Les Diverses Familles spirituelles de la France/Chapitre X

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CHAPITRE X

LES SOLDATS DE VINGT ANS SE DÉVOUENT POUR QUE NAISSE UNE FRANCE PLUS BELLE

À Edmond Rostand,
après avoir entendu le Vol de la Marseillaise.

Les soldats français meurent pleins d’espérances qui ne seront pas trahies. Les prières, le vœu des tranchées seront exaucés, et leur amitié durera. Témoin cette splendide jeunesse, un trésor, un bien pour toujours ; témoin les jeunes classes, où déjà l’on distingue la France de demain.

Depuis deux ans et demi, nos jeunes soldats reçoivent les leçons de la guerre, et sous de tels marteaux, dans une telle fournaise, les différences et les divisions qui hier nous semblaient capitales ont complètement disparu. Sur cette adolescence, rien ne subsiste que les diversités qui viennent de la nature et de l’histoire, qui sont dans le métal même et qui constituent l’alliage français. Depuis deux ans et demi, ils conquièrent leur majorité, leurs Croix de guerre et leurs épaulettes coude à coude, et se forment sur le même modèle ; ils s’initient aux règles de la discipline et de la hiérarchie, au secret de toute action coordonnée ; ils amassent un trésor de pensées graves et d’amitiés qui fourniront à l’étendue de toute leur vie. Aujourd’hui, pour toujours, chacun d’eux appartient à ce monde des tranchées par ses impressions profondes, par ses premières et grandioses expériences. Une telle éducation, c’est la France unifiée et purifiée. En eux s’accomplit une glorieuse résurrection de nos plus belles époques et je ne sais quoi de plus grand.

Déjà nous les avons croisés, dans les divers groupes que nous venons de parcourir, ces « bleuets » de toutes familles, enfants lumineux, pleins de vie, aimant la nature, leurs parents, la patrie, et acceptant si bien de mourir. Mais je voudrais faire voir leurs regards tournés vers l’avenir.

Ce regard, d’une pureté inoubliable, qui interroge à l’horizon, non pas leur propre destinée, mais celle de la patrie, comment le rendre sensible ? En vain, de toute ma piété, je chercherais à recueillir leur accent, le son de leur âme ; soudain, avec déplaisir, c’est ma voix qu’on entendrait. Le mieux est de faire sortir des rangs (et pris aux quatre coins de la France) quelques-uns d’eux, et qu’ils parlent, qu’ils nous laissent saisir sur leur visage même, sans intermédiaire, leur bonne volonté prodigieuse et leur accord profond avec le sacrifice que réclame la patrie. Écoutons ces petits soldats, aimés de leurs camarades, ignorés des chefs, confondus dans le rang, quand ils causent en toute confiance avec leurs familles.

Nettement, ils se donnent pour tâche l’accroissement de la patrie au prix de leur sang. Ils veulent que la France fleurisse de ces carnages, et par elle l’humanité.

Le jeune Alfred-Eugène Cazalis, fils de pasteur, étudiant à la Faculté de théologie de Montauban, soldat au iie d’infanterie, qui va mourir à dix-neuf ans pour la France écrit à ses parents :

De plus en plus, en face de ceux qui ont lutté et qui sont morts, en présence de l’effort immense qui a été tenté, je pense à la France qui vient, à la France divine qui doit être. Je ne pourrais pas me battre si je n’espérais pas dans la naissance de cette France-là, qui, elle, aura valu qu’on tue et qu’on meure pour elle… (Lettres publiées aux éditions de Foi et Vie.)

Jean Rival, né à Grenoble, fils d’un professeur du lycée, étudiant à Lyon, qui va mourir pour la France à dix-neuf ans, écrit à son plus jeune frère :

… Mon plus grand réconfort, dans les moments difficiles que j’ai à passer ici, c’est de penser que vous tous, mes petits frères et sœurs, vous faites comme moi votre devoir. Mon devoir à moi, c’est de me battre bravement ; le vôtre, le tien, c’est de travailler aussi avec courage. Si peu, si petit que tu sois dans la grande France, tu te dois à toi-même de te cultiver pour te grandir, t’enrichir, t’ennoblir. Après la guerre, il manquera à la France des intelligences, des pensées, des bras : c’est vous, les gosses d’aujourd’hui, qui serez la jeunesse de demain. Il faut que tu puisses remplacer alors un des soldats morts pour la patrie… (Lettres communiquées.)

Léo Latil, fils d’un médecin d’Aix-en-Provence, sergent au 67e d’infanterie, qui va mourir pour la France à vingt-quatre ans, écrit à sa famille :

Les sacrifices seront bien doux, si nous avons une victoire bien glorieuse et s’il y a plus de lumière pour les âmes ; si la vérité en sort plus claire, plus aimée… Il ne faut pas perdre de vue que nous allons nous battre pour de grandes choses, pour les plus grandes choses. De toute façon, la victoire que nous aurons sera une victoire des forces de l’idéalisme… (Lettres publiées par Henri Brémont, chez Bloud.)

Le jeune Antoine Boisson, né d’une famille de soldats, à Lure, dans une de ces petites villes de l’Est pleines de vertus militaires, quitte le lycée pour s’engager au premier temps de la guerre. Aspirant au 47e d’artillerie, il va mourir à dix-huit ans pour la France et il écrit sur son carnet de route, à la date du 1er janvier 1916 :

Aujourd’hui commence la nouvelle année : ce sera l’année de la victoire. Que sera-t-elle pour moi ? Sans doute, si Dieu me prête vie, l’année qui marquera le plus dans mon existence. Je vais me battre, faire la guerre, la vraie guerre, la guerre sainte, qui a déjà eu depuis dix-sept mois tant de victimes, mes amis, mes camarades, mes compatriotes… Quel que soit le destin qui m’attende, je ne veux pas m’arrêter à interroger l’avenir. Sans doute, je me suis demandé ce matin : Que sera-t-il de moi lorsqu’une nouvelle année viendra remplacer celle-ci ? Mais ma conscience a vite répondu : Fais ton devoir, tout ton devoir… C’est la seule pensée digne d’un soldat volontaire comme toi. Que l’esprit et le cœur annihilent les instincts animaux et les révoltes de la nature ! Il faut avoir devant soi un grand rêve à poursuivre, un but. Et cette guerre n’est-elle pas pour dresser les caractères ? C’est elle qui a développé en moi ces sentiments dont je tire orgueil, sans pouvoir dire pourquoi.

Je suis fier d’être soldat, d’être jeune, de me sentir brave et plein d’entrain ; je suis fier de rendre service à mon pays, à la France… La fidélité au drapeau, l’amour de la patrie, le respect de la parole donnée, le sentiment de l’honneur ne sont pas pour moi des mots creux et vides de sens ; ils résonnent comme un appel de clairon dans mon cœur de dix-huit ans, et c’est pour eux, s’il le devient nécessaire, que je saurai aller jusqu’au bout du sacrifice… (Lettres communiquées.)

Des milliers de voix, toutes pareilles, s’élèvent des classes 14, 15, 16, 17 à mesure que la patrie les appelle (17). Un jeune gradé, chargé en novembre 1914, de l’instruction des Marie-Louise, normands et bretons, à la caserne de Saint-Lô, leur demande de faire la page d’écriture habituelle. Sujet : vos impressions en arrivant au dépôt. Voici, prise au hasard, une de leurs copies :

Tremblez, Allemands, la France vient de lever à la hâte son plus grand espoir, la classe 14. Ils ont vingt ans. Des gosses, direz-vous ; que peuvent-ils faire contre la « kolossale » armée allemande ? Ce qu’ils feront, ces jeunes gens dont les muscles déjà exercés palpent avec amour la crosse de leurs fusils ? Ils feront comme leurs aînés, comme ceux de Valmy, d’Austerlitz, de Rivoli et de Solférino : ils vaincront ! (Dossier communiqué par le sergent Gosset.)

Tous sublimes, ces accents s’accordent. Autant de pages j’arracherai aux jeunes carnets de guerre, autant de variantes d’un même thème. Il n’est pas deux feuilles identiques dans la vaste forêt, mais toutes, dans cet orage, aspirent à joncher le sol pour en accroître la fécondité. Ces enfants se dévouent au plus bel avenir… Et voilà qu’en même temps qu’ils font la France de demain, elle se fait en eux. Déjà cette merveille apparaît à la surface de leur être, dans leurs propos, dans leurs actes. Ô sainte préfiguration !

Je ne veux pas tomber dans l’erreur de mettre en système leurs élans, leurs aspirations, et de durcir hâtivement ce qui est libre, naissant, flexible. Regardons vivre, respirer et se nuancer leurs jeunes sensibilités, et de jour en jour, en lisant leurs lettres, en suivant leurs émotions qu’ils envoient à leurs familles, nous distinguerons que leurs instincts s’engrènent et s’organisent. Sous la grande nappe sillonnée de terribles remous, des milliers de petites îles de corail se rejoignent, se soudent et c’est une terre nouvelle en train de se former.

Léo Latil quitte sa ville natale d’Aix-en-Provence où, près des siens, il a préparé sa licence en philosophie, sous la direction de Maurice Blondel, l’auteur insigne de l’Action.

Quels beaux coteaux, quelles belles rivières ! dit ce petit Provençal, à mesure qu’il va vers le nord. Vraiment ce pays de France vaut qu’on se batte pour lui…

Il arrive dans les bois de Meuse, voisins des coteaux, des sources et des bosquets de Jeanne d’Arc.

Une colline boisée où s’étagent trois lignes de tranchées ; en face, l’autre versant de la vallée tenue par eux. Quelle terre admirable ! La plus douce de France. Si vous saviez comme les bois sont les amis des soldats. On peut sortir des trous et des cagnas de feuillage ; on se lave aux sources claires ; les taubes ne vous voient pas. Il n’y a qu’un désagrément, c’est que ces vilains singes d’en face grimpent sournoisement sur les arbres et nous canardent.

Je ne connais pas de poésies pastorales plus limpides, plus transparentes que ces lettres où l’on voit passer soudain le lièvre de Cowper et les perdrix de Francis Jammes. Le jeune guerrier les accompagne d’un regard d’enfant bienveillant.

… Ce qui m’adoucit toujours toute épreuve, c’est de vivre si près de la nature à tout instant et de la connaître mieux qu’aucun civlot ne le fit jamais. Un soir qu’arrivés trop tard, le petit instituteur et moi, nous n’avions plus trouvé de place sous les baraquements, nous nous sommes étendus côte à côte au pied d’un grand hêtre, et presque tout de suite la pluie s’est mise à chanter sous les feuilles. Le grand arbre n’a pu nous protéger. Mais je pensais : « Que peut-il m’advenir de mal de cette nature qui m’est si amie ?… » Une autre nuit, dans un vallon perdu, j’ai entendu un rossignol chanter si merveilleusement que sa voix nous a fait taire longtemps… La nature me console ; elle est mon amie, je suis dans son intimité ; j’ai épié tous les moments de la nuit et du jour. J’ai vu dans ces bois de la Meuse, que j’appelle mes bois, naître chaque feuille, reverdir chaque taillis. Ils m’abritent et me protègent quand survient la tourmente…

Cette familiarité avec la nature, très fréquente chez nos jeunes soldats, est bien émouvante. Ils retrouvent là une mère qu’à leur âge, dans une vie heureuse, ils n’auraient pas reconnue. En écoutant Léo Latil, j’ai très sûrement l’impression de voir un exilé, un petit descendant de Théocrite et de Virgile, un berger sicilien dans nos bois de Lorraine, et, quand je veux le dire, lui-même me devance :

Le clair de lune est magnifique : j’ai dormi comme un pâtre sur un lit de feuilles mortes, malgré le bruit effrayant des 75 qui claquaient derrière nous.

D’autres ont aimé la nature autant que l’aime cet enfant, et Maurice de Guérin, quand il venait de son beau Midi, a senti comme ce petit Provençal le ciel du Nord, mais que faisaient-ils, ces grands peintres, de leur enivrement agreste ? Léo Latil le transforme en vertu. « Je veux délivrer ces coteaux, ces bois aux ondulations harmonieuses qui sont derrière les tranchées ennemies. » Il le dit et le répète. Et cette fusion des impressions calmes et suaves, des bois de Meuse avec un cœur plein de sacrifice nous émeut jusqu’à la douleur. Ce petit soldat résout la difficulté que l’on croyait voir entre le culte de la nature et le christianisme héroïque. L’immolation, l’esprit de sacrifice nous semblaient inconciliables avec l’adoration de cette enchanteresse. Combien aisément il soumet le grand Pan au divin crucifié ! La beauté du ciel, des bois et des rivières de la terre française lui fournit des motifs en supplément pour accomplir son devoir.

Et de même les souvenirs de la vie de famille, les lettres quotidiennes d’où s’exhale le parfum de bonheur et de tendresse qui circule dans une maison heureuse, loin d’alanguir ce jeune cœur, l’affermissent. Un enfant naît dans la famille ; Léo Latil écrit à la jeune mère :

Je vous félicite. Comme le poilu est un objet qui n’est pas du tout incassable, il faut bien songer à le remplacer. Et puis c’est une joie de penser que nous nous battons pour tous ces petits qui auront une vie tranquille et libre.

Ce cœur, rappelé vers la maison d’Aix-en-Provence ou dispersé dans la nature, demeure pourtant fidèle au bataillon et ponctuel dans le métier :

Je voudrais que vous vissiez le cortège des poilus qui reviennent des tranchées à l’arrière ; ils ont de longues barbes et de longs cheveux ; ils sont vêtus de boue, appuyés sur des cannes et portent sur le dos un curieux et volumineux attirail de couverture, d’outils, de plats de campement. On dirait que tous les pauvres de toutes les rues et de toutes les routes, que tous les misérables se sont formés en cortège ; mais leur moral est si beau que nous avons toujours envie de les acclamer…

… Je fais mon apprentissage de sergent. Rien de difficile, mais une préoccupation constante de mille petites choses. Avoir constamment un extrême souci de la justice, il faut exiger beaucoup : avoir de l’autorité, en acquérir encore, sans perdre le contact des hommes ; il faut pouvoir remonter et consoler. Tout cela s’acquiert et se mérite…

Et cette haute idée de la dignité du commandement, ce beau désir de tenir au mieux l’emploi le plus modeste dans la hiérarchie, nous conduisent à voir que sous cette poésie parfumée, joyeuse et d’un goût parfait, pareille aux chansons immortelles de Mistral, respire une âme forte :

Ne priez pas, dit-il aux siens, pour que les souffrances me soient épargnées ; priez pour que je les supporte et que j’aie tout le courage que j’espère.

De tels êtres ne contiennent pas un coin sombre. On y voit tous les ressorts jouer en pleine lumière, jusque dans les parties mystérieuses. Sa famille, la terre de France, ses compagnons d’armes, sa religion, voilà ce qui remplit cet enfant harmonieux et lui conseille de faire son devoir. Il est prêt maintenant, il va quitter le pays de Jeanne d’Arc, le quitter en septembre, quand l’année lorraine prend sa plus profonde douceur, et, dans le même mois, le jeune héros accomplira son destin.

Si vous aviez vu nos adieux ! Le soir, une cuisine de campagne, une immense cuisine de Lorraine, bien propre, un grand feu dans la vaste cheminée. Déjà le jour se voilait, en même temps que montait le brouillard sur la plaine. Le patron avait fait chercher des bouteilles qui encombraient la table. Nous étions là debout, appuyés sur nos fusils ; les deux petites, adossées au mur, sanglotaient a fendre l’âme ; le vieux lui-même était ému. Nous plaisantions, nous autres, et je faisais le crâne avec ma pipe américaine entre les dents. Nous avons trinqué une dernière fois et embrassé des joues salées de larmes. Puis nous sommes partis en traînant nos fusils sur le parquet… C’est comme une image d’Épinal, un de ces moments de poésie et de légende qu’on croirait n’exister que dans les livres…

Avant qu’il s’éloigne de chez nous et de cette Lorraine dont il disait « Lorraine si verte avec ses coteaux, ses rivières, ses pâturages et ses forêts, nous y reviendrons en pèlerinage après la guerre », avant qu’il meure, prenons de ce jeune Provençal une dernière image dans la campagne de Bar-le-Duc :

Nous étions dans un verger, couchés, attendant des ordres. Je défendais aux hommes de cueillir des prunes ; on n’avait le droit de ramasser que celles tombées dans l’herbe, mais les petits des villages, qui nous suivent toujours, sont montés dans les arbres et ont secoué. Quelle pluie de mirabelles et que c’était bon…

Ô Jean-Jacques, voilà qui vaut mieux encore que votre cerisier d’Annecy et les deux demoiselles charmantes. Ici l’herbe est pleine de jeunes héros, et ce sont des gamins de Lorraine qui « hochent » les mirabelliers.

Une minute encore ; jamais nous n’aurons de ces jeunes morts trop d’esquisses, recueillons de celui-ci huit lignes rapides, un portrait moral, que je demande qu’à l’étranger on retienne comme le portrait type du jeune Français. Ceux qui en goûteront la mesure et la profondeur sauront par là qu’ils sont dignes d’apprécier l’excellence de notre nation.

Il m’arrive, écrit Léo Latil, de m’attacher à un rêve, mais le plus souvent je vis, au milieu de mes hommes, leur vie, de tout mon cœur. La plupart sont si bons ! Et puis j’aime cette solitude un peu amère, ces mortifications physiques continuelles et ces dispositions de l’âme épurée, toujours prête à prier.

Ainsi parle, au pays de saint Louis, de Jeanne d’Arc et de Pascal, un enfant bien né qui possède, combinées à la française, les trois aptitudes au rêve, à la générosité, à la haute spiritualité. Jeune homme parfait !

Léo Latil est tombé le soir du 27 septembre 1915, sur une tranchée allemande, à l’ouest de la ferme de Navarin, en Champagne, tandis qu’il entraînait à la baïonnette une section du 67e, dont le lieutenant venait d’être tué.

Maintenant, regardez, écoutez Alfred Cazalis, fils et petit-fils de pasteurs missionnaires.

Alfred Cazalis, c’est l’orthodoxie agissante et tendre, c’est le dogme traduit en charité et sentiment, c’est un bon et délicieux enfant qui dit à Dieu : « Je suis à toi et aussi à tous mes frères ». Avec ses dix-huit ans et couvé dans cette chaleur de religion, il va mêler sa piété à toute sa vie si brève de guerre. Chez ce petit saint calviniste, le rêve prend une forme tout à fait singulière, mais où fermente l’ardeur commune à tous ces jeunes soldats de créer une France plus belle.

Ma préoccupation essentielle, dit-il, est celle de la légitimité de cette guerre. J’ai confiance que notre cause est juste et bonne, et que nous avons le droit pour nous. Mais il faut que cette guerre soit féconde, et que de toutes ces morts jaillisse une vie nouvelle pour l’humanité.

Je songe sans cesse à la France de demain, à cette jeune France qui attend son heure. Il faut qu’elle soit une France consacrée, où chacun n’aura qu’une raison d’être, le Devoir. On ne vivra qu’en tant qu’on connaîtra son devoir et qu’on luttera pour l’accomplir. Et c’est à nous, protestants, ou plutôt à nous, « croyants », qu’il appartient de révéler cette vie nouvelle au monde.

« Notre devoir, c’est d’être des apôtres. Jésus l’a défini : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait ». Parfaits en nous, cela signifie développer notre personnalité jusqu’au bout et lui faire donner tout ce qu’elle peut donner, la pousser jusqu’à la stature parfaite du Christ. Et puis parfaits dans les autres (car, n’est-ce pas, nous croyons à la communion des saints), ce qui veut dire prier pour eux, pour qu’ils sachent plier leurs consciences et leurs volontés à la volonté royale de Dieu. »

Voilà ses pensées premières, voilà d’où part cet enfant plein du génie religieux de sa maison familiale, et, jour par jour, durant sa courte année d’apprentissage à la vie, il s’occupe passionnément à recevoir la leçon des faits.

Étant au dépôt, il écrit :

J’essaye de profiter de ces jours de repos pour me préparer encore. J’ai du temps pour lire et méditer. Le matin, je tâche de m’échapper sur les coteaux pour prier et, le soir, je vais me recueillir un moment dans l’église.

Mais c’est dans l’action surtout qu’il s’instruira. « J’avais souvent rêvé de cette heure où j’entrerais dans la réalité. » Un jour, dans la tranchée, il songeait à la mort et lui cherchait un remède :

Il est infiniment doux, dans des moments comme celui-ci, de sentir qu’il y a d’autres âmes autour de nous, qui, si nous ne pouvons pas le faire, sauront élever bien haut le flambeau que nous venons de porter en avant…

Mais soudain il s’arrête, il écarte ce vol des oiseaux de deuil :

D’autres ? dit-il… J’ai trop foi dans la vie et dans sa valeur pour m’arrêter à cette hypothèse. Je ne veux pas me préparer à la mort, mais à la vie. À la vie éternelle sans doute, mais plus immédiatement à la vie terrestre… Quand je reviendrai, il faudra que je sois changé ; je n’aurai plus le droit d’être ce que j’étais ayant, sinon à quoi m’aurait servi cette guerre ? Elle doit renouveler l’humanité, et notre devoir n’est-il pas d’être renouvelés nous tous les premiers ?

Et le voilà qui, pour concilier ses chances noires et sa jeune ardeur à la vie, décide qu’il vaincra, que par-delà le tombeau il veut travailler encore et que dans l’éternité il poursuivra sa tâche spirituelle terrestre.

Une heure grave arrive… il faudra marcher à la baïonnette… Si j’y reste, je demande une chose, c’est que le peu de forces consacrées qui était en moi puisse rejaillir sur ceux que j’ai aimés et qui m’ont aimé, sur tous mes compagnons d’idéal et de labeur.

Et, dans le même temps, cet autre texte sibyllin :

Je me sens déjà changé. L’être abstrait qui était en moi tombe à petits coups. Bien des réalités de l’ordre spirituel, qui n’étaient que des fantômes, sont devenues chair et vie, par une expérience à chaque instant renouvelée. J’apprends à vivre.

Qu’est-ce à dire ? Quelle est donc cette vie que cet enfant apprend en même temps qu’il apprend à mourir ? C’est le grand secret. Mais je crois entendre avec émerveillement cette jeune bouche d’ombre. L’existence, nous dit-elle, peut être un dégagement constant, un acheminement, un déploiement qui commence ici-bas et se continue quand l’être « en partant pour le ciel » épanouit ce qu’il avait créé dans son intérieur. La vie éternelle, si je comprends bien ce jeune lévite mystérieux, n’est pas un repos ; ébauchée ici-bas, elle ne change pas de qualité après la mort ; après la mort, les hommes continuent le noble labeur de la terre. Les jeunes soldats tombés pour la France travailleront encore à l’œuvre sainte de la patrie.

Sous ce langage insuffisant et délicieux (on dirait une mauvaise traduction du Cantique des Anges), je vois et j’admire combien la discipline de la guerre a vaincu dans les jeunes cœurs les ferments d’anarchie auxquels nous trouvions tant de beauté, jadis. Quelle tendance violente à la vie en groupe ! Quel besoin de former, à travers le temps et l’espace, une unité indissoluble avec les êtres capables de construire ! Quelle superbe volonté de se joindre éternellement aux meilleurs ! Quatre jours avant sa mort, cet enfant religieux, ému de pressentiments, voulut établir son avoir d’âme et récapituler ses expériences principales :

D’abord, l’expérience des hommes. En ces heures où, à chaque instant, on expose sa vie, ils se montrent tels qu’ils sont, n’ayant plus la forfanterie du bien ni du mal. Tout ce qui n’était en eux qu’acquisition factice et masque disparaît, et l’on fait ainsi la connaissance des âmes dans des conditions qui sans doute ne se retrouveront jamais.

Ensuite, l’expérience de la communion des saints. À aucun moment, je ne m’étais senti aussi près des miens et de tous ceux que j’aime ; jamais je n’aurais cru que, malgré les distances nous puissions être unis d’aussi près à ceux qui luttent avec nous…

Et c’est cela qui m’a conduit à la plus belle de ces trois expériences : à la valeur unique et merveilleuse de la prière.

Quatre jours plus tard, le 9 mai 1915, à Roclincourt, en Artois, Alfred Cazalis mourait, au côté de son lieutenant, dans une charge à la baïonnette. Son commandant, qui trois jours plus tard allait tomber lui aussi, écrivit alors à M. le pasteur Cazalis : « Je les pleure tous, mes chers petits soldats, mais surtout le vôtre, qui avait prié avec moi la veille au soir ».

Je copie de telles pages, je m’attache à la respiration de ces jeunes héros, je ne mets pas d’autre ordre dans leurs pensées que la ligne d’ascension de mon admiration.

Jean Rival, à dix-neuf ans, est aspirant au 14e bataillon de chasseurs. Comme Antoine Boisson, Alfred Cazalis, Latil, comme tous ses petits compagnons de guerre, il aime la vie. Au milieu du péril, ces jeunes êtres font leur déclaration d’amour à la lumière, à l’espace, au mouvement, à l’espérance ; mais ils préfèrent la France, et Jean Rival écrit à une jeune parente une lettre où le chant du départ, l’éternel chant de la vingtième année, se mêle et se subordonne au cantique de l’acceptation :

Je sens en moi une telle intensité de vie, un tel besoin d’aimer et d’être aimé, de me répandre, d’admirer, de respirer en plein air, que je ne peux croire que la mort puisse me toucher. Néanmoins, je me rends bien compte que notre rôle de chef de section est extrêmement périlleux : conduire des hommes au combat, c’est se désigner aux coups. Beaucoup sont tombés, beaucoup tomberont encore ; je viens d’apprendre la mort de plusieurs de mes camarades arrivés récemment sur le front comme aspirants. Si cela m’arrivait, je compte sur vous, ma chère J…, pour consoler mes parents. Vous leur diriez que je suis mort, face à l’ennemi, protégeant la France de ma poitrine, et que ce n’est pas en vain qu’ils m’ont élevé jusqu’à vingt ans, puisqu’ils ont donné un défenseur à la France. Dites-leur bien que mon sang n’a pas été répandu inutilement, et que ces nombreux et douloureux sacrifices de vies individuelles sauveront la vie de la France.

Ces enfants, dans leur dure vie, ne veulent pas être plaints, ni ménagés, ni admirés.

J’ai appris avec étonnement, écrit-il à ses parents, que M… était allée voir à mon intention le capitaine V… et le commandant de R… C’est par trop « culotté » ! Que M… ne s’inquiète donc pas, qu’elle ne s’agite pas, qu’elle reste calme. Pourquoi aussi me dire toujours mon « pauvre » Jean ? Nous n’aimons pas à être plaints comme cela ! Dites-moi « mon cher Jean » ou « mon brave Jean », ou « mon petit Jean ». Pourquoi « pauvre » ? Serait-ce parce que je fais mon devoir comme tous mes camarades ?…

Et quel est son devoir ? Quelle existence mène-t-on dans le secteur atroce de la Tête de Faux ?

Nous sommes à 30 ou 40 mètres des Boches. On ne circule que dans des boyaux étroits et profonds, remplis de boue, de flaques d’eau, séparées par de gros cailloux qui nous font trébucher. Au moindre coup de feu, on redoute une attaque. Pendant la nuit, je fais faire des rondes, et le jour je dois surveiller les travaux, de sorte que je n’ai pas un instant à moi : à peine puis-je prendre un peu de repos sur de la paille humide, dans une cagna où je n’entre qu’à genoux. Malgré cela, le moral est excellent…

Je commande un peloton, c’est-à-dire deux sections : la mienne et celle de l’adjudant blessé par un obus. J’ai donc une assez grosse responsabilité, mais petit à petit on se fait au métier. Il n’y a que les relèves qui soient ennuyeuses. Partir vers minuit, suivre dans la nuit sombre, à travers les sapins, un sentier caillouteux et couvert de verglas ; observer un silence absolu, tomber, se relever, s’égarer, retrouver enfin son chemin et, une fois arrivés, placer les sentinelles, faire coucher les hommes, reconnaître, en cas d’attaque, les tranchées de combat ; enfin songer à soi, et se jeter sur la paille, le revolver à la ceinture…, voilà ce que c’est qu’une relève.

Et pourtant écoutez le cri que jette, de ces lieux de douleur et de mort, le jeune garçon au jour de Pâques 1915 :

Joyeuses Pâques ! Joyeuses Pâques ! Excuse la brièveté de ma lettre, je ne suis plus au repos, je suis en première ligne dans une cagna obscure où il pleut et où je ne peux me tenir qu’à genoux. Je commande en ce moment deux sections : aussi ai-je beaucoup à faire. Il me reste cependant assez de temps pour te dire que je vais très bien, que je t’aime, et que je suis très heureux. Joyeuses Pâques !

Quelle intensité de vie intérieure suppose un tel billet, et encore cette exclamation que je détache d’une autre lettre :

Terre d’Alsace que j’adore à l’égal de notre Dauphiné !

Elle est admirable, la spiritualité d’un tel vivat chez un enfant de vingt ans qui, nuit et jour, souffre dans la boue, à son humble rang ! Où puise-t-il ce génie de générosité ? Écoutez la missive d’un jeune chevalier français, au cœur pur :

Ma chère J… Comment vous remercier de tout le bien que vous me faites : par vos lettres si pleines de chaudes paroles qui réconfortent, si douces comme celles d’une sœur aînée qui me manque, mais que je trouve en vous… Que puis-je faire pour vous prouver ma reconnaissance ? Bien me battre ! pour bien vous défendre, et défendre avec vous toutes les jeunes filles de France qui se dévouent en ce moment pour leurs frères du front ; bien me battre pour vous épargner l’odieux contact des barbares que nous contenons ici, un bataillon contre deux, depuis un mois et demi.

Le jour de l’assaut, ma chère J…, à l’instant suprême où sur le signe de mon capitaine, j’enlèverai ma section au cri de : « En avant ! à la baïonnette ! » à cet instant superbement tragique où l’on joue sa vie, je songerai à vous, soyez-en sûre : « En avant, les gars ! En avant à la baïonnette pour les Françaises nos sœurs ! »

L’enfant se porte sur le seuil de tous les paradis qu’il n’a pas encore connus et veut les protéger, sans une seule pensée personnelle. Combien s’embrume l’éclatante chanson du jeune Sophocle, à Salamine, auprès de cette flamme qu’aucun aliment grossier n’alimente ! Et tous pareils ! Au cri de Jean Rival : « En avant ! à la baïonnette pour les Françaises nos sœurs », répond le cri du jeune Bernard Lavergne. Que dit-il, celui-là ? Au 23 mai 1916, en Artois, Bernard Lavergne s’écrie : « C’est l’heure de l’assaut. En avant ! à la baïonnette pour la France et pour nos mamans ! »

Et cette exaltation tendre s’associe à la plus ferme raison. Ces enfants, qu’un passant superficiel croirait enfermés dans une vapeur d’enthousiasme, possèdent une sagesse vraie. Non pas des théories, mais une expérience qu’ils se sont faite eux-mêmes. Jean Rival se connaît comme un chef à qui il appartient de former l’outil de la victoire, en créant chez ses hommes un état d’esprit. Cet enfant de dix-neuf ans écrit au courant d’une lettre familière une page que les historiens de la guerre feront bien de retenir :

Si dans son ensemble il existe ici un esprit sain et noble, il est tout autre que celui de l’arrière et des dépôts. Un esprit fait d’inconscience et de fatalisme chez les uns, de grave courage chez les autres, chez quelques-uns, enfin, de froide résignation. Tous les soldats sont loin d’être des héros, bien peu même le sont. Les journaux, avec leurs anecdotes ridicules et théâtrales, font croire que tous nos poilus sont uniquement préoccupés de bien remplir leur devoir envers la patrie. Il n’en est rien, et ça a été une grande surprise pour moi de constater que soldats et chefs ne sont pas toujours unis dans une seule et même pensée, celle de la victoire ; de constater que notre action doit s’exercer sur la mentalité de nos hommes pour les convaincre tout d’abord de la grandeur de la tâche à accomplir. Ce n’est pas, croyez-moi, du jour au lendemain que l’on arrive à persuader ces lourds paysans regrettant leurs bœufs, ou ces ouvriers gouailleurs qui ont toujours à la bouche l’argot du faubourg.

J’ai de plus en plus l’impression que cette guerre n’est pas, comme on le répète trop souvent, une guerre nationale ; c’est une guerre faite par l’élite de la nation à l’aide de la nation tout entière. J’ai toujours cru, pour moi, à la nécessité d’une élite, mais d’une élite vraiment digne de ce nom, pénétrée de ses devoirs, agissante et éducatrice de la masse. Cette élite en ce moment est tenace, vaillante ; elle conduit la guerre et saura la mener à bonne fin, car les masses sont, en définitive, endurantes, patientes, susceptibles d’être noblement excitées et lancées au combat. L’officier a dans la main un outil solide. S’il est lui-même un bon ouvrier, c’est-à-dire s’il aime passionnément sa profession et son pays, soyez persuadés qu’il fera une œuvre d’art.

La merveille est que ce petit guerrier, qui sait éviter la bassesse sentimentale et l’aveuglement démagogique, conserve une noble humanité dans son âme, et c’est là le miracle de la raison française, la divine souplesse de notre race, quand elle atteint son point de perfection.

… Les excentricités de nos chasseurs à Grenoble ? Oui, je sais, mais ce sont de braves gens. S’ils savent se battre, ils savent aussi bien s’amuser, et mon Dieu, qui pourrait leur en faire un reproche ? Ici, quand nos hommes sont restés un mois aux tranchées et qu’ils descendent à Plainfang, ils font comme les marins au retour d’une longue traversée, « ils courent des bordées » ; bouteilles, cigares, joyeuses chansons… tout est de la partie. Et le chef ne peut pas sévir, il ne le doit même pas. Peu importe, d’ailleurs, si après toutes ces incartades, tous ces diables se lancent vaillamment à l’assaut. Inutile de te dire que les incartades de ton neveu sont de moindre envergure. Quelques verres de vin vieux, quelques cigarettes, et aussi pour être franc, quelques sourires à de jeunes Alsaciennes… c’est tout. N’aie pas peur de la damnation de mon âme.

Qu’en dites-vous ? Le vieux Nestor, tant prisé de ces bavards d’Hellènes, n’était-il pas un apprenti auprès de ce petit sous-officier de dix-neuf ans ? Et qu’une telle expérience, éclaboussée de sang, s’associe à la fraîcheur intacte du cœur, c’est ce que le monde n’avait jamais vu ! On ne peut lire sans une admiration qui va jusqu’à la douleur, telle lettre où l’enfant laisse voir comment il vient d’être bouleversé par une première communion de village, et puis s’interrompt, étant remonté aux tranchées, pour réclamer des siens le calme et l’énergie ; — telle autre lettre de charmante gratitude, où cet enfant qui donne sa vie s’inquiète du bien-être qu’il doit aux petites sommes que lui envoient les siens et dont il craint que le modeste foyer ne souffre ; — cette lettre enfin pour la fête de son père, à qui il écrit, oublieux de son propre sacrifice : « Croyez bien que je comprends la peine que doit éprouver un père en voyant partir pour le grand inconnu de la guerre un fils de vingt ans, qu’il a élevé à force de travail, de souci, d’économie… » Et toute la suite. Est-ce beau, cette volonté qui domine ce cœur tendre, aimant la vie ?

C’est vers ce temps-là qu’avant examiné ses capacités, son courage, le dévouement de ses hommes, il dit : « Tout est prêt. » Et voici alors la lettre suprême à sa jeune confidente :

Ma chère J…, demain à la première heure, aux accents de Sidi-Brahim et de la Marseillaise, nous chargerons les lignes allemandes. L’attaque sera probablement meurtrière. Je viens, à la veille de ce grand jour, qui sera peut-être mon dernier, vous rappeler votre promesse… Rassurez ma mère ; pendant une huitaine de jours, elle va être privée de nouvelles. Dites-lui que quand on va de l’avant on ne peut écrire à ceux que l’on aime ; on se contente de songer à eux. Et si le temps s’écoule et qu’on ne reçoive rien de moi, laissez-la vivre d’espoir, soutenez-la. Si enfin vous apprenez que je suis tombé au champ d’honneur, faites sortir de votre cœur, ma chère J… les mots qui consolent.

Ce matin, j’ai entendu la messe et communié avec foi, à quelques mètres des tranchées. Si je viens à mourir, je mourrai en chrétien et en Français.

Je crois en Dieu, en la France, en la victoire. Je crois en la beauté, en la jeunesse, en la vie. Puisse Dieu me protéger jusqu’au bout. Mais si mon sang est utile à notre victoire, mon Dieu, que votre volonté soit faite !

Pour faire connaître, aimer cette jeune nature si tendre et si forte, j’aurais pu me borner à transcrire ces ultima verba, et simplement je crois, ce jeune salut « à la beauté, à la jeunesse, à la vie », mais c’est par piété que je transcris toutes ces lignes qui font tant d’honneur à notre nation. Chez Rival et chez tous ses frères n’apparaît jamais aucun souci de la gloire : nul désir que de bien faire ; ils exhalent leur parfum intérieur, sans aucun souci de l’effet à produire, mais ils forment la parure de la France et nous les mettons en vue, non pour eux, que l’on ne peut payer, mais pour la gloire de la France.

L’assaut du Linge commença le 20 juillet 1915, vers onze heures. À une heure, Jean Rival, en menant sa section, tombait frappé d’une balle à la tête. Il repose dans la terre sainte d’Alsace.

Je m’arrête, avec quel regret ! Une multitude de jeunes soldats sont les égaux de ceux que je viens de décrire, il faudrait les entendre tous. Joseph Cloupeau, mort au Champ d’honneur à dix-neuf ans, disait : « C’est si bon de servir à quelque chose même si l’on en meurt », et découvrant de cette aube la beauté d’une vie harmonieuse, il pouvait affirmer : « Je ne suis pas deux, un chrétien et un soldat ; je suis un soldat chrétien » (Lettres publiées par Dom Hébrard sans adresse d’éditeur). — Le jeune Alfred Æschiman (qui va mourir pour la France), sur le point de quitter le dépôt d’Aubagne se promène un dimanche de février 1915 dans les bois de pin et les champs d’olivier sous le soleil, et murmure : « C’est si dur de se résigner à la mort à vingt ans ! Il me faut sans relâche contempler les grandes idées pour lesquelles je dois combattre, comparer le prix d’une personnalité mesquine et impure à celui des principes moraux qui sont la gloire de notre race humaine. » (Le Semeur d’août 1915.) — Le jeune volontaire Paul Guieysse (tombé depuis au champ d’honneur) confie à l’ami qui l’accompagne au bureau de recrutement : « J’aime tellement la vie que si je n’avais pas une foi entière dans l’immortalité de l’âme, j’hésiterais peut-être à m’engager » (lettre communiquée). — Michel Penet, âgé de dix-neuf ans, chasseur au 8e bataillon de chasseurs à pied, raconte :

J’aurais voulu que vous assistiez, comme moi, aux demandes de départ. Le lieutenant était là, tenant en main la décision du ministre. Quels sont ceux qui veulent faire partie de l’armée envahissante ? Toutes les mains en un instant se sont levées, et ce n’était qu’un seul cri : « Moi, moi ! » J’ai vu des soldats se disputer avec leurs officiers parce que ceux-ci ne voulaient pas les laisser partir ; j’en ai vu un qui pleurait de rage… Nous avons tous des morts à venger. »

Ce 8e bataillon avait déjà été remplacé huit fois au feu. Le lieutenant disait à Michel Penet et à ses camarades : « Sachez que les chasseurs ne sont pas faits pour vivre. » Allègrement le petit soldat s’en va à son destin. Il dit : « Je m’en vais plein de confiance en la miséricorde divine ; certes, il est dur de faire un tel sacrifice lorsqu’on n’a pas vingt ans. C’est l’âge où il fait bon vivre. Demain nous serons en Argonne ; ce sera la lutte à outrance. Je combattrai pour la France, offrant mon cœur à Dieu, et le soir, lorsque la lutte terminée, je jouirai de quelques minutes de repos, ma pensée s’envolera vers vous, qui m’aimez tant et que j’aime plus encore. Quand la nuit viendra, nous unirons nos cœurs. » Sur son passage, il note : « Ce qui m’a le plus frappé, ce sont les vieilles femmes. Combien en ai-je vu qui s’essuyaient les yeux, en regardant passer notre beau bataillon. » Il arriva aux tranchées le 20 avril 1915, et le 29 mai, héroïquement, il tombait (21). (Lettres imprimées à Chambéry, sans nom d’éditeur.)

Comme je souffre de m’arrêter de les citer ! Et j’ai donné la parole aux morts seulement. C’est par convenance, afin de les louer en toute liberté, mais les vivants sont leurs pareils. J’ai peur de paraître injuste envers les vivants. À défaut de la consécration suprême, ils possèdent cette gloire de continuer à être utiles. Touchés ou non de la balle folle, ces enfants magnifiques se valent. À peine émergé de l’enfance, chacun d’eux se confond d’une certaine manière avec toute sa génération. Ils en épanouissent la beauté et nous en rendent le parfum sans avoir eu le temps de se roidir pour devenir des individus. Corps flexibles, âmes molles et tendres, en qui la force précocement s’éveille, véridiques et modestes jusqu’à l’humilité, connaissant leur honneur et leur devoir, ces soldats de dix-sept, dix-huit, vingt ans, sont « les fils de France », comme dit l’univers qui les admire. Ils le sont pleinement et pareillement. Tous répètent : « Fatigue ? c’est affaire d’énergie, de résistance morale plus que de force physique ». Chacune de leurs biographies serait l’histoire d’un approfondissement de l’âme, et tout au fond de ces âmes diverses on trouve le même feu.

Avez-vous observé qu’ils parlent de Dieu continuellement et qu’ils prient ?

Le capitaine André Cornet-Auquier, protestant, mort pour la France, raconte :

Un capitaine catholique disait l’autre jour qu’avant chaque combat il priait. Le commandant observa que ce n’était pas le moment et qu’il ferait mieux de prendre ses dispositions. « Mon commandant, répondit l’autre, cela ne m’empêche pas de prendre mes dispositions et de me battre, et je me sens plus fort. » Alors, j’ai dit : « Mon capitaine, je fais comme vous, et moi aussi je m’en trouve bien. » (Lettres d’André Cornet-Auquier, distribuées à ses amis.)

Voilà deux croyants, direz-vous : il n’en manqua jamais. Sans doute, mais ils sont de religion différente et ils s’accordent. Et sur quoi ? Sur un fait. Qu’est-ce que la prière pour ces deux soldats ? Ils nous disent que c’est quelque chose qui les rend plus forts, dont ils se trouvent bien. Nous l’avions déjà lu, mais ces deux-ci le disent d’après leur expérience propre. Il y a une quinzaine d’années, dans un entretien inoubliable, le fameux Stanley m’avait raconté, à ma grande stupeur, qu’en Afrique, s’il était indécis, angoissé, en péril, il ouvrait sa Bible, y trouvait un conseil. « Bon, m’étais-je dit, c’est un Anglo-Saxon. » Mais tout de même la différence de nationalité ne fournissait pas une explication totale. Et voici qu’aujourd’hui, des compatriotes, des voisins, des enfants de notre formation placés dans des circonstances qui émeuvent tout l’être, sentent et raisonnent comme cet Anglais, et mon ami Hassler, plus âgé qu’eux et qui ne partage pas leur foi, regardant autour de lui, écrit : « Il ne faut pas se dissimuler que beaucoup d’hommes… sont soutenus par l’idée d’un être supérieur auquel ils se confient. » (Ma campagne au jour le jour, par le capitaine Hassler.)

C’est beau, ce jungamus dextras de ces loyaux soldats ; c’est bienfaisant, cette sereine soumission des croyants et des incroyants au fait ; mais vous entendez bien que mon émerveillement va plus loin. Quel génie religieux dans cette jeune génération ! Ils ne sont pas tous au même étage, nullement du même Credo, mais d’eux tous l’histoire dira ce qu’écrivait Léo Latil : « … l’élément spirituel domine tout dans cette guerre ».

D’où viennent ces petits soldats sans peur et sans reproche ? La fille du Juge dans l’Écriture disait : « Nous vous demandons quinze jours pour pleurer notre jeunesse ». Eux, pas un pleur. Ce côté lumineux, ce regard plein de calme, ces pensées sublimes qui montent sans la troubler à la surface de leur être ! Sont-ce vraiment nos jeunes frères ? Ils naquirent deux fois : de la terre de France, d’une vieille race où chacun est noble, et puis du péril national. Les mères françaises, les plus tendres, les plus craintives qui soient au monde, ont dit à leurs garçons en 1914 : « Je t’encouragerais de la voix, si je te voyais t’élancer au-devant de l’ennemi ». (Parole de Mme Cornet-Auquier à son fils.) Ces enfants ont reçu d’héritage l’antique trésor ; bien des vertus y sommeillaient ; ils ont tout réveillé.

En les regardant agir et penser, on assiste à des résurrections. Des couches de l’âme qui chez nous étaient en jachère recommencent à produire, et ces jeunes gens possèdent des richesses intérieures que nous avions perdues. Sans rien écarter de ce qui faisait notre trésor (car ils montrent au moins autant que nous les aptitudes positives et le sens des réalités de surface), ils ne laissent rien de morne dans les parties mystérieuses de leur être et ils ont retrouvé les puissances des siècles de l’enthousiasme, Par là ils sont des natures plus complètes que n’étaient leurs aînés et s’approchent davantage du type de l’homme intégral.

Acceptation du sacrifice, sentiment d’une haute présence à côté d’eux, les voilà le plus souvent, et s’il fallait une image pour les symboliser, je n’en vois pas de plus vraie que celle qui sort d’une phrase que Bernard Lavergne, le treizième enfant du peintre verrier Claudius Lavergne, écrit à sa famille : « … Ce soir, départ pour la tranchée. Cette nuit, je veillerai sur vous, l’arme à la main ; vous savez qui veille sur moi ». (Lettre communiquée.)

Quel raccourci ! Avoir ainsi pensé ! Ô jeunes gens, qui valez mieux que nous !

Ils vivront, mais fussent-ils morts, la France va se reconstruire avec leurs âmes comme pierres vivantes. Tout ce soleil de jeunes gens qui descend dans la mer, c’est une aube qui va se lever.