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Les Droits de l’humanité/I

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F. Alcan / Payot et Cie (p. 21-37).

CHAPITRE PREMIER

QUELQUES PRÉCÉDENTS


I


« Au nom de Dieu, ainsi soit-il. Nous soussignés, fidèles serviteurs, par la grâce de Dieu, du roi d’Angleterre et d’Écosse, ayant entrepris, pour la gloire de Dieu, l’avancement de la foi chrétienne, l’honneur de notre roi et de notre patrie, un voyage à l’effet de fonder la première colonie dans le nord de la Virginie, reconnaissons solennellement et mutuellement, en présence de Dieu et en présence l’un de l’autre, que par cet acte nous nous réunissons en un corps politique et civil, pour maintenir entre nous le bon ordre et parvenir au but que nous nous proposons. Et en vertu du dit acte, nous ferons et établirons telles justes et équitables lois, telles ordonnances, tels actes, telles constitutions et tels officiers qu’il nous conviendra, suivant que nous le jugerons opportun et utile pour le bien général de la colonie. Moyennant quoi nous promettons toute due soumission et obéissance. En foi de quoi nous avons signé au cap Cod, le 11 novembre anno domini 1620. »

Cette charte, souscrite à bord du May Flower par une centaine d’hommes en quête d’un pays où ils pussent servir Dieu suivant leurs lumières, contient le germe d’un État fondé par une association volontaire en prenant pour base l’égalité des contractants, c’est-à-dire la substance des droits politiques.

Un siècle et demi plus tard, étant assemblés en congrès à Philadelphie, les descendants des Pèlerins et les délégués des autres colonies anglaises dans l’Amérique du Nord, qui déjà formaient les États-Unis, entreprirent de justifier devant le monde et devant l’histoire la révolte de leur pays. Dans cette déclaration solennelle, qui porte la date à jamais mémorable du 4 juillet 1776, l’énumération de leurs griefs contre le gouvernement de la mère-patrie est introduite par un énoncé de principes dont voici le texte :

« Nous tenons les vérités suivantes pour évidentes et incontestables :

» Tous les hommes ont été créés égaux.

» Le Créateur leur a conféré des droits inaliénables, dont les premiers sont le droit à la vie, le droit à la liberté, le droit au bonheur.

» C’est pour s’assurer la jouissance de ces droits que l’homme s’est donné des gouvernements, dont l’autorité devient légitime par le consentement des administrés.

» Lorsqu’un gouvernement, quelle qu’en soit la forme, tend à détruire les fins pour lesquelles il existe, le peuple a le droit de le changer, de l’abolir et de le renouveler en imposant au nouveau pouvoir les limites et en lui accordant les compétences qui lui paraîtront utiles pour son bonheur et sa sécurité. La prudence enseigne, il est vrai, qu’on ne doit pas lever la main contre les gouvernements établis pour des causes frivoles et passagères ; l’homme supporte volontiers les maux supportables plutôt que de renverser les institutions qui le régissent, mais si des abus prolongés, des usurpations répétées tendent à faire peser sur un peuple le joug d’une autorité absolue, celui-ci peut et doit abattre un tel gouvernement et chercher dans un autre régime la protection de soi-même et de ses enfants. »

Au commencement de la révolution française, le marquis de La Fayette, représentant naturel des idées américaines, jugea qu’une profession de foi semblable avait une place marquée dans l’œuvre que l’Assemblée constituante s’était donné la mission d’élaborer. Sa proposition fut agréée et, à la suite de longs débats, plusieurs fois interrompus, les articles suivants, déjà votés partiellement au mois d’août 1789, furent arrêtés par l’Assemblée nationale le 3 septembre 1791 et prirent force de loi par le serment royal le 14 du même mois. Avant d’aborder l’exposition des droits de l’humanité que le sentiment général nous semble réclamer en cette fin de siècle, il est à propos de s’arrêter un moment sur ce texte, dont l’esprit a suscité bien des mouvements et dicté les constitutions de l’Europe moderne, celles qui s’appliquent à le tempérer aussi bien que celles où il domine sans contradiction.

« les droits de l’homme et du citoyen

I. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.

II. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression.

III. Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément.

IV. La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance des mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi.

V. La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas.

VI. La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont le droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents.

VII. Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi, et selon les formes qu’elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à l’instant ; il se rend coupable par la résistance.

VIII. La loi ne doit établir que les peines strictement et évidemment nécessaires ; et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée.

IX. Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi.

X. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.

XI. La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.

XII. La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique ; cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée.

XIII. Pour l’entretien de la force publique et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable ; elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés.

XIV. Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée.

XV. La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration.

XVI. Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution.

XVII. La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. »


II


Les textes que nous tenions à transcrire ici n’exigent pas un long commentaire. Les fondateurs de la République fédérative américaine ont borné leur exposition du droit naturel à ce qui leur semblait nécessaire pour justifier leur rupture avec la mère-patrie ; la Constituante française, en revanche, entendait poser didactiquement les principes de toute bonne législation. Ces principes se résument en deux mots retentissants, mais dont la conciliation n’est point aisée : Liberté, Égalité. Liberté pour l’individu de faire tout ce qui n’empêche pas le voisin d’en faire autant (art. IV) ou, suivant une définition moins étroite, tout ce qui ne nuit pas à la société (art. V). Entre ces deux formules tout peut passer : la première établit une règle fixe, l’autre laisse tout à l’arbitraire des appréciations personnelles. Telle est donc la liberté que les lois devront garantir.

Mais ces lois sont l’expression de la volonté générale : tous les citoyens ont qualité pour concourir à leur élaboration. Tous sont admissibles à tous les emplois (art. VI). Telle est l’égalité. La volonté générale accordera-t-elle effectivement à chacun la faculté de faire tout ce qui est compatible avec l’exercice du même droit de la part d’autrui ? Dans ce cas la liberté et l’égalité subsisteront l’une auprès de l’autre ; mais si la volonté générale, c’est-à-dire, en fait, la majorité, commande ce qui lui plaît et défend ce qui lui déplaît sans s’arrêter devant cette règle, la liberté des particuliers dissidents ne trouvera d’appui nulle part. La liberté ne subsiste donc qu’à bien plaire. La définition en fût-elle absolument nette et sans équivoque, l’omnipotence du nombre ne renverserait pas moins tous les abris dont elle chercherait à se couvrir, sans excepter ceux que lui voudrait ménager l’article XVI.

Inversement, si la liberté est vraiment respectée dans toute l’étendue compatible avec l’égalité des droits, n’est-il pas à craindre qu’elle engendre ou qu’elle confirme des inégalités de position suffisantes pour rendre certains citoyens absolument dépendants des autres et réduire ainsi l’égalité juridique et la liberté même à la condition d’un vain décor ?

Il est sans doute un peu tard pour faire observer que l’admissibilité de tous les citoyens à toutes les charges ne s’entendait pas bien dans la constitution d’une monarchie héréditaire. Il importe davantage à notre objet de constater que cette déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne définit ni l’homme ni le citoyen. Cependant le sens exact de ces mots s’entend si peu de lui-même que la solution des questions les plus importantes dépend de la façon dont ils sont compris. Ce qu’on voit clairement, c’est qu’entre l’homme et le citoyen la déclaration fait une différence, le premier terme étant plus général que le second. Les droits de l’homme se rapporteraient donc aux rapports privés, à la famille, à la propriété, qui font l’objet des lois civiles ; tandis que les droits du citoyen, les droits civiques, ont trait à la constitution du gouvernement. La déclaration de 1789 ne porte en réalité que sur les droits civiques et néglige les droits civils ; elle dit bien que la propriété est sacrée, mais sans la définir et sans indiquer les objets susceptibles d’appropriation. Les constituants s’en tiennent donc au droit ancien sur ces matières. Si le rôle économique de la Révolution française s’est trouvé plus considérable en fait et plus durable que son œuvre politique, les initiateurs de la Révolution ne l’ont point voulu. Au surplus, en matière civile aussi bien qu’en matière politique, la Révolution, qui se piquait d’abolir les classes, reste l’œuvre d’une classe, faite au profit de cette classe, au profit de la bourgeoisie propriétaire, ou, pour parler la langue du temps, l’œuvre du tiers, au profit du tiers. En politique on a rarement, à cette époque, estimé que l’égalité des citoyens fût incompatible avec un cens électoral ; au civil, il était prescrit, jusqu’en 1868, que s’il s’élevait un différend entre le maître et son employé sur le chiffre du salaire promis et sur son paiement, le premier devait être cru sur parole. C’est ainsi que les fils de la grande Révolution avaient compris l’égalité.


III


La véritable conquête de 1789 est la consécration juridique de la liberté de parler et d’écrire que les siècles précédents avaient conquise en la pratiquant. Les nouveaux problèmes posés par les transformations économiques de notre siècle conduisent cette liberté de l’esprit critique à réclamer des droits nouveaux, et le développement des institutions politiques et militaires ne permet pas de fermer l’oreille à ces requêtes. La propriété s’émiette et la production se concentre. La fortune d’un particulier se compose d’un ou deux millionièmes de dix à vingt entreprises dispersées dans les cinq parties du globe, tandis que dans tous les pays industriels, des milliers de familles gagnent leur pain en secondant l’effort produit par la chaleur d’un seul foyer. Le droit applicable à ces conditions n’existe pas ; le droit régnant, calqué sur celui d’un empire où la production dépendait absolument du travail servile, est conçu tout entier, malgré l’égalité qu’il affiche, dans l’intérêt des propriétaires. Mais voici : les États ennemis, ne songeant qu’à grossir leurs armées, ont appris à tous leurs ressortissants, riches ou pauvres, le maniement d’une arme qu’il est toujours possible de se procurer. Mais l’émulation des partis rivaux dans les pays de gouvernement représentatif a fait accorder les droits politiques à des classes toujours plus nombreuses et, dans son reflux sanglant, la grande marée de 1848 a laissé le suffrage universel vivant sur la plage. La démocratie a voulu s’instruire, l’alphabet n’a plus de mystères pour elle, et le même intérêt unit dans la même pensée les populations du monde entier. Ainsi l’ébranlement causé par la Révolution de 1789, en donnant à l’Europe continentale les libertés politiques dont jouissait déjà la race anglo-saxonne, a rendu possible l’avènement d’un ordre civil conforme à de nouvelles conditions d’existence, il a permis l’affirmation de nouveaux droits que ne mentionne pas la déclaration de 1789, mais qu’entrevoyaient les législateurs du Nouveau-Monde lorsqu’ils présentaient comme inaliénable le droit à la vie, au bonheur, à la liberté.