Les Drames du Vésuve/01

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LE
DRAME DU VÉSUVE

I.
L’ANCIENNE CAMPANIE ET LE VÉSUVE PRIMITIF.

I.

Il n’est plus permis aujourd’hui de décrire le golfe de Naples ; ceux qui ne l’ont pas vu le connaissent, tant ils l’ont entendu célébrer. Le ciel et la mer, la côte et les îles, les plaines fertiles et les montagnes découpées, cette rivière de maisons blanches et de villas peintes en jaune et en rouge, le Vésuve fumant, les barques, les filets tirés sur la plage par les pêcheurs aux jambes nues, les barcarolles et les tarentelles, la gaîté, la mollesse, les lazzaroni étendus au soleil, tout a exercé le pinceau des peintres aussi bien que l’imagination des poètes ; et cependant la désolation a passé jadis sur ce lieu enchanté, la nature et l’homme ont détruit à l’envi l’œuvre du créateur et de la civilisation, les élémens ont bouleversé le sol, les barbares ont accumulé les ruines. Les rivages sont couverts d’un sable noir, la mer a été refoulée, les ports sont comblés, les villes ensevelies sous la cendre, les rochers dorés sont enveloppés de lave et de scories ; un deuil ineffaçable s’est étendu sur une partie du golfe ; le Vésuve, riant jadis et cultivé, est devenu sombre et comme une perpétuelle menace. Tout est décadence, depuis Baïa et Misène jusqu’à Pompéi et Stabies. Des événemens terribles ont en quelque sorte déformé ce sol dont la beauté primitive peut à peine être conçue.

Avant de faire un effort pour retrouver ces images perdues, il faut entrer dans l’antiquité et demander des secours à l’histoire. Il ne suffit pas de s’élancer dans le vide : pour arriver à quelque vraisemblance, il faut chercher un point d’appui dans les traditions écrites, qui sont peu nombreuses, et dans les traditions locales, autant qu’elles touchent à l’archéologie.

Et en premier lieu quel peuple, vraiment digne d’envie, possédait un pays tellement privilégié ? Quel était le tempérament ou le génie des habitans de ce paradis terrestre ? Il est constant que la côte de la Campanie, entre Herculanum et Stabies, était occupée par les Osques ; ils se prétendaient autochthones, se confondaient avec les antiques Ausoniens chantés par les poètes, et parlaient une langue qui n’était pas sans parenté avec celle des Latins, que l’on comprenait à Rome, et qu’ils écrivaient avec des caractères empruntés au vieil alphabet dorien. D’abord les Osques étaient agriculteurs et guerriers comme les populations montagnardes, ils étaient rudes, aimaient le travail ; mais peu à peu ceux qui occupaient la plaine (campani) subirent l’influence d’un climat enchanteur qui les portait à la mollesse ; ils changèrent de mœurs, recherchèrent les arts et les plaisirs. Ce qui contribua surtout à les adoucir, ce fut le contact des étrangers, qui leur apportaient une civilisation plus avancée.

Les premiers paraissent avoir été les Phéniciens, ces grands navigateurs, qui cherchaient partout des débouchés pour leur commerce, des sources de matières premières, des abris sûrs pour leurs vaisseaux. Pompéi leur devait le culte de Vénus, d’une certaine Vénus Physica[1], dont l’origine asiatique n’est point contestée, et qui devint, comme à Corinthe, la divinité protectrice de la ville. En effet, dans le temple qui est contigu au forum, et que ce n’est point ici le lieu de décrire, on n’a pas assez remarqué, dans la cella même, à gauche, une grosse pierre de forme conique, semblable aux idoles primitives que l’on conservait dans les temples de l’Asie-Mineure et de quelques villes de la Grèce ; on les appelait bétyles[2] et on les ornait de draperies. Les inscriptions tracées à la pointe sur les murs de Pompéi invoquent plus d’une fois Vénus pompéienne ou Vénus Physica, et P. Cornélius Sylla, quand il y envoya une colonie, ne lui donna point d’autre nom que celui de Colonia Veneria-Cornelia.

Après les Phéniciens viennent les Grecs, qui se répandent sur cette côte et y propagent le commerce et le goût. Fondée en 1050, Cumes acquiert une puissance qui bientôt résistera à toute la confédération des Étrusques ; elle étend peu à peu ses établissemens et fonde Dicéarchia (Pouzzoles), Parthénopé, qui prend le nom d’une des sirènes, jusqu’au jour où, agrandie par les exilés de Cumes, elle s’appellera la nouvelle ville, Néapolis, et gardera ce nom dans l’histoire. Plus loin, à une demi-lieue de Parthénopé, la ville d’Hercule (Héracléion, en latin Herculaneum ou Herculanum) trahit aussi son origine grecque. Le souvenir d’Hercule apparaît presque toujours à côté des phénomènes volcaniques, des sources sulfureuses, des émanations méphitiques, qui semblaient au vulgaire annoncer l’entrée des enfers. Près d’Herculanum, et peut-être dans sa dépendance, Retina offre son port, où les navires légers trouvent un abri, tandis que les barques sont chaque soir tirées sur le sable. Vers le fond du golfe, Pompéi est un entrepôt pour le commerce, le nœud des relations constantes avec les Osques ; c’est là qu’ils apportent leurs huiles, leurs vins, leurs blés, soit par terre, soit en profitant du fleuve Sarnus, qui était navigable dans l’antiquité.

En même temps que les Grecs, les Étrusques étendent leurs conquêtes jusqu’au milieu de la Campanie. Repoussés sur mer par les flottes de Cumes et d’Hiéron, tyran de Syracuse, allié de Cumes, ils s’avancent par-dessus le Latium et Rome, soumise à ses lucumons, jusqu’à Capoue et Nola, et fondent une confédération de douze villes, image des douze lucumonies du nord. La civilisation étrusque a dû exercer à son tour quelque action sur les sociétés osques et sur le génie campanien.

La quatrième source d’influence, la plus puissante, c’est Rome, qui luttera longtemps avec les Campaniens avant de les soumettre, de les plier à sa langue, à ses formes politiques, à ses mœurs ; même quand la conquête sera définitive, l’assimilation ne sera jamais complète.

Ainsi, étant donnés ces quatre points de contact qui se succèdent dans une période historique d’au moins douze siècles, les Osques de la Campanie ont pris aux Orientaux le culte de leur déesse tutélaire, aux Grecs la notion des arts, la culture de l’esprit, le commerce, aux Étrusques le goût du luxe, des bijoux, des riches ameublemens, des bronzes bien ciselés, des combats de gladiateurs, la science de la bonne chère et de la volupté, — aux Romains la constitution municipale, la discipline administrative, et, après une longue domination, la langue et les mœurs.

Lorsqu’un peuple montagnard descend dans la plaine, il se produit nécessairement chez lui de grandes modifications, mais il lui reste toujours quelque chose de la vigueur et du tempérament natifs. Tout en recevant de leurs voisins ou de leurs conquérans une forte empreinte, les Campaniens restent eux-mêmes ; ils conservent un esprit indépendant, et ne cessent de protester contre leurs maîtres. Amollis peu à peu par le climat, s’éloignant de plus en plus du type osque primitif, ils ne s’assimilent point pour cela aux conquérans, et ils luttent contre les influences qui les envahissent, donnant par là les preuves les plus sensibles de leur vitalité. Par exemple, après six siècles de relations étroites avec Cumes, lorsque la confédération des Samnites veut reconquérir sur tous les étrangers les terres et les côtes perdues, les Campaniens semblent céder avec joie aux Samnites, qui sont de leur race, parlent la même langue, se servent de la même écriture ; ils vont avec eux assiéger Cumes (l’an 417), vendre ses habitans comme esclaves et effacer cette brillante colonie, qui avait été la parure et la richesse de l’Italie méridionale. Alors les Pompéiens se trouvent dans leur élément, ils sont redevenus purement Osques, ils héritent d’une partie de la richesse de Cumes : c’est à cette époque qu’ils élèvent les solides murailles qui ont été découvertes sur une certaine étendue, et attestent la prospérité du peuple qui les a bâties.

Quand les Romains, en 310, font la guerre aux Samnites et portent leurs armes sur les côtes de la Campanie, les Pompéiens contribuent à repousser la descente de P. Cornélius près de l’embouchure du Sarnus et à forcer le général romain à se rembarquer. En 290 toutefois, il faut se soumettre avec le reste de la confédération samnite, renoncer au magistrat national, le meddixtucticus, pour devenir un municipe et nommer des duumvirs, des édiles, des décurions, selon les lois romaines ; mais la soumission n’est qu’apparente, et, même après deux siècles, les Campaniens d’Herculanum, de Pompéi, de Stabies, prennent une part énergique à la guerre sociale et proclament leur indépendance. Sylla vient mettre le siége devant Stabies ; les Pompéiens assistent aux péripéties de la lutte du haut de leurs murailles et se préparent à subir à leur tour le sort de leurs voisins. En effet, après la destruction de Stabies, Pompéi est assiégée, fait une défense énergique, est secourue trois fois par Cluentius, général samnite, et obtient de Sylla une capitulation qu’elle ne doit qu’au désir qu’a le général romain de regagner Rome pour y briguer le consulat. Plus tard, devenu dictateur, Sylla se souvint d’une ville qui lui avait si énergiquement résisté : pour mettre un frein à cette humeur hostile, ou pour infuser à ces rebelles du sang romain, il envoya une colonie militaire, trois cohortes, c’est-à-dire près de deux mille vétérans, pour lesquels il fallut se dépouiller d’un tiers des propriétés. Ce partage n’eut pas lieu sans protestations, sans une résistance acharnée, dont Cicéron nous a conservé le souvenir.

Quelques années plus tard, les Pompéiens sont-ils devenus plus dociles ? Non, car le neveu de Sylla qui a conduit la colonie, P. Cornélius Sylla, est accusé d’avoir conspiré avec Catilina et d’avoir voulu diriger les Pompéiens contre Rome, tandis que les complices de Catilina essayaient d’entraîner les autres provinces. Cornélius Sylla fut défendu par Cicéron, qui avait une maison de campagne[3], non pas à Pompéi, mais sur son territoire. Plus tard, pour assouplir encore l’esprit des Pompéiens, Auguste leur envoya une nouvelle colonie qui fut établie dans un faubourg, peut-être sur des terrains cédés ou rachetés par la commune. Les murs, devenus alors inutiles, furent en partie abattus, et les portes de la ville tombèrent pour avoir des communications journalières avec le Pagus Augusto-Felix.

Enfin le caractère national, persistant, rebelle, facilement agressif, inflammable comme les têtes ardentes du midi, éclate encore sous l’empire et malgré le joug terrible des césars. L’an 59 de notre ère, un certain Livinéius Régulus, rayé du sénat, réfugié en Campanie, donna un combat de gladiateurs dans l’amphithéâtre de Pompéi. L’affluence fut grande, on accourut des villes voisines ; mais une rixe s’éleva entre les Pompéiens et les habitans de Nucéria. Des injures on passa aux pierres, des pierres aux coups, des coups aux armes, et bientôt la populace se livra une bataille en règle dans l’amphithéâtre et dans les environs. Les étrangers, moins nombreux, mal armés, eurent le dessous et prirent la fuite. Les parens des morts allèrent se plaindre à Rome ; les blessés s’y firent transporter en litière et demandèrent justice à Néron, qui renvoya la cause au sénat. Le sénat décida que Pompéi serait privée de combats de gladiateurs pendant dix ans, c’est-à-dire de l’an 59 à l’an 69.

Le souvenir de cette bataille, conservé par Tacite[4], est rappelé par un dessin familier, avec une inscription tracée à la pointe sur une muraille de Pompéi. Un gladiateur descend les degrés de l’amphithéâtre, il tient une palme ; de l’autre côté des gradins, deux personnages indiqués par quelques traits d’une main fort inexpérimentée semblent se battre. Au-dessous, on lit : « Ô Campaniens vainqueurs[5], vous êtes perdus aussi bien que les habitans de Nucéria. » En 1869, en déblayant une assez chétive maison de la rue qui va du temple d’Isis à l’amphithéâtre, M. Fiorelli trouva une peinture qui représentait l’amphithéâtre de Pompéi[6]. L’exécution de cette peinture est horriblement négligée, mais on distingue nettement, en vue cavalière, l’amphithéâtre avec ses gradins, ses escaliers extérieurs, que l’artiste a rendus avec une naïveté enfantine, le velarium tendu au sommet pour protéger les spectateurs contre le soleil. Derrière l’amphithéâtre se dressent les murs de la ville avec leurs tours ; devant, une place plantée d’arbres est couverte de baraques en bois dressées par les marchands ambulans à l’occasion des jeux ; à droite est un grand édifice rectangulaire (qu’il sera facile à M. Fiorelli de nous rendre un jour) ; l’intérieur est découvert, et le petit bassin du milieu de la cour est figuré par le peintre. De tous côtés, même sur les remparts, même sur le sommet de l’amphithéâtre, des personnages esquissés par deux ou trois coups de pinceau combattent, se défendent, se poursuivent, se tuent ; des blessés et des morts sont étendus sur le sol. Le costume de tous les combattans consiste en une simple tunique attachée à la ceinture : cela s’accorde avec le témoignage de Tacite, qui nous montre le bas peuple (plebs) seul mêlé à cette rixe sanglante.

Il faut donc soigneusement noter cette persistance du caractère national. Hostiles aux conquérans et à leurs mœurs, les Campaniens reçoivent beaucoup d’eux, mais ils protestent toujours et saisissent les occasions de secouer le joug ; leur originalité triomphe à travers toutes les influences. Les Napolitains modernes, il faut le reconnaître, ont, comme leurs ancêtres, cette tête ardente sous les dehors de l’insouciance et du rire. Leur indolence dans la vie ordinaire n’empêche point leur sang de s’enflammer dans les agitations politiques. Il n’est point de peuple plus prompt à la révolte, ils l’ont prouvé aux gouvernemens de toute sorte qui ont occupé le pays. Angevins, Espagnols, Français, Bourbons ou Bonapartes, Italiens du nord ou dictateurs révolutionnaires, ont dû tour à tour compter avec une race dont on ne prévient guère les explosions. Les Campaniens modernes ont conservé une égale aptitude à faire des révolutions, s’ils habitent les villes, et, s’ils habitent la montagne, à protester par le brigandage contre l’étranger et contre l’administration.

Il est vraisemblable que les Campaniens ont conservé leur originalité et leur type aussi énergiquement que les Étrusques dans le nord de l’Italie, les Gaulois en France, les Berbères en Afrique, les Basques en Espagne. Les races douées d’une vitalité particulière et qui méritent le nom d’autochthones absorbent et effacent les immigrations des autres races avec autant de facilité que la végétation d’un pays étouffe et fait disparaître les fleurs exotiques auxquelles la culture les force de céder momentanément la place. Une population nombreuse, d’un sang vif, d’un tempérament heureux, d’un caractère tranché, s’assimile sans peine des conquérans peu nombreux, détachés de leurs semblables, plus vite énervés par le climat. C’est au pied du Vésuve surtout qu’il faut tenir compte de l’action du climat sur les nouveau-venus. Certes le ciel du sud de l’Italie n’est pas plus beau que celui de la Grèce ou de l’Ionie, mais l’atmosphère offre des conditions très différentes. Les pluies douces et fréquentes, les variations brusques de la température, les vapeurs et les orages, l’air plus épais des plaines et le vent plus brûlant de l’Afrique, soumettent le corps à des alternatives qui le rendent sensible comme la corde d’une lyre, l’appauvrissent par l’excès de sensations, et développent le système nerveux aux dépens du système musculeux. L’état électrique d’un pays n’est pas assez compté dans les conditions extérieures qui agissent sur le développement ou la décadence d’un peuple. S’il est un lieu où l’électricité joue un rôle dans ces transformations, c’est assurément le golfe de Naples, terrain volcanique, exposé aux éruptions, aux émanations de gaz de toute sorte, aux tremblemens de terre ; l’électricité du sol y est plus violente et plus changeante que celle de l’air.

Les étrangers pouvaient résister à ces influences beaucoup moins que la race acclimatée depuis tant de siècles. Ils s’affaiblissaient de génération en génération, et leurs mariages avec les indigènes ne les régénéraient qu’au profit du type indigène, qui prédominait dans ces croisemens. Les Grecs, si sobres chez eux, si dédaigneux de la grossièreté de la matière, s’énervèrent eux-mêmes dans le sud de l’Italie. Leurs colonies les plus prospères finirent dans une honteuse mollesse. Les Grecs du golfe de Naples subirent la même loi ; ils n’avaient plus, du reste, de liens avec la mère-patrie et n’en recevaient aucun contingent d’hommes, tandis que les Campaniens se recrutaient sans cesse dans la montagne et en tiraient un sang nouveau. Eux aussi ont été soumis à l’action du climat, ils se sont amollis, et le montagnard osque est devenu l’habitant dépravé de la bienheureuse Campanie ; mais, enfans du sol, en relations constantes avec les Apennins, leur berceau, ils étaient régénérés sans cesse ; les robustes paysans, que l’appât des salaires attirait, descendaient dans les villes du littoral, et y faisaient souche de citadins. On cite trop volontiers les conquérans qui ont occupé Naples et y ont dû laisser des traces de leur passage ; on cherche avec trop de complaisance le profil grec, le caractère romain, la ressemblance des Arabes, des Angevins ou des Espagnols. Il est possible de satisfaire quelquefois cette passion archéologique : on trouvera des analogies de types dans les familles aristocratiques surtout, parce que les conquérans se mêlaient plus naturellement à l’aristocratie par des alliances, constituant eux-mêmes un nouvel élément d’aristocratie ; mais, à ces exceptions près, tout a été éliminé ou absorbé par l’énergie du sang national. Le peuple proprement dit est bien resté campanien, il est l’héritier direct des Osques établis sur le golfe de Naples ; il a conservé en partie les qualités et les défauts de l’ancienne population, affaiblie par une longue suite de siècles, gâtée par la paresse et le vice, rendue plus lymphatique par le régime et l’air des villes.

Le type physique est très particulier : il est unique en Italie, il ne ressemble ni au type romain, ni au type toscan ; ce n’est ni celui des Siciliens, ni celui de la vieille race gauloise, qui occupe encore la Cisalpine, c’est-à-dire le nord de l’Italie. Les Napolitains ont les yeux d’un noir métallique, les cheveux d’une teinte presque brûlée ; ces cheveux ne sont pas admirablement plantés sur le front comme ceux des Grecs, ou épais sur la nuque comme ceux des Romains ; ils ont quelque chose de capricieux et d’irrégulier ; le teint est mat, plutôt brun que bronzé. Le nez est caractéristique ; il est presque toujours prononcé, mais sans style ; gros à l’extrémité, il paraît un peu enflé. La voix, qui chez les hommes prend avec aisance les tons les plus divers, et dans les querelles les sons les plus aigus, est restée plutôt gutturale chez les femmes ; les jeunes filles elles-mêmes ont dans certaines notes un organe rauque et voilé qui ressemble à de l’enrouement.

La taille est moyenne, rarement élégante comme dans le nord : il n’y faut chercher ni la force, ni la grandeur, ni la noblesse d’attitudes. Les montagnards sont plus trapus, plus robustes, parce qu’ils sont laborieux, chasseurs, habiles à planter la vigne au pied des ormes ou à construire des murs de pierre sèche pour retenir sur les pentes escarpées la terre où poussera l’olivier. Les habitans de la plaine au contraire sont plus languissans ; ils aiment l’indolence ou se résignent au commerce, parce que c’est encore une forme de la paresse, et parce qu’ils restent assis derrière leur comptoir ou causent sur le seuil de leur boutique, se souciant à peine de l’acheteur. Sans besoins très vifs, consolés et fêtés par le climat, heureux de respirer, joyeux de vivre, ils aiment le rire, le chant, la danse et le soleil. La mendicité n’est point un état qu’ils condamnent, ni l’obscénité une habitude qui leur répugne ; l’idée nette de la propriété d’autrui ne pénètre que lentement dans l’esprit de la basse classe.

Le trait dominant de la race, c’est la mimique, c’est-à-dire une vivacité d’action, une précision dans les mouvemens du corps pour traduire la pensée, un accord entre la parole et le geste, qui sont à peine croyables. Rien ne leur est plus naturel que le don d’improviser en prose comme en vers, et chaque automne la fête de Piè-di-Grotta leur fait créer en commun le chant populaire de l’année. L’éloquence leur est innée, vulgaire, mais spirituelle, licencieuse, mais pleine de feu. Un crieur public, pour vendre à l’encan un morceau de drap ou un mouchoir, montrera une verve, une abondance d’argumens et une souplesse de talent que lui envieraient bien des orateurs. Un capucin ignorant, prêchant sur l’estrade qui lui sert de chaire, saura, à force de gestes, d’inflexions dans la voix et de prestesse dans ses évolutions, mettre en scène Dieu, le diable, les saints, les pécheurs et tout le drame du jugement dernier. Dans les querelles surtout, le Napolitain est intarissable ; sa colère bouffonne a tour à tour des cris et des lazzis qui constituent une véritable comédie, et pourraient servir de modèles à des acteurs consommés.

Il n’est donc point surprenant que ce soient leurs ancêtres les Campaniens qui aient inventé un genre de représentations qui a fait les délices de l’antiquité et fait encore les délices de Naples. Atella, ville située à égale distance de la mer et de Capoue, au milieu des champs les plus fertiles, avait la première imaginé une série de scènes comiques qui ne ressemblaient ni au drame satirique des Grecs, avec Pan, les silènes et les nymphes (figurés si souvent sur les vases grecs), ni à la comédie d’Aristophane ou de Ménandre ; c’étaient des scènes familières, populaires, d’une réalité saisissante. On mettait sur le théâtre des personnages véritables, copiés dans la rue, dans les champs, dans la maison. On les faisait vivre, parler avec vérité, seulement on tournait tout en ridicule. Ces pièces s’appelèrent atellanes et eurent un succès qui s’étendit jusqu’à Rome, les Romains en firent même leur comédie nationale ; ils réservèrent à la jeunesse patricienne, en l’interdisant aux histrions de profession, le plaisir de jouer les atellanes en langue osque.

Dans le principe, les Campaniens se moquaient de la vie des champs, de la rusticité ou de la niaiserie des montagnards, des travers des petites villes de l’intérieur, du patois des autres races sabelliques. Les provinciaux étaient bafoués, mystifiés, comme aujourd’hui au théâtre de San-Carlino l’habitant de Bisceglia ou de Tarente. Les altercations et les rixes populaires étaient, comme aujourd’hui, un texte de plaisanteries plus vives et l’occasion d’un jeu plus hardi. Peu à peu, l’on généralisa et l’on inventa des types qui se développèrent et devinrent consacrés. Ces types sont non pas grotesques, mais bouffons. Le grotesque sur la scène, c’est le laid et la difformité matérielle ; le bouffon, c’est l’esprit faisant ressortir gaîment les infirmités morales. Quelques-uns des personnages adoptés par les anciens vivent encore sur le théâtre populaire : la tradition s’est maintenue parce qu’elle traduit des mœurs et des caractères qui se sont perpétués. Les auteurs citent quelques types, par exemple Bucco, balourd, demi-railleur, qui recevait les bourrades, excitait des lazzis qu’il rendait avec une niaiserie propre à mettre les rieurs de son côté ; Casnar, le Pappus des Latins, qui semble répondre au bonhomme Cassandre ; Manducus, sorte de Croquemitaine, gros mangeur (mangia macaroni), plein de forfanterie ; Maccus enfin, qui charme toujours les Napolitains après avoir absorbé les autres types, — Maccus, l’immortel Polichinelle, non pas bossu, nasillard, en gros sabots, hideux, tel que nos enfans l’applaudissent de leurs petites mains joyeuses, mais Polichinelle avec l’ancien costume national, le bonnet de feutre gris semblable aux casques coniques trouvés dans les tombeaux, la tunique blanche et bouffante par-dessus la ceinture, le pantalon large. Il est tout vêtu de blanc comme les soldats de cette fameuse armée que les Samnites avaient opposée aux Romains, et qui était couverte de vêtemens de lin d’une éclatante blancheur[7]. On a ajouté un masque qui s’arrête à la moitié du visage, moins pour exciter le rire que pour concentrer l’attention sur l’art de dire et de mimer. La grimace n’était plus possible, elle était cachée sous ce petit voile noir, et l’attention était concentrée sur les lèvres. Il fallait dès lors que les spectateurs restassent suspendus à cette bouche, n’en laissant perdre ni un pli, ni une contraction, ni un mot.

L’atellane antique s’est ainsi perpétuée, et les sujets se ressemblent aussi bien que les mœurs et les personnages. Nous connaissons quelques titres d’atellanes transportées ou imitées à Rome, Maccus soldat, Maccus gardien des scellés, Maccus gardien du temple ; on dirait des titres imprimés sur les affiches d’aujourd’hui, Polichinelle soldat, Polichinelle médecin, Polichinelle courtier d’amour, etc. C’est le héros national, c’est la Campanie antique et moderne, c’est le génie osque personnifié, ce bon et enjoué Polichinelle, docile en apparence et entêté, plein de bonhomie et de malice, menteur et naïf, dupe et mystificateur, crédule et narquois, mélange de niaiserie et de finesse spirituelle, de cynisme et de satire, de mots graveleux et d’allusions politiques, recevant des soufflets et les rendant toujours, paresseux, gourmand, voleur au besoin, mais si naturellement que cela paraît son droit, — aimable, égal d’humeur, optimiste, heureux, caressé, toujours beau, toujours aimé, toujours épousé, tiré de ses tribulations par la main de la Fortune ou récompensé par la Vénus pompéienne, — l’âme de la scène, l’unité et la fête de toute comédie, l’idole du public, qui se reconnaît en lui avec ses travers et ses goûts, avec ses vices et ses rêves.

Il faut donc constater, dans les petites choses comme dans les grandes, cette persistance de la race pour bien comprendre ce qu’étaient les habitans de l’antique Pompéi. Si l’on vous dit qu’ils étaient devenus Grecs, répondez non ; Étrusques, non ; Romains, non ; ils étaient restés des Osques, mais des Osques de la plaine (campus), c’est-à-dire des Campaniens civilisés par toutes ces influences étrangères, amollis par le climat, attachés au commerce, au luxe, aux jouissances, devenus des épicuriens dans la pratique de la vie. Ils n’ont reçu de la Grèce que les reflets, des Étrusques que la corruption, des Romains que les formes administratives, l’enveloppe politique, l’étiquette. Ils n’ont pas eu pour l’idéal et la beauté cette passion qui animait les cités helléniques ; ils n’ont demandé à l’art que des applications à la vie matérielle, des moyens de se satisfaire, du bien-être. C’est à Naples, c’est dans le midi, c’est dans les mœurs modernes qu’il faut chercher, par l’analogie et la comparaison, l’explication de ce qui vous embarrasse chez les anciens.

Si l’on mesurait la culture de l’esprit à l’abondance des manuscrits trouvés dans les maisons d’Herculanum et de Pompéi, on en conclurait que les habitans de la première ville étaient amis des lettres, ceux de la seconde fort illettrés, car on a trouvé à Herculanum mille sept cent cinquante-six manuscrits sur papyrus, pas un seul à Pompéi, pas même une de ces boîtes revêtues de bronze (scrinium) où se renfermaient les rouleaux. Les Pompéiens cependant recevaient une éducation assez étendue. Ils écrivaient et parlaient l’osque, le latin et le grec, comme Ennius, qui disait qu’il avait trois cœurs parce qu’il savait trois langues. En effet, pour peu que l’on se baisse à Pompéi, on verra sur les murailles, tout près du sol, des alphabets tracés par les enfans à l’aide d’une pointe ; ces alphabets sont triples, en caractères osques, latins et grecs. Il est vrai que les Pompéiens, presque tous gens de négoce, pouvaient ne soumettre leurs enfans à cette éducation multiple que pour les besoins du commerce. Chez les modernes, ce sont également les nations ou les familles les plus commerçantes qui acquièrent le plus volontiers la connaissance de langues variées pour faciliter et multiplier leurs relations ; mais ce qui prouve que le fond osque dominait et que l’influence grecque n’avait jamais été bien puissante[8], c’est qu’on ne trouve à Pompéi ni une monnaie, ni un vase peint. Ces belles monnaies que la plus petite cité grecque faisait graver avec un soin scrupuleux par d’habiles artistes n’ont jamais tenté les riches Pompéiens. Ces vases élégans où le pinceau traçait les compositions les plus poétiques ou les plus gracieuses, ils n’en ont ni acheté ni conservé un seul. Qui donc disait que les vases peints et les médailles étaient le signe caractéristique de toute cité qui avait appartenu à la race grecque ? Si c’était chose grecque que de graver des monnaies ou de peindre des vases, c’était chose romaine que de rédiger des inscriptions, pages officielles dignes de l’histoire, consignées sur le bronze et sur le marbre pour durer toujours. Les inscriptions monumentales de Pompéi et d’Herculanum, qui devraient être sans nombre, lutteraient à peine avec les inscriptions d’un petit municipe romain de la Gaule ou d’une colonie militaire de l’Afrique.

En échange, on trouve à Pompéi deux théâtres, dont l’un était couvert, un amphithéâtre qui pouvait contenir les habitans de la ville et ceux des villes voisines, une caserne de gladiateurs, un grand nombre de boutiques de boissons chaudes, que l’on peut regarder comme l’équivalent de nos cafés modernes, des maisons de prostitution, que leur plan et les peintures qui les décorent ne permettent point de méconnaître. Les inscriptions familières et les dessins grossiers tracés par la main des passans sur les murs attestent fréquemment la passion du public pour les jeux sanglans et les troupes (familiœ) de gladiateurs campaniens ; en cela, on était bien devenu romain. En un mot, tout prouve que les Campaniens cherchaient dans les arts des jouissances, dans la littérature dramatique des émotions ou le rire, mais qu’après le commerce le plaisir était leur occupation principale. Les délices de Capoue faisaient proverbe dès le temps d’Annibal. Le goût des Campaniens pour les spectacles était tellement connu que Néron venait faire à Naples ses débuts et chercher les applaudissemens de spectateurs qu’il savait plus compétens que ceux de Rome. On ne doit, par conséquent, comparer une petite ville commerçante comme Pompéi ni à Pise, ni à Gênes, ni à Venise, qui ont eu à la fois la puissance et le génie, l’amour de la gloire et l’amour des belles choses. Habitans d’une cité sans influence, esprits peu élevés, épicuriens pratiques, ils ont mis la sensation à la place du sentiment du beau et allié l’ordre et le lucre[9] à la recherche des jouissances matérielles. Les arts n’étaient à leurs yeux qu’un moyen d’augmenter ces jouissances. C’était du reste l’esprit du temps. Rome donnait de loin l’exemple, et la contagion du luxe impérial avait gagné en outre les Campaniens.

Le golfe de Naples, qui était déjà pour les Romains un séjour enchanté à la fin de la république, devint sous l’empire un sujet d’engouement et de folies. Ils y cherchaient moins la fraîcheur de la mer et la santé que la volupté et l’emploi de richesses sans bornes. Les césars avaient donné l’exemple. Auguste était venu plusieurs fois en Campanie pour se reposer, et il était mort à Nola ; Tibère était resté cinq ans à Caprée comme un modèle de débauches, et il était venu souvent sur la côte donner en spectacle sa frénésie ; Caligula avait illustré le golfe de Baïa ; Claude avait une villa près de Pompéi ; Néron traînait toute sa cour sur les théâtres de la Campanie, et c’est en Campanie qu’il commit ce parricide dont la tragédie grecque elle-même n’avait pu égaler l’horreur. Ainsi la corruption assaillait de toutes parts des provinciaux déjà énervés, en même temps que le luxe leur apportait sa science. C’est là que l’aristocratie romaine, les affranchis des césars, les parvenus et les favoris de toute sorte viennent multiplier leurs villas et leurs palais, jetant des digues, abattant les rochers, comblant les abîmes, bâtissant sur la mer. C’est là que le monde élégant de Rome se précipite l’été pour fuir la fièvre, pour prendre les bains de mer, pour boire les eaux sulfureuses qui s’échappent du sol près de Stabies (Castellamare) ou près de Cumes. Les folles dépenses et la magnificence des ameublemens n’excluent ni la galanterie ni les plaisirs chantés par les poètes érotiques du temps. Les villes d’eaux et les établissemens de bains de mer des modernes ne peuvent donner aucune idée de ces prodigalités et de ces débauches.

Les artistes suivaient le luxe. Une nuée d’architectes, de peintres, de praticiens, de décorateurs, était appelée pour satisfaire les fantaisies sans limites des Romains qui se rendaient en Campanie. Ils restaient l’hiver pour préparer les demeures dont on devait jouir l’été. C’était comme une armée permanente qui propageait le goût des arts, les modèles, et faisait école. Les habitans du pays ont dû céder à la tentation d’imiter ce qui frappait sans cesse leurs yeux ; ils ont employé à leur tour, sinon les meilleurs artistes, qui se faisaient payer trop cher, du moins des artistes indigènes qui s’efforçaient de les copier.

J’avais donc raison de dire au début que telle était la beauté du golfe de Naples dans l’antiquité, qu’on ne peut se la figurer aujourd’hui, et que tout y est altéré, la nature par les révolutions physiques, l’œuvre des hommes par le temps et la ruine. Si notre imagination est capable d’un tel effort, figurons-nous ce beau golfe tel qu’il devait être dans l’antiquité, vingt ans avant l’éruption du Vésuve. Depuis le cap Misène et les replis du rivage de Baïa jusqu’aux falaises escarpées de Sorrente et le temple de Minerve s’étendent sur un développement immense les rochers dorés par le soleil, les plages sablonneuses, la végétation la plus magnifique, des constructions qui se prolongent pendant dix lieues, et auxquelles on ne peut mieux faire que de comparer les rives du Bosphore. Partons de Cumes, de Baïa, de Pouzzoles : c’est là que se sont concentrés les efforts des empereurs, les arsenaux et les palais des préfets de la flotte, les nombreux établissemens d’Agrippa et d’Auguste, les folies de Caligula ou de Néron, les constructions gigantesques des particuliers qui ont dompté la nature, comblé les marais, percé les montagnes, étonné les contemporains par leur audace et leurs caprices. Après Misène, Pausilippe et ses jardins enchantés ; après Pausilippe, Naples, que les anciens surnomment Naples la riche, Naples l’oisive, et dont la volupté savante a laissé bien loin derrière elle les délices de Capoue. Après Naples commence une avenue de palais et de villas qui semblent se baigner dans la mer ou montent peu à peu sur les collines qui supporteront plus tard Portici. Tout est luxe, couleur, et comme une série non interrompue de magnificences. On atteint ainsi Herculanum sans se croire sorti de Naples ; mais on trouve à Herculanum le repos, l’air plus vif de la mer, la vue sur l’ouverture du golfe, un souvenir plus présent de la Grèce et des lettres grecques, qui semblent s’y être réfugiées. Après Herculanum, Retina, petit port animé par les cris joyeux des matelots, lieu de commerce, d’activité, dont le port moderne de Résina, protégé par sa jetée qui brise la houle du large, ne donnera qu’une trop faible idée. Bientôt, en tournant le pied du Vésuve, se présentent Oplonte, les salines d’Hercule, les marais de Pompéi, terrains bas, où il est facile d’introduire et de laisser évaporer l’eau de mer. Des monceaux de sel blanc s’élèvent à cette place que couvriront un jour des cendres et d’affreuses scories.

Pompéi arrête ensuite le regard. Placée sur un promontoire formé d’une ancienne coulée de laves, elle domine la plaine et l’embouchure du Sarnus, rivière assez large pour que des navires puissent la remonter. Entourée de murs de bel appareil, dont une partie seulement a été démolie pour l’unir à la colonie renouvelée par Auguste, elle est plus près du rivage, qui s’avancera sur la mer de près d’un kilomètre, lorsque les cendres vomies par le Vésuve auront produit des atterrissemens immenses et réduit cette partie du golfe. Un aqueduc amène les sources de la montagne ; le Sarnus est couvert de barques et de navires dont les mâts se mêlent aux arbres plantés sur ses rives ; les entrepôts, les magasins se cachent derrière le promontoire, tandis que la pente qui regarde Naples, habitée par les colons venus de Rome, est cultivée, verdoyante, couverte de maisons et de villas soigneusement bâties.

Ceux qui ont visité la maison d’Adonis ont dû remarquer, en face de la grande composition qui retrace sa mort, une peinture, également de grande proportion, qui représente un port de mer. Ce doit être le port de Pompéi, aujourd’hui comblé par les cendres et effacé du sol. On voit une jetée, bâtie par la main des hommes, qui s’avance dans la mer exactement comme celles de Portici ou de Torre-del-Greco ; elle répond aux mêmes besoins et protége les petits navires contre les mêmes dangers. Au bout de la jetée est une tour en ruines, sans doute la tour d’un phare ; mais comme les anciens n’avaient pas l’idée, ainsi que nous, de fabriquer des ruines pour ajouter au pittoresque, et comme ce tableau a été fait après un tremblement de terre, il est probable que la tour, à demi ruinée pendant cette catastrophe, n’avait pas encore été réparée. Le peintre n’a oublié ni les édifices qui bordent la mer, ni un temple, ni les Pompéiens goûtant le plaisir de la pêche, ni les bâtimens à l’ancre, ni ceux qui sortent du port voiles déployées.

Au-delà de Pompéi, le golfe se creuse par un repli plus profond où les cendres rejetées par les flots, ainsi que des terres d’alluvion, se sont substituées aux eaux, après l’éruption, en formant une surface aussi égale qu’une plaine liquide. Au-delà de ce repli, assez profond pour former un port où stationne une partie de la flotte romaine, on joint Stabies, sur la pente du mont Lactarius, Stabies, qui est moins une ville qu’une réunion de villas, riche en sources minérales, attrait pour les malades, prétexte pour les élégans et les oisifs. Enfin la route qui conduit à Sorrente et toute cette admirable côte, trop connue des modernes pour avoir besoin d’être décrite ; on peut dire que c’est la seule partie du golfe de Naples qui n’ait point été bouleversée par la fureur des élémens.

Le tableau serait incomplet, si notre imagination n’ajoutait aux chefs-d’œuvre de l’art grec et du luxe romain qui couvrent un site privilégié la magnificence d’une nature qui n’a encore rien perdu de sa richesse. Cette terre, jadis volcanique, après vingt siècles de repos est devenue d’une fertilité extraordinaire. Tout est couvert de végétation jusqu’à la limite des flots ; partout s’élèvent, au milieu des fleurs, l’olivier cher à Minerve, l’oranger qu’Hercule a rapporté du pays des Hespérides, le dattier avec sa couronne balancée par les vents. Les pins se penchent sur la mer, dont l’azur paraît plus vif à travers leurs troncs rouges et leur feuillage dur et foncé. Les roses, mêlées aux vignes et aux lianes, n’ont pas encore été exilées à Pæstum.

Les eaux du golfe sont elles-mêmes plus belles ; non-seulement le contour général du rivage est plus harmonieux parce qu’il est plus découpé et plus vaste, non-seulement il affecte la forme d’un vase-cratère dont les Grecs lui ont donné le nom, mais il n’est pas déformé par ces coulées de lave qui doivent ensevelir les jardins et empâter les rochers. Les promontoires montrent leur calcaire coloré par le soleil, les plages leur sable blond et mêlé de coquillages ; on ne voit point cette cendre noire qui donne au flot qui l’emporte et la rejette un air de deuil ; partout un fond clair, l’eau profonde, et ces poissons dont parle Pline qui se jouent auprès de l’écueil qu’on appelle la pierre d’Hercule et qui s’approchent au premier bruit. Il ne faut oublier ni les barques des pêcheurs, ni les navires tirés sur la plage, ni les voiles couleur de safran, ni les mâts plus altiers des flottes romaines. Ici des bâtimens sur le chantier envahissent la route, comme les modernes le verront sur la rivière de Gênes ; là, sous d’élégans abris, dorment les gondoles peintes et dorées des patriciens de Rome ; partout des temples aux couleurs éclatantes, des colonnes, des statues, des villas perdues dans la verdure. Du côté de la terre, le Vésuve, non pas fumant et plein de menaces, mais cultivé et riant jusqu’au sommet, couvert de vignes, couronné de rochers dentelés qui ressemblent aux créneaux d’une forteresse, et qui ont abrité les soldats de Spartacus. Du côté de la mer, les îles Pithécuse (Ischia) et Prochyta (Procida) montrent à l’horizon leurs masses bleuâtres, tandis que les lignes architecturales et les arêtes si pures de Caprée luttent avec la Grèce ; on dirait une île des Cyclades détachée de la couronne de Délos et transportée en face du Vésuve.

Ce n’est pas sans raison que les poètes ont placé les sirènes dans ces parages, car tout est charme, tout est séduction, tout est fraîcheur dans un pays auquel les dieux ont souri et qu’ont orné les hommes. La nature, modelée par un divin sculpteur, pleine de lumière et de couleurs, encadrée par une mer qui n’a pas abandonné ses limites, garde ses formes primitives, son luxe, une beauté plastique qui sera bientôt altérée par une catastrophe épouvantable.

II.

Parmi les sciences qui ont la nature pour objet, une des plus poétiques certainement est la géologie. C’est elle qui ouvre à l’imagination le champ le plus vaste quand il s’agit de la création du globe ou des transformations de la surface terrestre. Les voyageurs qui ont navigué jusqu’en Sicile et jusqu’en Grèce ne peuvent manquer d’être frappés par une des hypothèses émises par les géologues sur l’origine de la mer Méditerranée. Ils supposent qu’à une époque relativement rapprochée de nous il s’est produit une dépression générale de cette partie de la terre ; ce qui était plaine est devenu bassin, ce qui était montagne est devenu île, tandis que par un mouvement simultané le plateau intérieur de l’Afrique s’exhaussait, déversait ses eaux dans le nouveau bassin et faisait surgir le Sahara : après avoir été le fond de la mer, le Sahara devenait un désert. Les sables attestent une révolution dont l’Atlantide de Platon et les colonnes d’Hercule semblent, chez les Grecs, un lointain souvenir.

Ce qui paraît constant, c’est que, ou par suite de l’affaissement ou par sa constitution primitive, le fond de la Méditerranée est le point le plus faible de cette partie du globe ; c’est là que la croûte terrestre présente son minimum d’épaisseur, c’est-à-dire de résistance contre la pression du feu, des vapeurs et des gaz qui cherchent à s’échapper violemment de l’intérieur. C’est pourquoi l’on observe une ligne de volcans ou de phénomènes volcaniques qui part de la Syrie et de la Mer-Morte, passe par l’archipel grec et la presqu’île de Méthana, se relie au Vésuve et à l’Etna en se ramifiant vers le nord jusqu’aux volcans éteints de la Toscane et peut-être de l’Auvergne. Sur le grand axe qui traverse la Méditerranée de l’est à l’ouest se produisent les tremblemens de terre qui dans tous les temps ont secoué les villes, celles de l’Asie-Mineure sous Tibère, celles de la Campanie sous Néron, Lisbonne au siècle dernier, Corinthe et Thèbes il y a peu d’années, Leucade il y a peu de mois.

J’ai nommé les volcans éteints de la Toscane, qui avaient laissé dans l’antiquité des traces assez sensibles pour frapper l’imagination des peuples étrusques. Les Grecs montraient aussi le cratère éteint de la presqu’île de Méthana, reconnu récemment avec sa forme vraiment classique par M. Fouqué. Les Romains voyaient au-dessus de leurs têtes le mont Albain (Monte-Cavo), qui avait vomi jadis d’immenses quantités de scories et de laves, et dont les deux cratères, remplis par les eaux des pluies et des sources, se sont aujourd’hui transformés en lacs aux frais ombrages (Albano et Némi). Le Vésuve était moins célèbre chez les anciens, tant ses premières éruptions avaient laissé peu de traces, ou, pour mieux dire, tant elles avaient été absolument oubliées. À peine quelques savans osaient-ils dire que c’était un volcan éteint, et leur opinion faisait sourire leurs voisins, qui ne voyaient que la beauté du site et la fécondité du sol.

Le Vésuve, en effet, avait été en activité dans les temps les plus reculés, peut-être au commencement de l’époque quaternaire, car certaines villes de la côte, Pompéi notamment, sont bâties sur un sol de formation volcanique très ancienne ; le petit promontoire sur lequel s’élevait Pompéi est une coulée de laves trachitiques poussée jusqu’à la mer.

Au Ier siècle de l’ère chrétienne, les flancs du Vésuve étaient cultivés jusqu’au sommet ; aucune tradition ne laissait croire aux habitans du pays qu’il en eût jamais été autrement. L’expérience des éruptions récentes nous apprend, du reste, avec quelle rapidité se résolvent et deviennent fertiles ces cendres qui contiennent les substances chimiques les plus favorables à la culture, c’est-à-dire des oxydes alcalins. Le sommet de la montagne au contraire était un plateau aride, parsemé dans tous les sens de cavités profondes, dit le géographe Strabon ; on y voyait des pierres noircies, des traces de feu. Une ceinture de rochers formant un demi-cercle couronnait comme aujourd’hui la montagne de la Somma et marquait l’ancien cratère, dont l’autre demi-cercle s’était affaissé. Ces rochers, formés d’une sorte de porphyre avec de l’amphigène, étaient découpés, dentelés, et ressemblaient çà et là aux créneaux d’une forteresse. Les anciens conduits par lesquels la lave et les cendres s’étaient frayé une issue avaient creusé les parties plus tendres et formé des cheminées qui se ramifiaient comme les traces perpendiculaires et couvertes de suie que laissent les maisons en démolition sur les maisons voisines. Une brèche plus profonde, qui doit correspondre à ce que les Napolitains appellent Canale della Reina, avait été escaladée par Spartacus lorsque, bloqué sur le plateau du Vésuve par C. Claudius, lieutenant du préteur, il avait fait tresser des échelles avec des sarmens de vignes, et, franchissant un retranchement qu’on jugeait inaccessible, était tombé avec ses compagnons sur le camp des Romains endormis.

Ce que les modernes doivent s’efforcer surtout de se figurer, c’est que dans l’antiquité le sommet du Vésuve, au lieu d’être un cône, était un plateau. Le demi-cercle de rochers que nous venons de décrire déterminait la moitié du cratère, adossé à la terre ferme et aux Apennins. L’autre moitié s’était affaissée, avait comblé l’intérieur du cratère, et en obstruant tous les conduits avait préparé de terribles matériaux pour les éruptions futures. On reconnaît très bien cet affaissement et l’orifice primitif du volcan, beaucoup plus vaste que ne l’est celui d’aujourd’hui. C’est ainsi que le Papandayang, dans l’île de Java, s’est effondré dans la nuit du 14 août 1772. Après avoir englouti quarante villages sous les matières qu’elle arrachait de son sein, la montagne s’abaissa subitement de 3 000 mètres à 1 700 mètres. Le Vésuve ne s’est effondré que d’un côté, vers la mer ; c’est pourquoi, au lieu d’un cercle parfait, on ne voit plus qu’un demi-cercle lorsqu’on s’élève assez haut pour embrasser du regard l’ensemble de la Somma et reconstituer ses lignes générales.

Le cône du Vésuve n’existait pas alors. Il s’est formé par l’effet des éruptions successives, car il y en a eu un grand nombre dans les temps modernes : l’histoire en a enregistré plus de quarante-cinq ; malheureusement elles n’ont été l’objet d’aucune observation : ni le moyen âge ni la renaissance n’en ont fait profiter la science. À partir de l’an 79 de notre ère, lorsque le Vésuve eut fait sa grande explosion, les cendres, les pierres lancées en l’air et retombant perpendiculairement, les laves qui se refroidirent auprès de l’orifice, formèrent peu à peu autour du centre d’éruption une sorte de muraille circulaire qui fit talus en dehors, et alla se rétrécissant à mesure qu’elle s’élevait. Chaque siècle vit grandir ce monceau de scories, qui finit par atteindre une hauteur de 400 mètres. Le cône a ses racines au milieu de l’ancien plateau de la Somma, c’est-à-dire du cratère primitif. Il est exactement concentrique à ce cratère, de même que le pic de Ténériffe, qui est un cône de formation semblable, s’est élevé au centre du cratère qui l’a produit, de même qu’à Santorin (l’ancienne Théra) la lave qui s’échappait du fond d’un cratère effondré s’est exhaussée peu à peu en se refroidissant au fond de la mer, et a fini par émerger sous forme d’îlots. La rade de Santorin n’est autre chose que l’intérieur d’un volcan qui s’est affaissé et a été rempli par les flots. Les falaises de l’île ne sont que cendres et que scories. Il y a peu d’années, on voyait encore à travers la transparence de l’eau les pics sous-marins qui s’exhaussaient chaque année par le refroidissement des déjections volcaniques. On sait comment en 1867 les coulées de lave ont atteint la surface, et quels développemens subits ont pris les phénomènes éruptifs. Devant des faits aussi curieux, celui qui donne carrière à son imagination arrive à prévoir un temps où le volcan comblera de nouveau ce qui est un abîme aujourd’hui, reformera la montagne qui s’est écroulée, et refoulera la mer qui a pris sa place. La naissance du cône du Vésuve n’a donc rien qui puisse surprendre, surtout lorsqu’elle est expliquée par des exemples contemporains et par des accidens semblables arrivés sous nos yeux.

Je disais que ce cône, à mesure qu’il s’est élevé, a restreint l’orifice du volcan. Aujourd’hui en effet le périmètre du cratère est à peine de 600 mètres. Au XVIIe siècle, il avait près de 7 kilomètres de tour. Du moins c’est ce que nous apprend le récit de l’abbé Braccini, qui visita et décrivit le volcan peu de temps avant la grande éruption de 1631. Maintenant au contraire ceux qui descendent dans le cratère, quand la fumée et les émanations sulfureuses le permettent, ne vont guère plus bas que 40 ou 50 mètres, et se trouvent bientôt arrêtés avant d’atteindre le fond de l’entonnoir.

En 1631, le Vésuve était resté tranquille pendant près d’un siècle et demi depuis l’an 1500. Non-seulement les cendres et les scories s’étaient refroidies, mais la nature avait repris quelques-uns de ses droits, si l’on en croit l’abbé Braccini, qui fit alors cette exploration[10]. Il paraît qu’il visita le sommet du cratère, qui semblait complétement éteint, et qui avait 5 000 pas de circonférence sur les flancs. Des broussailles assez épaisses et des halliers avaient poussé çà et là, et servaient de refuge à des sangliers que venaient relancer les chasseurs des environs. Au milieu de la plaine, dans l’intérieur, paissait du bétail. Là s’offrait un passage tortueux par lequel on pouvait descendre au milieu des rochers et des pierres pendant un mille environ ; on arrivait alors à une autre plaine plus spacieuse, couverte de cendres, où trois petits étangs étaient disposés en triangle : celui de l’est contenait de l’eau chaude, corrosive et amère, un autre, à l’ouest, de l’eau plus salée que celle de la mer, le troisième de l’eau chaude sans goût particulier.

Il est difficile d’ajouter une foi absolue aux descriptions de l’abbé Braccini. N’était-ce pas lui qui prétendait, quelques mois plus tard, avoir mesuré au quart de cercle la hauteur des pierres enflammées que la montagne lançait pendant l’éruption, et qui donnait je ne sais quel chiffre fantastique qui fait sourire ? Sa relation du moins nous fait sentir combien l’aspect et l’état du Vésuve étaient différens de ce qu’ils sont aujourd’hui. Si le Vésuve, après cent trente et un ans de repos, avait déjà cette fécondité, que devait-ce être dans l’antiquité, après tant de siècles pendant lesquels il avait paru absolument éteint !

Il est vrai qu’une question se présente. Pendant cette période de sommeil, que devenait le feu terrestre qui n’avait point d’issue ? Que devenaient les vapeurs et les gaz qui se développaient dans le foyer souterrain ? Les lois générales qui président même à ce qu’on peut appeler des phénomènes d’exception n’avaient-elles pas leur application ? Il faut remarquer d’abord qu’à cette époque l’Etna avait plus de puissance et plus d’activité qu’aujourd’hui. Or l’Etna et le Vésuve paraissent en corrélation, réunis par des conduits souterrains dont Stromboli est l’indice et pour ainsi dire la soupape de sûreté ; mais, sans aller si loin du golfe de Naples, à l’extrémité, sur le territoire où Cumes avait été fondée par les Grecs, se manifestaient des phénomènes volcaniques beaucoup plus graves que ceux qui subsistent de nos jours, je veux parler de ces champs phlégréens (champs brûlés) dont les anciens avaient fait l’image ou plutôt l’accès des enfers. Ces lieux, chantés par Virgile et par les poètes latins, avaient frappé trop vivement l’esprit des Grecs avant de les frapper eux-mêmes pour ne pas avoir une importance plus considérable que celle qu’ils ont aujourd’hui. La terreur qu’ils ont inspirée et les fables dont on les a entourés prouvent que les accidens avaient plus de violence. Ainsi le Styx, dont personne ne pouvait boire l’eau, devait dégager une grande quantité d’acide carbonique ; l’Achéron, sur les bords duquel erraient les ombres des morts, devait être beaucoup plus désolé que ne l’est le lac Fusaro ; le lac Averne tuait les animaux par ses émanations d’hydrogène sulfuré, de même que le lac Agnano les écarte encore.

Les voyageurs considèrent comme un jeu leur promenade aux enfers de Virgile ; ils rient de la solfatare, des étuves de Néron, de l’antre de la sibylle et surtout de la grotte du Chien. Ne soyons pas injustes envers les anciens. Il est sûr que les phénomènes avaient plus de gravité et plus de force à une époque où le Vésuve était inactif et n’offrait aucune issue aux feux souterrains. Cette corrélation entre des lieux si voisins est évidente : l’alternative même des manifestations géologiques sur un point et sur l’autre en est la preuve. Je disais plus haut que de l’an 1500 à l’an 1631 le Vésuve n’avait point eu d’éruption. Qu’est-il arrivé pendant cette période dans les champs phlégréens ? Dès l’an 1538, on y vit tout à coup surgir une montagne formée de laves, de pierres et de cendres ; l’éruption fut si violente que des villages furent engloutis, des personnes tuées, le lac Lucrin comblé en partie, Pouzzoles et Naples remplies de cendres, et au bout de deux jours la montagne avait 134 mètres de hauteur ; elle existe encore, c’est le Monte-Nuovo. Au contraire, lorsque le Vésuve reprit son action à peu près régulière, les champs phlégréens rentrèrent dans l’état où on les voit maintenant.

Une autre question se présente à l’esprit. À quelle époque peut avoir eu lieu la grande éruption du Vésuve qui a précédé l’histoire et après laquelle le volcan s’est reposé jusqu’au Ier siècle de l’ère chrétienne ? L’examen du sol permet à peine de dire que cela eut lieu à l’époque quaternaire, rien de plus. Les traditions manquent : aucun fait n’était resté gravé dans la mémoire des hommes. Les géologues d’alors étaient singulièrement ignorans, aussi bien Empédocle, qui se jetait dans le cratère de l’Etna pour mieux l’observer, que Pline l’Ancien, qui allait mourir au pied du Vésuve, faute de savoir que le gaz acide carbonique est plus pesant que l’air. La légende des Titans, fils de la Terre, vomissant des feux et lançant des pierres contre le ciel, les dieux répondant par la foudre, Encélade enseveli sous l’Etna, Typhée jetant des flammes par cent bouches, n’attestent que le souvenir idéalisé des accidens dont les Grecs avaient été les témoins : rien ne concerne le Vésuve.

L’archéologie fournit seule quelques points de comparaison ou du moins de lointaines analogies. Je ne parle pas des villes de la Mer-Morte, Sodome, Gomorre, etc., parce que la science n’a pu encore s’assurer si elles ont été englouties dans un cataclysme volcanique, ou si elles ont été détruites par des couches de naphte abondantes dans le pays et subitement embrasées. Quand la relation du voyage du duc de Luynes aura été publiée, nous saurons peut-être quelles conclusions l’examen des lieux a suggérées à ce courageux explorateur, qui unissait tant de méthode à tant de mérite et qui a doté son pays d’une collection vraiment princière. On citera avec moins d’hésitation les découvertes faites sur le Monte-Cavo au mois de février 1817, sur le territoire de Marino et dans le voisinage des ruines d’Albe-la-Longue, ainsi nommée parce qu’elle s’étendait sur le bord du lac. On a trouvé, sous un banc de péperin qu’on exploitait et qui avait environ 60 centimètres d’épaisseur, des tombeaux qui paraissaient appartenir aux temps les plus reculés. Il n’est pas inutile de rappeler quelle est la formation de cette pierre, dite péperin, qui est toute volcanique. C’est un tuf composé de cendres et de petites pierres calcinées qui, après avoir été rejetées par le volcan, ont été entraînées et amalgamées par les torrens de pluie qui accompagnent toute éruption très violente. Le Monte-Cavo, au temps de son activité, a vomi un jour une immense quantité de vapeur d’eau. Cette vapeur, condensée aussitôt par le refroidissement, est retombée autour du cratère sous forme de pluie torrentielle, entraînant cendres et pierres carbonisées, les précipitant dans les parties creuses de la montagne, formant des dépôts qui se sont peu à peu solidifiés, et ont pris la dureté de la pierre. Les petits charbons semés dans ces tufs gris ont paru aux Italiens des grains de poivre, d’où le nom de peperino. Le péperin a servi à bâtir Rome sous la république ; le travertin, qui est formé au contraire par le sédiment des eaux sulfureuses de Tivoli, ne l’a remplacé que plus tard.

Or sous ce banc de péperin, contemporain des dernières éruptions du Monte-Cavo, antérieur par conséquent aux époques historiques qui n’ont connu ce volcan qu’absolument éteint, on a vu reparaître des tombeaux et des restes de constructions qui n’ont été ni explorées avec discernement, ni décrites avec exactitude, car c’étaient des gens du pays qui faisaient ces fouilles par simple spéculation. Dans les tombeaux, on a recueilli des vases de terre noire d’une fabrication assez grossière, qui se rapprochent des poteries primitives de l’Italie. Ce qui frappa le plus, ce fut une urne en forme de cabane ronde avec son toit, ses ais, sa porte, qui s’ouvrait pour recevoir des ossemens. Le dessin de cette cabane a été publié par le duc de Blacas, qui reconnaissait avec raison l’image des chaumières des premiers habitans du Latium : ils voulaient que leur dernière demeure ressemblât à celle où ils avaient passé leur vie, idée touchante et non sans poésie.

D’autre part, des fibules en bronze découvertes avec ces vases ne permettent pas à notre imagination de remonter jusqu’à l’âge de pierre, et comme la dernière éruption du Monte-Cavo ne peut être assez moderne pour être rapportée à l’âge de bronze, on est tenté de croire que ces tombeaux ont été creusés sous un banc de péperin par les habitans d’Albe-la-Longue. Cette conclusion rencontre aussi quelques difficultés. Des fouilles dans cet endroit et des investigations méthodiques sont donc indispensables pour trancher la question et nous autoriser à croire qu’un cimetière et par conséquent des habitations ont été ensevelis sous les déjections du volcan avant que l’humanité sût fixer ses souvenirs et faire son histoire.

Le troisième fait a une importance décisive, parce qu’il a été scientifiquement constaté. Des hommes de l’âge de pierre ont été ensevelis par un volcan, et vingt siècles peut-être avant Pompéi une petite ville de l’archipel grec avait le même sort. L’île de Santorin et l’île de Thérasia, qui en faisait jadis partie, sont de formation volcanique ; tout y est cendre ou scories, la vigne seule pousse sur ce sol, qui produit un vin renommé en Orient ; il n’existe ni un ruisseau ni une source : les navires rapportent pleines d’eau les outres de cuir qu’ils ont emportées pleines de vin. Lorsque la compagnie de l’isthme de Suez fit construire Port-Saïd, elle eut besoin de mortiers excellens et envoya chercher dans l’île de Thérasia la pouzzolane nécessaire pour construire le port, les quais, les fondations d’une ville bâtie sur la mer. Pendant plusieurs années, des bâtimens partis d’Égypte vinrent recevoir cette cendre précieuse qu’on précipitait du haut des falaises ; les ouvriers enlevaient des couches considérables, mais ils s’arrêtaient toujours à une certaine profondeur, devant des pierres, des blocs de lave et divers débris qui embarrassaient leur travail.

En 1867, l’éruption du volcan rajeuni de Santorin attira tout à coup l’attention de l’Europe. Des savans furent envoyés pour observer les phénomènes ; de Paris, on envoya M. Fouqué, disciple et ami de M. Sainte-Claire Deville ; d’Athènes, M. Christomannos, professeur de chimie à l’université. Arrivé le premier, M. Christomannos remarqua que les blocs de lave qui arrêtaient les ouvriers étaient disposés dans un certain ordre, et formaient des plans réguliers. Il fit fouiller et trouva des constructions faites de main d’homme. M. Fouqué, qui arriva plus tard, fit faire des fouilles de son côté[11]. Toutes ces recherches aboutirent au même résultat ; on trouva des maisons avec des portes, des fenêtres, des murs de séparation. Ces maisons étaient construites en blocs de lave non taillés, ajustés les uns sur les autres, comme les Pélasges ajustaient les blocs de rochers, avec cette différence seulement qu’ils étaient liés avec de la terre végétale, mouillée et pétrie comme un véritable mortier. L’intérieur des maisons et la toiture étaient munis de ce pisé pour écarter l’intempérie des saisons. On reconnut des restes de troncs d’olivier sauvage garnis de leur écorce, quoique consumés par le temps et tombant en poudre : c’étaient les supports de la toiture. Au milieu de certaines chambres, une pierre arrondie servait de base à la poutre qui faisait le centre sur lequel venaient converger les poutres de la toiture circulaire. Enfin, dans une des habitations, un squelette d’homme affaissé sur lui-même attestait la chute du toit qui l’avait écrasé ; les os étaient mêlés les uns avec les autres ; le crâne, seul reconnaissable, prêtera peut-être à quelques observations nouvelles et intéressantes pour la science ethnologique.

Nous ne ferons que citer les vases en terre cuite, faits au tour (quelques-uns contenant de l’orge), une meule pour broyer le grain, trois poids en lave dont la corrélation est manifeste, car ils pèsent 250, 750 et 3 000 grammes, des os de mouton, et enfin une pointe de lance en silex de 8 centimètres de long, une scie en silex (5 centimètres) d’une grande finesse, divers instrumens en silex ou en pierre obsidienne.

Voilà donc une ville primitive ensevelie tout à coup, en pleine activité, et sans pouvoir se prémunir contre le danger. Les hommes qui l’avaient bâtie avaient déjà des relations commerciales avec des navigateurs qui les visitaient, ainsi que l’attestent des matières que l’île de Théra n’a jamais dû produire, notamment deux anneaux d’or que les marchands phéniciens sans doute avaient échangés avec les denrées que produisait l’île. Le cataclysme volcanique peut être reporté entre l’an 1500 avant Jésus-Christ et l’an 2000. Qui nous dit qu’à cette époque le golfe de Naples n’a pas été le théâtre d’un semblable désastre ? Certes cet admirable pays a attiré les hommes aussitôt qu’ils ont fait leur apparition en Italie. Dès l’âge de pierre, ils ont dû se fixer sur ces bords fertiles et sous ce climat enchanteur qui leur épargnait les intempéries et les souffrances. Il n’y a rien de téméraire à affirmer que le pied du Vésuve était habité lorsqu’eut lieu la grande éruption qui a fait effondrer le cratère de la Somma. Dès lors, ce qui s’est passé dans l’île de Théra ou de Thérasia a pu arriver également, à quelques siècles près, en Italie. Des cités primitives, visitées déjà par les Phéniciens, ont pu être ensevelies sous les cendres et sous les laves.

Il est permis d’aller plus loin et de se demander si Pompéi même et Herculanum ne s’élevaient pas jadis sur ces cités condamnées aussitôt à l’oubli. Sous le promontoire de lave trachitique qui supporte l’antique Pompéi, ou sous les fondations volcaniques d’Herculanum, il n’est pas impossible qu’on retrouve un jour ce qu’on a retrouvé à Santorin. Pour moi, je souhaiterais que des puits larges et profonds fussent pratiqués sur divers points de Pompéi : dans la partie du forum qui est sans dalles, hors des murs de la ville, au milieu de l’amphithéâtre, en un mot partout où le sol est libre. Ces puits, après avoir traversé les scories et les déjections les plus anciennes du volcan, atteindraient promptement le sol recouvert par l’éruption antéhistorique. Qui sait quelles découvertes attendent les explorateurs assez convaincus pour tenter cette facile aventure ? Qui sait si l’on ne verra pas apparaître, sous la ville romaine dont les voyageurs admirent la conservation miraculeuse, les traces d’une autre ville antérieure de deux mille ans ?

Une telle supposition devient moins invraisemblable, si l’on considère d’une part que les villes se succèdent à la même place parce que les hommes y trouvent la satisfaction des mêmes besoins, d’autre part que les phénomènes volcaniques frappent les mêmes lieux, parce que ce sont les points les plus faibles du sol et comme des brèches toujours accessibles. On pourrait comparer un volcan à l’éclat que produit une petite pierre lancée contre une vitre. On observe d’abord un trou, puis un rayonnement en forme d’étoile, c’est-à-dire des fentes divergentes qui partent d’un centre commun. De même le cratère n’est que l’orifice de la blessure faite à l’écorce terrestre. Outre le cratère, il y a des fissures diamétrales qui rayonnent dans divers sens et passent par l’axe du cratère. Chaque tremblement de terre rouvre ces fissures, qui sont de plus en plus faciles à rouvrir ; chaque éruption pousse vers ces soupiraux tout préparés les laves incandescentes et surtout les gaz qu’elles dégagent. Il est évident que les villes bâties sur ces fissures inconnues, parce qu’elles sont dans les profondeurs du sol, doivent être sujettes au retour des mêmes accidens. Pompéi, Herculanum, Oplonte, étaient évidemment dans ce cas : de là leurs malheurs répétés. Les huit grandes éruptions de 203, de 471, de 512, de 685, de 983, de 993, de 1030, de 1049, ont toujours menacé ou ruiné les villages qui s’élevaient à la place des cités antiques ; cela s’est renouvelé dans les temps modernes. Torre-del-Greco, qui paraît occuper la place d’Oplonte, a été détruite onze fois par des coulées de lave et rebâtie onze fois. En 1794 notamment, Torre-del-Greco a été engloutie sous un courant de laves qui, en six heures, a atteint la mer, et qui s’étendait sur une largeur de près de 1 000 pieds. Aujourd’hui même, à Pompéi, le temple d’Isis et ses environs, l’intérieur des égouts qu’on n’ose fouiller, sont parfois empestés par des exhalaisons de gaz acide carbonique qui prouvent que les fissures s’entr’ouvrent ou sont prêtes à s’entr’ouvrir à chaque mouvement du Vésuve ou du sol. Dans le journal des fouilles, rédigé par les surveillans, on voit qu’à diverses époques les travaux ont été arrêtés par des émanations méphitiques (mofeta), et qu’on n’aurait pu les continuer sans exposer les ouvriers à être asphyxiés. Ces témoignages sont autant de preuves de la persistance des fissures, c’est-à-dire des parties faibles, qui subissent, dans la profondeur de la terre, les premiers assauts du feu terrestre.

Une preuve plus décisive encore, c’est le tremblement de terre qui a renversé Pompéi le 5 février de l’an 63. Ce tremblement de terre, prélude de catastrophes plus terribles, n’avait fait que secouer les autres villes de la Campanie ; Naples même, qui avait vu tomber plusieurs maisons, avait conservé tous ses édifices solidement bâtis. Au contraire les villes placées sur les fissures normales qui partaient du centre du Vésuve reçurent toute la violence du choc. Herculanum fut à demi détruite, Pompéi entièrement renversée selon les historiens ; des statues furent fendues sur leurs piédestaux ; les troupeaux, affolés par la terreur, s’étouffèrent en se pressant les uns contre les autres ; les habitans coururent éperdus dans la campagne, et plusieurs restèrent fous. L’émotion fut telle, même à Rome, que le sénat délibéra pour savoir s’il permettrait aux Pompéiens de revenir sur un sol aussi dangereux et de reconstruire leurs maisons. On le permit ; plus d’un riche Pompéien s’était déjà défait à bas prix de sa propriété et avait emporté ses meubles et ses objets les plus précieux, fuyant à jamais un pays frappé par la colère des dieux ; c’est pourquoi dans certains quartiers de Pompéi nous trouvons deux ou trois maisons reliées les unes aux autres malgré des plans et des niveaux différens ; probablement les voisins de ceux qui voulaient quitter la ville avaient profité de ces ventes précipitées et étendu leurs propres demeures ou leurs bureaux, puisqu’ils étaient presque tous des commerçans, en perçant des portes et en se raccordant par des escaliers.

La reconstruction de Pompéi fut rapide, les temples furent rebâtis, plus petits et moins riches qu’ils n’étaient auparavant, celui d’Hercule notamment ; le forum fut au contraire agrandi et embelli ; les décurions, les duumvirs, les édiles, luttèrent d’activité et de zèle ; les statues que leur votèrent leurs concitoyens et les inscriptions qu’on trouve sur les piédestaux en sont l’irrécusable témoignage. Les théâtres n’étaient pas tout à fait achevés, le forum occupait encore les ouvriers, et des blocs étendus sur le sol attendaient le ciseau ; mais les boutiques et les maisons se réparèrent beaucoup plus vite, parce que la légèreté des constructions et la qualité des matériaux s’y prêtaient. Déjà Pompéi avait repris son activité et plus de fraîcheur ; de toutes parts les modeleurs en stuc et les peintres décorateurs avaient été appelés ; ils ne pouvaient suffire, et la célérité ne s’obtint qu’aux dépens du soin, du luxe et de la beauté. D’ailleurs beaucoup d’habitans avaient été appauvris par la catastrophe et se trouvaient condamnés à l’économie ; les pauvres et les affranchis, qui avaient été forcés de refaire leurs boutiques, avaient fait rajuster, sans égard à la forme ni à la couleur, les débris de marbre qu’ils avaient pu recueillir.

Le vrai malheur pour les modernes, c’est que la véritable ville de Pompéi, la ville antique, vénérable, pleine d’enseignemens, construite à diverses époques, avec son histoire, sa transformation, ses variétés de style, a disparu dans cette reconstruction. Tout a été rajeuni, c’est-à-dire ramené à un modèle uniforme, qui est le goût du temps. Combien il eût été préférable que l’éruption du Vésuve eût été avancée de quelques années, et que Pompéi, au lieu d’être ensevelie l’an 79 de l’ère chrétienne, sous Titus, eût été ensevelie avant le tremblement de terre, l’an 63, sous Néron ! La ville des anciens âges reparaîtrait aujourd’hui ; nous la verrions sortir du sol avec son caractère national, ou même avec ses caractères divers : ici se ferait sentir l’influence grecque, là persisterait la vieille tradition osque, plus loin se trahiraient les mœurs campaniennes, tandis que les monumens et les maisons refaits après l’an 63, sous l’empire, portent le cachet de l’an 63 et de l’empire : tout est inspiré par le même temps, et au milieu de cette relative stérilité on ne peut guère se flatter d’avoir sous les yeux autre chose qu’un municipe latin du Ier siècle. L’intérêt est grand assurément, et il y a longtemps que l’Europe reconnaissante s’est écriée : « le Vésuve n’a pas détruit Pompéi, il l’a conservée ; » mais combien le miracle eût été plus complet et l’archéologie plus satisfaite, si le Vésuve eût englouti la ville seize ans plus tôt, au lieu de la renverser simplement ! Ce vœu n’est pas exempt de férocité, mais je ne puis m’empêcher de regretter les curieux monumens du passé, les inscriptions osques, les temples grecs, les peintures étrusques, les maisons de la fin de la république, les théâtres avec leurs particularités propres à l’ancienne Campanie, les statues archaïques, les tombeaux des siècles primitifs, toutes ces beautés inconnues qui se seraient retrouvées enfouies sous les cendres et protégées par les cendres. En vérité, la vraie destruction de Pompéi avait eu lieu l’an 63, et la ville qui s’est relevée à sa place pour périr à son tour n’était déjà qu’une ville de la décadence, décorée par un art qui était lui-même en décadence.

Beulé.
  1. On jurait par Vénus pompéienne. Qui n’a vu reproduit ce joli grafito :

    Candida me docuit nigras odisse puellas.


    « Une blanche jeune fille m’a appris à haïr les filles à la peau noire. » Un plaisant écrivit au-dessous :

    Oderis, sed iteras.
    Scripsit, Venus Physica Pompeiana.


    « Tu les hais, mais tu y reviens. Signé, Vénus Physica Pompéiana. »

  2. On verra une de ces pierres coniques habillées sur un tétradrachme d’Athènes que j’ai publié. (Monnaies d’Athènes, in-4o, p. 318.)
  3. Il y composa le traité sur les Devoirs (de Officiis), il y reçut Octave revenant de Grèce pour recueillir la succession de César.
  4. Annales, XIV, 17.
  5. « Campani victores, una cum Nucerinis peristis. »
  6. Giornale degli Scavi di Pompei, nuova serie 1869, p. 185 (article de M. de Petra) et planche 8.
  7. Les boucliers étaient en outre argentés, et la cuirasse était de feutre blanc (spongia). — Tite-Live, livre IX, ch. 40.
  8. Les Pompéiens, vers le VIIe ou le VIe siècle avant notre ère, avaient appelé un architecte grec de Cumes ou de Posidiana (Pæstum) pour bâtir le temple dont on voit les ruines dans le forum triangulaire.
  9. Salve, Lucru, « salut, Gain », telle était l’inscription éloquente qu’un Pompéien avait fait incruster en mosaïque sur le seuil de sa maison.
  10. Campi Phlegrœi, page 62.
  11. Voyez le rapport de M. Fouqué dans les Archives des missions scientifiques, t. IV de la nouvelle série, p. 223. Voyez aussi, dans la Revue des Deux Mondes, l’étude intitulée une Pompéi antéhistorique, 15 octobre 1869.