Les Droits de l’humanité/IX

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F. Alcan / Payot et Cie (p. 222-273).

CHAPITRE IX

DROITS DÉCOULANT DE LA PROPRIÉTÉ


La richesse, fille du travail, en est aussi l’instrument : considérée en cette relation elle prend le nom de capital.


I


Je puis utiliser mon capital moi-même ; je puis en confier aussi l’usage à d’autres personnes, et pour que les deux contractants y trouvent leur compte, les produits obtenus par le travail au moyen de ce capital devront être partagés entr’eux.

Suivant quelle proportion ? — C’est ce qu’il est impossible d’énoncer dans une formule générale, l’importance relative du travail actuel, de l’emplacement fourni par la nature et du travail antérieur capitalisé différant du tout au tout d’un produit à l’autre.

De quelle manière la répartition peut-elle être effectuée ? — Partager le produit créé suivant la proportion convenue est le procédé le plus naturel ; il est employé fréquemment dans l’agriculture et dans quelques autres industries, telles que la pêche maritime. C’est le contrat de métayage, où les deux parties courent ensemble les mêmes risques. — Celui qui a besoin d’un revenu fixe et qui cherche la tranquillité préférera louer son bien pour un prix déterminé d’avance, en laissant à son fermier les chances de profit et de perte. — Celui qui ne redoute pas ces chances, et qui veut augmenter le produit de son propre travail en l’appliquant au travail d’autrui, se procurera des ouvriers moyennant un salaire à tant la pièce, l’heure, le jour ou l’année, il leur assignera leur besogne, dont il fera siens tous les produits. Ces trois formes de répartition sont également légitimes, pourvu que les contractants soient libres, non par façon de parler mais réellement.


II


De nos jours, toute la production industrielle proprement dite et le gros du travail agricole dans les pays de grande propriété s’effectuent, moyennant un salaire fixe, par des ouvriers qui n’ont aucun intérêt direct au produit. Le défaut de ce procédé, d’ailleurs fort commode, c’est l’opposition d’intérêts qu’il établit entre les deux agents de la production, l’ouvrier trouvant son compte à donner le moins possible de lui-même en échange du prix qu’il reçoit, le patron, à tirer de l’ouvrier le plus possible en échange du prix qu’il débourse. Mais avec des heures et des tâches bien réglées, cet inconvénient ne se fait pas trop sentir dans les exploitations qui n’exigent des ouvriers ni talent particulier ni beaucoup d’efforts, c’est-à-dire dans celles qui en emploient le plus grand nombre. Dans ces conditions, si le travail de la mine ou de la fabrique pouvait être l’objet d’un libre choix, s’il laissait à l’ouvrier le temps de réparer ses forces, de cultiver son esprit et de remplir ses devoirs de famille, si le prix de son labeur lui permettait d’ordinaire une épargne, ce qui devrait généralement être le cas, puisqu’il s’est créé de nos jours plus de capitaux que jamais et que la totalité du capital existant n’est que le reliquat du travail passé, le salariat serait un régime irréprochable. — Malheureusement il ne présente point cet aspect d’ordinaire. La classe la plus nombreuse étant pauvre, consomme peu, tandis que les machines travaillent vite ; de sorte que, dans la règle, il y a plus de mains à occuper que d’ouvrage à faire. Contraint de chercher au loin des débouchés et d’offrir sa marchandise à des prix ravalés par la concurrence, le fabricant ne saurait payer de bien forts salaires et donne en fait le moins qu’il peut ; tandis que l’ouvrier isolé se voit obligé d’accepter ce qu’on lui propose sous peine de mourir de faim. S’il insistait pour obtenir mieux, on se passerait de lui sans difficulté ; lui, par contre, ne saurait se passer d’ouvrage au lieu qu’il habite et dans le métier qu’il sait faire ; il dépend absolument de l’atelier.

La misère se cache, l’opulence éclate aux yeux, mais le nombre des riches n’est grand nulle part ; tandis que l’indigence est à peu près universelle. Le revenu total du pays le mieux partagé divisé par le chiffre de ses habitants donne un quotient avec lequel aucun de nos lecteurs ne pourrait vivre conformément à ses habitudes. Cette pauvreté ne tient pas à des nécessités naturelles ; il reste en friche des terres fertiles pour un assez long avenir, et si les moissons de nos vieux pays ne suffisent plus à nourrir tous leurs habitants, nous pourrions créer des valeurs d’échange en quantités illimitées ; sans parler de l’émigration, qui n’offre aux lieux surpeuplés qu’un soulagement de courte durée. Ce qui arrête la production, c’est le défaut de consommateurs, et l’impuissance du grand nombre à consommer tient à la mauvaise distribution des ressources.


III


Pour imparfaite que puisse être chez nous la répartition des biens, et quelques inconvénients qu’elle entraîne, il faudrait bien en prendre son parti si l’on pouvait y voir le simple effet des inégalités naturelles : car l’ordre amené par le jeu de la liberté dans la paix est l’ordre même de la justice, que la charité peut adoucir, mais que nul pouvoir ne saurait entreprendre de changer par voie de contrainte sans renverser son propre fondement. Il n’en est pas ainsi : comme la terre est la source primitive de tous les biens réalisés par le travail, la propriété foncière est l’origine de toutes les propriétés. Ainsi que nous l’avons rappelé dans le précédent chapitre, cette appropriation remonte au partage du territoire effectué par le souverain, d’où résulte une première inégalité dont l’autorité publique est responsable. Politique à l’origine aussi bien qu’économique, l’inégalité de richesse a perdu maintenant ce premier caractère, mais elle s’était aggravée et consolidée par l’effet des lois qui ont transformé la possession des domaines à titre onéreux en propriété franche et perpétuelle entre les mains des bénéficiaires. En donnant aux fortunes une assiette ferme, la propriété foncière, dont l’origine est toujours politique et qui n’est pas de droit naturel, en a déterminé la concentration progressive. Toute épargne supposant un revenu supérieur à la dépense obligée, le riche seul peut accumuler, et les biens en circulation viennent forcément grossir les biens consolidés. Traitements, pensions, dotations, ferme des impôts, concessions, adjudications, monopoles, négligence ou favoritisme, établir en détail que l’État n’est point étranger à la distribution des richesses qui s’observe dans nos sociétés serait vraiment prendre une peine inutile ; ceux qui contestent ce fait aujourd’hui le contesteront toujours, quels que soient le nombre et l’évidence des preuves qu’on en fournira. Les mieux avisés s’ingénient à n’y point songer. Nous tenons la preuve pour faite, et nous en concluons que l’État est responsable des suites fâcheuses que cette distribution entraîne après elle, qu’il est tenu d’y porter remède dans la limite de ses facultés, et que cette obligation lui donne un titre pour s’y employer.

Si l’on accorde que l’État est pour quelque chose dans la collocation de la richesse actuelle, il ne suffira point pour le mettre hors de cause d’alléguer qu’avec l’égalité la plus complète au point de départ et le respect du principe que chacun a droit au produit de son travail, la diversité des chances et des aptitudes aurait bientôt ramené l’inégalité dont on se plaint. Autant vaudrait dire qu’un assassin devrait être absous s’il pouvait établir que, lorsqu’il a fait son coup, la santé de sa victime était compromise. En fait d’ailleurs, la thèse serait contestable : l’inégalité n’aurait acquis ni la permanence, ni par conséquent les proportions qui la signalent aujourd’hui, si l’appropriation s’était bornée à ce qui est propriété naturelle, l’État garantissant à chacun le produit de son travail ou du travail de ceux dont il le tient et ne garantissant pas autre chose. Bien qu’on affecte de dire qu’il n’y a plus de classes, en se fondant sur l’égalité des personnes du même sexe devant la loi, l’existence de multitudes dépourvues de tout avoir constitue bel et bien deux classes ; car s’il est généralement assez facile de se ruiner, en revanche, celui qui n’a pour vivre et pour entretenir une famille que le salaire moyen d’un simple ouvrier ne peut qu’à la faveur de dons très exceptionnels atteindre une position différente, tellement que sans un secours extérieur il manquerait du strict nécessaire dès que l’âge ou la maladie le priveraient de son gain journalier. Le but de l’industriel est la fortune et le plus souvent il l’atteint en quelque mesure, preuve en soit l’accroissement régulier de l’avoir collectif. Après dix ans, quinze ans, vingt ans de travail, il passe la main à d’autres et consacre désormais son loisir à suivre ses goûts. Son ouvrier entre à huit ou neuf ans dans un travail qu’il poursuivra jusqu’à la tombe, sans autre plaisir ni but que de boire et de procréer des ouvriers pour un avenir pareil au sien[1].


IV


Ce sont bien deux classes, et le mal, au fond, n’est point là. Le mal est que la seconde, de beaucoup la plus nombreuse, ne se trouve pas dans des conditions compatibles avec le développement de l’humanité. Peut-être même, en y regardant avec attention, découvrirait-on qu’il faut en dire autant de la première. Il y a beaucoup de maux inévitables dans ce monde ; mais rien ne prouve que celui-ci soit inévitable, et ce n’est qu’à titre de mal inévitable qu’on pourrait envisager comme une condition normale le salariat que nous connaissons. Et si les lois, si l’action des pouvoirs publics sous une forme quelconque sont pour quelque chose dans les faits qui l’ont amené, le législateur ne saurait s’en désintéresser. Si les positions respectives du manœuvre et du capitaliste qui l’emploie ne laissent pas au premier la liberté de refuser les conditions qui lui sont offertes, l’État doit chercher à lui rendre cette liberté. C’est ainsi que les rapports du capital et du travail ne sont pas seulement un problème économique, mais un intérêt juridique ; c’est ainsi qu’il y a réellement une question sociale.

La considération qui justifie une intervention de l’État en marque aussi les limites et le caractère. Sa mission n’est point de corriger les effets naturels de la liberté pour établir violemment une égalité contre nature ; c’est de restaurer la liberté compromise par des faits dont il ne saurait décliner absolument la responsabilité. L’État qui comprend son devoir n’essayera pas d’élargir sa compétence. Il sait que son intervention n’a pas pour objet dernier le bien-être et la sécurité matérielle de ceux qui se plaignent, mais qu’il importe avant tout de respecter et de cultiver en eux les qualités vraiment humaines. Faire à leur place ce qu’ils pourraient faire eux-mêmes, les dispenser d’un effort dont ils seraient capables, serait donc marcher dans le sens contraire au but.

Ensuite, en s’efforçant de réparer l’injustice des lois, il faut respecter autant que possible les droits acquis sous l’empire et sous la protection de ces lois injustes. Autant que possible, disons-nous : lorsqu’on s’est égaré il n’y a pas toujours moyen de revenir au bon chemin en suivant une ligne droite. On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, dit le proverbe. Le proverbe a peut-être tort, deux petits trous suffiraient à vider la coque, mais toujours y faudrait-il pratiquer deux petits trous. Bref, il ne peut être ici question que de transactions équitables, c’est-à-dire du moindre mal.

Enfin, il n’est pas permis de toucher à la distribution des richesses sans avoir égard à leur production. Hors des objets de luxe incapables de procurer un soulagement quelconque aux nécessiteux, et qui perdraient à peu près toute leur valeur dès l’instant où les inégalités sociales seraient supprimées, les trésors de la société ne consistent qu’en instruments de travail. Toutes les réserves de consommation de ce globe disparaîtraient en quelques semaines. L’humanité ne vit que des récoltes de l’année ; et comme, après tout, nul ne peut manger qu’à sa faim, comme les capitaux ne rapportent rien sans le travail qui les met en œuvre et qui trouve sa rétribution dans les produits, la première chose à considérer est toujours que la somme des produits soit suffisante. Elle ne l’est pas aujourd’hui ; supérieure au pouvoir d’achat des multitudes, elle reste au dessous de leurs vrais besoins. Dès lors toute mesure destinée à procurer une distribution plus satisfaisante, qui tendrait à diminuer la production en affaiblissant les mobiles propres à vaincre notre indolence naturelle ou de toute autre façon, doit être absolument réprouvée. Réflexion peut-être banale, qui suffit à la condamnation du collectivisme, dont les escouades ne fonctionneraient vraisemblablement que sous le fouet, et qui nous aurait bientôt plongés dans la misère la plus sordide.

Ces tristes prévisions sont contestées. Ceux qui les émettent sont accusés de calomnier le genre humain ; les socialistes estiment que le sentiment de la responsabilité collective suffirait à remplacer l’aiguillon du besoin. Mais qu’on observe au lieu de rêver et d’affirmer ce qu’on souhaite ; qu’on voie avec quelle mollesse l’ouvrage s’exécute dans les bureaux des gouvernements ; qu’on mette en parallèle le travail d’un journalier avec celui du paysan sur son propre champ, et l’on ne tardera pas à se convaincre que sans un changement général des dispositions morales, le fonctionnarisme universel serait un agent de production bien insuffisant. S’il ne faut pas désespérer d’un tel changement, si l’on peut avec une certaine apparence juger qu’une meilleure organisation des rapports économiques serait un moyen efficace d’amener une réforme des mœurs, du moins faut-il se garder avec soin de prendre pour certitude un espoir fondé sur notre désir et d’escompter une réforme qui, fût-elle possible, ne saurait être l’œuvre d’un jour ni même d’une génération. Chacun pour soi : c’est la malédiction du présent. Un pour tous, tous pour un : c’est l’idéal et c’est l’espérance. Le problème pratique consiste à découvrir le chemin qui conduit de l’un à l’autre, car ce chemin n’est point trouvé. L’auteur de Looking backward, cette utopie enfantine qui a charmé tant de lecteurs des deux côtés de notre océan, est loin de faire comprendre le passage de la concurrence au communisme et de l’intérêt personnel à la solidarité volontaire.

Il y a ici trois problèmes sur lesquels on est en droit de demander au collectivisme des explications catégoriques : l’un est juridique, le second moral, le troisième relève plutôt de la statistique.

Problème juridique : comment faire passer les outils, les capitaux entre les mains du gouvernement sans dépouiller du fruit de leur travail ceux qui les possèdent ? Suffirait-il pour cela d’assurer à ces derniers un menu choisi jusqu’à leur mort, sans rien stipuler pour leurs enfants ?

Problème moral : comment surmonter sans l’emploi de la contrainte, l’indolence et l’imprévoyance naturelles d’un ouvrier qui ne pouvant plus rien pour son avenir ni pour celui de sa famille, n’aura d’autre souci personnel que le pain du jour ?

Enfin, troisième question non moins pressante : comment trouver, pour fixer et régir les destinées individuelles, un personnel de gouvernement exclusivement préoccupé du bien public, sans égard à ses avantages particuliers, lorsqu’on n’en trouve pas pour la besogne incomparablement plus restreinte qui lui incombe aujourd’hui ?

Avant qu’il ait été répondu à ces trois questions d’une manière satisfaisante, il faudra bien ranger le collectivisme au nombre des rêves. Et si l’on analyse avec quelque attention les mobiles dont il s’inspire, on se verra forcé d’ajouter : au nombre des mauvais rêves.


V


Nous ne faisons point rentrer dans les moyens de résoudre la question sociale, ou plus exactement de guérir le mal social, les institutions de bienfaisance et les combinaisons économiques destinées, soit à subvenir aux nécessités extrêmes, soit même à rendre la condition du salarié plus tolérable, sans rien changer au rapport qui l’unit à l’entrepreneur, telles que sont, par exemple, les assurances contre la maladie et les infirmités de l’âge. C’est la perpétuité d’une classe enchaînée à des travaux sans intérêt et sans avenir, c’est l’antagonisme fondamental des intérêts entre les collaborateurs au même produit qui sont à nos yeux la chose à détruire. Il ne s’agit pas d’étançonner le salariat, il s’agit de le transformer.

Ce résultat peut être poursuivi de plusieurs manières. Il y a d’abord la voie autoritaire : on peut invoquer des mesures législatives, et le suffrage universel suggère un espoir assez légitime de les obtenir.

Mais on peut se flatter aussi d’arriver au but par l’activité des parties intéressées se déployant dans le cadre des lois actuelles ; c’est le chemin des procédés amiables, lequel bifurque aussitôt : Comme il y a deux intérêts en présence, l’intérêt des patrons et celui des ouvriers, les mesures réformatrices peuvent émaner de l’initiative des patrons, de l’initiative des ouvriers ou de leur concours.

Partant de cette division, nous donnerons hautement et sans hésiter la préférence à des arrangements amiables sur des mesures de contrainte qui supprimeraient la liberté des conventions et violeraient infailliblement des droits acquis. Lorsque le seul moyen de réparer une injustice grave est d’en commettre une autre plus légère, il faut s’y résoudre ; mais c’est un fâcheux pis-aller. Si cette considération ne semblait pas suffisante, chacun sait combien les ordres en de tels sujets provoquent la résistance, et l’on comprend de reste à quelles extrémités la résistance aboutirait. Fût-il d’ailleurs tout puissant, le gouvernement aurait grand’peine à calculer l’effet des mesures prises et ne serait jamais impartial. De toutes manières il convient dès lors de restreindre son intervention au minimum indispensable ; mais il ne faut pas renoncer à la réclamer s’il subsiste un tel minimum, puisque l’État trouve dans ses propres antécédents des raisons pour l’accorder suffisantes et surabondantes.

Quant aux moyens pacifiques, aux réformes spontanées, celles dont les ouvriers prendraient l’initiative ont plus d’importance à nos yeux que ce qui viendrait des patrons. L’intérêt apparent des patrons serait de conserver ce qui existe autant que possible ; s’ils essayaient d’y apporter des changements de quelque importance, ce serait vraisemblablement par des motifs de prudence, dans le but d’éviter pis. Peut-être y seront-ils aussi portés par des considérations de justice et d’humanité ; nous en avons, Dieu merci, des exemples, bien des exemples, et le nombre en croît chaque jour. Néanmoins l’expérience nous enseigne à tous de bonne heure que les motifs désintéressés sont les plus faibles sur la masse des êtres humains et que la modération, la prévoyance qui en feraient sacrifier de bonne grâce une partie des avantages qu’on possède afin d’assurer le reste sont des vertus plus rares encore. Sans être le moins du monde une quantité négligeable, les chefs qui descendent volontairement de leur position exaltée pour se rapprocher des ouvriers resteront donc une fraction numérique assez faible[2] aussi longtemps que la nécessité positive ne s’en fera pas sentir, et les concessions que la majorité des maîtres accorderait de bon cœur seraient des concessions insignifiantes. On peut s’en convaincre par la lenteur désolante avec laquelle se répand le régime de la participation aux bénéfices.

Il est vrai que ce système n’est pas également applicable à toutes les industries. Mais si dans celles mêmes où les succès en sont magnifiques il ne se généralise point, c’est que la réduction des profits qu’il impose n’est compensée que par des économies de matériel dont l’expérience permettrait seule d’apprécier l’importance, par une problématique extension des affaires et par un supplément de sécurité dont les chefs ne sentent pas trop le besoin ; tandis qu’en donnant un intérêt à leurs gens de main, ils suggèrent infailliblement à ceux-ci le désir d’exercer sur la direction des affaires, désormais communes, un contrôle auquel ils ne sont pas sûrs de pouvoir se dérober indéfiniment. Cependant, il est aisé de se convaincre que la généreuse initiative des chefs d’industrie éveille chez leurs employés une reconnaissance effective, et que les avantages d’une solidarité volontaire ne sont pas tous du même côté. Sans nous arrêter à des exemples déjà célèbres, nous ne citerons que le cas récent d’une fabrique de draps de Huddersfields, dont les ouvriers, admis depuis trois ans seulement à partager les bénéfices de l’entreprise, ayant appris que les résultats de l’année ne permettaient pas de servir un intérêt aux actions, résolurent à l’unanimité de le payer eux-mêmes sur les dividendes qu’ils avaient touchés précédemment.[3] Mais il faudrait bien des exemples pareils pour décider un mouvement un peu général ; et encore ! Les patrons ne se soucient pas de changer de rôle, ils trouvent que l’ordre social qui a permis à leur père de s’enrichir et qui leur a permis de tripler ce patrimoine a beaucoup de bon. Satisfaits de leur condition, il convient que les ouvriers s’arrangent aussi de la leur.

Il ne faut donc faire crédit à l’initiative des patrons que dans une limite plus ou moins restreinte. Les ouvriers, en revanche, ont un tel intérêt à la réforme du salariat et leur force collective est si grande que s’ils se rendaient tous compte de leur position, s’ils s’accordaient sur le chemin pour en sortir, rien ne pourrait les empêcher de le suivre, dût-il aboutir au précipice.


VI


De quels moyens disposent donc les ouvriers pour améliorer leur condition en dehors des procédés autoritaires, qui les supposent maîtres du pouvoir et que nous avons écartés ?

Pour commencer, ils ont la grève, depuis que le déplacement graduel des influences politiques leur a fait reconnaître, bien tardivement, le droit de se concerter pour faire grève. Mais la grève ne réussit pas toujours, loin de là ; la grève est un moyen non moins ruineux pour la classe ouvrière que pour les possesseurs du capital. Enfin la grève n’a tendu jusqu’ici qu’à changer les conditions du travail dans le salariat : on n’a pas encore essayé de s’en servir pour renverser ce régime et pour le remplacer par autre chose. La grève n’appartient donc à notre sujet qu’indirectement, en ce sens qu’en forçant l’élévation des salaires elle pourrait augmenter les ressources de l’ouvrier en vue d’une action ultérieure. Pour l’employer directement à la réforme, il faudrait que celle-ci, bien définie et suffisamment expérimentée, fût inscrite au programme de l’ouvrier.

Le but raisonnable du mouvement ne saurait être, suivant nous, qu’une organisation de l’industrie conforme aux exigences de l’équité et de la liberté, c’est-à-dire une organisation dans laquelle chacun recevrait la valeur intégrale de son travail, ce qui n’arrive point aujourd’hui. Il est certain que le travail du directeur vaut plus que celui d’un manœuvre, mais il ne vaut pas cinq cents fois plus, mille fois plus. Il faudrait rétablir les proportions. Nous ne voyons qu’un moyen pour cela sous le règne de la liberté et dans les conditions de la grande industrie : c’est que l’ouvrier devienne copropriétaire de l’établissement dans lequel il travaille.

La participation conduit à ce résultat désirable : c’est la route ouverte par les patrons. Les sociétés coopératives de consommation en marquent une autre, jalonnée sinon frayée, par les ouvriers eux-mêmes. Leur effet immédiat est de réaliser une économie sur la dépense d’entretien, et par là de faciliter l’épargne, qu’une combinaison des statuts peut effectuer d’elle-même si les actionnaires se sont proposés pour but l’épargne, et par l’épargne l’affranchissement. Mais l’économie n’est pas complète aussi longtemps que les sociétés locales, qui ne peuvent desservir qu’un petit rayon, achètent elles-mêmes chez le marchand. Elles vont donc se confédérer pour fonder un magasin central qui s’approvisionnera directement chez le producteur, où qu’il se trouve, et qui profitera des avantages assurés aux clients dont la commande pèse d’un poids appréciable sur le marché. Pour arriver à de tels résultats, il faut s’entendre, et s’entendre c’est se cultiver. Enfin, établies sur un grand pied, comme dans les Îles Britanniques où les Wholesale font circuler annuellement plusieurs centaines de millions, ces fédérations de consommateurs ne tarderont pas à joindre aux profits du détaillant, puis aux profits du négociant, les profits de l’industriel, en fabriquant elles-mêmes les articles qu’elles emploient, dans des fermes et des ateliers dont les produits se trouveraient ainsi placés d’avance.

L’ouvrier qui, pour quelques francs, devient membre d’une société coopérative, serait donc, en sa qualité de consommateur, propriétaire partiel des établissements où il s’approvisionne ; il ne le serait pas encore personnellement de celui dans lequel il travaille. Les sociétés coopératives de consommation achèteront-elles de préférence les produits du travail coopératif ? donneront-elles à leurs propres ouvriers une part dans leurs bénéfices, ou les paieront-elles simplement à la tâche ou à la journée, comme le vulgaire des patrons ? Le magasin de gros écossais poursuit jusqu’au bout l’application de l’idée coopérative, l’anglais, plus important par son chiffre d’affaires, a résisté jusqu’à ce jour aux sollicitations qui le pressent d’entrer dans la même voie, et n’a montré d’autre ambition que de produire aux plus bas prix possibles.

Les sociétés de consommation finiront par trouver qu’il y a mieux à faire, tout comme les Trades Unions finiront par comprendre que de courtes journées et de gros salaires ne sont pas encore la liberté. Les loisirs et les gros salaires sont un mal positif pour ceux qui les dépensent au cabaret. La fin du loisir est l’instruction, la fin de la haute paie est l’épargne, ces deux maîtres outils de l’affranchissement. La boutique sociétaire ne constituerait après tout qu’un progrès mesquin si elle n’aboutissait pas à la production coopérative, et la production coopérative à son tour ne saurait s’établir sur une base assez large pour modifier en quelque mesure la condition du prolétariat, sans une préparation que le courage éclairé de quelques patrons pourra lui fournir exceptionnellement dans la participation aux bénéfices, et que l’ouvrier se procurera lui-même quand il le voudra par le jeu des associations coopératives de consommation, s’il en pratique fidèlement les règles et s’il sait attendre. La production coopérative ne saurait aboutir que sur la base de la consommation coopérative. La première exige des capitaux considérables, qui doivent être la propriété des coopérateurs eux-mêmes ; car les avances de l’État ou de la philanthropie n’aboutiraient, comme du passé, qu’à des gaspillages propres à compléter le discrédit où le travail libre est déjà tombé.

La coopération d’approvisionnement reste jusqu’ici le meilleur moyen de réunir les capitaux nécessaires à toute réforme sérieuse dans la condition du travailleur ; l’épargne directe et spontanée, où nous reviendrons tout-à-l’heure, n’est possible qu’aux salaires exceptionnels. Avant d’insister sur l’épargne, il faut donc organiser et populariser les moyens de la faire et de la rendre féconde. Malgré tout, l’épargne collective des ouvriers, si considérable qu’on l’imagine, sera toujours peu de chose au prix de celle des classes riches. Les grandes avances sont donc impossibles aux producteurs coopératifs, les grands risques leur sont interdits, pour eux les accidents sont mortels. La fragilité de ce véhicule réclame une route aplanie, mais la coopération d’achat l’aplanirait, elle procurerait à l’association productive un débouché certain, qui la garantirait contre tous les risques. Livré à lui-même, le travail sociétaire a déjà subi tant d’échecs qu’il est à peu près ruiné dans l’opinion des ouvriers eux-mêmes. Cependant, quelques succès éclatants et durables en démontrent la possibilité. Si l’on pouvait et si l’on daignait y réfléchir, on comprendrait qu’une transformation si considérable, qui n’a pas pour objet la matière inerte, mais l’activité des hommes, leurs habitudes, leur intelligence et leur volonté ne saurait s’accomplir que lentement, au prix de beaucoup d’essais et de beaucoup d’efforts, de sorte qu’un succès unique prouve infiniment plus que mille revers.

Les causes de ces derniers ont été cent et cent fois expliquées ; elles n’ont rien d’insurmontable en elles-mêmes. On peut les ranger sous trois chefs :

Causes matérielles : l’insuffisance des capitaux. — Un système d’épargne individuelle et collective, automatique et spontanée, pratiqué durant quelque temps, les procurerait, au moins en partie, et le procédé même de leur acquisition ferait naître une confiance qui permettrait aux sociétaires de compléter leurs avances par le crédit, au prix du marché.

Cause intellectuelle : absence de lumières et de capacités administratives et commerciales. — Ce défaut tend à se corriger de lui-même, car les ouvriers sont avides d’instruction. Mais un gouvernement bien intentionné peut être ici du plus grand secours par l’organisation des écoles professionnelles.

Cause morale : l’obstacle d’ignorance serait écarté dès aujourd’hui, sans difficulté, s’il ne se compliquait de l’indiscipline, de la défiance, de la jalousie, de l’égalitarisme bas et bête, qui se refuse à rémunérer chaque service en raison de son utilité réelle. — Quand les ouvriers auront appris la subordination, quand ils consentiront à traiter leurs gérants suivant leurs mérites, il leur sera facile de trouver des hommes instruits et capables pour les conduire ; ils les choisiront parmi les plus généreux.


VII


Il reste que le travail libre requiert des agents instruits et qui aient déjà quelque chose en propre : c’est assez dire que nos générations ne peuvent pas compter sur lui pour améliorer sérieusement leur destinée. C’est l’espérance de l’avenir. Les gouvernements dignes de leur office travailleront à préparer cet avenir, tout en adoucissant les maux présents dans la mesure du possible. En imposant à cette fin quelque charge aux privilégiés, ils ne feront, nous le répétons, que s’acquitter d’une dette.

Il n’est point malaisé d’établir la dette, et ceux qui s’obstinent à la contester encore ne trouvent plus guère créance hors du cercle des intéressés : le difficile est de payer sans aggraver la situation qu’on voudrait adoucir. Une transformation salutaire et durable dans la condition des classes dépouillées ne saurait résulter que de leurs propres efforts. En effet, le socialisme d’État conséquent, c’est-à-dire le collectivisme, n’aboutira jamais qu’à l’esclavage universel dans la misère universelle ; on ne saurait trop le répéter aux masses, quant aux gens éclairés, ils le comprennent tous et tous le confessent, à l’exception des habiles qui pensent trouver dans la crise, quelle qu’en soit l’issue, la satisfaction de leurs appétits. D’autre part, le socialisme d’État tempéré auquel on s’essaie en Allemagne, introduit le gouvernement dans tous les rapports domestiques, rend la prévoyance inutile, par conséquent la supprime, et met tous les ouvriers dans la dépendance absolue du fonctionnaire auquel il appartient de liquider leur retraite. Les amis de la liberté chercheront le remède ailleurs ; ils réclameront l’intervention de l’État le moins possible, le plus tard possible, et seulement en se fondant sur un motif de droit.

Mais le droit est réel, le besoin est urgent, quoique le prolétariat ne puisse être relevé que peu à peu, lentement et par son propre effort. Il appartient dès lors à l’État de soulager sa condition présente aussi longtemps qu’elle subsistera, puis de lui faciliter l’effort nécessaire à la transformation désirable. Sans chercher quels seraient les meilleurs moyens d’atteindre ce double but, nous dirons un mot de ceux que l’opinion des intéressés conçoit et réclame.

Plusieurs parlent d’un minimum au-dessous duquel il ne serait pas permis de stipuler un salaire. Nécessairement proportionnel au prix des subsistances, un tel minimum varierait sans cesse et ne pourrait être fixé que pour un rayon de peu d’étendue. Il ne saurait donc s’appliquer à la confection des produits dont le prix est déterminé par la concurrence. Cette dernière considération montre suffisamment combien un tel remède est illusoire, aussi n’aura-t-on pas beaucoup de peine à l’écarter.

Ce que le peuple ouvrier demande depuis longtemps, assez distinctement pour être entendu, ce que d’un mouvement unanime il a demandé le 1er mai 1890 dans tous les pays civilisés, ce qu’un souverain très puissant a tenté d’obtenir en sa faveur, c’est un règlement limitatif du temps pendant lequel sa présence peut être exigée. S’il est possible que ce temps soit abrégé sans entraîner dans le salaire une réduction proportionnelle, il est clair qu’une telle mesure adoucirait la condition du travailleur, en lui donnant le moyen de se cultiver, peut-être même celui d’épargner par le travail domestique, non toutefois sans l’exposer aux risques déjà signalés plus haut, si le progrès des mœurs ne correspondait pas au progrès des lois. Plusieurs États industriels ont déjà fait quelques pas dans la direction indiquée, et l’on a constaté que la réduction des heures de travail n’entraîne pas toujours un abaissement dans la production. Néanmoins, comme cette observation ne saurait se vérifier que dans des limites assez étroites, il est toujours à craindre qu’en renchérissant les produits, la réduction des heures de travail n’en arrête l’écoulement, et que le pays trop empressé de décharger ses ouvriers n’en vînt à ruiner son industrie. Ici encore les mesures de justice et d’humanité se heurtent à la concurrence. Aussi les ouvriers demandent-ils depuis longtemps que la durée légale du travail dans les ateliers soit réglée par des conventions internationales. Il est clair que ce temps ne saurait être le même pour toutes les classes d’ouvriers, ni pour tous les genres de travaux, ni peut-être sous tous les climats. Il faudrait donc distinguer, spécifier, les difficultés seraient grandes, mais nullement insurmontables si l’on y mettait du bon vouloir et si l’on ne prétendait pas établir un contrôle bien rigoureux sur l’exécution des engagements réciproques, ce qui paraît inutile pour une loi dont les intéressés eux-mêmes surveilleraient l’observation à l’intérieur de chaque pays. Pour forcer les États récalcitrants à tenir leurs promesses, il suffirait de la douane. Le souci d’indépendance qu’on ne manquera point d’alléguer, comme on l’a déjà fait, pour décliner l’entrée en matière, prouvera donc simplement qu’on n’a pas l’intention de venir en aide à l’ouvrier. Il est manifeste en effet que s’il s’agit d’une amélioration sérieuse, une mesure internationale peut seule aboutir. Tant que les prix seront déterminés par la concurrence, les frais de production supplémentaires causés par la réduction des heures de travail devraient être compensés par la diminution des salaires et des profits ; tandis qu’une mesure universelle, ne changeant rien aux rapports des concurrents ne toucherait ni les profits, ni les salaires, mais produirait simplement une hausse des prix uniforme et très supportable.

Donc si la condition du salariat doit être adoucie dans le présent, c’est par un concours des peuples et des gouvernements qu’on y parviendra. Ce qui est fait aujourd’hui n’est pas grand’chose, mais l’impulsion est donnée, les pouvoirs politiques ont reconnu leur responsabilité, les devoirs d’entente et de concert que la solidarité des intérêts leur impose. Sous son nouveau chef, l’Internationale est une puissance avec laquelle il faut compter.


VIII


Il ne suffit pas d’adoucir le salariat, il le faut réformer, il faut supprimer l’antagonisme de l’entreprise et de l’exécution, en assurant à l’ouvrier, avec la propriété de son outil, la propriété de son ouvrage. Pour des raisons déjà produites, son épargne préalable est indispensable à ce résultat.

L’épargne n’est pas encore bien entrée dans les habitudes de l’ouvrier, et cela se comprend : Non seulement elle est douloureuse et se pratique aux dépens de la santé, c’est-à-dire de l’avenir ; mais effectuée isolément, le résultat économique le plus prochain en est lui-même équivoque. Elle permet à certains ouvriers d’accepter des salaires insuffisants pour leur entretien, si bien que non seulement la part économisée des salaires déjà payés rentre dans le gousset du patron, mais que la condition des camarades s’en trouve empirée. Pour acquérir une valeur certaine et contribuer à la réforme sociale, l’épargne devrait être universelle. Dans une conférence faite à Lausanne au mois de janvier 1890, un architecte, entrepreneur en bâtiments, M. Élie Guinand, a proposé de la rendre obligatoire et naturellement d’en remettre le soin au patron, qui ne pourrait payer une partie du salaire quotidien qu’en bons nominatifs portant intérêt et remboursables seulement dans des circonstances déterminées. La constitution forcée d’un semblable capital pourrait sans doute être utile, surtout en stimulant l’épargne volontaire, mais aussi bien que la journée normale et pour les mêmes raisons, l’épargne obligée réclamerait une législation internationale. Son introduction dans une industrie exposée à la concurrence contraindrait effectivement à réduire d’autant le salaire en espèces, tandis que la mesure universellement adoptée agirait comme une loi de la nature, ainsi qu’un auditeur l’a fort bien dit, et se traduirait par un relèvement des prix de vente. Les assistants paraissaient d’accord pour admettre que l’épargne d’office aurait du bon si tous les États pouvaient s’entendre pour l’ordonner, mais qu’un tel espoir était chimérique. Cependant un accord international sur ce point semblerait moins difficile que sur la durée du travail, parce qu’il n’intéresserait pas aussi directement la concurrence, et la réunion d’une Conférence diplomatique pour régler cette durée semblait prête à récompenser la persévérance du gouvernement suisse à la réclamer. Coïncidence bizarre : c’est le lendemain du jour où pour la première fois on avait émis l’idée de proposer ce nouvel objet à la délibération collective des cabinets que l’empereur d’Allemagne, prenant la proposition suisse à son compte, mettait définitivement la question du travail à l’ordre du jour diplomatique[4]. Il en était temps ; de telles questions sont internationales de leur nature : l’accord raisonnable des nations peut seul défendre le consommateur contre les appétits insatiables du protectionnisme, tout en empêchant l’ouvrier d’être broyé sous les meules de la concurrence. Les ouvriers le savaient depuis longtemps ; depuis longtemps ils avaient reconnu, ils avaient proclamé la solidarité de leurs intérêts ; depuis longtemps ils cherchaient à lui créer des organes. Cette solidarité des nations, c’est la vérité, cette organisation de l’humanité, c’est le progrès, et franchement il n’est pas prudent de laisser à la foule ignorante et pauvre le monopole des thèses justes et des nobles causes. Il est toujours bon d’avoir la vérité pour soi, les jugements du grand nombre traduisent ses passions et ses intérêts ; mais si rares qu’ils soient, les jugements dictés par un examen impartial ont le double avantage de converger et de persister, si bien que ralliant peu à peu les neutres, ils finissent presque toujours par décider l’opinion. L’empereur allemand n’a pas pu maintenir la réduction du temps de travail pour les adultes dans le programme de la Conférence de Berlin, mais c’est un progrès immense d’avoir fait reconnaître la qualité internationale des questions ouvrières par la généralité des gouvernements. Encore un coup, la voie est ouverte, on y marchera.

Les mesures tutélaires dont nous venons de parler, la limitation du travail, l’épargne forcée, et d’autres qu’on se risque moins à condamner, même lorsqu’on les élude, les précautions onéreuses pour assurer la salubrité des ateliers et pour empêcher les accidents, par exemple, tout cela paraît dépasser les attributions légitimes de l’État de droit, dont la tâche est terminée lorsqu’il assure la sincère exécution des contrats librement formés. Aussi bien ne saurions-nous les recommander dans une société normale. Mais la société d’aujourd’hui n’est pas normale. L’homme qui n’a que ses bras a besoin de protection, et l’État, qui finalement l’a dépouillé ou qui l’a laissé dépouiller de sa ressource naturelle en sanctionnant l’appropriation du sol, et qui a contribué de mille autres façons à la présente distribution des richesses, l’État lui doit positivement cette protection. Sous une forme quelconque il lui doit une compensation, que les classes favorisées auront à fournir, tout en ménageant autant que possible les rapports de droit existants, et sans troubler ni ralentir le travail de la production. Les modalités du paiement varieront suivant les circonstances et trouveront leur limite dans le possible. Il suffit que la dette soit reconnue, mais il le faut, car si l’État n’était pas débiteur, il n’aurait pas le droit d’intervenir. Dès qu’on assigne pour tâche au pouvoir la réalisation du bien moral ou du bien matériel, on est entraîné par le courant de la logique aux dernières limites de l’omnipotence. Ne nous lassons pas de le répéter : en demandant que la loi s’inspire de la charité, on anéantit la charité sans procurer le bien-être auquel on aspire. L’État qui répond aux besoins de la vie réelle est celui qui peut rester conséquent avec lui-même, c’est l’État de droit, dont l’unique ambition est de faire régner le droit.

Résumons donc en termes précis ce qui paraît être le droit sur l’usage de la propriété et sur ses rapports avec le travail.


IX


Le fond de la propriété c’est la liberté, l’homme a droit à son œuvre parce qu’il a droit à lui-même. Propriétaire de son œuvre, il est libre de l’échanger et de la transmettre. Les biens légués sont acquis légitimement pour autant que l’origine en est pure, et les inégalités sociales résultant de l’épargne et de l’héritage doivent être respectées, quels qu’en puissent être les inconvénients.

Les choses de valeur que le travail n’a pas produites ne sauraient devenir la propriété exclusive et permanente d’un seul homme en vertu d’un droit naturel, et l’État, sans l’intervention duquel l’appropriation n’en est pas possible, n’a le droit d’y consentir qu’en indemnisant ceux qu’il dépouille.

Un retour de la terre à la communauté qui ne donnerait pas un instrument de travail aux déshérités ne satisferait pas la justice. En revanche, une combinaison propre à leur fournir cet instrument d’une façon régulière et constante sans ôter la terre à ses possesseurs actuels en remplirait parfaitement les conditions.

En vertu des rapports naturels des hommes entr’eux et avec les choses, tout enfant a droit aux aliments durant son état d’incapacité, droit à l’instruction, droit à l’apprentissage, droit enfin à être mis d’une manière ou d’une autre en état de subvenir à ses besoins par son travail. Ce droit implique une obligation de la famille ou, à son défaut, de l’État. L’appropriation de la terre et d’autres actes émanant de l’État ont consolidé l’existence d’une classe dont les familles ne peuvent pas s’acquitter de ce devoir. Donner aux pauvres la possibilité d’arriver à l’indépendance en leur fournissant les moyens de travailler à leur propre compte serait donc pour l’État une obligation juridique. Mais l’État est insolvable, et le prolétariat ne saurait obtenir la liberté que de son propre effort ; le rôle des gouvernements se réduit dès lors à solliciter cet effort par l’instruction, puis à régler les conditions du travail salarié de manière à rendre cet effort possible. Il a le droit de peser à cet effet sur des privilégiés dont les avantages résultent partout, pour une part considérable, de son indulgence et de ses faveurs.

Sa légitime intervention n’a point pour objet de réaliser une égalité factice en restreignant la liberté naturelle ; mais de restituer cette liberté naturelle à ceux auxquels ses agissements antérieurs l’ont fait perdre, en leur fournissant les moyens de s’attribuer le bénéfice entier de leur travail.

Les socialistes qui, sous prétexte de bienveillance et d’égalité, voudraient dépouiller l’individu des instruments de travail qu’il a faits lui-même, vont contre le droit, et ne peuvent aboutir qu’à d’insupportables tyrannies. Les optimistes qui veulent conserver à quelques-uns la jouissance exclusive du bien de tous et perpétuer l’existence d’une classe condamnée aux travaux forcés pour en enrichir une autre, ferment également les yeux au droit. N’osant plus dire que la terre emprunte sa valeur aux labours qui l’ont épuisée, ils sont réduits à se couvrir contre le genre humain de la prescription, artifice inventé pour avoir la paix. Ils savent que ces arguments n’ont jamais convaincu personne, sinon des gens en quête de raisons quelconques pour justifier un parti pris ; mais ils ne craignent pas d’attiser le feu, comptant pour éteindre l’incendie sur le sang des prolétaires gaîment versé par la main des prolétaires.

La stricte observation du droit dans les conditions du possible est le seul moyen d’accorder les intérêts en conflit, de procurer une existence tolérable à tous ceux qui se soumettent aux conditions de l’existence et de faire sa place à la liberté, qui s’accomplit dans la charité. Le genre humain n’a d’avenir que dans la justice et par la justice. En réclamant la justice, nous pensons servir l’intérêt général, nous nous piquons même de représenter la prudence et le sens pratique.



  1. Un négociant considérable de Liverpool disait récemment à l’auteur que la moitié des fabricants du Lancashire étaient d’anciens ouvriers. Ce fait intéressant prouverait peut-être qu’un ouvrier sur mille s’élève au-dessus de sa condition première, ce qui ne change pas notre conclusion.
  2. Afin de prévenir autant que possible les malentendus, rappelons qu’il ne s’agit pas ici de mesures pour améliorer la condition du salarié, mais pour modifier le salariat, comme nous l’avons dit un peu plus haut.
  3. Lettre de M. Wimey, secrétaire de Labour Association, publiée par le Standard, le 7 février 1890.
  4. Il était piquant de voir cette initiative ambitionnée avec tant de vivacité par le chef d’un gouvernement dont les plus fervents admirateurs dans l’enseignement universitaire se font un mérite d’avoir substitué une Économique nationale à l’Économique cosmopolite des disciples d’Adam Smith.