Les Disciples à Saïs et les Fragments de Novalis/Fragments/03

La bibliothèque libre.
Traduction par Maurice Maeterlinck.
Paul Lacomblez, Éditeur (p. 134-176).


III

Considérations morales.


Un temps viendra — et il ne tardera pas à venir — où tous seront convaincus qu’un roi ne peut exister sans république, et une république sans roi, que les deux sont aussi inséparables que le corps et l’âme, et qu’un roi sans république, comme une république sans roi, ne sont que des mots sans signification. C’est pourquoi, en même temps qu’une république véritable est toujours né un roi, et avec un roi véritable est toujours née une république. Le roi véritable sera république, et la république véritable sera roi…

Le peuple est une idée. Nous deviendrons un peuple. Un homme complet est un petit peuple. La véritable popularité est le but suprême des hommes…

Toute supériorité mérite l’ostracisme. Il est bon qu’elle s’y condamne elle-même : tout absolu doit sortir de ce monde. Dans le monde, il faut vivre avec le monde. On ne vit que lorsqu’on vit selon les hommes avec lesquels on vit. Tout le bien dans ce monde vient du dedans (et ainsi du dehors par rapport à lui), mais il ne fait que traverser comme un éclair. La supériorité mène le monde plus avant, mais il faut aussi qu’elle s’éloigne bientôt.

L’homme a cherché à faire de l’État l’oreiller de la paresse ; et cependant il faudrait que l’État fût tout juste le contraire : c’est une armature de l’activité tendue. Son but est de rendre l’homme absolument puissant et non absolument faible, d’en faire, non le plus paresseux mais le plus actif des êtres. L’État n’épargne pas de peines à l’homme, mais augmente, au contraire, ses peines à l’infini ; mais non sans augmenter ses forces en proportion. La route vers le repos ne passe que par les domaines de l’activité qui embrasse toutes choses.

Il n’y a pas, à proprement parler, de malheur en ce monde. Le bonheur et le malheur s’équilibrent toujours. Tout malheur est semblable à l’obstacle du torrent. Après l’avoir vaincu, le torrent s’élance avec une force nouvelle. Ceci est frappant surtout, dans l’ordre économique, après les mauvaises récoltes.

L’acte de manger est une vie accentuée. Manger, boire et respirer correspondent à la triple division des corps en solides, liquides et fluides. Le corps entier respire ; les lèvres seules boivent et mangent ; tout juste cet organe qui rend en sons divers ce que l’esprit a préparé et ce qu’il a reçu des autres sens. Les lèvres sont si importantes dans la vie ; combien elles méritent le baiser ! Chaque mouvement imperceptible est le souhait symbolique de l’émotion ou de l’attouchement. Ainsi tout nous invite figurativement et discrètement dans la nature, à jouir d’elle, et il se pourrait bien que toute la nature fût féminine, vierge et mère à la fois.

Le postulat du mysticisme féminin est le vulgaire. Tout demande de la femme un amour absolu pour le premier objet venu. Quelle haute idée de la libre puissance et de la force auto-créatrice de son esprit, ceci ne suppose-t-il pas !

Il y a des gens d’une individualité entêtée et prodigieuse qui ne sont pas faits pour le mariage. Il faut que les époux aient une sorte de mélange d’individualité et de non-individualité. Il faut qu’ils aient un caractère ferme, afin de pouvoir être une possession, et cependant qu’ils soient souples, élastiques et tout à fait déterminés sans devenir entêtés et inquiets.

Les femmes sont un adorable secret — voilé mais non fermé. C’est la raison seule qui sépare les femmes et l’amour.

Le beau mystère de la Vierge, qui la rend si indiciblement attrayante, est le pressentiment de la maternité, le pressentiment d’un monde à venir qui sommeille en elle, et s’épanouira d’elle. Elle est l’image la plus frappante de l’Avenir.

Le mariage signifie une nouvelle, une plus haute époque de l’amour : l’amour sociable et vivant. La philosophie naît avec le mariage.

Un caractère est une volonté complètement cultivée.

Nous faut-il dépenser pour l’ordinaire et le commun, tant de puissance et d’efforts, parce que, peut-être, pour l’homme proprement dit, rien n’est moins ordinaire et rien n’est moins commun que le malheureux ordinaire ? Le suprême est le plus compréhensible, le plus proche et le plus indispensable. Ce n’est que par l’ignorance de nous-mêmes, la désuétude de nous-mêmes que naît ici une incompréhensibilité qui est elle-même incompréhensible.

L’homme est la vérité ; s’il livre la vérité, il se livre lui-même. Qui trahit la vérité se trahit soi-même. Il ne s’agit pas ici de mentir, mais d’agir contre sa conviction.

Tous les hommes sont engagés en un duel perpétuel.

Les penchants sont d’origine matérielle — des forces attractives et répulsives travaillent ici. Les penchants font de nous des forces naturelles. Ils troublent le cœur des hommes, et l’on peut dire, au pied de la lettre, des hommes passionnés, qu’ils tombent. Celui qui se livre sans réserve à ses penchants, agit contre l’intérêt même des penchants, puisque ce n’est que grâce à une résistance appropriée, qu’ils peuvent avoir une action complète durable.

Déjà la conscience atteste nos rapports, notre liaison (la possibilité du passage) avec un autre monde, une force intérieure indépendante, et un état en dehors de l’individualité commune. Ce n’est que sur ceci que repose la possibilité de l’empirisme actif. Nous ne devenons physiciens que lorsque nous faisons des substances et des forces imaginatives, la mesure des substances et des forces de la nature.

C’est un trait significatif en beaucoup de contes, que, lorsque une chose impossible devient possible, en même temps une autre chose impossible devient possible aussi ; que, lorsque l’homme se vainc lui-même, il vainc aussi la nature ; et un prodige a lieu qui lui accorde l’agréable opposé dans le moment que le désagréable contraire lui devient agréable. Ce sont là les conditions magiques. Par exemple, un ours sera changé en prince, mais seulement dans l’instant où l’ours sera aimé. Peut-être qu’une transformation pareille aurait lieu si l’homme parvenait à aimer le mal dans l’univers ; dans l’instant qu’il commencerait à aimer la maladie ou la douleur, il se pourrait que la volupté la plus enivrante reposât dans ses bras, et que le plaisir positif le plus haut le pénétrât. La maladie ne pourrait-elle être un moyen de synthèse supérieure ? Et plus la maladie serait épouvantable, plus serait haute la volupté qui y est cachée ? Chaque maladie est peut-être le commencement nécessaire de l’union plus intime de deux êtres, le commencement fatal de l’amour. L’homme peut ainsi devenir enthousiaste de la maladie et de la douleur, et considérer la mort, avant tout, comme une union plus étroite d’êtres aimants. Le meilleur ne commence-t-il point partout par la maladie ? La demi-maladie est un mal, la maladie totale une volupté ; et d’essence supérieure… La douleur pourrait-elle être détruite dans le monde, comme le mal ? Est-ce que la poésie détruirait la douleur comme la morale détruit le mal ? Le cœur qui est bon, ne va pas à la vertu par le mal, mais par la philosophie. Il n’y a ni mal ni douleur absolus. Il est possible que l’homme se rende par degrés absolument méchant, et crée également de la sorte une douleur absolue ; mais l’un et l’autre sont des produits artificiels, que l’homme détruira simplement selon les lois de la morale et de la poésie, sans y croire, sans les admettre. — Toute douleur et tout mal sont isolés et isolants ; c’est le principe de la séparation. Par la réunion, la séparation cesse et ne cesse pas ; mais le mal et la douleur, en tant que séparation et réunion apparentes, cessent en effet par séparation et réunion véritables, qui n’existent qu’alternativement. — J’anéantis le mal, la douleur, en philosophant. C’est une élévation, une direction du mal et de la douleur sur eux-mêmes, ce qui a lieu, en sens inverse, pour le bien, la volupté, etc.

Il est étrange que le fond propre de la cruauté soit la volupté.

Il est assez étonnant, que depuis longtemps l’association de la volupté, de la religion et de la cruauté, n’ait pas rendu les hommes attentifs à leur parenté intime et à leur tendance commune…

On peut toujours accorder que l’homme a une tendance prépondérante au mal ; il est d’une nature d’autant meilleure, car seuls les dissemblables s’attirent.

Les méchants doivent faire le mal par haine des méchants. Ils croient que tout est mal ; et par là, leur penchant à détruire devient fort naturel ; car de même que le bien est l’élément conservateur, le mal est l’élément destructeur. Ceci se détruit finalement soi-même, et l’idée même s’en contredit ; tandis que cela s’affirme soi-même et existe et perdure en soi. Les méchants doivent mal agir, à la fois contre et avec leur volonté ; ils sentent que chacun de leurs coups les frappe eux-mêmes, et cependant ne peuvent s’empêcher de frapper. La méchanceté n’est qu’une maladie des sentiments, qui a son siège dans la raison ; et c’est pourquoi elle est si têtue et ne peut être guérie que par un miracle…

Dans la morale de Fichte se trouvent les considérations les plus importantes sur la morale. La morale ne dit rien de déterminé ; elle est la conscience ; un simple juge sans lois. Elle ordonne sans intermédiaire mais toujours spécialement. Elle est tout entière résolution. Les lois sont absolument opposées à la morale.

Spinoza et d’autres ont, avec un instinct singulier, cherché tout dans la théologie, fait de la théologie le siège de l’intelligence. L’idée spinozienne d’une science catégorique, impérative, belle ou complète, d’une science qui se satisfait en elle-même, d’une science annihilant toutes les autres et les abrogeant agréablement, bref, d’une science voluptueuse (idée qui est au fond de tout mysticisme) est extrêmement intéressante. — La morale, en tant qu’elle repose sur la lutte contre les penchants sensuels, n’est-elle pas elle-même voluptueuse, véritable eudémonisme ?

Si un homme, tout à coup, croyait vraiment qu’il est moral, il le serait.

Il me semble que de nos jours se généralise une tendance à cacher le monde extérieur sous des voiles artificiels ; à avoir honte devant la nature nue, et à ajouter, par le secret et le mystère, je ne sais quelle obscure force spirituelle aux choses des sens. La tendance, certes, est romantique ; seulement, elle n’est pas favorable à la clarté et à l’innocence puérile. Ceci est surtout notable dans les relations sexuelles.

Chaque vertu suppose une innocence spécifique. L’innocence est un instinct moral. La vertu est la prose, l’innocence la poésie. Il y a une innocence fruste et une innocence cultivée. La vertu disparaîtra et deviendra innocence.

La pudeur est bien une sensation de profanation. On ne devrait s’occuper qu’en grand secret de l’amitié, de l’amour et de la piété. Il ne faudrait en parler qu’en de rares et intimes moments ; et s’entendre en silence sur ces choses. Bien des choses sont trop délicates pour qu’on puisse les penser, et, à plus forte raison, pour qu’on puisse en parler.

L’innocence et l’ignorance sont sœurs. Mais il y a des sœurs nobles et vulgaires. L’innocence et l’ignorance vulgaires sont mortelles. Elles ont de beaux visages, mais éphémères et insignifiants. Les sœurs nobles sont immortelles. Leur haute stature est inaltérable et leur face reflète éternellement la clarté du paradis. Toutes deux habitent le ciel et ne visitent que les hommes les plus nobles et les mieux éprouvés.

Je suis le but d’une chose dans la mesure où elle est là pour moi ; elle se rapporte à moi ; elle se trouve là, à cause de moi. Ma volonté me détermine ; par conséquent elle est ma propriété. Le monde sera tel que je le voudrai. Originellement le monde est tel que je le veux ; si je ne le trouve pas tel, il faut que je cherche le défaut de ce produit dans ses deux facteurs ou dans un seul. Ou bien le monde est un monde dégénéré, ou ma volonté contradictoire n’est pas ma véritable volonté, ou les deux choses sont distinctement vraies, en même temps. Mon activité spirituelle, ma réalisation d’idées, ne pourra être une décomposition ni une recréation du monde (du moins en tant que je suis membre de ce monde déterminé), mais seulement une variation-opération. Je pourrai sans préjudice de l’univers et de ses lois, et par elles, les ordonner pour moi, les établir et les cultiver.

Voir le monde entier par le sens moral. Déduction de l’univers tirée de la morale. Toutes améliorations véritables sont des améliorations morales ; toutes inventions véritables des inventions morales, progrès… (Mérites de Socrate).

Le sentiment moral est le sentiment de la puissance créatrice absolue, de la liberté productive, de la personnalité infinie, du microcosme, de la divinité réelle en nous.

Dieu est un concept mêlé. Il est né de l’union de toutes les puissances de l’âme, par le moyen d’une révélation morale.

Il faut que la situation juridique devienne une situation morale ; et alors, toutes les séparations et toutes les déterminations tombent d’elles-mêmes et chacun est et possède tout, sans que ce soit au détriment des autres. — Les mathématiques ne se rapportent qu’au droit, à la nature juridique et à l’art ; non à la nature magique et à l’art. L’un et l’autre ne deviennent magiques que par la moralisation. L’amour est le fond de la possibilité de la magie. L’amour travaille magiquement. — Tout être sera changé en un avoir ; être est unilatéral, avoir est synthétique, libéral.

Le bien est moralité. La beauté est le bien objectif. La vérité le bien subjectif. Toutes deux se rapportent à la nature inintelligente. En un être doué de raison, le droit est analogue à la vérité, le bien à la beauté.

Le système de la morale doit devenir le système de la nature. Toutes les maladies ressemblent au péché, en ceci que ce sont des transcendances ; nos maladies sont toutes des phénomènes d’une sensation sublimée, qui veut se transformer en forces supérieures. Comme l’homme voulut devenir Dieu, il pécha. — Les maladies des plantes sont des animalisations, celles des animaux des rationalisations, celles des pierres des végétations. Est-ce que chaque plante ne correspondrait pas à une pierre et à un animal ? Les plantes sont des pierres mortes, les animaux des plantes mortes…

La nature deviendra morale ; nous sommes les maîtres qui l’instruisent, ses tangentes morales, ses charmes moraux. — La moralité peut-elle, comme l’esprit, être objectivée et organisée ?

L’idéal de la moralité n’a pas de rival plus dangereux que l’idéal de la force suprême, de la vie plus puissante, qu’on a nommé aussi (au fond très justement, mais, dans le sens qu’on y attachait, très faussement) l’idéal de la grandeur esthétique. C’est le maximum du barbare ; et il a malheureusement, en ces temps de culture égarée, fait un grand nombre de prosélytes, justement parmi les plus débiles. Par cet idéal, l’homme devient un esprit-brute, un mélange, dont l’esprit brutal a précisément pour les faibles une brutale puissance d’attraction.

La nature sera morale, lorsque par amour véritable pour l’art, elle se donnera à l’art, fera ce que veut l’art. Et l’art sera moral, lorsque par amour véritable pour la nature, il vivra pour la nature, et travaillera avec elle. Il faut que tous deux le fassent en même temps, par leur propre choix, pour eux-mêmes, et par le choix d’autrui, pour autrui. Il faut qu’en eux-mêmes ils se rencontrent avec les autres, et dans les autres avec eux-mêmes.

La psychologie humaine, comme la science en général, considérera-t-elle l’homme simplement comme un tout, comme un système (et simplement de haut en bas) et la psychologie en général n’aura-t-elle affaire qu’avec des touts ? Alors, la psychologie et la physiologie me semblent absolument unes ; et l’âme ne serait que le principe du système, ne serait que substance ; son séjour serait le ciel. La physiologie en général serait la psychologie universelle, et la nature et l’âme seraient unes aussi ; puisque dans la nature n’est compris que l’esprit du tout, le principe substantiel. — Il faut ainsi séparer Dieu de la nature.

Dieu n’a rien à faire avec la nature ; il est le but de la nature ; ce avec quoi il faut qu’elle s’harmonise un jour. La nature deviendra morale. — Le Dieu moral est une chose bien plus haute que le Dieu magique. — Il faut que nous tâchions à devenir Mages pour pouvoir être vraiment moraux. Plus on est moral, plus on est en harmonie avec Dieu, plus on est divin, plus on est uni à Dieu. Dieu ne nous devient perceptible que par le sens moral. Le sens moral est le sens de l’être, sans affection extérieure, le sens de l’union, le sens du suprême, le sens de l’harmonie, le sens de l’être et de la vie librement choisis et trouvés, et cependant communs, le sens de la chose en soi, le vrai sens de la divination (deviner, percevoir une chose, sans motif, sans contact). Le mot sens qui se rapporte à une connaissance immédiate, à un contact, à un mélange n’est pas tout à fait propre ici. Mais c’est une expression infinie, de même qu’il y a des grandeurs infinies. Le propre ne peut être exprimé ici qu’approximativement, faute de mieux. — Agir moralement et agir religieusement sont aussi deux choses intimement unies. On aura en vue la complète harmonie intérieure et extérieure ; on accomplira à la fois la loi et la volonté de Dieu, l’une et l’autre pour lui-même. Il y a ainsi une manière d’agir morale, unilatérale, et une manière d’agir religieuse, unilatérale.

Les miracles peuvent-ils convaincre ? ou bien la véritable conviction, cette fonction la plus haute de notre âme et de notre personnalité, serait-elle le seul vrai miracle annonçant Dieu ? Chaque miracle doit demeurer en nous, isolé, sans lien avec le reste de notre conscience, un rêve. Mais une profonde conviction morale, une contemplation divine, voilà qui serait un véritable et permanent miracle.

Est-ce que certaines bornes intellectuelles, ou certaines imperfections existeraient à cause de, ou pour la religion, comme la détresse existe à cause de, ou pour l’amour ? Nous nous sommes faits hommes pour être alliés, d’une manière infinie, avec les transmondains mêmes ; et nous avons choisi un Dieu pour roi. Déduction des esprits et des êtres de la raison. Nos rapports avec eux. Il n’y a pas de bornes au progrès intellectuel, mais nous mettrons telles bornes ad hunc actum, transitoires, nous serons à la fois limités et illimités ; nous pourrons faire des miracles, mais nous n’en voudrons point faire. Nous pourrons tout savoir, mais ne le voudrons pas. Avec l’éducation vraie de notre volonté, progresse aussi l’éducation de notre pouvoir et de notre savoir. Dans le moment que nous serons parfaitement moraux, nous pourrons faire des miracles, c’est-à-dire, dans le moment où nous ne voulons pas en faire, tout au plus admettrions-nous des miracles moraux. (Le Christ.) Le miracle suprême est un acte vertueux, un acte de la libre détermination.

La morale est, bien entendue, l’élément vital des hommes. Elle est intimement unie à la crainte de Dieu. Notre volonté morale est la volonté de Dieu. Quand nous accomplissons sa volonté, nous rassérénons et nous élargissons notre être, et c’est comme si nous avions agi ainsi pour nous-mêmes, du fond de notre nature. Le péché est sans aucun doute le mal réel dans le monde. Tout malheur vient de lui. Celui qui comprend le péché, comprend la vertu et le christianisme, se comprend soi-même et comprend le monde. Sans comprendre cela, on ne peut s’approprier les mérites du Christ ; et on n’a point de part à cette seconde création supérieure.

Si l’esprit sanstifie, tout vrai livre est une bible. Mais il est rare qu’un livre soit écrit pour lui-même ; et si l’esprit est un métal également noble, la plupart des livres sont des Éphraïmites. Il faut que tout livre utile soit plein d’alliages ; et le noble métal ne s’emploie pas pur dans le commerce. Il en est d’un grand nombre de livres véritables comme des lingots en Irlande. Durant de longues années ils ne servent qu’à peser.

Est-ce que la bible serait encore en croissance ?

Darwin[1] remarque qu’au réveil nous sommes moins éblouis par la lumière lorsque nous avons rêvé d’objets visibles. Heureux par conséquent ceux qui sur cette terre rêvent déjà qu’ils voient ! Ils pourront supporter avant les autres la gloire de l’autre monde !

Si le monde est en quelque sorte un précipité de la nature humaine, le monde divin est un sublimé de cette nature. Les deux opérations ont lieu uno actu. Pas de précipitation sans sublimation. Ce qui là se perd en agilité se retrouve ici.

La fantaisie place le monde à venir dans le haut, dans le bas ou dans la métempsychose. Nous rêvons de voyages à travers l’univers ; l’univers n’est donc pas en nous ? Nous ne connaissons pas la profondeur de notre esprit. C’est vers l’intérieur que s’étend le chemin mystérieux. C’est en nous que se trouvent l’éternité avec ses mondes, le passé et l’avenir, ou bien ils ne sont nulle part. Le monde extérieur est le monde des ombres, il projette ses ombres dans le royaume de la lumière. Aujourd’hui tout nous paraît si obscur, si isolé, si informe ! Mais comme tout cela changera quand cet obscurcissement sera passé et que le corps d’ombre sera rejeté ! Nous jouirons plus que jamais, car notre esprit a subi de longues privations…

La vie est le commencement de la mort. La vie n’existe que pour la mort. La mort est à la fois dénouement et commencement, séparation et réunion à soi-même tout ensemble. Par la mort la réduction s’accomplit.

Dans la douleur la plus grande survient souvent une paralysie de la sensibilité. L’âme se décompose. De là le froid mortel, la libre force de pensée, l’écrasante et incessante lucidité de ce genre de désespoir. Il n’y a plus aucun désir ; l’homme demeure seul comme une force funeste. Détaché du reste du monde, il se consume peu à peu lui-même, et selon son principe est misanthrope et misothée.

Bien des gens s’attachent à la nature, parce que, comme des enfants gâtés, ils craignent leur père et cherchent un refuge près de leur mère.

Rien n’est plus indispensable à la véritable piété qu’un intermédiaire qui nous relie à la divinité. L’homme ne peut être immédiatement en relation avec elle. Il faut que l’homme, dans le choix de cet intermédiaire, soit absolument libre. La moindre contrainte, en ceci, nuit à sa religion. Ce choix est caractéristique, et les gens cultivés choisiront des intermédiaires assez semblables entre eux, tandis que les ignorants seront d’ordinaire déterminés par le hasard. Mais comme, en général, bien peu d’hommes sont capables de choisir, maints intermédiaires deviendront communs, soit par hasard, soit par association ou à cause de quelque commodité particulière. C’est ainsi que naissent les religions locales. Plus un homme acquiert d’indépendance et d’individualité, plus aussi diminue la qualité de l’intermédiaire ; sa qualité s’affine, et les relations avec cet intermédiaire deviennent plus variées et plus raffinées : fétiches, astres, animaux, héros, idoles, dieux, un dieu-homme. On voit tôt combien ces choix sont relatifs, et sans qu’on le sache on est amené à cette idée que l’essence de la religion ne dépend pas de la nature de l’intermédiaire, mais qu’elle réside simplement dans la manière d’envisager cet intermédiaire et dans les rapports que l’on a avec lui.

Il y a idolâtrie, dans le sens large, lorsque je prends cet intermédiaire pour Dieu même. Il y a irréligion lorsque je n’admets aucun intermédiaire ; et, en ce sens, la superstition et l’idolâtrie, l’incrédulité ou le déisme, qu’on peut appeler aussi vieux-judaïsme, sont irréligieux. D’un autre côté l’athéisme n’est que la négation de toute religion en général, et de cette façon, n’a rien à faire avec la religion. La vraie religion est celle qui accepte cet intermédiaire comme intermédiaire, et le tient, en quelque sorte, pour l’organe de la divinité, pour son apparence sensible. À ce point de vue, les Juifs, du temps de la captivité de Babylone, acquirent une tendance véritablement religieuse, une espérance religieuse, une foi en une religion future qui les transforma miraculeusement, de fond en comble, et qui les maintint jusqu’à nos jours, en une persévérance remarquable.

Vue de plus près, la vraie religion paraît à son tour antinomiquement divisée en panthéisme et monothéisme. Je me sers ici d’une licence, car je ne prends pas le mot panthéisme dans son sens habituel, mais j’entends par là que tout peut être organe de la divinité et son intermédiaire, si je l’élève jusque-là, tandis que le monothéisme entend qu’il n’y a pour nous qu’un seul organe de ce genre en ce monde ; que l’idée d’un intermédiaire est seule admissible, et que Dieu ne se manifeste que par cet organe et par cet intermédiaire ; et ainsi, je suis obligé de les choisir, car sans cela le monothéisme ne serait pas la religion véritable.

Si inconciliables qu’ils paraissent, il y a cependant moyen de les unir en faisant de l’intermédiaire monothéiste, l’intermédiaire du monde moyen du panthéisme ; on en fait, en quelque sorte, son centre, de manière qu’ils se rendent réciproquement, quoique différemment, nécessaires.

La prière ou la pensée religieuse consiste ainsi en une triple abstraction ou proposition montante et indivisible. Tout objet peut, pour l’homme religieux, être un temple au sens où l’entendaient les augures. L’esprit de ce temple est l’omniprésent grand-prêtre, l’intermédiaire monothéistique, qui seul est en rapport immédiat avec la divinité.

Tout objet de hasard, tout objet accidentel, individuel, peut devenir notre organe universel. Un visage, une étoile, un paysage, un vieil arbre, etc., peut faire époque dans notre vie intérieure. C’est le grand réalisme du fétichisme.

La lumière est le symbole du véritable empire sur soi-même. La lumière, selon l’analogie, est l’action de l’auto-motion de la matière. Le jour est ainsi la conscience de la planète, et tandis que le soleil, comme un Dieu, en une activité éternelle et personnelle, anime le centre, l’une après l’autre, chaque planète ferme l’œil, pour un temps plus ou moins long, et dans un sommeil froid et réparateur se prépare à une vie et à une contemplation nouvelle. De même, ici, la religion. La vie des planètes est-elle autre chose que le culte du soleil ? Ici aussi, nous te rencontrons donc, antique, puérile religion des Parses, et nous trouvons en toi la religion de l’univers.

Il est assez étrange que la mythologie grecque ait été si indépendante de la religion. Il semble qu’en Grèce, l’éducation artistique l’ait emporté sur la religion, et qu’un idéalisme infiniment plus haut ait été la religion de l’instinct grec. La religion était l’objet essentiel de l’art humain. L’art semblait divin, ou la religion artistique et humaine. Le sens artistique était celui qui faisait naître la religion. La divinité se manifestait par l’art.

Il faut chercher Dieu parmi les hommes. C’est dans les événements humains, dans les pensées et dans les sensations humaines, que l’esprit des cieux se manifeste le plus clairement.

Il faudrait, dans les assemblées religieuses, que chacun se levât, et que du trésor de ses aventures il communiquât aux autres des histoires divines. Cette attention religieuse aux rayons du soleil de l’autre monde est le besoin principal des âmes religieuses. De même que l’on peut faire de tout l’objet d’une épigramme ou d’une pensée, de même on peut tout transformer en un adage, en une épigramme religieuse, en une parole de Dieu.

Il n’y a pas encore de religion. Il faut fonder d’abord une école de vraie religion. Croyez-vous qu’il y ait une religion ? La religion doit être faite et produite par la réunion d’un grand nombre d’hommes.

L’amour peut, par la volonté absolue, se transformer en religion. On ne mérite que par la mort l’essence supérieure (la mort réconciliatrice ou expiatrice).

La religion renferme une mélancolie infinie. Si nous voulons aimer Dieu, il faut qu’il ait besoin de notre aide. Jusqu’à quel point cette condition est-elle remplie dans le christianisme ?

Spinoza est un homme ivre de Dieu.

Le spinozisme est une saturation de divinité. L’incrédulité est la privation de l’organe du divin, la privation de divinité. Il y a ainsi athéisme direct et indirect. Plus l’homme est réfléchi et poétique, plus sa religion sera formée et historique.

Il y a maintes fleurs en ce monde qui sont d’origine supra-terrestre ; qui ne vivent pas sous ces climats, et qui sont les messagères, les hérauts éloquents d’une existence meilleure. Entre ces messagères se trouvent d’abord la religion et l’amour. Le bonheur suprême est de savoir son aimée bonne et vertueuse ; l’inquiétude suprême est l’inquiétude de la noblesse de son âme. L’attention à Dieu, et à tous les moments où un rayon d’une conviction ou d’un apaisement céleste pénètre dans notre âme, est la chose la plus bienfaisante que l’on puisse obtenir pour soi et son amour…

Toutes nos inclinations semblent n’être autre chose que la religion appliquée ; le cœur paraît être, en quelque sorte, l’organe religieux. Peut-être que le produit suprême du cœur productif n’est autre que le ciel. Lorsque le cœur, détaché de tous les objets particuliers et réels, s’éprouve soi-même, et fait de soi un objet idéal, la religion naît. Toutes les inclinations particulières se réunissent en une seule, dont l’objet miraculeux est un être supérieur, une divinité ; et c’est ainsi que la véritable crainte de Dieu renferme toutes les émotions et toutes les inclinations. Ce Dieu naturel nous dévore, nous engendre, nous parle, nous élève, se laisse dévorer, élever et engendrer par nous, et il est l’objet infini de notre activité et de notre souffrance. Si nous faisons de notre amante un Dieu de ce genre, c’est de la religion appliquée…

La science religieuse est de la poésie scientifique. La poésie est aux sentiments ce que la philosophie est aux pensées.

La religion catholique est déjà, jusqu’à un certain point, du christianisme appliqué. La philosophie de Fichte est aussi probablement du christianisme appliqué.

Toute foi est miraculeuse et opère des miracles : Dieu est dans le moment où je crois en lui. La foi est une force qui fait indirectement des miracles. Par la foi nous pouvons à tout moment faire des miracles pour nous, et souvent pour d’autres en même temps, s’ils croient en nous. La foi est ici-bas activité perçue et sensation dans un autre monde ; c’est un acte transmondial perceptible. La foi véritable ne se rapporte qu’à des choses d’un autre monde. La foi est la sensation du réveil et du travail dans un autre univers. La foi terrestre appliquée est volonté. La foi est la perception de la volonté réalisée.

Le sens de la négativité du christianisme est admirable ; le christianisme devient ainsi la base de la force projective d’un nouvel univers, d’une nouvelle humanité et d’un vivant espace moral. Ceci rejoint déjà ma conviction, que jusqu’ici on a méconnu le temps et l’espace, dont la personnalité et la force propre me sont devenues incontestablement évidentes. L’activité du temps et de l’espace est la force créatrice, et leurs relations sont les angles de l’univers. — Abstraction absolue, anéantissement du présent, apothéose du futur, ce monde essentiellement meilleur, voilà le fond de la loi chrétienne, et par ceci elle se rattache, comme la seconde aile principale, à la religion de l’antiquité, à la divinité de l’antique, au rétablissement de l’antiquité. Toutes deux regardent l’univers comme le corps d’un ange, qui flotte éternellement, et éternellement jouit du temps et de l’espace.

La religion chrétienne est la véritable religion de la volupté. Le péché est le plus grand attrait de l’amour divin ; plus un homme se sent pécheur, plus il est chrétien. L’union absolue avec la divinité est le but du péché et de l’amour. Les dithyrambes sont un produit vraiment chrétien.

La religion chrétienne est encore remarquable, parce qu’elle exige d’une manière si décisive, la simple bonne volonté de l’homme et sa nature propre, sans aucune culture, et qu’elle y attache de l’importance. Elle s’oppose à la science et à l’art, et à la jouissance proprement dite.

Elle part de l’homme ordinaire. Elle anime la grande majorité des bornés sur la terre.

Elle est la lumière qui commence de luire dans les ténèbres.

Elle est le germe de tout démocratisme et le fait suprême de la popularité.

Ses dehors impoétiques, son analogie avec quelque moderne tableau de genre, ne semblent qu’empruntés.

Elle est tragique et infiniment douce cependant. Véritable drame, mêlé de comédie et de tragédie.

La mythologie grecque semble réservée aux lettrés, et par là même en opposition complète avec le christianisme.

L’avenir n’est pas pour le malade. Seul, le regard de l’homme sain peut se perdre hardiment en ses chemins merveilleux. Le malheur est une vocation divine. On ne peut devenir saint que par le malheur, et c’est pourquoi les saints d’autrefois se précipitaient d’eux-mêmes dans le malheur.

Les martyrs sont des héros spirituels. Tout homme a ses années de martyre. Le Christ fut le grand martyr de notre histoire ; par lui, le martyre est devenu infiniment profond et sacré.

La prière est dans la religion ce que la pensée est dans la philosophie. Prier c’est faire de la religion ; la prédication devrait être une prière. Le sens religieux prie, comme l’organe de la pensée pense.

Une union qui se fait aussi pour la mort, est un mariage qui nous donne une compagne pour la nuit. C’est dans la mort que l’amour est le plus doux ; pour le vivant, la mort est une nuit nuptiale ; un secret plein de doux mystères.

N’est-il pas bon de chercher pour la nuit une couche hospitalière ?

C’est pourquoi il est habile celui qui aime aussi celles qui dorment…

Très étrange est l’analogie de notre histoire sainte avec les contes de fée ou contes symboliques : d’abord un enchantement ; puis la merveilleuse réconciliation, etc., l’accomplissement de la condition de l’enchantement. La folie et la magie se ressemblent en plus d’un point. Un magicien est un artiste de la folie.

L’histoire du Christ est aussi sûrement un poème qu’une histoire. Et en général l’histoire n’est qu’une histoire qui peut être une fable aussi…

La foi mystique en ce qui est : l’ancien, le connu ; et l’espoir et la joie mystiques en ce qui sera : le nouveau, l’inconnu ; voilà jusqu’ici deux traits caractéristiques très importants de l’humanité.

L’humanité va-t-elle progrediendo ? C’est une question philosophique étrange et à laquelle il est impossible de répondre. Pourquoi ne demande-t-on pas aussi si la race humaine se transforme ? Cette question est plus haute. Ce n’est que de la transformation qu’on pourra conclure à l’amélioration ou à la péjoration.

C’est seulement dans le cas où nous pourrions nous comparer, comme hommes, à d’autres êtres intelligents, que nous saurions ce que nous sommes réellement et sur quel échelon nous nous trouvons.

L’antithèse du corps et de l’esprit est une des plus remarquables et des plus dangereuses. Elle a joué un grand rôle dans l’histoire.

La nature est du passé pur, de la liberté morte, par là même, la base de l’histoire.

Actuellement l’esprit ne remue que ça et là. Quand remuera-t-il entièrement ? Quand l’humanité commencera-t-elle à prendre conscience en masse ?

Le monde des corps est le monde prosaïque. L’espace brut est le premier poème. L’espace cultivé sera le poème final. — Espace naturel. — Espace artificiel. Un corps est un espace consonnisé. Le corps éloigné se résout de nouveau en espace, s’évanouit en espace. Tout redeviendra espace (schéma des corps — le globe terrestre) schéma des courants — les courants de la terre — marche des courants, opposés aux corps — mouvement. Le mouvement consonnisé du temps est le mouvement réel. Le mouvement lointain se résout en mouvement absolu. Où il y a corps il n’y a pas espace. Où il y a mouvement il n’y a pas temps. Tous courants et mouvements deviendront temps (éternité). Temps brut, temps cultivé. Le temps dure absolument. Tous les courants deviendront perpétuels, tous les corps pénétrables.

Le ciel et la terre actuels sont de nature prosaïque. L’univers est dans une période d’utilité. Le jugement dernier est le commencement d’une période nouvelle, cultivée et poétique.

Sur le moment présent, ou sur la solidification perpétuelle du temps terrestre. — Il a une singulière flamme vitale. Le temps fait tout, comme aussi il détruit, lie et sépare tout. — Nature du souvenir. Flamme de l’âme. Vie spéciale de l’âme. Mode de vie intérieur. La solidification. — Elle procède de l’attouchement d’un deuxième monde, d’une seconde vie où tout est opposé. Nous jaillissons comme une étincelle électrique jusqu’en un autre monde. — Accroissement de la capacité. La mort est la transformation, l’expulsion du principe individuel, qui entre dans une alliance nouvelle plus tolérable et meilleure.

Notre monde est ce qu’il est, comme membre du système universel ; ses transformations sont déterminées par les transformations du grand système. — Plus une chose est diversement individualisée, plus sont divers ses contacts avec d’autres individus, plus sont variables son voisinage et ses limites.

Un individu infiniment caractérisé est partie d’un infini. Ainsi de notre monde. Il confine à des mondes infinis et cependant ne confine peut-être qu’à un seul. L’ensemble du monde n’a aussi qu’un monde devant lui. Ciel et terre.

Les uns ont une personnalité plutôt d’espace, les autres une personnalité de temps. Serait-ce là la distinction entre héros et artistes ?

Le bonheur est le talent pour l’histoire ou la fatalité. Le sens des événements est le sens prophétique et le bonheur est l’instinct divinatoire. (C’est pourquoi les anciens comptaient avec raison parmi les talents de l’homme, son bonheur.) Il y a une atmosphère divinatoire. Le roman est né de la pauvreté de l’histoire.

Là où il y a des enfants, il y a un âge d’or.

L’occasion ne nous manque point de considérer les hommes hors du monde, et, en vérité, avant et après le monde. Stamina destinées à être homme ou non ; cet enfant, ce vieillard…

Plusieurs manquent de présence d’esprit ; par contre, ils ont plus d’avenir d’esprit.

Presque tout génie n’eut jusqu’ici qu’une face ; résultat d’une constitution maladive. Les uns avaient trop de sens extérieur, les autres trop de sens intérieur. Rarement la nature réussit à équilibrer les deux, à former une complète constitution géniale. Le hasard fit parfois que la proportion fut parfaite, mais cela ne pouvait durer, puisque cette proportion n’était pas comprise et fixée par l’esprit. Le tout se borna à d’heureux moments. Le premier génie qui se pénétra lui-même, trouva là le germe typique d’un monde incommensurable ; il fit une découverte qui dût être la plus remarquable de l’histoire du monde ; car par elle commence une époque de l’humanité absolument nouvelle ; et sur ce degré devient pour la première fois possible l’histoire véritable, de quelque genre que ce soit ; car la route parcourue jusqu’ici forme maintenant un tout propre et entièrement explicable. Ce point hors du monde est donné, et maintenant, Archimède peut remplir sa promesse…

Tout homme qui se compose d’hommes, est un homme à la deuxième puissance, ou un génie. En ce sens, l’on peut dire qu’il n’y a pas eu de Grec, mais seulement un génie grec. Un Grec cultivé n’était que fort médiatement et d’une manière très restreinte, son propre ouvrage. Par là s’explique la forte individualité de la science et de l’art grecs. Il ne faut pas nier cependant, que par certains côtés, le mysticisme égyptien et oriental les a entamés et modernisés.

Vouloir que l’on considère le monde actuel comme le meilleur, c’est vouloir que je considère la femme que j’ai épousée comme la meilleure et l’unique, et que je vive tout en elle et pour elle. Il y a encore un grand nombre d’exigences et de prétentions de ce genre dont l’adoption fait un devoir du respect absolu envers tout ce qui est accompli, envers ce qui est historiquement religieux ; et produit le croyant absolu et le mystique en général, le véritable amateur du destin. La fatalité est l’histoire rendue mystique. Tout amour arbitraire ou capricieux, dans le sens ordinaire, est une religion qui n’a et ne peut avoir qu’un apôtre, un évangéliste, et un adepte, et peut-être une religion intermittente, encore qu’il n’en soit pas nécessairement ainsi.

Il y a une série d’événements idéaux parallèles à la réalité. Ils coïncident rarement. Les hommes et les incidents modifient d’ordinaire l’événement idéal en sorte qu’il paraît incomplet et que ses résultats paraissent incomplets aussi. Par exemple la Réforme. Au lieu du protestantisme, ce fut le luthérianisme qui naquit.

Bien des hommes vivent mieux avec le passé et l’avenir qu’avec le présent.

Le présent est absolument incompréhensible sans le passé, et sans un haut degré de culture, une saturation des plus hauts produits de l’esprit le plus substantiel de l’époque et de l’antiquité, et une assimilation d’où naît le regard prophétique, dont l’historien, l’actif et idéal ouvrier des faits de l’histoire, peut se passer moins aisément que le simple conteur grammairien et rhétoricien…

Une certaine solitude semble nécessaire au développement des sens supérieurs ; et c’est pourquoi il est inévitable que le commerce si étendu des hommes étouffe bien des germes sacrés ; et que les dieux s’effarouchent, car ils fuient le tumulte des réunions distraites et la discussion des choses insignifiantes. La Société des Jésuites demeurera éternellement le modèle des sociétés qui éprouvent un désir organique d’expansion infinie et de durée éternelle ; mais c’est une preuve aussi que le temps, sur lequel on n’avait pas compté, suffit à rendre vaines les plus sages entreprises, et que le développement de la race entière étouffe constamment le développement artificiel de l’une de ses parties. Toute partie en soi, a sa propre mesure de capacité ; seule, la capacité de la race est illimitée. Tous les plans doivent faillir, qui ne tiennent pas complètement compte de toutes les aptitudes de la race.

Le savant est d’instinct l’ennemi du clergé, tel qu’on l’entendait autrefois. Le savant et le prêtre, s’il sont séparés, doivent se faire une guerre sans merci, car ils luttent pour la même place. Cette séparation se révéla notamment après la Réforme et surtout en ces derniers temps : et plus l’histoire de l’humanité européenne approchait du temps de la science triomphante, plus le savoir et la foi entraient en opposition définitive, plus aussi les savants gagnaient du terrain. C’est dans la foi que l’on chercha la cause de la stagnation générale, et c’est par la science, qui perce tout, qu’on espéra de vaincre cette stagnation. Partout, le sens sacré eut à subir les reproches que l’on fit à ce qu’il avait été jusqu’ici, et à sa personnalité temporelle. Le résultat de la nouvelle manière de penser, on le nomme philosophie, et on y ajouta tout ce qui s’opposait à la manière ancienne et surtout, tout ce qui s’attaquait à la religion. La haine personnelle qu’on avait eue d’abord contre la foi catholique se transforma peu à peu en haine contre la bible, contre la foi chrétienne, et finalement contre la religion même. Bien plus, la haine de la religion s’étendit très naturellement et logiquement à tous les objets de l’enthousiasme, détruisit la fantaisie et le sentiment, la morale et l’amour de l’art, le passé et l’avenir, et plaça l’homme au rang des êtres naturels que domine la nécessité. Elle fit de l’infinie musique créatrice de l’univers, le tictac monotone d’un moulin monstrueux, qui, mis en mouvement par les flots du hasard, et flottant sur lui, n’était plus qu’un moulin en soi, un moulin sans constructeur et sans meunier, un véritable Perpetuum mobile, un moulin qui se moulait lui-même. Un seul enthousiasme était généreusement laissé à la pauvre humanité, et devenait l’indispensable pierre de touche de la plus haute culture, à savoir l’enthousiasme pour cette belle et grandiose philosophie, et surtout pour ses prêtres et pour ses mystagogues. La France eut le bonheur de devenir le siège de cette foi qui n’était composée que de science. Si décriée que fût la poésie en cette Église nouvelle, il s’y trouva néanmoins quelques poètes qui se servaient encore des anciens ornements et des vieilles lumières, mais qui risquaient ainsi d’incendier, grâce à d’antiques flammes, le nouveau système de l’univers. Mais des initiés plus habiles savaient immédiatement inonder d’eau froide les auditeurs qui s’échauffaient déjà. Ils s’occupaient sans répit à purifier de toute poésie, la nature, le sol, l’âme humaine et les sciences ; à détruire toutes les traces sacrées, à avilir par leurs sarcasmes le souvenir de tous les grands événements et de tous les grands hommes, et à dépouiller l’univers de tous ses ornements. La lumière, grâce à son obéissance mathématique et à son impudence, était devenue leur favorite ; ils se réjouissaient qu’elle se laissât briser plutôt que déjouer avec les couleurs ; aussi nommaient-ils, d’après elle, leur siècle, un siècle de lumières. En Allemagne, on travailla plus à fond. On réforma l’éducation. On chercha à donner à l’ancienne religion un sens plus neuf, plus raisonnable, plus vulgaire, en lui enlevant soigneusement tout son côté miraculeux, mystérieux. Toute érudition cessa, afin de couper tout recours à l’histoire, car on s’occupait à faire noblement de l’histoire un « tableau de genre », familier et bourgeois. Dieu devint le spectateur désœuvré du grand et émouvant spectacle que donnaient les savants, et, à la fin de la pièce, il avait à héberger solennellement le poète et les acteurs, et à les admirer. Le menu peuple fut éclairé, de préférence, et accoutumé à un enthousiasme civilisé ; et ainsi naquit une nouvelle tribu européenne ; celle des philanthropes et des éducateurs. Mais quel malheur que la nature demeurât si étonnante et si incompréhensible, si poétique et tellement infinie, malgré tous les efforts qu’on fit pour la moderniser !… Si, par hasard, émergeait quelque part le reste d’une croyance superstitieuse à un monde plus haut, de tous côtés, on sonnait l’alarme, et là où c’était possible, on étouffait dans la cendre, sous la philosophie et le bel esprit, l’étincelle dangereuse. Cependant, la tolérance était le mot sauveur des gens éclairés et, en France notamment, il était synonyme de philosophie. Cette histoire de l’incrédulité moderne est on ne peut plus remarquable, et c’est la clef de tous les phénomènes monstrueux des temps nouveaux. C’est en ce siècle, et surtout en la seconde moitié de ce siècle, qu’elle commence, et en peu de temps se propage et se multiplie d’une manière infinie. Une seconde Réforme, une Réforme plus vaste et plus essentielle, était inévitable, et devait d’abord atteindre le pays le plus modernisé et qui, par manque de liberté, était demeuré le plus longtemps dans un état asthénique. Depuis longtemps, le feu supérieur se fût fait jour, et eût rendu vains les plus habiles plans d’éducation, si le poids et l’influence du monde n’avaient aidé à la réalisation de ces plans. Mais dans le moment où une déchirure se produisit entre les savants et les puissants, entre les ennemis de la religion et l’ensemble de ses adhérents, cette même religion devait revenir sur la scène comme choéphore et comme intermédiaire ; et tous ses amis devaient reconnaître et proclamer cette venue, si elle n’était pas encore suffisamment visible. Que ce temps de la résurrection soit arrivé, et que les événements mêmes qui semblaient dirigés contre la religion et qui menaçaient d’achever sa perte, soient devenus les signes favorables de sa régénération, cela ne peut faire le moindre doute pour tout esprit qui a le sens de l’histoire. La véritable anarchie est l’élément générateur de la religion. Du fond de l’anéantissement de toutes les choses positives, elle lève glorieusement la tête en fondatrice d’univers. L’homme, de lui-même, s’élève jusqu’aux cieux lorsque plus rien ne l’enchaîne, et les organes supérieurs, noyaux des choses terrestres, émergent d’abord et d’eux-mêmes, de l’uniforme mélange et de la complète dissolution de toutes les aptitudes et de toutes les forces humaines. L’esprit de Dieu flotte sur les eaux et une île céleste, demeure des hommes nouveaux, royaume de la vie éternelle, devient d’abord visible parmi les vagues qui se retirent. Que l’observateur véritable contemple avec tranquillité et simplicité les temps nouveaux qui bouleversent les nations ! Le révolutionnaire ne lui paraît-il pas semblable à Sisyphe ? Il a atteint la cime de l’équilibre, et déjà le fardeau puissant roule, de l’autre côté, au bas de la montagne. Jamais il ne demeurera là-haut, si quelque attraction du ciel ne le maintient sur les sommets. Tous vos soutiens sont trop faibles si votre état conserve ses tendances vers la terre. Mais nouez-le, par un désir supérieur, aux hauteurs du ciel, mettez-le en rapport avec l’univers, vous lui aurez donné des ailes qui ne se lassent pas, et vous serez magnifiquement payé de vos peines. Je vous renvoie à l’histoire, cherchez en elle des temps semblables à ces temps, et apprenez à manier la baguette magique de l’analogie.

La révolution demeurera-t-elle « française » comme la Réforme fut « luthérienne » ? Est-ce que le protestantisme sera, une fois de plus, fixé d’une manière contre nature, comme gouvernement révolutionnaire ? Des lettres feront-elles simplement place à d’autres lettres ? Cherchez-vous aussi le germe de la corruption dans l’ancienne organisation et dans l’esprit ancien ? Et croyez-vous qu’une organisation meilleure rendra l’esprit meilleur ? Ô si l’esprit des esprits pouvait vous envahir et si vous renonciez à la folle pensée de modeler l’histoire et l’humanité, et de leur donner votre direction ! Ne sont-elles pas indépendantes, puissantes par elles-mêmes et presque infiniment prophétiques et dignes d’êtres aimées ? Mais nul ne songe à les étudier, à les suivre, à en tirer un enseignement, à marcher de leur pas, et à croire à leurs promesses et à leurs signes.

En France, on a beaucoup fait pour la religion, en lui enlevant les droits civils et en ne lui laissant que des droits familiers, non pas en une personne, mais en ses innombrables individualités. Il faut que, maintenant comme une humble orpheline étrangère, elle gagne d’abord les cœurs, et qu’on l’aime partout, avant que de nouveau on l’honore publiquement, et que dans les choses de ce monde, on veuille encore lui demander des conseils amicaux et la direction des consciences.

Là où il n’y a pas de dieux règnent les spectres.

Tous les événements qui, de nos jours, ont eu lieu en Allemagne, ne sont encore que des signes frustes et sans suite, mais ils révèlent à l’œil de l’historien une individualité universelle, une histoire et une humanité nouvelles, le doux embrassement d’une Église jeune et surprise et d’un Dieu plein d’amour ; et, répandue à la fois en ses mille membres, la conception profonde d’un messie nouveau. Qui n’est plein de la douce pudeur d’un bon espoir ? Le nouveau-né sera l’image de son père, ce sera un nouvel âge d’or aux yeux sombres et infinis, ce sera un temps prophétique, miraculeux et guérisseur de nos blessures, un temps consolateur et qui brûle des flammes de la vie éternelle, un temps de réconciliation. Ce sera un sauveur, un génie véritable, qui sera frère des hommes, en qui l’on croira mais qu’on ne pourra voir, et qui cependant sera, sous mille formes, visible à ceux qui croient, qu’on mangera et qu’on boira comme le pain et le vin, qu’on embrassera comme un amant, qu’on respirera comme l’air, qu’on entendra comme on entend une parole et un chant, et qu’on accueillera, au milieu de voluptés célestes, comme la mort parmi les suprêmes tourments de l’amour dans les profondeurs du corps enfin calmé…

La forme accidentelle du christianisme est à peu près anéantie. Le vieux papisme est enterré et Rome est en ruine pour la seconde fois. Le protestantisme ne cessera-t-il pas enfin et ne fera-t-il pas place à une Église nouvelle et durable ? Les autres parties du monde attendent la réconciliation et la résurrection de l’Europe, pour se joindre à elles, et devenir citoyennes du royaume des cieux.

  1. Il s’agit ici, non de Charles Robert Darwin, le célèbre naturaliste anglais, mais de son père, le docteur poète Erasme Darwin. (N. d. T.)