Les Disciples à Saïs et les Fragments de Novalis/Fragments/01
I
Philosophie et physique.
Les mots abstraits sont les gaz sous l’étiquette : l’Invisible.
Là où règne la véritable propension à la méditation, et non pas seulement à penser telle ou telle pensée, là aussi il y a progression. Beaucoup de savants ne possèdent pas cette propension. Ils ont appris à raisonner et à conclure, comme un cordonnier à faire des souliers, sans jamais arriver à l’idée mère ou sans s’inquiéter de trouver le fond des pensées. Cependant le salut ne se trouve pas en d’autres voies. Chez plusieurs cette propension ne dure qu’un certain temps. Elle décroît, souvent avec les années, très souvent aussi avec l’invention d’un système qu’ils ne cherchent que pour s’élever au-dessus des peines de la méditation.
La tâche suprême de la culture est de s’emparer de son moi transcendantal, d’être vraiment le moi de son moi. Il est d’autant moins surprenant que nous n’ayons pas l’intelligence et le sens complet des autres hommes. Sans une complète intelligence de soi-même, on n’apprendra jamais à comprendre vraiment les autres.
Avant l’abstraction tout est un, mais un chaos ; après l’abstraction tout est réuni, mais cette réunion est une libre association de choses indépendantes et déterminées par elles-mêmes. D’une masse est née une société, le chaos est changé en un monde complexe.
L’expérience est la preuve du rationnel et réciproquement. L’insuffisance de la théorie pure dans l’application, au sujet de laquelle glose souvent l’homme pratique, se retrouve d’un autre côté dans l’application rationnelle de la pure expérience, et est suffisamment remarquée par le véritable philosophe, encore qu’il reconnaisse que c’est inévitable. C’est pourquoi l’homme pratique rejette toute la théorie pure sans se douter combien serait problématique la réponse à cette question : « La théorie existe-t-elle pour l’application ou l’application pour la théorie ?
Aux premiers temps de la découverte du jugement, chaque jugement nouveau était une trouvaille. La valeur de cette trouvaille augmentait à proportion de l’applicabilité et de la fécondité de ce jugement. Il fallait alors, pour créer des sentences qui nous paraissent aujourd’hui fort ordinaires, un degré inaccoutumé de vie spirituelle. Il fallait de la sagacité et du génie pour trouver de nouvelles relations à l’aide de l’instrument nouveau. L’application de celles-ci aux choses les plus particulières, les plus intéressantes et les plus générales de l’humanité, devait éveiller un grand étonnement et appeler l’attention de tous les sages. C’est de là que naquirent les recueils gnomiques, qu’en tout temps et chez tous les peuples on estima si haut. Il est bien possible que nos géniales découvertes d’aujourd’hui aient plus tard le même sort. Un temps viendra où tout ceci sera aussi commun qu’aujourd’hui nos proverbes, et où de nouvelles et plus hautes découvertes occuperont l’infatigable esprit de l’homme.
La véritable conquête, chez Fichte et Kant, se trouve dans la méthode, dans la régularisation du génie.
Le désir de savoir est étrangement mêlé ou composé de mystère et de science.
La logique ordinaire est la grammaire de la langue supérieure ou de la pensée. Elle contient simplement les relations des concepts entre eux, la mécanique de la pensée, la pure physiologie du concept. Les concepts logiques sont entre eux comme les mots sans pensée. La logique s’occupe uniquement des corps morts de la philosophie. La métaphysique est la pure dynamique de la pensée, elle traite des forces pensantes originelles, elle s’occupe de l’âme de la philosophie. Les concepts métaphysiques sont entre eux comme les pensées sans mots.
Souvent l’on s’étonna de l’imperfection persistante des deux sciences, chacune d’elles allait son chemin, et rien ne concordait. Dès l’origine, on chercha à les unir, car tout en elles annonçait la parenté. Mais toute tentative échoua, parce que l’un des deux souffrait toujours de cette union et y perdait son caractère essentiel. On en resta à la métaphysique logique et à la logique métaphysique, mais aucune d’elles n’était ce qu’elle devrait être. Il n’en alla pas mieux de la physiologie et de la psychologie, de la mécanique et de la chimie. En la seconde moitié de ce siècle se produisit ici une inflammation plus violente que jamais. Les masses ennemies s’entassèrent plus énormément les unes contre les autres ; la fermentation fut extraordinaire et il s’ensuivit de puissantes explosions. À présent, quelques-uns prétendent qu’il s’est produit quelque part une véritable interpénétration, que le germe de l’union vient d’éclore, qui peu à peu grandira et formera de tout un tout indivisible, que le principe de la paix éternelle s’étend irrésistiblement de tous côtés, et que bientôt il n’y aura qu’une science comme il n’y a qu’un prophète et un Dieu.
Le scolastique est le penseur brut et discursif. Le véritable scolastique est un subtiliste mystique. Il construit son monde d’atomes logiques, il anéantit la nature vivante pour mettre à sa place l’œuvre artificielle de la pensée. Son but est un automate infini. Son contraire est le poète brut et intuitif, celui-ci est un macrologue mystique. Il hait la règle et la forme fixe. À la place de celles-ci règne dans la nature une vie sauvage et violente. Tout est animé. Aucune loi. Caprice et miracle partout. Il est uniquement dynamique. C’est ainsi que l’esprit philosophique se meut d’abord en deux masses absolument séparées. Au second degré de culture, les masses commencent à se toucher de diverses façons ; et de même que de la réunion d’extrêmes infinis, naît le fini, le limité, naissent également d’innombrables éclectiques : l’époque des malentendus commence. Le plus limité est, ici, le plus important, le plus pur philosophe du deuxième degré. Cette classe est toute bornée au monde réel, actuel, au sens le plus strict. Les philosophes de la première classe considèrent avec dédain ceux de la seconde. Ils disent qu’en elle il y a de tout un peu et partant rien ; ses vues lui semblent des suites de la faiblesse, de l’inconséquence. De son côté, la seconde classe a pitié de la première et lui reproche ses rêveries absurdes jusqu’à la folie. Si d’un côté les scolastiques et les alchimistes semblent absolument divisés et les éclectiques unis, de l’autre côté c’est tout juste le contraire. Les premiers sont, en effet, indirectement d’accord, — à savoir sur l’absolue indépendance et la tendance infinie de la méditation. Ils partent tous deux de l’absolu. Tandis que les seconds sont essentiellement divisés et ne s’accordent que sur certaines conséquences. Les uns sont infinis mais uniformes. Ceux-ci finis, mais multiformes. Ceux-là ont le génie, ceux-ci le talent. Ceux-là l’idée, ceux-ci le savoir-faire. Ceux-là sont des têtes sans mains, ceux-ci des mains sans têtes. L’artiste qui est à la fois instrument et génie, gravit le troisième degré. Il trouve que cette séparation originelle des activités philosophiques absolues est une séparation plus profonde de son être dont l’existence dépend de la possibilité de son adaptation, de sa réunion ; il trouve que quelqu’hétérogènes que soient ces activités, il a cependant en lui la faculté d’aller de l’une à l’autre et de changer comme il le veut sa polarité. Il découvre ainsi qu’elles sont des parties nécessaires de son esprit, et remarque que toutes deux doivent être unies en un principe commun. Il en conclut que l’éclectisme n’est que le résultat de l’emploi incomplet et défectueux de cette faculté. Il lui paraît plus que probable que la cause de cette imperfection est la faiblesse de l’imagination productive qui ne peut pas, au moment où elle passe de l’une à l’autre partie, continuer à planer et à contempler. La complète représentation de la véritable vie spirituelle élevée à la conscience par cette méditation est la philosophie Κατ’εξοχην : ici naît cette réflexion vivante qui par une culture soigneuse s’éploie, d’elle-même, par la suite, en un univers spirituel infini, noyau et germe d’une organisation qui contient tout. C’est le commencement d’une véritable auto-pénétration de l’esprit qui ne finit jamais.
Les sophistes sont des hommes qui, attentifs aux faiblesses des philosophes et aux fautes de l’art, cherchent à les utiliser à leur profit ; ou dans quelque but méprisable et aphilosophique. Ils n’ont donc rien de commun avec la philosophie. S’ils sont foncièrement aphilosophes ; il faut les considérer comme ennemis de la philosophie et les traiter comme tels. La classe la plus dangereuse est celle des sceptiques par pure haine de la philosophie. Les autres sceptiques sont partiellement fort dignes de considération. Ce sont les avant-coureurs de la troisième période. Ils ont le don de distinction vraiment philosophique, et il ne leur manque que quelque force spirituelle. Ils ont la capacité nécessaire, mais non la force s’incitant elle-même. Ils sentent l’insuffisance des systèmes actuels. Aucun ne les vivifie entièrement, ils ont le goût authentique, mais il leur manque l’énergie nécessaire de l’imagination productive. Il faut qu’ils soient polémistes. Tous les éclectiques sont sceptiques au fond, et plus ils embrassent, plus ils sont sceptiques. Cette dernière observation est confirmée par ce fait, que jusqu’ici les savants les plus grands et les meilleurs ont reconnu, à la fin de leur vie, qu’ils savaient le moins…
Philosopher, c’est déphlegmatiser, vivifier. Jusqu’ici, dans l’examen de la philosophie, on a d’abord tué celle-ci, puis on l’a disséquée et analysée. On croyait que les parties constituantes du caput mortuum étaient celles de la philosophie. Mais toujours avortait toute tentative de réduction ou de reconstitution. Pour la première fois, en ces temps-ci, on a commencé à observer la philosophie en vie, et il se pourrait faire qu’on obtînt ainsi l’art de faire des Philosophies.
Le véritable acte philosophique est le suicide. C’est le réel commencement de toute philosophie. C’est à lui qu’aboutissent tous les désirs du disciple, et cet acte seul répond à toutes les conditions et à tous les signes de l’action transcendantale.
La philosophie, est, comme toute science synthétique, comme les mathématiques : arbitraire. C’est une méthode idéale et trouvée par elle-même, d’observer, d’ordonner, etc., — l’intérieur.
Fichte, en réalisant son idée, a donné la meilleure preuve de l’idéalisme. — Ce que je veux, je le peux. Chez l’homme rien n’est impossible.
La philosophie est un art d’auto-séparation et d’auto-réunion. Un art d’auto-spécification et d’auto-génération.
La philosophie est foncièrement anti-historique. Elle va du futur et du nécessaire au réel. C’est la science de l’universel sens divinatoire. Elle éclaire le passé par le futur. Tandis que l’histoire fait le contraire.
Le sens de la socratie est que la philosophie est partout ou nulle part ; et qu’on peut, sans peine, s’orienter partout et trouver ce qu’on cherche. La socratie est la science, étant donné un point quelconque, de trouver la position de la vérité, et de déterminer ainsi exactement les relations de ce point avec la vérité.
La philosophie est à proprement parler le mal du pays. Le désir d’être partout chez soi.
Tout commencement réel est un second moment. Tout ce qui est et apparaît, ne naît et n’apparaît qu’en vertu d’une supposition : son fond individuel, son moi absolu le précède, et doit en tout cas être pensé avant lui.
Le commencement du moi purement idéal. S’il avait commencé, il aurait dû commencer ainsi. Le commencement est déjà un concept postérieur ; le commencement est postérieur au moi ; c’est pourquoi le moi ne peut pas avoir commencé. Nous voyons par là que nous sommes ici dans le domaine de l’art ; mais cette supposition artificielle est la base d’une science qui naît toujours de faits artificiels.
À proprement parler, le Criticisme (la méthode d’épuisement qui comprend la méthode de renversement) est cette doctrine qui, dans l’étude de la nature, nous renvoie à nous-mêmes, à l’observation et à la sollicitation intérieures et qui, dans l’étude de nous-mêmes, nous renvoie au monde extérieur et à l’observation, à la sollicitation extérieures : au point de vue philosophique, la plus fructueuse des indications. Elle fait que nous pressentons la nature comme si elle était un être humain ; elle montre que nous ne pouvons rien comprendre que comme nous nous comprenons nous-mêmes, comme nous comprenons notre amante, nous-mêmes et vous-mêmes. Maintenant, nous voyons les liens véritables qui attachent le sujet à l’objet, nous voyons qu’il y a en nous aussi un monde extérieur, qui se trouve, avec notre intimité, en des relations analogues à celles où se trouve le monde extérieur hors de nous avec notre extérieur ; et que celui-ci et celui-là sont unis de la même façon que notre intérieur et notre extérieur ; de sorte que nous ne pouvons saisir que par la pensée, l’intérieur et l’âme de la nature, comme nous ne pouvons saisir que par la sensation l’extérieur et le corps de la nature.
La philosophie véritable est entièrement un idéalisme réaliste ou spinozisme. Elle repose sur une foi supérieure. La foi est inséparable de l’idéalisme.
La distinction entre l’erreur et la vérité se trouve dans la différence de leurs fonctions vitales. L’erreur vit de la vérité. La vérité vit sa vie en elle-même. On anéantit l’erreur comme on anéantit les maladies : et ainsi l’erreur n’est autre chose qu’une inflammation ou une extinction logique, rêverie ou philistinerie. L’une laisse généralement après elle un manque apparent de force pensante, à quoi rien ne peut remédier qu’une suite décroissante d’excitations, de mesures coercitives. L’autre dégénère souvent en une vivacité trompeuse dont les dangereux symptômes ne peuvent être écartés que par une série progressive de moyens violents. Les deux dispositions ne peuvent être changées que par des cures chroniques et strictement suivies.
La peinture véritable de l’erreur est la peinture indirecte de la vérité. La peinture véritable de la vérité est seule vraie. La peinture véritable de l’erreur est erreur elle-même en partie, la peinture opposée et erronée de l’erreur donne la vérité.
L’erreur, vue de plus haut, a une face bien plus pernicieuse que celle que l’on voit d’ordinaire. Elle est la base d’un univers faux, et le premier chaînon d’une inextricable chaîne d’égarements et d’enchevêtrements. L’erreur ou le mensonge est la source de tout mal.
L’idée de la philosophie est une tradition mystérieuse. La philosophie est en général l’entreprise de savoir. C’est une science des sciences, indéterminée, le mysticisme du désir de savoir en général ; en quelque sorte l’esprit des sciences, donc irreprésentable, si ce n’est en images ou dans l’application, dans l’exposition complète d’une science spéciale. Comme toutes les sciences se tiennent, la philosophie ne sera jamais achevée. Ce n’est que dans le système complet de toutes les sciences que la philosophie sera pour la première fois visible.
Nous nous imaginons Dieu personnel, comme nous nous imaginons nous-mêmes personnels. Dieu est aussi personnel et individuel que nous : car notre soi-disant moi n’est pas notre moi véritable, mais seulement son reflet.
Il y a en nous certaines pensées qui paraissent avoir un caractère entièrement différent des autres ; car elles sont accompagnées d’une sensation de fatalité ; et cependant il n’y a pas de raison extérieure pour qu’elles naissent. Il semble que l’on prenne part à un dialogue, et que quelque être inconnu et spirituel nous donne d’une manière étrange l’occasion de développer les pensées les plus évidentes. Cet être doit être un être supérieur, puisqu’il entre en rapport avec nous d’une manière qu’il est impossible aux êtres liés aux apparences. Il faut que cet être nous soit homogène, puisqu’il nous traite comme des êtres spirituels et ne nous appelle que fort rarement à l’activité personnelle. Ce moi supérieur est à l’homme ce que l’homme est à la nature ou le sage à l’enfant. L’homme s’efforce à lui devenir semblable, comme lui s’efforce de devenir semblable au non-moi. Il n’est pas possible d’établir ce fait ; il faut que chacun de nous l’éprouve en soi. C’est un fait d’ordre supérieur, que l’homme supérieur saisira seul ; mais les autres s’efforceront de le faire naître en eux. La philosophie est une auto-logie d’essence supérieure, une auto-manifestation, l’excitation du moi réel par le moi idéal. La philosophie est le fond de toutes les autres manifestations et la résolution de philosopher est l’invitation faite au moi réel qu’il ait à prendre conscience, à s’éveiller et à devenir esprit. Sans philosophie, pas de moralité véritable et sans moralité pas de philosophie.
Toute attention portée sur un objet, ou (ce qui revient au même) toute direction déterminée, fait naître une relation réelle, car par cette distinction nous éprouvons en même temps la force attractive de cet objet qui commence à prépondérer, ou la force centripète individuelle, qui, tandis que nous nous livrons à elle, et pourvu que nous ne la regardions pas, mais qu’au contraire nous la gardions soigneusement, nous conduit heureusement au but de nos désirs.
Ainsi, la vraie philosophie en commun est une expédition fraternelle vers un monde aimé, expédition dans laquelle on se relève alternativement aux avant-postes, là où les plus grands efforts sont requis contre l’élément hostile dans lequel on flotte. On suit le soleil, et l’on s’arrache au lieu qui, suivant les lois de la rotation de notre univers, est plongé pour un temps dans la brume et la nuit. (Mourir est un véritable acte philosophique).
En tout système, individu d’idées, qui est un agrégat, un produit, etc., une ou plusieurs idées ou remarques ont surtout prospéré, ont étouffé les autres ou sont demeurées seules. Dans le système spirituel de la Nature, il faut que partout on les rassemble, et qu’on donne à chacune d’elles son sol propre, son climat, les meilleurs soins et le voisinage qui lui convient ; afin de former un Paradis d’idées. C’est là le véritable système. Le paradis était l’idéal de la terre et la question de savoir où il est n’est pas insignifiante. Il est, en quelque sorte, répandu sur toute la terre, et c’est pourquoi il est devenu si méconnaissable. Ses traits épars seront réunis, son squelette sera recouvert, c’est là, la régénération du Paradis.
On ne doit jamais s’avouer que l’on s’aime soi-même. Le mystère de cet aveu est le principe vital du seul véritable et éternel amour. Le premier baiser que l’on donne, ces choses entendues, est le principe de la philosophie, l’origine d’un monde nouveau, le commencement de la computation absolue des temps, la conclusion d’une alliance avec soi-même, alliance qui prospérera indéfiniment. À qui ne plairait pas une philosophie dont le germe est un premier baiser ? L’amour popularise la personnalité et rend les individualités communicables et compréhensibles.
L’idéalisme n’est autre chose que l’empirisme véritable.
La désignation par les sons et les traits est une remarquable abstraction. Quatre lettres me représentent Dieu ; quelques traits, un million de choses. Combien devient facile le maniement de l’univers, combien devient visible la concentricité du monde spirituel ! La grammaire est la dynamique du royaume de l’esprit. Un mot d’ordre remue des armées ; le mot liberté remue des nations.
Nous sommes en relations avec toutes les parties de l’univers, ainsi qu’avec l’avenir et le passé. C’est uniquement de la direction et de la durée de notre attention observatrice, que dépend la question de savoir quelle relation nous voulons avant tout cultiver, quelle relation sera pour nous la plus importante et la plus active. La vraie méthode de cette manière d’agir ne pourrait être autre chose que cette science divinatoire si longtemps souhaitée, et peut-être serait-elle davantage encore. L’homme agit constamment selon ses lois, et la possibilité de la trouver par l’observation générale de soi-même, est indubitable.
Comment l’homme peut-il avoir l’idée d’une chose s’il n’en porte pas le germe en soi ? Ce que je vais comprendre doit se développer en moi organiquement ; et ce que j’ai l’air d’apprendre n’est que nourriture, excitation de l’organisme.
Une définition est un nom réel ou générateur. Un nom ordinaire n’est qu’une note. Schemhamphorasch, nom des noms. La définition réelle est un mot magique. Chaque idée a une échelle de noms ; le nom supérieur est absolu et inconnaissable. Vers le milieu, les noms deviennent plus communs, et descendent enfin dans l’antithétique dont le dernier degré est anonyme aussi.
Rentrer en soi, signifie chez nous s’abstraire du monde extérieur. Chez les esprits, la vie terrestre s’appelle analogiquement, une contemplation intérieure, une introversion, une activité immanente. La vie terrestre naît ainsi d’une réflexion originelle, d’une introversion primitive, d’un rassemblement en soi-même qui est aussi libre que notre réflexion. Inversement, la vie spirituelle en ce monde naît d’une évasion de cette réflexion primitive. L’esprit se déploie de nouveau, ressort de lui-même, soulève de nouveau, en partie, cette réflexion et dans ce moment dit moi pour la première fois. On voit ici combien sont relatives l’introversion et l’extroversion. Ce que nous appelons rentrer est proprement sortir, une réadoption de la forme primitive.
Chaque descente du regard en soi-même est en même temps une ascension, une assomption, un regard vers l’extérieur véritable.
Nous ne nous comprendrons jamais entièrement ; mais nous ferons et nous pouvons faire bien plus que nous comprendre…
Si un esprit nous apparaissait, nous nous rendrions immédiatement maîtres de notre spiritualité, nous serions inspirés en même temps par nous-mêmes et par l’esprit. Sans inspiration, pas d’apparition d’esprits. L’inspiration est à la fois apparition et contre-apparition, appropriation et partage ou communication.
L’homme ne vit, n’agit que dans l’idée, par le souvenir de son existence. Nous n’avons pas en ce monde d’autre moyen d’action spirituelle. C’est pourquoi, c’est un devoir de penser aux morts. C’est le seul moyen de leur rester unis. Dieu lui-même n’agit en nous que par la foi.
Le préjugé le plus arbitraire est celui qui prétend que le pouvoir de s’extérioriser, de se trouver, avec conscience, de l’autre côté des sens, est refusé à l’homme. L’homme peut être, à chaque instant, un être placé au-dessus des sens. Sinon, il ne serait pas un citoyen de l’univers ; il serait un animal. Certes, la réflexion, la perception de soi-même est très difficile en cet état, attendu qu’il est si constamment, si nécessairement lié aux changements de nos autres états. Mais plus nous parvenons à devenir conscients de cet état, plus deviennent puissantes, vivantes et satisfaisantes, la conviction qui en naît, et la foi en d’authentiques manifestations de l’esprit. Ce n’est pas voir, entendre, sentir, c’est composé de ces trois choses plutôt que ce n’est ces trois choses, c’est une sensation de certitude immédiate, un aspect de notre vie la plus véritable et la plus personnelle. Les pensées se changent en lois ; les souhaits en réalisations. Pour le faible, le fait de ce moment est un article de foi. Le phénomène devient frappant surtout, à la vue de maintes formes, de maints visages humains, notamment à l’aspect de certains yeux, de certains traits, de certains mouvements, à l’audition de certains mots, à la lecture de certains passages, au moment de certaines considérations sur la vie, l’univers, le destin. Un grand nombre d’événements, beaucoup de phénomènes naturels, principalement les saisons et certaines heures du jour, nous font éprouver des choses de ce genre. Certaines dispositions sont surtout favorables à de telles manifestations. La plupart sont momentanées, quelques-unes s’attardent, le plus petit nombre demeure. Il y a ici de grandes différences entre les hommes. L’un est plus que l’autre susceptible de manifestation, l’un en possède le sens, l’autre l’esprit. Le dernier demeurera toujours dans la douce lumière de la manifestation ou de la révélation, tandis que le premier n’aura que des illuminations variables, mais plus nombreuses et plus claires. Ce pouvoir est également susceptible de maladie, qui indique un excès de sens et un défaut d’esprit, ou un excès d’esprit et un défaut de sens.
Il est étrange que l’homme intérieur n’ait été considéré que d’une manière si misérable, et qu’on n’en ait traité que si stupidement. La soi-disant psychologie est aussi une de ces larves qui ont usurpé dans le sanctuaire la place réservée aux images véritables des dieux. Qu’on a peu employé jusqu’ici la physique à expliquer le caractère, et le caractère à expliquer le monde extérieur ! Intelligence, fantaisie, raison, tout est dit. Pas un mot de leurs mélanges singuliers, de leurs formations, de leurs transformations. L’idée n’est venue à personne de rechercher de nouvelles forces innommées, et de suivre la filière de leurs rapports. Qui sait quelles unions merveilleuses, quelles générations étonnantes sont encore renfermées en nous-mêmes ?
Si notre corps n’est autre chose qu’une commune action centrale de nos sens, si nous sommes maîtres de nos sens, si nous pouvons les faire agir à volonté, les centraliser, il ne dépend que de nous de nous donner le corps que nous désirons. Si nos sens ne sont autre chose que des modifications de l’organe de la pensée, de l’élément absolu, nous pourrons aussi, en dominant cet élément, modifier et diriger nos sens selon notre bon plaisir. Déjà le peintre, dans une certaine mesure, a l’œil en son pouvoir, le musicien l’oreille, le poète l’imagination, l’organe de la parole et les sensations (ou plutôt il a déjà en son pouvoir un grand nombre d’organes dont il réunit l’action sur l’organe de la parole). Le philosophe a l’organe absolu ; ils en usent à volonté et par eux se représentent les mondes spirituels. Le génie n’est autre chose que l’esprit appliqué à l’usage actif des organes. Jusqu’ici nous n’avons eu que du génie particulier ; il faut que l’esprit devienne génie total.
De la même manière que nous transformons en paroles les mouvements de l’organe de la pensée, que nous les exprimons par des gestes, que nous les imprimons en nos actes, de la même manière que nous nous mouvons et que nous nous arrêtons à volonté, que nous unissons et séparons nos mouvements ; de la même manière il faut que nous apprenions aussi à arrêter, à réunir et à séparer les organes intérieurs de notre corps. Tout notre corps peut absolument être mis en mouvement par l’esprit. Les effets de la crainte, de la terreur, de la tristesse, de l’envie, de la colère, de la honte, de la joie, de la fantaisie, etc., sont des indications suffisantes. En outre, on a suffisamment d’exemples d’hommes qui ont acquis un pouvoir arbitraire sur certaines parties de leur corps habituellement soustraites à la volonté. Alors, tout homme sera son propre médecin, et pourra acquérir le sentiment exact de son corps, alors l’homme, pour la première fois, vraiment indépendant de la nature, sera peut-être en état de faire renaître un membre perdu, de se tuer par sa simple volonté, et d’obtenir ainsi des éclaircissements authentiques sur les corps, les âmes, l’univers, la vie, la mort et le monde des esprits. Alors, il dépendra probablement de lui d’animer la matière, il obligera ses sens à produire la forme qu’il désire, pour pouvoir vivre véritablement dans son monde. Alors, il aura la faculté de se séparer de son corps quand il lui plaira ; il verra, entendra, sentira ce qu’il veut, comme il veut, et sous quelque rapport qu’il le désire…
La foi est déjà le pouvoir de produire, à volonté, des sensations en nous. Nous pouvons et nous devons augmenter et cultiver indéfiniment ce pouvoir et cette aptitude. Si nous étions aveugles, sourds et insensibles, tandis que notre âme serait entièrement ouverte, notre esprit serait ce que nous est maintenant le monde extérieur ; et le monde intérieur serait avec nous dans le même rapport que nous nous trouvons aujourd’hui avec le monde extérieur ; et qui sait, si nous pouvions comparer les deux situations, si nous y trouverions une différence. Nous sentirions maintes choses pour lesquelles les sens seuls nous manquaient, par exemple : la lumière, le son, etc. Nous ne pourrions produire que des transformations qui seraient analogues à des pensées, et nous éprouverions un désir qui s’efforcerait de nous procurer ces sens que nous appelons à présent sens extérieurs. Peut-être que peu à peu, par des efforts divers, nous pourrions produire des yeux, des oreilles, etc. Attendu que notre corps serait alors en notre pouvoir, serait une partie de notre monde intérieur, comme notre âme l’est maintenant. Il ne faudrait pas que notre corps fût si absolument privé de sens, pas plus que notre âme. Qui sait s’il ne nous paraîtrait privé de sens que parce qu’il fait partie de nous-mêmes et que l’auto-séparation intérieure, par laquelle le corps deviendrait voyant, entendant et sensible pour notre conscience serait très difficile. Ici aussi naîtrait un moi absolument pratique et empirique.
Il ne faut pas que nous soyons simplement des hommes ; il faut aussi que nous soyons plus que des hommes. L’homme en général équivaut à l’univers. Ce n’est rien de déterminé. Cela peut et doit être en même temps quelque chose de déterminé et d’indéterminé.
Tout ce que fait l’homme est un homme ou (ce qui est la même chose) une partie de l’homme, un être humain.
Nous sommes près du réveil quand nous rêvons que nous rêvons.
Notre vie n’est pas un songe, mais peut-être en deviendra-t-elle un.
Le songe nous montre d’une manière remarquable la facilité qu’a notre âme à pénétrer dans tout objet, à se changer immédiatement en cet objet.
Le sein est la poitrine élevée au mystère ; la poitrine moralisée. Un homme mort est un homme élevé à l’état de mystère absolu.
Il est certain qu’une opinion gagne énormément, sitôt que je sais que quelqu’un, quelque part, est convaincu de sa vérité. Il est vrai qu’il faut que ce soit d’une façon telle que la cause n’en saute pas immédiatement aux yeux. L’autorité a du poids ; car elle fait qu’une opinion devient mystique, attrayante. Les mystères sont l’armature, les condensateurs de la faculté divinatrice, de l’intelligence.
Un véritable amour pour un objet inanimé est parfaitement admissible, de même que pour des plantes, des animaux, la nature, et même envers soi. Lorsque l’homme possède un véritable toi intérieur, il en résulte un commerce très spirituel et très matériel, et la passion la plus ardente est possible. Le génie n’est peut-être autre chose que le résultat d’un pareil pluriel intérieur. Les secrets de ce commerce sont encore fort obscurs.
Les souhaits et les désirs sont des ailes. Il y a des souhaits et des désirs qui sont si peu en rapport avec notre existence terrestre, que nous pouvons, avec certitude, en conclure une vie où ils deviendront des ailes puissantes, un élément qui les soulèvera et des îles où ils pourront s’abattre…
N’y aurait-il pas en nous une puissance qui jouerait ici le même rôle que ce qu’il y a de meilleur hors de nous : l’éther, cette matière visible-invisible ; la pierre philosophale qui est partout et nulle part, qui est tout et qui n’est rien ? Nous l’appelons instinct ou génie, elle est partout présente, elle est la plénitude de l’avenir, la plénitude des temps en général ; c’est-à-dire qu’elle est au temps ce que la pierre philosophale est à l’espace ; la [raison, la fantaisie, l’intelligence, le sentiment ne sont que ses fonctions particulières.
Le génie est en quelque sorte l’âme de l’âme, une relation entre l’âme et l’esprit. On peut, avec raison, appeler idole le substratum ou schéma du génie. L’idole est un analogue de l’homme.
L’homme a commencé par l’instinct et finira par lui. L’instinct est le génie en Paradis, avant la période de la séparation de soi (de la conscience). Il faut que l’homme se divise en deux, et non seulement en deux, mais en trois, etc.
Qu’est-ce que la nature ? un index encyclopédique et systématique ou un plan de notre esprit. Pourquoi nous contenterions-nous du simple catalogue de nos trésors ? Examinons-les, travaillons-les et utilisons-les. La fatalité qui nous opprime, c’est la pesanteur de notre esprit. En élargissant, en développant notre activité, nous nous transformerons en fatalité. Tout semble descendre sur nous, parce que nous ne montons pas. Nous sommes négatifs parce que nous le voulons. Plus nous devenons positifs, plus le monde devient négatif autour de nous, jusqu’à ce qu’à la fin, il n’y ait plus de négation, mais que nous soyons tout en tout. Dieu veut des dieux.
En réalité, le monde spirituel nous est déjà ouvert, il est toujours visible. Si nous avions tout à coup l’élasticité nécessaire, nous verrions que nous sommes au milieu de ce monde. Notre malheureux état actuel rend toujours nécessaire une méthode curative. Autrefois, c’était les jeûnes et les purifications morales, aujourd’hui, la méthode roborative serait peut-être nécessaire.
Tout ce que nous éprouvons est une communication. Ainsi l’univers est en réalité une communication, une manifestation de l’esprit. Le temps n’est plus où l’esprit de Dieu était compréhensible ; et le sens du monde est perdu. Nous en sommes restés à la lettre, et l’apparition nous a fait oublier ce qui apparaît. Autrefois tout était apparition de l’esprit, aujourd’hui nous n’apercevons plus que des reflets morts que nous ne comprenons plus. Le sens de l’hiéroglyphe fait défaut, et nous vivons encore sur les fruits de temps meilleurs.
Toute conviction est indépendante de la vérité naturelle ; elle se rapporte à la vérité magique ou miraculeuse. On ne peut être convaincu de la vérité naturelle qu’autant qu’elle devienne vérité miraculeuse. Toute preuve repose sur la conviction, et n’est par conséquent qu’un expédient employé là où manque une vérité miraculeuse plus générale. Toutes les vérités naturelles reposent donc aussi sur des vérités miraculeuses.
Tout ensorcellement a lieu par identification partielle avec l’ensorcelé, que je puis obliger ainsi, à voir, à croire, à sentir une chose comme je le désire.
Le magicien est poète. Le prophète est au magicien ce que l’homme de goût est au poète.
Toute expérience est magie et ne peut s’expliquer que magiquement. L’empirisme finit par une idée unique, comme le rationalisme commence par une expérience unique.
L’usage actif des organes n’est autre chose que pensée magique, miraculeuse, ou emploi plus arbitraire du monde matériel. La volonté n’est autre chose que la faculté de penser, magiquement puissante.
Peut-être que la pensée est une force trop rapide, trop monstrueuse pour être active ; ou bien, les choses sont trop bonnes conductrices de la force pensante.
Celui qui a vraiment le sens du hasard, peut utiliser tout l’accidentel pour la détermination d’un hasard inconnu. Il peut lire le destin dans la position des étoiles, avec la même facilité que dans les grains de sable, le vol des oiseaux et les figures.
Est-ce qu’un roi qui serait en même temps un génie moral ne serait pas naturellement immortel ? L’augmentation graduelle de l’excitation intérieure est le soin capital de l’artiste de l’immortalité. Avec combien de raison ne peut-on pas dire, qu’ici aussi les poètes ont prédit d’une façon singulière que les Muses seules donnent l’immortalité ? C’est ainsi que l’état du savant s’élève d’un degré.
Pensées dangereuses. Maintes pensées s’approchent-elles, peut-être, des frontières magiques ? beaucoup d’entre elles deviennent-elles vraies ipso facto ?
Le plus grand magicien serait celui qui pourrait s’enchanter lui-même de façon que ses enchantements lui semblassent des apparitions étrangères et puissantes par elles-mêmes. Cela ne pourrait-il être le cas, en réalité ?
Le hasard lui-même n’est pas insondable, il a sa régularité.
Les expressions générales de la philosophie scolastique ont une grande analogie avec les nombres. De là leur emploi mystique, leur personnification, leurs combinaisons multiples. Tout réel créé de rien (comme, par exemple, les nombres et les expressions abstraites) a une affinité étrange avec des choses d’un autre monde, avec des séries infinies de combinaisons et de relations singulières, en quelque sorte, avec un univers poétique, mathématique et abstrait en soi.
Si nous n’étions pas foncièrement mathématiques, nous ne distinguerions pas les différences, etc.
La mathématique est véritablement science, attendu qu’elle renferme des connaissances acquises, des produits de personnelle activité spirituelle et qu’elle généralise méthodiquement. Elle est art aussi, attendu qu’elle réduit en règles les procédés du génie, qu’elle apprend à être génie, qu’elle remplace la nature par la raison. Les mathématiques supérieures s’occupent de l’esprit de la grandeur, de son principe politique du monde de la grandeur.
Le suprême, le plus pur est le plus commun, le plus compréhensible ; de là la géométrie élémentaire plus élevée que la géométrie supérieure. Plus une science devient difficile et compliquée, plus elle est dérivée, impure et mélangée.
Toute la mathématique est proprement une équation en grand pour les autres sciences.
Ce que lui sont les logarithmes, elle l’est aux autres sciences.
Le contenu ou l’entendement de la mathématique est le contenu ou l’entendement des sciences en général.
C’est pourquoi toutes les sciences deviendront mathématiques.
La mathématique actuelle n’est guère autre chose qu’un organon d’empirisme spécial.
Elle est une substitution pour faciliter la réduction ; un adjuvant de la pensée.
Son applicabilité complète est un postulat nécessaire de sa conception.
Elle atteste irrécusablement l’idéalisme naturel.
La cohésion, la sympathie de l’univers est sa base.
Les nombres sont comme les signes et les mots, des manifestations, des représentations Κατ’εξοχην.
Ses rapports sont des rapports universels. Les mathématiques pures sont la contemplation de l’intelligence en tant qu’univers.
Les miracles, en tant que faits contre nature, sont amathématiques ; mais il n’y a pas de miracles en ce sens, et ce qu’on nomme ainsi est précisément concevable par la mathématique, car rien n’est miraculeux pour elle.
La mathématique véritable est l’élément propre du mage.
Dans la musique, elle apparaît formellement comme révélation, comme idéalisme créateur.Toute jouissance est musicale, partant mathématique.
La vie supérieure est mathématique.
Il peut y avoir des mathématiciens de premier ordre qui ne savent pas compter.
Le véritable mathématicien est enthousiaste per se. Sans enthousiasme pas de mathématiques.
La vie des dieux est mathématique.
Tous les envoyés divins doivent être des mathématiciens.
La mathématique pure est religion.
On n’arrive à la mathématique que par une théophanie.
Les mathématiciens sont les seuls êtres heureux. Le mathématicien sait tout. Il le pourrait, s’il ne le savait pas…
Toute activité cesse lorsque la science fait son entrée. L’état de la science est Eudémonie, repos bienheureux de la contemplation, céleste quiétisme.
En Orient, la mathématique se trouve dans la patrie. En Europe, elle a dégénéré en simple technique.
Celui qui n’ouvre pas avec recueillement un livre de mathématiques, et qui ne le lit pas comme la parole de Dieu, ne le comprend pas.
Toute ligne est axe d’univers.
Une formule est une recette mathématique.
Les nombres sont les dogmes.
L’arithmétique est la pharmacie.
Les mathématiques supérieures ne contiennent en somme que des méthodes abréviatives.
Toutes les lignes courbes ne naissent que d’elles-mêmes, comme la vie ne naît que de la vie.
La mathématique est un instrument d’écriture qui est encore susceptible de perfectionnements infinis ; une preuve capitale de la sympathie et de l’idéalité de la nature et de l’âme.
Il est fort probable qu’une étrange mystique des nombres existe aussi dans la nature, de même que dans l’histoire. Est-ce que tout n’est pas significatif, symétrie, allusion et enchaînement singulier ? Dieu ne peut-il se manifester dans la mathématique comme en toute autre science ?
La nature est l’idéal. Le véritable idéal est à la fois possible, réel et nécessaire.
La nature est une baguette magique pétrifiée.
On peut considérer la nature comme un corps fermé, comme un arbre dont nous sommes les boutons à fleurs. — Les natures sont des êtres chez lesquels le tout sert les parties ; chez lesquels les parties sont leur propre but, sont indépendantes. Les personnes, au contraire, sont des êtres chez lesquels la relation est renversée. Là où les deux relations se nécessitent alternativement, et où tout, ou plutôt rien n’est but à soi-même, ce sont des êtres intermédiaires entre la nature et la personne. Celles-ci sont les extrêmes qui se tiennent par divers intermédiaires.
L’univers est le résultat d’un accord infini ; et notre propre pluralité intérieure est la base de notre manière d’envisager l’univers.
Partout, une force ou une action devient transitoirement visible, qui, complètement propagée, et sous certaines conditions adventices (contacts) paraît se manifester, devenir active. Cette force mystique semble être la force du plaisir et du déplaisir, dont nous croyons remarquer d’une manière si particulière les effets exaltatifs dans les sensations voluptueuses.
La vie est, comme la lumière, susceptible de hauts et de bas et de négation graduelle. Se décompose-t-elle aussi en couleurs comme celle-ci ? Le processus de la nutrition n’est pas cause mais suite de la vie.
La lumière est symbole et agent de la pureté. Là où la lumière ne trouve rien à faire, rien à unir ou rien à séparer, elle passe. Ce qui ne peut être séparé ou uni est pur, simple.
Tout corps transparent est dans un état supérieur ; il semble avoir une sorte de conscience.
Le poids spécifique de la terre est à peu près celui du diamant. Ainsi, il est probable que la terre est intérieurement un diamant, ce qui, pour d’autres motifs, est fort probable encore.
L’animal vit dans l’animal, dans l’atmosphère. La plante est un demi-animal, elle vit en partie dans la terre, la grande plante, en partie dans l’atmosphère. La terre est le grand aliment de l’atmosphère. L’atmosphère est un Brahmane. La combinaison de l’azote et de l’oxygène dans l’atmosphère est absolument animale, non simplement chimique.
La vie des plantes, opposée à celle des animaux, est une conception et un enfantement perpétuel, et celle des animaux opposée à la première, une consommation et une fécondation perpétuelles. De même que la femme est le suprême aliment visible qui forme la transition du corps à l’âme, les parties sexuelles sont les suprêmes organes extérieurs qui forment la transition des organes visibles aux invisibles.
Tolérance et cosmopolitisme des fleurs. Efforts des animaux vers l’autocratie individuelle…
L’homme est cette substance que toute la nature brise, c’est-à-dire polarise indéfiniment. L’univers de l’homme est univers, est aussi divers qu’il est divers. Le monde des animaux est déjà bien plus pauvre, et ainsi de suite en descendant.
Les organes de la pensée sont les parties génitales de la nature.
Tout embrassement serait-il en même temps l’embrassement du couple tout entier, en tant qu’une nature, un art, un esprit ; et l’enfant serait-il le produit commun du double embrassement ? Les plantes seraient-elles les produits de la nature féminine et de l’esprit viril, et les animaux les produits de la nature virile et de l’esprit féminin ? Les plantes seraient les filles, et les animaux, les garçons de la nature ?
L’enfant est un amour devenu visible. Nous mêmes sommes un germe devenu visible de l’amour entre la nature et l’esprit ou l’art.
Contempler est une jouissance élastique. Le besoin d’un objet est déjà le résultat d’un contact in distans.
L’humanité est le sens supérieur de notre planète, l’étoile qui la réunit au monde supérieur, l’œil qu’elle lève vers le ciel.
Comme rien n’est libre que l’esprit, rien que lui ne peut être contraint. Seul l’esprit peut être forcé à faire quelque chose. Donc, ce qui peut être contraint est esprit dans la mesure de la contrainte.
La vie est une maladie de l’esprit, une action passionnée.
L’esprit est repos essentiellement. La pesanteur dérive de l’esprit.
Avec le monde naît le désir : un penchant à se dissoudre — ou la pesanteur.
Le corps, l’âme et l’esprit sont les éléments du monde, comme l’épopée, la lyre et le drame ceux de la poésie.
La liberté et l’immoralité se tiennent comme l’espace et le temps. De même que l’univers et l’éternité remplissent pour ainsi dire l’espace et le temps, de même la toute puissance et l’omniprésence remplissent ces deux sphères. Dieu est la sphère de la vertu (à la toute-puissance appartient l’omniscience).
L’âme est en rapport avec l’esprit comme le corps avec l’univers. Les deux lignes partent de l’homme et finissent en Dieu. Les deux circumnavigateurs se rencontrent sur des points de leur route qui correspondent. Il faut que tous deux songent au moyen de demeurer ensemble malgré l’éloignement et de faire les deux voyages en commun.
Si Dieu a pu devenir homme, il peut aussi devenir pierre, plante, animal, élément, et peut-être de cette façon y a-t-il une continuelle libération dans la nature.
Ne pourrait-on pas opposer la fermentation à la combustion : flamme positive et négative ?
Ne voit-on, peut-être, chaque corps que dans la mesure où il se voit lui-même et où soi-même l’on se voit ?
L’âme désoxyde. De là l’ennui et même la faiblesse corporelle et le tremblement qui naissent de la pensée et de la sensation, ou de la pensée troublée (sensation). La pensée oxyderait-elle, la sensation désoxyderait-elle.
Le siège de l’âme est là où le monde intérieur et extérieur se touchent. Là où ils se pénètrent, il se trouve en chaque point de la pénétration.
L’âme serait-elle aussi un produit artificiel ou accidentel ? Et le siège de l’âme est-il arbitraire ou accidentel aussi ?
Le siège de l’âme est tantôt ici, tantôt là, tantôt en plusieurs endroits à la fois ; il est variable, de même que le siège de ses parties capitales que l’on apprend à connaître par les passions principales.
La douleur et l’angoisse marquent les parties rêveuses de l’âme. Le plaisir et la douleur corporels sont des produits de rêve ; l’âme n’est éveillée qu’en partie ; là où elle rêve, comme, par exemple, dans les organes non soumis à la volonté (qui, à un certain point de vue, comprennent tout le corps), elle éprouve le plaisir et la douleur. La douleur et la titillation sont des sensations de l’âme enchaînée.
Le sommeil est un mélange du corps et de l’âme. Dans le sommeil, le corps et l’âme sont chimiquement liés. Dans le sommeil, l’âme est partagée par le corps d’une manière égale ; l’homme est neutralisé. L’état de veille est un état partagé, polarisé ; l’âme y est ponctuée, localisée. Le sommeil est digestion d’âme ; le corps digère l’âme (enlèvement de la stimulation animique). L’état de veille est l’état actif de la stimulation animique ; le corps jouit de l’âme. Dans le sommeil, les liens du système sont lâches, à l’état de veille ils sont tendus.
La flamme est de nature animale.
L’eau est une flamme mouillée.
Plus une chose résiste vivement à ce qui la dévore, plus sera vive la flamme du moment de la jouissance. Application de l’oxygène. La femme est notre oxygène.
Pleurer est une crise sthénique. L’émouvant est le contraire du comique. L’émouvant commence par une détente et tend brusquement ; l’émouvant ou le pénétrant pénètre promptement avant qu’on ait le temps de se ressaisir ; c’est une satiété, un ramollissement, une dissolution, une fusion. Le comique est une séparation, l’émouvant une absorption, l’un une volatilisation (de là le froid du comique), l’autre une coagulation, une solidification, d’où la chaleur. Pleurer et rire, avec leurs modifications appartiennent à la vie de l’âme, comme manger et séparer appartiennent à la vie du corps. Pleurer est le système des artères, rire celui des veines.
L’arbre ne peut devenir qu’une flamme fleurissante, l’homme une flamme parlante, l’animal une flamme errante.
Les membres à mouvements spontanés sont des sens dans l’acception stricte du terme. Le développement, la culture des sens appartient au problème de l’amélioration et de l’élévation graduelle de l’humanité. La culture et le développement de l’âme, voilà l’entreprise première et la plus importante. Nous avons déjà sous la main l’excitation extérieure et avec elle l’excitabilité ; maintenant, tout revient, avant tout, au développement et à la culture de la sensibilité, et de façon telle que ni l’excitabilité ni l’excitation extérieure n’en souffrent et ne soient négligées, sinon c’est tisser un tissu bien fragile. Les sens dans l’acceptation stricte, sont bien plus animés que les autres organes ; le reste du corps doit les suivre ; eux seront en même temps plus animés, et ainsi indéfiniment. Le reste du corps deviendra aussi plus spontané, comme ils le sont. Peut-être la nécessité du sommeil résulte-t-elle de la disproportion qu’il y a entre les sens et le reste du corps. Le sommeil doit réparer, pour le reste du corps, les suites de l’excitation excessive des sens. Le sommeil n’est propre qu’aux habitants des planètes. Un jour, l’homme veillera et dormira constamment, en même temps. La plus grande partie de notre corps, de notre humanité même, dort encore d’un profond sommeil.
Les sens sont aux animaux ce que les feuilles et les fleurs sont aux plantes. Les fleurs sont des allégories de la conscience ou de la tête. Une propagation supérieure est le but de cette floraison supérieure, une conservation supérieure. Chez les hommes, c’est l’organe de l’immortalité, une propagation progressive de la personnalité.
Nos sens sont des animaux supérieurs. Il naît d’eux un animalisme supérieur.
Les nerfs sont les racines supérieures des sens.
Tout est naturellement éternel. La mortalité et l’instabilité est un privilège des natures supérieures. L’éternité est le signe (sit venia verbis) des êtres non spirituels. L’accomplissement est la synthèse de l’éternel et du temporel.
Plus il apprend à vivre, non plus dans les moments, mais les années, etc. ; plus l’homme devient noble. L’inquiétude, les petites préoccupations de l’esprit se transforment en une activité vaste, tranquille, simple et qui embrasse un grand nombre de choses ; et la belle patience se montre. La religion et la moralité, ces deux remparts de notre être, associent de plus en plus solidement leurs assises. Chaque affliction de la nature nous rappelle une patrie plus haute, une nature supérieure et plus proche.
L’amour est absolument une maladie ; de là, la signification merveilleuse du christianisme.
L’âme est de tous les poisons, le poison le plus fort. Elle est l’excitant le plus pénétrant et le plus soluble. C’est pourquoi les mouvements de l’âme sont extrêmement nuisibles dans tous les maux locaux et dans les maladies inflammatoires.
Chaque maladie est un problème musical ; et la guérison une solution musicale. Plus la solution est brève et cependant complète, plus est grand le talent musical du médecin.
Nos lèvres ont souvent bien des analogies avec les deux feux-follets du conte de Gœthe. Les yeux sont les sœurs supérieures des lèvres, ils ouvrent et ferment une grotte plus sainte que la bouche. Les oreilles sont le serpent qui engloutit avidement ce que les feux-follets laissent tomber.
Il n’y a qu’un temple au monde et c’est le corps humain. Rien n’est plus sacré que cette forme sublime. S’incliner devant un homme, c’est rendre hommage à cette révélation dans la chair. C’est le ciel que l’on touche lorsque l’on touche un corps humain.
L’homme est un soleil ; ses sens sont les planètes.
L’homme a toujours imprimé une philosophie symbolique de son être dans ses œuvres et dans ses actions. Il s’annonce lui-même en son évangile de la nature ; il est le Messie de la nature.