avec une joie maligne mal dissimulée que l’on avait brisé la croix qui surmontait les tours des villes helléniques ; il éprouva moins de satisfaction quand on lui dit que ce symbole chrétien avait été remplacé par le croissant. Ce qu’il y avait de singulier, c’est qu’aucun des marins ne connaissait les noms des villes dont il s’informait auprès d’eux, et qui, à ce qu’il disait, avaient été florissantes de son temps. Par contre, les noms sous lesquels les matelots désignaient les villes et les bourgades de la Grèce d’aujourd’hui lui étaient complètement étrangers ; aussi le vieillard secouait-il souvent la tête d’un air d’accablement, et les marins se regardaient avec surprise ; ils voyaient bien que le vieux connaissait parfaitement les localités du pays, même dans leurs détails les plus minimes, car il décrivait d’une manière nette et exacte les golfes, les langues de terre, les caps, souvent même les plus petites collines et quelques groupes isolés de rochers : — son ignorance à l’égard des noms topographiques les plus communs ne les en laissait que plus ébahis.

Le vieillard s’enquit avec le plus vif intérêt et même avec une certaine anxiété d’un ancien temple qui, disait-il, avait été jadis le plus beau de toute la Grèce. Aucun de ses auditeurs n’en connaissait le nom, qu’il prononçait avec une tendre émotion ; enfin, lorsqu’il eut minutieusement décrit l’endroit où se devail trouver ce monument, un jeune matelot reconnut tout à coup le lieu en question. — Le village où je suis né, s’écria-t-il, est situé précisément à cet endroit ; pendant mon enfance, j’y ai gardé longtemps les cochons de mon père. Sur cet emplacement se trouvent en effet des débris de constructions fort anciennes, qui témoignent d’une magnificence inouïe ; çà et là, on voit encore quelques colonnes qui sont restées debout ; elles sont isolées ou liées entre elles par des fragmens de toiture, d’où pendent des banderoles de chèvrefeuille et de lianes rouges. D’autres colonnes, dont quelques-unes en marbre rose, gisent fracturées dans l’herbe. Le lierre a envahi leurs superbes chapiteaux, formés de fleurs et de feuillages délicatement ciselés. De grandes dalles de marbre, des fragmens de mur carrés et des débris de toiture à forme triangulaire y sont répandus, à moitié enfoncés dans le sol. J’ai passé, continua le jeune homme, souvent bien des heures à examiner les combats et les jeux, les danses et les processions, les belles et bouffonnes figures qui y sont sculptés ; malheureusement ces sculptures sont fortement endommagées par le temps et recouvertes de mousse et de plantes grimpantes. Mon père, à qui je demandai un jour ce que signifiaient ces ruines, me répondit que c’étaient les restes d’un ancien temple où avait résidé jadis un dieu païen, qui non-seulement s’était livré aux débauches les plus crapuleuses, mais qui de plus s’était souillé par l’inceste et des vices infâmes ; que dans leur aveuglement les idolâtres n’en avaient pas moins immolé des bœufs, souvent par centaines, au pied de son autel. Mon père m’assurait qu’on y voyait encore la cuve de marbre où l’on avait recueilli le sang des victimes, et que c’était précisément l’auge où je faisais boire souvent à mes cochons l’eau de pluie qui s’y était amassée, et où je conservais aussi les épluchures que mes animaux dévoraient avec tant d’appétit.

Quand le jeune marin eut parlé ainsi, le vieillard poussa un profond soupir qui trahissait la plus poignante douleur ; il s’affaissa et retomba sur son siège de pierre, et, se cachant le visage dans ses deux mains, il se mit à pleurer comme un enfant. L’oiseau à son côté poussa des cris terribles, déploya ses ailes énormes, et menaça les étrangers de ses serres et de son bec. La vieille chèvre fit entendre des gémissemens et lécha les mains de son maître, dont elle semblait vouloir apaiser les chagrins par ses humbles caresses. À cet aspect, un singulier serrement de cœur s’empara des marins ; ils quittèrent la cabane en toute hâte, et ne se sentirent à l’aise que lorsqu’ils n’entendirent plus les sanglots du vieillard, les croassemens du vilain oiseau et les bêlemens de la vieille chèvre. Quand ils furent de retour à bord de leur vaisseau, ils y racontèrent leur aventure. Parmi l’équipage se trouvait un savant qui déclara que c’était là un événement de la plus haute importance. Posant d’un air sagace l’index de sa main droite à l’une de ses narines, il assura les marins que le vieillard de l’île des Lapins était, sans aucun doute, l’ancien dieu Jupiter, fils de Saturne et de Rhéa, autrefois souverain maître des dieux ; que l’oiseau qu’ils avaient vu à ses côtés était évidemment le fameux aigle qui avait porté la foudre dans ses serres, et que, selon toute apparence, la chèvre était la vieille nourrice Amalthée qui avait autrefois allaité le dieu dans l’île de Crète, et qui maintenant continuait à le nourrir de son lait dans l’île des Lapins.

Tel fut le récit de Niels Andersen, et j’en eus le cœur navré. Je ne m’en cache pas ; déjà ses révélations au sujet des secrètes souffrances de la baleine m’avaient attristé de la manière la plus profonde. Pauvre animal ! contre cette canaille de rats, qui vient se nicher dans ton corps et te ronge incessamment, il n’y a point de remède, et tu les traînes avec toi jusqu’à la fin de tes jours ; tu as beau t’élancer du nord au sud et te frotter contre les glaçons des deux pôles : tu ne peux te débarrasser de ces vilains rats ! Mais quelque peiné que je fusse de l’avanie des pauvres baleines, mon âme fut bien autrement émue par le sort tragique de ce vieillard qui, selon l’hypothèse mythologique du savant russe, était le ci-devant roi des dieux, Jupiter le Chronide. Oui, lui aussi fut soumis à la fatalité du destin, à laquelle les immortels même ne purent échapper, et le spectacle de pareilles calamités nous effraie, en nous remplissant de pitié et d’amertume. Soyez donc Jupiter, soyez le souverain maître du monde, qui en fronçant son sourcil faisait trembler l’univers, soyez chanté par Homère et sculpté par Phidias, en or et en ivoire ; soyez adoré par cent peuples pendant de longs siècles, soyez l’amant de Sémélé, de Danaë, d’Europe, d’Alcmène, de Léto, de Io, de Léda, de Caliste ! — de tout cela il ne restera à la fin qu’un vieillard décrépit, qui, pour gagner sa misérable vie, se voit obligé de se faire marchand de peaux de lapin, comme un pauvre Savoyard. On pareil spectacle fera sans doute plaisir à la vile multitude, qui insulte le lendemain ce qu’elle a adoré la veille. Peut-être parmi ces bonnes gens se trouvent les descendans de ces malheureux bœufs qui furent jadis immolés en hécatombes sur l’autel de Jupiter : qu’ils se réjouissent de sa chute, qu’ils le bafouent à leur aise pour venger le sang de leurs ancêtres, victimes de l’idolâtrie. Quant à moi, mon âme est singulièrement émue, et je suis saisi d’une douloureuse commisération à la vue de cette auguste infortune.

Cet attendrissement m’a peut-être empêché d’atteindre, dans mon récit, à cette sérénité sérieuse qui sied si bien à l’historien, et à cette gravité austère qu’on n’acquiert qu’en France, aussi j’avoue avee modestie toute mon infériorité vis-à-vis des grands maîtres de ce genre, et en recommandant mon œuvre à l’indulgence du bénévole lecteur, pour lequel j’ai toujours professé le plus grand respect, je termine ici la première partie de mon histoire des Dieux en exil.


HENRI HEINE.