Les Ecrivains américains et la guerre

La bibliothèque libre.
Les écrivains américains et la guerre
Emile Hovelaque

Revue des Deux Mondes tome 38, 1917


LES ÉCRIVAINS AMÉRICAINS
ET
LA GUERRE

Les États-Unis ont déclaré la guerre à l’Allemagne. L’opinion américaine, si longtemps divisée, aujourd’hui est une. La brutalité allemande a enfin eu raison d’un pacifisme qu’elle croyait à l’épreuve de tous les assauts. M. Ford lui-même se rappelle tardivement que l’aigle et non la colombe est l’emblème de son pays. Même M. Bryan semble sortir de son rêve de somnambule inconscient et, pour la première fois de sa vie, se tait.

Le magnifique message du Président a fait renaître les traditions anciennes d’idéalisme américain et a vaincu le tenace, l’immémorial principe de non-intervention dans les affaires européennes. Mais la cristallisation soudaine née du choc allemand avait été préparée silencieusement par un travail qui, peu à peu, a fait pénétrer dans la conscience américaine des idées, des sentimens, des impulsions dont l’absence a longtemps paralysé le Président, si parfaitement averti sur la psychologie de son peuple, et qui n’a voulu agir qu’avec la certitude que son action serait comprise, et serait efficace. Si paradoxal que cela puisse paraître, son pacifisme obstiné a rendu possible la guerre ; et mieux encore que toute excitation, sa longue patience à épuiser toutes les possibilités pacifiques a ruiné les oppositions. Il a toujours conçu son rôle de Président comme celui d’un éducateur de la démocratie américaine ; et ses leçons, parfois mal comprises ici, ont porté. Mais parallèlement à cette influence de lente maïeutique, d’autres influences se sont exercées par la presse et par le livre. Ce sont elles que je voudrais étudier. Leur importance n’est pas littéraire seulement : elles étaient significatives de réalités agissantes et on s’aperçoit aujourd’hui qu’elles étaient grosses d’avenir. Elles offrent un intérêt qui dépasse leur valeur esthétique. Elles permettent d’estimer les directions et les pesées d’une force psychologique, enfin libérée, et qui se range de notre côté.


Toute une littérature de la guerre est née aux États-Unis, si vaste qu’il semblerait à première vue difficile d’en débrouiller la confusion et d’en dégager les traits dominans. Et cependant, un œil exercé à lire dans la psychologie américaine distingue vite les tendances qui inspirent pareillement cette multitude d’articles et de livres, les curiosités et les sentimens qu’ils satisfont. Et d’abord, quelles que soient les sympathies des écrivains, ils obéissent, presque tous, à certaines habitudes d’esprit qu’ils partagent avec leurs lecteurs. Les uns et les autres sont, en général, surtout épris du détail vivant et pittoresque, du fait concret et caractéristique, des documens émouvans et précis. La contribution américaine à la littérature de guerre a donc été, avant tout, un reportage qui se tient à la surface des choses, n’en donne que la photographie rapide, mais fidèle et vivante : c’est le témoignage d’un objectif exact qui reproduit des images et fournit des documens. Le lecteur américain pressé demande, surtout, des articles de journaux et de revues plutôt que des livres, des faits et des tableaux plutôt que des dissertations et des thèses ; il se soucie de voir l’aspect réel des choses plutôt que d’en pénétrer les causes. Presque tous ces livres ne sont, ainsi, que des recueils d’instantanés sans autre lien que celui que fournit le relieur ; on y chercherait vainement une préoccupation d’art ou de composition. Leur valeur est cependant réelle, et nous devons à Richard Harding Davis, Frederick Palmer.Owen Johnson, Alexander Powell, Wythe Williams, Arthur Ruhl, Will Irwin, Reid, Waller Hqle, Mary Rinehart, Robert Mac Cormick, Irvin Cobb, Joseph Patterson, — et combien d’autres que je ne cite pas ! — une matière brute d’observation où puiseront les historiens de l’avenir. Et puis, si rapides que soient les films sensationnels qu’ils établissent, si superficiels que soient les sentimens et les émotions qu’ils provoquent, leur effet n’a pas été négligeable : ils étaient tout chargés de propagande diffuse. Peu à peu, les réalités de cette guerre ont pénétré les vastes régions obscures du Middle West, la vague conscience américaine qu’une longue hérédité rendait indifférente aux choses européennes. C’est une première couche d’impressions qu’a déposée dans les cerveaux cette équipe de reporters qui s’est abattue sur la riche matière offerte, et l’a débitée en vives images isolées. Au-dessus d’eux, on distingue un autre groupe, localisé dans l’Est, et moins nombreux déjà, de romanciers et de critiques, qui ont apporté une contribution déjà mieux élaborée, l’interprétation émue, dramatique et psychologique des faits : tels Owen Wister, J. J. Chapman, Robert Herrick ; puis encore un autre groupe, plus étroitement localisé encore dans les Universités de l’Est, plus proche de nos habitudes de pensée, théoriciens du droit international et de la politique : James Beck, White, Morton Prince, Charles Eliot, Roland Usher, Mark Baldwin, H. A. Gibbons, Morton Fullerton ; et, plus rares encore, quelques philosophes, — je ne vois guère à citer que John Dewey et Santayana, — et quelques artistes à demi européanisés, dont la plus remarquable est Mme Wharton. Chez eux, plus rapprochés de nous dans l’espace et par la culture, on trouve des préoccupations et des démarches d’esprit qui nous sont familières, la connaissance de l’Europe, le sens du général : leur vision dépasse les événemens bruts, atteint les forces qui les soulèvent, la vie profonde et l’âme des peuples qui luttent pour le principe même de leur existence.

Tels sont, brièvement, les principaux groupes d’écrivains-que l’on distingue dans l’immense réduction fournie à la curiosité américaine. Pour le lecteur européen, l’intérêt de ces œuvres est presque en raison inverse de leur nombre respectif et de leur valeur de propagande. Et c’est pourquoi je me contenterai de quelques rapides extraits du premier groupe, celui des reporters dont la personnalité se définit par leur commune fonction de pourvoyeurs d’impressions notées au jour le jour, et dont la valeur littéraire n’est, en général, ni vive ni durable : je m’attarderai davantage au second groupe où un écrivain au moins, Robert Herrick, mérite une analyse détaillée ; et je tenterai enfin de dégager la psychologie, plus déliée, des écrivains de l’Est, si proches de nous par certains traits, si caractéristiques, d’autre part, d’un monde composite où des traditions variées se fondent en originalités subtiles.


I

C’est Richard Harding Davis, mort prématurément, qui mérite d’abord d’attirer l’attention. Romancier verveux, humoriste populaire, qui doit à son sang irlandais le mélange d’enthousiasme et de fantaisie qui le caractérise, ses préjugés anti-britanniques et sa passion pour la France, son humeur vagabonde et son ardeur à nous servir ont, dès la première heure, jeté Davis au plus fort de la mêlée. Aucun danger, aucun déboire, — on a arrêté trois fois comme espion cet ami éprouvé de notre pays, — n’ont pu ralentir son activité ni décourager son zèle pour notre cause. Depuis la Belgique jusqu’à Salonique, il a promené ses regards aigus et moissonné inlassablement. Deux recueils contiennent l’essentiel de sa récolte, liée en gerbes lâches : With the Allies et With the French in France and Salonika. Le premier ne dépasse pas les deux premiers mois du conflit, l’invasion de la Belgique, la tragédie de Reims.

C’est avec la joie d’un écolier en vacances que Davis partit pour la grande guerre. Elle serait, pensait-il, comme toutes les autres guerres, un magnifique spectacle, un drame palpitant préparé tout exprès pour les correspondans. Le jour on suivrait le combat, et la nuit se passerait à essayer de se tenir éveillé pour écrire une prose immortelle. Et tout d’abord la réalité dépassa son attente. Tous les jours, dans un automobile de luxe, il parcourait les routes ensoleillées de Belgique à 80 kilomètres à l’heure, à la recherche des armées. Le soir, il rentrait à Bruxelles, à travers les parcs merveilleux, pour trouver les immenses baignoires en porcelaine des « palaces, » les abat-jour roses, le Champagne glacé. Et pour le dédommager de toutes ces « souffrances, » son journal le couvrait d’or.

Mais tout à coup dans ce paradis d’insouciance, dans Bruxelles en fête, surgissent de sordides réfugiés et passent les premiers souffles d’épouvante. — « On bombarde Louvain, dix maisons y brûlent. » — Quelle absurdité ! Davis rassure ses voisins, et sourit de ces racontars : « Histoires de réfugiés, dit-il. ils n’en racontent jamais d’autres. On ne bombarde pas une ville ouverte. Et puis, il n’y a pas d’Allemands à l’Ouest de Liège. » Et pendant qu’il parle encore, déferle soudain la horde affolée, la marée toujours grossissante d’automobiles, de charrettes, de paysans fuyant l’invisible, l’intolérable terreur panique qui les chasse comme des feuilles mortes. — Ah non ! cette guerre ne ressemble pas aux autres guerres ! Et, dans un frémissement, Davis devine la monstrueuse horreur surgie d’Allemagne, la barbarie qu’on croyait morte, et qui se répand comme un cyclone.

Ce fut le 20 août, à onze heures du matin, que Davis vit pour la première fois l’armée allemande :


D’abord un capitaine et deux cyclistes, nonchalans comme des excursionnistes en vacances, puis à deux pas les uhlans, l’infanterie, l’artillerie. Pendant deux heures je les regardai passer, puis, excédé de monotonie, je rentrai. Les heures s’écoulaient et je les entendais toujours : à la fin l’étonnement chassa l’ennui. On se sentait fasciné, rappelé malgré soi dehors, cloué sur place à regarder, les yeux béans. Ce n’était plus des régimens en marche, mais quelque chose d’inhumain, de sinistre, une force de la nature comme une avalanche, un raz de marée, une coulée de lave. Cela n’était pas de la terre, mais mystérieux, spectral. Cela roulait tout le mystère et la menace d’un brouillard surgi de la mer. Les uniformes complétaient l’illusion. Sous eux, les hommes avançaient vêtus d’invisibilité.


Et pendant trois jours et trois nuits le torrent s’écoula :


J’ai suivi pendant six campagnes d’autres armées : jamais je n’en ai vu une aussi parfaitement équipée que celle-là. L’armée allemande entra dans Bruxelles en masse aussi compacte et dense qu’un rapide. Point d’arrêt, point de trous, point de traînards. Pour laisser passer les automobiles gris, les gris motocycles des porteurs de dépêches, un côté de la rue était maintenu libre ; et si nette était la colonne, si rigide la surveillance, que les automobiles passaient à 60 kilomètres à l’heure sans s’écarter jamais de leur course rectiligne pour éviter un homme ou un cheval. Toute la nuit, comme le tumulte d’un fleuve précipité entre les falaises d’un étroit canyon, dans mon sommeil j’entendais le rugissement de cette armée. Et le jour venu, cette chaîne sans fin déroulait toujours ses anneaux d’acier. J’ai vu passer souvent de grandes armées. Elles étaient faites d’hommes : celle-ci était une machine, infinie, inlassable, délicate comme une montre, brutale comme un rouleau concasseur. L’infanterie marchait en chantant : Deutschland, Deutschland über Alles, et les bottes ferrées marquaient la cadence : chaque vers contenait trois pas. Par moment, on entendait 2 000 hommes qui chantaient ainsi à la fois, d’un rythme et d’une cadence uniques. Cela ressemblait à des coups de pilons gigantesques. Lorsque la chanson s’arrêtait, on n’entendait que la résonance des boites ferrées ; puis de nouveau s’élevait le chant. Et puis c’était les uhlans, les sabots de leurs chevaux magnifiques résonnant sur la route comme des marteaux d’acier concassant les pierres, puis les mortiers géans, gémissans et rauques, les mitrailleuses qui faisaient tinter leurs chaînes, l’artillerie de campagne aux moyeux stridens, aux freins qui renâclaient ; et les roues bordées d’acier retentissaient contre les pavés et faisaient rebondir les échos des façades.

Pendant trois jours et trois nuits, cette colonne grise où brillaient des centaines de milliers de baïonnettes et des centaines de milliers de lances, traînant ses wagons gris, ses gris caissons de munitions, ses grises ambulances, ses canons gris, tel un fleuve d’acier, coupa Bruxelles en deux. Depuis trois semaines ces hommes étaient en marche et l’on ne voyait pas un seul traînard, pas une courroie déplacée, pas un fanion en moins. Tout le long de la route et de cette machine mouvante, les voitures postales se détachaient, les vaguemestres ramassaient les cartes postales ou remettaient les lettres sans que ces hommes s’arrêtassent. Et pendant qu’ils marchaient, les cuistots préparaient la soupe, le café, le thé, le long de leurs cuisines roulantes, soignant les feux, distribuant la nourriture fumante. Assis sur les camions, les cordonniers retapaient les souliers et raccommodaient les harnais : les maréchaux ferrans façonnaient sur des enclumes minuscules les fers à cheval. Aucun officier n’hésitait sur son chemin, ni ne le demandait. Chacun suivait la carte attachée à ses côtés où sa route était marquée d’un trait rouge. La nuit, il lisait sa carte à la lueur d’une torche électrique bouclée sur sa poitrine. Pour rendre parfaite la monstrueuse machine et la munir de pontons, de télégraphie sans fil, d’hôpitaux, d’aéroplanes qui la précédaient en lignes rigides, de téléphones de campagne dont elle déroulait interminablement les fils en avançant, toutes les inventions modernes s’étaient prostituées ; pour la nourrir, des millions d’hommes avaient quitté leurs foyers, leurs ateliers, leurs bureaux ; pour la guider, pendant des décades toute l’intelligence d’une aristocratie, pour qui sa perfection est une religion et une maladie, s’était spécialisée. Elle est l’organisation la plus parfaite des temps modernes ; et sa seule fin est de tuer.


Et bientôt Davis voit la machine à l’œuvre. Arrêté comme espion, relâché enfin et autorisé à quitter le pays, il est expédié avec d’autres correspondans en Allemagne. A Graesbeck, à 15 kilomètres de Bruxelles il voit les premières maisons en flammes. Jusqu’à Liège, elles ne cessèrent de flamber :


Les processions de paysans qui fuyaient leurs villages incendiés, pour ne trouver que d’autres villages en cendres, se suivaient interminablement. Tout ce beau pays qui va de Bruxelles à Aix-la-Chapelle était un cimetière. Un cyclone suivi de flammes semblait avoir déraciné et ravagé ses maisons, ses jardins, ses vergers. A sept heures du soir, le train arriva à Louvain. Les Allemands brûlaient la ville et, pour nous cacher leur ouvrage, nous tenaient enfermés dans nos wagons. Mais leur infamie était écrite sur le ciel : elle nous fut révélée par les incohérences des soldats ivres de carnage, les figures des femmes et des enfans qu’on emmenait aux camps de concentration, des hommes qu’on entraînait au peloton d’exécution. La nuit était sans vent, et les étincelles montaient en tranquilles colonnes massives et retombaient dans la fournaise. Les flammes éclairaient si bien la gare qu’on lisait les secondes au cadran des montres. — Puis ce fut l’obscurité où l’on distinguait les officiers aux torches électriques bouclées sur leur poitrine. Et dans les ténèbres, les uniformes gris semblaient remplir la gare d’une armée de fantômes. On ne voyait les hommes qu’aux rouges lueurs des pipes ou à l’éclair d’une baïonnette. Sur la place de la gare, les gens de Louvain passaient sans fin, les femmes en tête, les hommes portant des enfans endormis, entre les lignes vagues de cette armée de loups gris. — Un arrêt pour laisser passer une file d’hommes qu’on allait fusiller, arrêtée à son tour pendant qu’un officier montait sur une charrette pour expliquer pourquoi on les fusillait. Les phares d’un automobile éclairaient l’officier qui hurlait. Il semblait un acteur, seul éclairé sur une scène obscure. Et tout semblait, d’ailleurs, une scène de théâtre, irréelle, inhumaine. Cela ne pouvait pas être vrai. Ce n’était qu’un rideau de feu peint, ces étincelles qui crépitaient et montaient vers les calmes étoiles ; ces fusillades qui venaient des noires ruines tiraient sûrement à blanc ; ces boutiquiers et ces paysans tremblans, environnés de baïonnettes, n’allaient pas réellement mourir. Non, tout cela n’était qu’un cauchemar cruel d’incivilisés. Et puis, on se rappelait que le Kaiser allemand nous a dit ce que c’était réellement : Sa Guerre Sainte.


Suivent sans transition de vives images de Paris en temps de guerre, de la bataille de Soissons, du bombardement de Reims. Davis assista à l’agonie de la cathédrale, put prouver à ses concitoyens que cette destruction fut volontaire et inexcusable ; et dans ses pages l’horreur matérielle de cet assassinat d’une immortalité demeure inscrite en traits de feu, si le sens profond et l’émotion spirituelle de cette tragédie dépassent les facultés de représentation du bon objectif que Davis braque sur la ville martyre. Parfois cependant un mot rend l’atmosphère : les habitans communiant dans le danger et l’horreur semblent recueillis comme ceux qui se tiennent devant une tombe ouverte. Mais ce n’est qu’à la longue, sous la pression irrésistible des images accumulées, que Davis pénètre parfois au-delà de la surface, et semble conscient des profondeurs de l’âme française et du sens de cette tragédie. Entre son premier recueil et le second, le progrès est net. Contre les neutres son indignation grandit :


Lorsqu’un chien enragé parcourt un village, il est du devoir de chacun de saisir de quoi l’abattre, non de s’enfermer chez soi et de conserver vis-à-vis du chien et de ceux qui l’affrontent une attitude de neutre.


En Artois, en Champagne, il voit nos poilus, nos paysans ; et leur héroïsme souriant lui révèle la France. Ces poilus, il les retrouve sur le front de Salonique, à Verdun, dans les Vosges ; et un peu de leur esprit gouailleur en face de la souffrance et de la mort passe dans ses pages.

Mais cette âme de la race, c’est surtout à Owen Johnson qu’il faut en demander la patiente étude. Comme Davis, il est romancier, plus que lui déjà préoccupé d’analyse psychologique, plus soucieux de style et de nuances, passionné plus encore pour cette France dont il scrute depuis longtemps les traits avec amour et dont il étudie maintenant avec une tendresse nouvelle l’âme profonde révélée par la crise suprême. Elle lui apparaît héroïque et familière, fraternelle et démocratique, humaine infiniment par les sympathies, les charités qui sont celles d’une grande famille réunie par un deuil et des épreuves communes. L’approche de la terre de France le trouble profondément :


Nous attendions dans l’humide brise errante cette terre de douleurs dissimulée encore par le noir rideau de la nuit. Nous nous demandions quelle réalité cruelle l’écartement de ce rideau nous révélerait. Car cette France, dans le souvenir, m’apparaissait comme la plus belle et la plus heureuse des terres. Je me rappelais sa beauté disciplinée, ses vives couleurs, ses fenêtres fleuries, ses chiens amicalement assis près des charretiers en blouse bleue, ou trottinant pleins de zèle entre les roues. Je me rappelais ses champs bigarrés, ses longues files de peupliers défilant le long des routes blanches, ses canaux paisibles sous leurs paisibles ombrages, ses paysans au grand cœur, pleins de rires et de chants, ni malheureux ni opprimés, libres et riches. Et je connaissais cette terre aussi comme un foyer d’idées généreuses et glorieuses.


Une inquiétude l’opprime : ce pays de joie pourrait-il maintenir contre de surhumaines épreuves l’héroïsme du début, et, après l’exaltation des premiers jours, supporter la morne routine des souffrances interminablement renouvelées ? La première vue des figures aperçues dans les gares encombrées de blessés, de mourans, de femmes, d’enfans réunis pour l’adieu suprême aux soldats partant pour le front, le rassure ; et chaque jour, chaque expérience nouvelle fortifient cette assurance. Tout de suite il voit l’universelle acceptation du sacrifice ; de contrainte militariste point de trace ; il comprend l’incomparable fraternité de cette armée française où l’officier coudoie le soldat et le traite en camarade, où les femmes donnent sans murmurer leur force, leur cœur et la chair de leur chair. Il cite une lettre admirable de mère, qui réclame pour ses fils un poste de danger utile ;


Je n’ai consenti à les laisser retirer du front pour le travail des munitions que parce que vous m’avez dit que leur présence serait plus utile dans la fabrique que dans les tranchées, et le danger non moindre. Le premier accident qui arriva à la fabrique m’a décidé à céder ; ne changez en rien le travail de mes fils. Lorsque la guerre a été déclarée, j’ai prévu tous les deuils qui nous accableraient, et je me suis promis que je donnerais à mes enfans l’exemple du courage. Mes filles ne me verront pas accablée par le malheur ; mes fils savent avec quelle fierté je les ai vus et désire les voir affronter les pires dangers. La tristesse nous a déjà visités sous sa forme la plus cruelle. Ne demandons pas pitié. Allons sans défaillance jusqu’au bout de notre calvaire.


Et Johnson ajoute :


Je ne donne pas la signature, car en toute justice il faudrait signer : N’importe quelle mère française !

Et ce courage des femmes, il le touche du doigt, lorsqu’on l’emmène à Reims, à travers les rians vignobles, cultivés comme en temps de paix :


« Comment ! elles osent travailler ici sous le bombardement ? demandai-je. — Oui, répondit le capitaine X… Lorsque le bombardement commence, elles se couchent à plat ventre. Lorsqu’il est fini, elles se relèvent et continuent leur travail. On se fait à tout. Et puis les batteries ont leurs habitudes, comme les gens. Elles tirent, à certaines heures, un nombre déterminé de coups. Ces femmes finissent par les connaître : elles y adaptent leur existence. Le courage ne manque pas. De temps en temps, il y en a une qui y passe.


Autour de la cathédrale que les bombes intermittentes s’amusent diaboliquement à émietter, sans rime ni raison, la vie continue aussi sous l’ombre de la mort qui vole :


Une vieille femme vendait des cartes postales dans une boutique épargnée par miracle. Je regardai avec étonnement l’écroulement des murs massifs, les torrens de pierres éboulées, et lui dis : « Comment ! vous n’avez pas peur de rester là ? — Peur ? A quoi bon ? monsieur. On ne meurt qu’une fois. »


Plus loin, dans les tranchées, vers Bétheny, la même simplicité d’héroïsme l’accueille ; à deux pas de l’enfer des premières lignes, il voit l’annonce : « Casino de Bétheny, programme pour samedi ; » dans une église écroulée où, selon les hasards du bombardement, on déplace l’autel, il assiste à une messe, trouve partout la même fraternité confiante entre officiers et soldats, — les « Bonjour, mes enfans ! — Bonjour, mon commandant ! » joyeusement lancés sur leur passage, et partout respire l’air du front comme un élixir exaltant.

Mais là il apprend aussi quelles images se dissimulent derrière la souriante courtoisie du lieutenant X…, qui le conduit :


Toute sa famille restée en pays envahi, rangée contre un mur et fusillée, parce que le cadet, âgé de sept ans, avait caché l’épée de son père ; la sœur, nouvellement mariée et enceinte, violée par les Allemands et devenue folle. Et je compris ce qui, sous le masque de courtoisie, m’avait intrigué : la fiévreuse attente du regard qui guettait le jour où les comptes seraient réglés.

A mesure qu’il avance dans son récit, Johnson rencontre partout des histoires semblables, innombrables, prouvées, certaines, trop horribles pour être racontées, et son témoignage rejoint celui de Davis, de Gleason, de tous ceux qui ont vu ce que c’est que la guerre allemande. Témoignages longtemps sans efficacité, hélas ! sur l’opinion de trop de leurs concitoyens du Middle West, qu’ils n’atteignent pas, ou qui refusent d’y croire.

Et puis, c’est la vision tragique d’Arras, semblable à quelque ville maudite de Poe, désolée de cyclones d’acier et de flammes, où les portes et les volets des maisons éventrées. claquant au vent sauvage, ébranlent de frissons de terreur mystérieuse les cœurs défaillans :


Chacune de ces maisons dévastées semblait hantée par quelque crime indicible devant l’horreur duquel les criminels avaient fui, ivres d’une terreur surnaturelle.


Terrés comme des rats dans leurs trous, douze cents habitans continuaient cependant à vivre dans leurs caves, sous les ruines ; avec stupeur Johnson constate qu’ils bravent l’épouvante de ces rues hantées, que les enfans jouent sous les bombes ; et il comprend l’attachement invincible et héroïque des Français pour leur foyer.

Au spectacle sinistre d’Arras succède la vision, plus infernale encore, des tranchées de première ligne, à Blanzy, à Notre-Dame-de-Loçette, à Neuville-Saint-Vaast, à Ablain-Saint-Nazaire, où Johnson passe dans la puanteur des cadavres décomposés, sous la morsure des innombrables mouches, gorgées d’immondices innommables, jusqu’à la mer de boue jaune où fut la chapelle de Notre-Dame-de-Lorette :


Il semblait que la terre convulsée se fût ouverte pour engloutir la chapelle et se fût refermée sur elle en bouillantes vagues. Ce fut le spectacle le plus hideux que j’eusse encore vu. Ce n’était plus la terre, mais quelque chose d’inconnu et de monstrueux, — une terre devenue folle et transformée en mer, — une mer de pierres et de boue, une mer jaune et mauvaise en ébullition, soulevée de vagues tournoyantes, souillées hideusement.


Et partout la puanteur cruelle, et les paresseuses mouches bourdonnantes et collantes : et partout des bras, des jambes, des crânes découverts par les obus : il frôle en passant un genou cireux, lisse et jaune comme un abricot, qui dépasse le bord de la tranchée. Et sur cette vallée de la mort et du Jugement dernier sourit la chaude lumière silencieuse.

Les expériences de Johnson se terminent sur cette vision d’intolérable horreur que supportent indéfiniment, sans défaillance, nos poilus. Un entretien avec le général Joffre achève de lui faire comprendre la source de ce tranquille héroïsme. ; Chaque soldat est un individu, non comme chez les Allemands une machine, et la discipline qui les lie est faite d’intelligente fraternité et de libre acceptation ; elle n’est pas la discipline de la peur : ils sont une grande famille démocratique, unie par des confiances réciproques, et qui veut être libre. Ils savent que la paix sans décision serait un crime envers leur postérité. Une telle paix serait la préparation d’autres guerres, une capitulation aux forces d’esclavage, le renoncement à toute liberté humaine. Tous, et les femmes de France, sublimes, se sont sacrifiés sans une plainte à l’idéal de leur race et de leur intelligence réfléchie. Mais il ne faut pas que leur sacrifice ait été fait en vain. Et devant la splendeur de cette foi démocratique, Johnson rougit du pacifisme de tels de ses concitoyens ignorans de l’âme qui s’est révélée à lui, et qui ne comprennent pas que c’est pour eux que meurent ces héros.

Et dans un dernier chapitre : La vérité sur la France, il essaie de montrer que le miracle français n’est que l’affleurement de la France vraie, profonde, éternelle, celle de Jeanne d’Arc et de Valmy, dissimulée aux superficiels regards étrangers par l’écume de corruption qui flotte à la surface. Il dit cette France indomptable, patiente, paysanne, terre de labeur obstiné, d’économie et de générosité, d’intelligence et de beauté, nourricière de tous les dévouemens, de tous les idéalismes, de toutes les constances généreuses ; et elle lui paraît la plus haute conscience éclairée de l’humanité. La leçon de cette guerre est pour lui la révélation de cette union morale française, de la vitalité française, de l’âme française, « la plus fine, la plus profonde, la plus noble, la plus humaine » que le jugement dernier des peuples ait découverte.


II

Avec Owen Wister, J. J. Chapman et Robert Herrick l’horizon s’élargit. Derrière l’immense tragédie étalée sous leurs regards ils cherchent les forces qui la créent, le sens profond qu’elle dissimule. La philosophie de cette guerre fut révélée à Wister, grand admirateur de l’Allemagne visible, dans l’éclair qui lui montra son âme hideuse recouverte par le masque de sa « Gemütlichkeit, » de sa fausse bonhomie, le mirage de son passé d’honnête labeur et de sentimentalisme bonasse. Son remarquable opuscule The Pentecost of Calamity s’ouvre par la description saisissante de l’ordre allemand dans les villes fleuries, de la profonde paix de cette terre organisée pour la production et le bonheur matériel. Cette Allemagne lui paraît la réussite humaine la plus parfaite que le monde ait vue ; si bien qu’il déclare que s’il avait pu élire le pays où il aurait aimé naître et vivre, ce n’est ni l’Angleterre ni la France, ni même son propre pays qu’il aurait choisi, mais l’Allemagne. Mais brusquement la tare secrète du corps florissant se révèle : il est atteint de démence, de mégalomanie sauvage : et de cette hallucination collective il donne une analyse profonde. Le livre a été traduit : je me contente donc d’en signaler en passant l’importance.

Les conclusions de Wister sont celles que nous retrouvons sous la plume de J. J. Chapman. Celui-ci, dans son Deutschland über Alles, réunit les paroles de cet évangile nouveau de carnage et de terrorisme, de sanglante mégalomanie et de vanité délirante. Ce mince volume est le résumé le plus complet que je connaisse de cette doctrine, mais par sa densité même se prête mal à l’analyse.

Avec Merrick le débat s’élève encore. Ce n’est plus dans la seule folie allemande qu’il voit les causes profondes de cette guerre. Son regard d’historien, de critique largement renseigné sur les civilisations et les idées, pénètre au-delà du moment et des événemens présens, jusqu’aux forces idéales permanentes qui mènent les races et font l’histoire. Pour lui le conflit dépasse les ambitions politiques, les luttes économiques, les oppositions d’intérêts matériels, d’idées impérialistes et démocratiques ; en dernière analyse, c’est d’abord le heurt de deux conceptions inconciliables de la vie, la latine et la germanique. Dès les premières lignes de son beau livre, The World Decision, il pose nettement la question : c’est de l’Italie qu’il s’agit, car c’est elle qu’il a voulu d’abord étudier dans ces critiques journées de mai où elle s’est décidée :

L’Italie répétait à sa manière, à la moderne, l’antique défi jeté par ses ancêtres romains à la menace teutonne : Fuori i barbari ! — à la frontière les barbares ! — qui dormait depuis deux mille ans dans le sang de l’Italie pour jaillir à nouveau, brûlant de haine sous le fouet de la Belgique outragée, de la France envahie, de la Lusitania assassinée. Moins conscient que cet antagonisme personnel, mais non moins puissant comme force d’impulsion, se révélait l’antagonisme spirituel entre le Latin et le Germain, entre les deux visions du monde qu’imaginent le Germain et le Latin, et qu’ils tendent à perpétuer.

Que, dans une très large mesure et un sens très réel, cette convulsion du monde en guerre soit la lutte suprême entre ces deux traditions opposées de la civilisation, — une décision à intervenir entre deux formes de vie aux prises, — cela m’apparait d’une évidence à dispenser de toute discussion.


Et c’est ainsi que l’Italie doit s’allier avec ceux qui soutiennent au prix de leur vie l’héritage de Rome contre les prétentions de la force, — la loi, la justice, la miséricorde contre le poids mort de la force physique et matérielle.

Comment ce devoir apparaît, se précise, grandit irrésistiblement jusqu’à entraîner comme un torrent l’Italie au gouffre de la guerre et de sa destinée, Herrick le dit avec une finesse de psychologue rompu aux plus subtiles analyses morales, un art consommé de romancier habile à graduer de page en page l’intérêt haletant du récit. Rien de plus passionnant que les cinq actes tragiques de cette première partie de son livre, l’Italie : L’Italie hésite, — Le Politicien parle, — Le Poète parle, — La Piazza parle, — L’Italie se décide, qui déroulent les phases du grand drame où se débat la conscience italienne aux prises avec sa destinée. Plus encore que son amour pour l’Italie, que sa grande culture, que ses dons de romancier et d’analyste, son profond sens démocratique d’Américain, sa divination des instincts populaires guident ici Herrick à travers le dédale de ces troubles journées hésitantes de mai 1915. Toute cette première partie est une merveille de pénétration, de subtile sympathie et d’exacte analyse. Pour l’observateur superficiel, c’est l’échec de sordides marchandages et la poussée de la racaille qui entraînèrent l’Italie à la guerre : telle est l’explication des diplomates et du Chancelier allemand. Herrick ne peut accepter une interprétation à ce point basse et vulgaire, lui qui assista heure par heure au rapide développement du drame qui aboutit le 23 mai à la déclaration de guerre, et sentit battre le cœur de l’Italie. Avec profondeur, il montre l’incapacité foncière des diplomates et des politiciens professionnels à comprendre cette âme des peuples qui parfois, comme alors, surgit dans sa force inexorable et simple, irrésistible. Les diplomates sont recrutés dans les hautes classes dont les dons sont d’ordre « mondain » et dont les sympathies reflètent les sentimens et les préjugés d’un élément très restreint de l’Etat : ils ont trop exclusivement affaire à des êtres de convention, aux mondains sophistiqués : le politicien comme le diplomate ne va jamais au-dessous de la surface ; il ne possède pas cet instinct de la race qui lui permettrait de comprendre le groupe humain dont il fait partie ; il a trop exclusivement affaire aux gens dont le credo est de réussir, à la classe commerciale, à la classe exploitante :


Ce que dans le monde entier Giolitti et les hommes de sa trempe ne peuvent arriver à comprendre, c’est que le peuple n’est jamais aussi rusé, retors et vulgaire que ses politiciens. Le peuple reste capable d’émotions honnêtes, de désirs héroïques, d’immenses sacrifices : il aime, il hait, il abhorre d’un cœur simple. Comme le romancier populaire, le politicien fait l’erreur mortelle de sous-évaluer son public.


Cette erreur fut celle de Bülow et de Bethmann-Hollweg comme de Giolitti. Ils ne voyaient que l’intérêt matériel de l’Italie : il était insensé pour l’Italie de se jeter tête baissée dans la guerre contre les alliés puissans qui, à cette heure même, triomphaient à l’Est ou à l’Ouest : ils étaient infectés de la pernicieuse croyance allemande que le bien suprême de l’Etat dépend en premier lieu de la faculté que ses citoyens ont de produire de la richesse et d’exploiter ceux qui leur sont inférieurs dans la science du massacre, que tout le bonheur des individus, comme de l’Etat, consiste uniquement, ou même à un haut degré, dans la prospérité.

Mais l’Italien plonge ses racines profondément dans un autre humus de choses très anciennes, de traditions nourricières d’autres rêves, inspiratrices de risques spirituels plus délicats que ceux de l’intérêt ; et dans le silence auguste du forum, Herrick entrevoit l’idéal latin, né du maigre sol doré, vide de houille, de fer, net d’usines, mais riche de prestiges immatériels :


Il y a dans la vie humaine des qualités plus précieuses que la prospérité, — la beauté, le sentiment, le goût des traditions, tout ce qui donne aux jours vécus leur sens et leur couleur. Tels sont les trésors de la civilisation latine au nom desquels combattent aujourd’hui les nations alliées de l’Europe. Et c’est parce que l’âme latine place au-dessus de la réussite économique une interprétation de la vie plus large et plus belle, que toute la civilisation est suspendue à la grande décision qui sortira de cette guerre.


Et c’est parce que Giolitti, le germanophile, est traître aux traditions de sa race et de cette âme, et, patriote borné, leur préfère l’intérêt immédiat de son pays, que le peuple italien le rejette ; et c’est parce que d’Annunzio est la voix de cette âme et du sang italien que ce peuple l’accueille avec des transports :


Il parlait de la plus grande Italie, la grande, la pura Italia, senza onta, libre de toute souillure ; et tous savaient qu’il n’entendait point un agrandissement de limites. Avec noblesse, il rappela à ses concitoyens l’idéal supérieur de leur passé ; grâce à lui, ils se sentirent, non pas des trafiquans hypnotisés par leurs dangers ou leurs profits, mais des Latins, des gardiens de la civilisation.


Le poète leur révèle que les alliés « se battent non pour un gain de territoire, un accroissement de gloire, ni même l’égoïste conservation de son être, mais bien plutôt, et plus profondément, pour l’existence d’une certaine humanité. » Et devant la révélation brûlante de la destinée italienne éternelle, l’immense acclamation surgit de la Piazza, héritière du forum antique, balayant tout, passe les monts, et Bethmann-Hollweg ricane : « La voix de la Piazza l’a emporté : »


On comprend bien le dédain du Chancelier pour toute expression irrégulière de l’opinion nationale, et son dégoût de voir un public inorganisé oser en pleine rue manifester des volontés et des sentimens autres que ceux que lui suggérait un gouvernement fort…

Les forces de la Piazza n’ont aucune place dans l’organisation serrée de l’Allemagne, ni aucune expression politique possible.


Mais pour Herrick, c’est la gloire du tempérament latin de refuser la discipline imposée, à la manière teutonne, de rester sourd aux sophismes des dirigeans et des intellectuels, et de pouvoir naïvement éprouver des passions politiques désintéressées, jaillies spontanément du fond de la conscience populaire, des instincts aveugles de l’âme même de la race :

Cette âme d’un peuple toujours plus grande que l’âme individuelle et, par le fait même qu’elle sort de l’humble peuple, condamnée à souffrir pour la foi qu’elle atteste, parle avec une autre autorité que les intellectuels et autres membres bien abrités de la communauté.


La longue agonie d’indécision politicienne est finie : le poète, le peuple, la tradition latine, l’éternel idéal humain l’ont emporté sur les conseils de la prudence et les suggestions des politiciens et des diplomates. La grande, la pure Italie, radieuse de son âme retrouvée, part à l’appel de sa destinée pour cette lutte à mort entre deux principes de vie qui s’excluent. « Qui n’est pas avec moi est contre moi. Dans les grandes questions de la vie il ne saurait y avoir de neutralité, » et l’Italie a rejeté pour toujours ses neutralistes.

C’est, plus encore que l’idée de cette lutte entre les Germains et les Latins, le puissant intérêt dramatique de cette première partie qui lui donne sa forte unité. Dans la seconde, consacrée à la France, la même idée est reprise, est élargie, et c’est son développement qui, comme un leitmotiv, relie les vives images de Paris, de Reims, de Champagne, des champs de bataille. Herrick décrit les blessures inoubliables que porte la figure de la France, et qui montrent le mépris allemand pour les antiques piétés et les traditions de la race des hommes :


Et c’est parce que ni la beauté, ni l’humanité, ni l’antique tradition, ni la commune pitié ne peuvent émouvoir le Teuton qu’il faut que cette guerre soit menée jusqu’au bout. Il n’y a pas de place à la fois sur cette terre pour l’idéal germanique et l’idéal latin : l’un des deux doit périr.


Ce que c’est que cet idéal germanique, Herrick le montre dans sa puissante étude du « barbare. » La France lui révèle le sens profond de ce mot que son peuple, comme ses philosophes, applique pareillement, à l’Allemand ; car mieux encore que l’Italie, la France, héritière de la tradition grecque et de la latine, la plus anciennement et la plus finement civilisée des nations européennes, non seulement par instinct, mais par lucide analyse consciente, a démêlé toute l’abjection de cette conception barbare de la vie, dont sa délicatesse native la sépare plus efficacement que mille années dans le temps ou mille lieues dans l’espace. Elle sent que les barbares, au sens où les Grecs employaient le mot,


n’étaient pas nécessairement des hommes ou un peuple dépourvus de civilisation, mais du sens spirituel des valeurs. Ils n’avaient ni goût, ni talent pour ces aménités de la vie quotidienne qui s’expriment superficiellement dans les manières ; et plus profondément par les réactions de la sensibilité. Ils n’en avaient pas davantage pour ces aménités de l’âme connues sous le nom d’honneur, de justice, de miséricorde. Les barbares méprisaient comme faibles et dégénérés ceux qui se laissaient mener dans leur conduite par des considérations non utilitaires… Le barbare ne meurt jamais complètement. Dans toute race, toute nation, on trouve des exemplaires affinés de l’instinct barbare, de la philosophie barbare de la vie. Je connais personnellement un grand nombre de barbares, — la société américaine en pullule, — et la connaissance que j’ai d’eux, de leur force et de leurs limitations, me permet de comprendre les Allemands modernes tels que cette guerre les révèle, — des gens et un peuple qui ne reconnaissent pas l’idéal de goût, d’honneur, d’humanité, les valeurs que les non-barbares résument dans l’expression « dignité morale. »


Et ce n’est pas l’idéal militariste de l’Allemand, sa civilisation mécaniste, pas même sa brutalité et sa vulgarité, pas même la férocité de ses méthodes de guerre : c’est l’érection méthodique de la théorie barbare en principe de civilisation qui révolte le Latin, la barbarie raisonnée, intellectuelle, qui élève les instincts et les impulsions du barbare à la hauteur d’une philosophie de la vie avec les sanctions de la religion. « Et c’est là la menace de l’Allemand : non pas sa force ou sa brutalité, mais le risque qu’il ne réussisse à imposer au monde sa croyance atroce, le risque de l’énorme crédit que la victoire donnerait à sa détestable doctrine, au principe du mal dans le monde. » Déjà ce principe que « la science crée la puissance ; la puissance, la loi ; la loi, l’humanité ; que la force prime le droit, et que le succès seul importe » a infecté toutes les nations, sans en excepter l’Amérique. L’Allemagne ne fait qu’incarner avec bestialité et adopter avec cynisme la croyance meurtrière qui aujourd’hui sape l’humanité. Le conflit est ouvert non seulement entre le Latin et le Germain, mais entre le civilisé et le barbare : et ce n’est pas l’idéal d’un peuple ou d’une race, mais tout l’héritage de l’homme qui est l’enjeu de la partie : la France combat la barbarie autant que le barbare. Le clair génie français l’a senti et par la bouche de ses philosophes l’a proclamé.

De plus sa lucide vision a compris du coup la « leçon de l’Allemagne, » — que la force scientifiquement organisée peut seule vaincre la force. Et c’est pourquoi la France, plus vite que ses Alliés, s’est adaptée aux conditions de la lutte. Elle a vu que, pour dominer la machine allemande il fallait créer une machine aussi puissante, aussi « efficace, » avec ce « plus » de valeur morale et d’enthousiasme qui devait donner la victoire. Cette valeur morale refusée à la machine, la France la sentait en elle, et sa confiance dans la victoire définitive est justifiée. — Mais saura-t-elle apprendre toute la leçon de l’Allemagne :


l’habitude de la préparation, de la discipline, de l’organisation, de l’économie ? Les Français sauront-ils s’approprier le sens intime de cette leçon, l’incorporer à leur caractère, le transmettre à leurs enfans ? C’est la grande question qui nous importe à nous autant qu’à eux, au monde entier. Le monde saura-t-il concilier l’organisation matérielle de l’Allemagne et des temps modernes et la tradition latine humaine ? L’organisation sociale, industrielle, systématique, et non pas intermittente et vague, la prudence, l’économie, l’obéissance et la subordination de l’individu à l’État, la discipline, — en un mot, la société efficiente ; c’est une grande leçon.

Si le monde peut apprendre la leçon que l’Allemagne nous fait entrer dans la tête à coups de massacres, de ruines et de souffrances, s’il peut se discipliner sans se « teutoniser, » le sacrifice ne sera pas trop grand. Si les peuples non germaniques ne réussissent pas à s’assimiler la leçon assez efficacement, alors c’est que le Teuton est destiné à dominer le monde. La supériorité dont il se vante deviendra, un fait, le décret de la destinée.

C’est la grave décision qui s’élabore en ce moment en Europe, dans le sang et les larmes, à savoir : quelle est l’importance relative pour l’humanité de la discipline ou de la liberté ? L’idéal est de les avoir l’une et l’autre, dans la mesure où l’une est compatible avec l’autre. En Amérique, on voit les maux de l’individualisme dégénérant en licence. En Allemagne, on voit le résultat monstrueux du culte idolâtre d’un autre idéal : la Société, machine sans âme. Entre les deux est la voie du progrès à venir, dans laquelle, d’un instinct sûr, s’engage le Latin.


Dans les deux derniers chapitres de cette partie : — La foi de la France, — La France nouvelle, Herrick montre que de tous les belligérans, c’est la France qui le plus nettement aperçoit cette route, et comprend le plus clairement ce que cette guerre signifie, et toutes les vastes conséquences de cette décision suprême, non seulement pour elle, mais pour tous. Elle se bat, non pas pour des territoires, mais des principes. « On peut déclarer que l’Allemagne ne peut être battue. Les Français savent dans leur âme qu’elle peut l’être, qu’elle l’est déjà. Dans cette décision de l’histoire du monde, la plus grave de toutes, » la France révélant son âme éclaire les voies futures : « elle a subi l’épreuve de la flamme : elle n’est pas finie, comme le croient si pitoyablement mes amis germano-américains : » elle ressuscite, plus forte que jamais, et par elle « c’est l’esprit latin qui, de nouveau, triomphe, — la tradition la plus saine, la plus douce, la plus noble qui ait jamais été enseignée au monde pour y accomplir le mystère de la destinée. »

Pareille compréhension des profondeurs de l’âme française et de la tradition latine n’étonne pas chez un Ferrero qui charrie ces traditions dans son sang. Mais que cet Américain de pure descendance anglo-saxonne se félicite de la « reprise par les races latines de la direction de la civilisation, » voilà qui surprendrait, si on ne se rappelait les origines de cette Amérique dans notre XVIIIe siècle, et qu’à cette terre toutes les races aboutissent comme à un réservoir commun d’avenir et y déposent des parcelles de leur idéal. « Nous sommes moins Anglais que Français par notre esprit, notre idéal de culture et de vie, » dit Herrick ; et la thèse peut se soutenir. Et puis les angoisses patriotiques de la dernière partie : — « L’Amérique : Qu’est-ce que cela signifie pour nous ? » — éclairent le problème. L’Amérique est au partage des chemins ; et il ne semble pas que ses guides voient bien clair. Toutes ces phrases du Président sur la neutralité, sa complaisante constatation que « deux mille lieues de mer froide sont non conductrices du fluide de la guerre, » humilient d’autant plus profondément Herrick qu’il voit chaque jour plus nettement que le Président a « exactement interprété la volonté nationale. Plus on va vers l’Ouest, plus le cœur de l’Amérique devient froid, plus la vision de l’Amérique devient obtuse. » Elle se désintéresse de la guerre : elle n’en voit pas la menace personnelle :


Le péril allemand ne réside pas dans une invasion allemande, dans ses gros canons, sa grande flotte, ni la machine à la prussienne. Il est plus profond : il réside dans l’Allemagne elle-même, dans l’image qu’elle se fait du monde. Si l’Allemagne remportait même une victoire partielle par l’application de cette doctrine monstrueuse du matérialisme, c’est elle qui deviendrait inévitablement la loi du monde, — la loi du barbare. C’est l’Allemagne qui imposerait sa morale au monde ! Et de toutes les nations du monde, c’est l’orgueilleuse Amérique qui serait la première à accepter cette nouvelle interprétation des commandemens. Car nous ne savons pas résister à la fascination du succès. Le péril allemand… est déjà dans notre sein, insidieusement à l’œuvre dans notre cœur… Voulons-nous, Américains, voir notre monde germanisé ? Non pas dans son art, sa langue, ses coutumes, Dieu nous en préserve ! bien que cela puisse arriver. Mais germanisé dans son âme ? Voulons-nous que ce soit l’idée allemande ou l’idée latine qui prenne le dessus ? Et sommes-nous assez attachés à notre idéal pour résister à la « pénétration pacifique » de l’Allemagne dans la forteresse de notre esprit et de notre cœur ? C’est pour nous une question angoissante. Les poilus souillés dans les tranchées de première ligne, ah ! sachons le comprendre, se battent aussi pour nous ! Ils comprennent, eux, que l’idéal allemand s’achète au prix de l’humanité, — et c’est là un prix trop haut…Leur conception de la vie comprend l’esprit chevaleresque, un idéal sentimental, non utilitaire, mais sans lequel la vie de l’homme sur cette terre serait désolée, sans dignité, sans signification. Enlevez à l’homme le rêve lointain d’un meilleur lui-même, et vous faites de lui l’animal de la jungle, d’autant plus méprisable qu’il est plus habile à satisfaire ses appétits. Nous autres Américains, nous avons fait effort pour atteindre les beautés de la chevalerie, de l’art, de la tradition, pour les introduire dans notre vie, souvent sans discernement, sans délicatesse. Nous avons emprunté et acheté ce que nous ne pouvions créer ; instinctivement nous rendons hommage à ce qui dépasse la sphère de notre puissance industrielle, avouant ainsi l’insuffisance de notre matérialisme à satisfaire notre âme.


Et c’est pourquoi les crimes allemands, la conception allemande de la vie devraient révolter les Américains autant que les Français, « car ces sentimens ne sont pas des objets de raisonnement, mais d’instinct, des impératifs de l’âme, » et c’est pourquoi tout Américain devrait comprendre que « tout soldat qui meurt dans les tranchées de France, tout mutilé qui traînera dans la vie son corps défiguré, se donnent pour nous, afin que nous (vivions dans un monde où les droits individuels et la liberté soient respectés, où la beauté morale et la beauté de l’art puissent subsister, où la vie signifie quelque chose de plus que les appétits. » Et ce que cette suprême décision révèle à Herrick, c’est donc la niaiserie du pacifisme, de l’internationalisme vague dont se targuent beaucoup de ses concitoyens comme d’une supériorité ; peu à peu se dévoilent à ses yeux étonnés la grandeur infinie du patriotisme et sa signification vitale. Tout est à retenir dans son analyse de ce sentiment patriotique inconnu, d’après lui, à l’Américain, et qu’un sec rationalisme méprise. C’est la religieuse ferveur de ce sentiment qui fait que « Viva l’Italia ! Vive la France ! est la prière la plus sincère, la plus pure que l’Italien, le Français puissent prononcer, » car elle est le jaillissement de toutes les forces de son passé, de sa race, et de son être, de tout l’idéal hérité qui le fait vivre, la suprême émotion de la vie de l’individu : « Là où cette émotion est instinctive, intense, c’est que le peuple a reçu en héritage une tradition précieuse qui brûle encore dans son sang. Et mieux vaut toute perte que cette malédiction : l’absence de toute foi suprême, de tout consentement au sacrifice, — que cet égoïsme sans nom dans lequel notre jeunesse américaine est élevée. »

Avec angoisse, Herrick constate cette lacune et se plaint qu’elle fasse de sa race une foule, non une nation : tout enfant d’Europe sait ce qu’ignore le jeune Américain « égoïste ne qui ne sait jamais s’oublier lui-même, subordonner ses ambitions personnelles à un devoir transcendant, » — qu’il est redevable d’une grande dette, qui est de servir son pays, ce grand tout qui lui a donné le meilleur de lui-même :


Ayant fait le sacrifice de leur vie pour la cause du patriotisme et de l’idéal national, les Français avaient trouvé leur véritable vie, plus vaste, plus belle, plus forte. Leurs tombes parsèment toutes les campagnes de l’Est de la France. Ils ont payé leur dette, rempli leur rôle, grand ou petit, ignorés ou glorifiés par les hommes. Ils ont donné leur sang pour la terre de leurs aïeux.

Ils ont donné à cette terre beaucoup plus que leur sang. Ils ont laissé en mourant à ceux qui survivent, à ceux qui sont encore à naître, un admirable héritage d’honneur et de noble responsabilité. En arrosant cette terre de leur sang, ils l’ont rendue infiniment plus précieuse à tous les êtres qui la foulent. Ils ont aidé à donner à la vie son sens, pour ceux qui restent et qui les pleurent. Ils n’ont pas laissé derrière eux la joie, mais la foi. Quelque chose de la gloire créée par ces morts et ces blessés rayonne même jusqu’à nous dans notre lointain pays paisible…


Et donc cette guerre que les pacifistes américains appellent une boucherie confuse et vainc est pour Herrick une guerre nécessaire, une guerre sainte, et nul peuple et nul homme n’a le droit de s’en désintéresser, car elle est la plus grande des décisions de l’âme et de l’histoire. Elle seule peut donner « la paix vraie qui ne s’établit pas par l’abandon ou le compromis, — ni pour les individus, ni pour les nations. »

Tel est le sens de ce livre et la justification de son titre. cette décision est la décision suprême, non pour telle race ou telle nation, mais pour toute âme. En face d’elle aucune ne peut rester « neutre. » Entre le bien et le mal aucune neutralité n’est possible.

Seul un Américain pouvait écrire ce livre. Seule l’Amérique pouvait fournir l’arrière-fonds, la secrète inspiration qui lui donnent son émouvante originalité. Un romancier d’un autre pays aurait pu, sans doute, en ordonner la progression dramatique aussi subtilement, y verser des qualités de vie, de pénétration, d’émotion intellectuelle aussi vives, un autre penseur abonder en analyses aussi fortes. Mais dans le complexe tissu de ce talent où s’entre-croisent tant d’influences et de traditions, — puritaines, païennes, anglo-saxonnes, latines, — dans cette œuvre où la ferveur morale et le détachement de l’artiste, les préoccupations et les intuitions du démocrate, les dédains du philosophe aristocratique, se fondent en subtil mélange, l’apport du patriote angoissé est, pour nous, le plus riche en intelligence et en émotion. — C’est la grande ombre de la destinée américaine incertaine projetée sur toute l’œuvre qui la baigne d’inquiétude tragique et lui donne son sens profond : c’est le problème toujours présent de cet avenir qui stimule le cerveau et le cœur de Herrick. Car, tel Hercule au partage des chemins, la jeune Amérique dressée dans sa force immense et confuse, grand corps indéterminé encore, est au seuil de sa destinée indécise, et tout l’avenir de son âme sortira de son choix. En elle tous les héritages de l’ancien monde et des richesses nouvelles sont réunis ; et devant elle tous les problèmes, les anciens et les nouveaux, se posent. Son sort est celui de l’humanité entière et sa décision est la plus significative de toutes. — C’est l’honneur de Herrick d’avoir vu avec cette lucidité les données du grand problème, et d’avoir été dans cette crise la conscience supérieure de son peuple. Son livre est ainsi une des contributions les plus hautes de l’Amérique à la littérature durable de cette guerre. Par la variété des idées, des préoccupations et des inquiétudes dont elle est chargée, elle est peut-être la plus caractéristique de toutes et, dans sa complexe originalité, la plus américaine[1].


III

Il ne faut pas demander aux théoriciens du droit international et de la politique, aux historiens et aux philosophes américains, les vives qualités littéraires, ni espérer trouver dans leurs œuvres l’intérêt dramatique du livre de Herrick. Toute analyse détaillée du réquisitoire de Beck : The Evidence in the Case : des lucides essais du Président Eliot : The Road toward Peace : des écrits de Mark Baldwin, de Morton Prince, de White, même des suggestives dissertations de H. A. Gibbons, de R. Usher et de Morton Fullerlon, serait déplacée dans un exposé de la contribution proprement littéraire des Etats-Unis au grand débat. Certes Usher, Gibbons, et surtout Morton Fullerton, sont des écrivains de valeur ; mais ce sont avant tout des spécialistes, et le détail de leur pensée déborderait non seulement les cadres, mais l’esprit de cette étude. Et puis, par le caractère abstrait et général de leurs préoccupations, ces juristes, ces professeurs, ces historiens de l’Est sont moins citoyens de leur pays que du monde : plusieurs d’entre eux sont profondément européanisés ou même établis parmi nous ; et c’est la pensée européenne ou cosmopolite qu’ils expriment plutôt que la pensée spécifiquement américaine. De même, malgré l’éclat et la force des explosions périodiques de Roosevelt, malgré la vigueur et la haute tenue littéraire des articles de Simonds, l’intensité presque fanatique d’émotion qui brûle dans les beaux articles de Arthur Gleason, l’ironique finesse de ceux de Walter Lippmann, les pénétrantes analyses des purs intellectuels de la New Republic, férus d’Américanisme intégral, dédaigneux des idéalismes nationaux des vieilles races, malgré toute la valeur documentaire et parfois artistique de ces écrits divers, d’ailleurs en général disséminés à travers des journaux et des magazines, leur analyse entraînerait trop loin, et n’apporterait que peu à la définition de l’esprit proprement américain. C’est notre point de vue qu’ils soutiennent presque tous ; et, si touchés que nous soyons de l’unanimité de leur offert en notre faveur, leurs thèses nous sont familières, et il suffit de saluer avec reconnaissance en passant leur fervent apport à notre cause.

Mais si dans cette armée de tirailleurs il fallait faire une place à l’un plutôt qu’à l’autre, c’est à coup sûr à Frank Simonds qu’on l’accorderait. Ce rédacteur en chef de la Tribune est le plus intelligent, le plus lucide, le plus brillant des journalistes américains, le plus ardemment attaché à notre cause. Son influence a été immense. Il a profondément modifié l’opinion publique de son pays, par ses analyses pénétrantes des visées allemandes, de l’âme de la France que personne n’a mieux comprise que lui : il a clarifié pour ses compatriotes événemens et idées, donné à la pensée des politiciens, des directeurs de journaux, une forme énergique et des directions efficaces. Tel recueil de ses articles : « Verdun : ils ne passeront pas ! » répandu à des centaines de milliers d’exemplaires, a été pour notre cause la meilleure des propagandes.

Au-dessus de cette production plane la pensée philosophique proprement dite de l’Amérique. Malgré son caractère abstrait, il est impossible de la passer sous silence, car elle est la plus haute manifestation, non seulement du cerveau américain, mais de cette idéalité américaine supérieure qui nous révèle, comme toute philosophie, les tendances profondes de la race, les démarches de son intelligence et un peu de son avenir intellectuel. Et par bonheur, la guerre a produit dans cet ordre d’idées au moins un livre, Egotism in German Philosophy, par George Santayana, qui s’impose par une profondeur de pensée, une beauté de style si rares, une portée philosophique si haute, qu’il est impossible, malgré son caractère ardu et spécial, de ne pas le signaler à part. Certes cette magistrale analyse de l’essence même de la philosophie allemande pourrait être signée d’un nom européen : ses qualités de mesure et de lucidité, de sereine intelligence, de sobre précision, de pénétrante finesse, de grâce aisée, sont grecques ; et Santayana, latin d’origine, semblerait, à première vue, peu Américain. Il l’est cependant comme savent l’être un Whistler ou un Emerson, qui ont cueilli la fine fleur du monde, héritiers de toutes les traditions parce qu’aucune tradition particulière ne les accable ni ne les détermine, universels pur ce détachement supérieur de l’artiste suprêmement intelligent qui, tel Walter Pater, reconnaît dans toute perfection sa patrie. Du haut de cet empyrée baigné de lumière translucide, des templa serena qu’il habite, Santayana voit la lointaine confusion du monde et les confuses aspirations des races se résoudre en groupemens précis et nettes directions de destinée. Son calme regard pénètre au-delà des apparences jusqu’aux idées éternelles, et son jugement impartial les pèse avec une tranquille justesse.

Pour ce Grec lucide qui ne saurait être dupe d’aucun mysticisme et qu’aucun verbiage prestigieux ne peut tromper, l’égotisme, qui est la marque de l’immaturité, de l’inexpérience, de la vision imparfaite, est la force partout présente et immanente dans toute pensée allemande. Vingt années d’études approfondies consacrées à cette pensée ont dégagé pour Santayana ce caractère. Elles lui ont montré l’incapacité de pensée objective de l’esprit allemand, l’incapacité de soumission à une règle universelle de la volonté allemande, la foncière puérilité des conceptions allemandes, qui livrent aujourd’hui contre la raison et la liberté un double assaut, par la violence armée et la sophistique. Ce sombre assaut sera repoussé par la force, si possible ; il sera de toutes façons anéanti à la longue par l’indomptable résistance morale que des races plus mûres d’esprit, plus riches de sagesse, opposent avec succès à la grossière volonté du conquérant.

Tout d’abord, Santayana montre l’affleurement dans les poètes comme dans les philosophes allemands de ce subjectivisme foncier de l’âme allemande, romantique, mystique, livrée à toutes les impulsions de l’instinct et de la destinée, enfermée dans la totale relativité acceptée de l’esprit comme dans une prison où elle se complaît, ayant la religion de tout ce qui est familier imparfait, instable, en voie de devenir, éprise du pittoresque et de l’emphatique en art, amoureuse de la musique qui libère les émotions indéterminées jaillies de l’être obscur, et, partant, incapable de vrai idéalisme, de cet idéalisme platonicien, qui voit en tout, non le réel, mais l’idéale perfection que la réalité ne fait que suggérer sans la réaliser jamais ; impuissante donc à s’élever jamais à l’universel, à ce qui rejette les objets des sens pour s’élancer plus haut à l’appel de la beauté et du désir.

Avec finesse, il expose le sophisme fondamental de cet idéalisme qui nie la possibilité pour l’esprit de rien connaître que ses idées, de cet égotisme dogmatique qui nie que rien n’existe que ce qu’il connaît :


Une seule visite à une maison de fous peut provoquer cette assertion : elle est fausse cependant. Seul le fou ne peut voir que ses Idées. Mais ses perceptions correspondent à des objets extérieurs : elles expriment une réaction intérieure ; elles sont des rapports sur le monde extérieur qui existe indépendamment des catégories de l’esprit, seul objet de connaissance pour les Allemands.


Mais mieux encore que la théorie kantienne de la connaissance, les idées de Hegel et de Fichte sur le rôle providentiel du peuple allemand dans l’Histoire montrent le côté subjectif, mystique et religieux de cette philosophie, qui est l’héritière du Judaïsme. Elle n’aurait jamais pu se former par la libre observation de la nature et de la vie, comme la philosophie de la Grèce et de la Renaissance. Elle est la théologie protestante devenue rationaliste. Elle réduit Dieu et la nature à des créations de l’esprit ; mais profondément elle croit que l’esprit qui questionne et lutte est absolu, divin, et que les intérêts moraux de la créature seuls importent, et que le monde y aboutit. Dans ce plan de l’univers les principales figures ne sont pas des individus, le Créateur, le Rédempteur, l’âme individuelle, mais des nations et des institutions. La piété biblique des premiers protestans devient un zèle séculier d’ordre social et patriotique, une religion de la vie conventionnelle de ce monde. L’essence de la philosophie allemande et du protestantisme est une : chaque individu doit repenser pour soi les interprétations de la Bible et les doctrines de l’Eglise, les connaissances traditionnelles acceptées, les croyances naturelles de l’esprit, et les réfuter. Pour préserver sa liberté et son idéalisme, il doit chaque jour les reconquérir. La foi est chose primitive et absolue, non une connaissance transmise par d’autres dont l’expérience peut être plus grande que la nôtre : d’où la révolte du protestantisme contre la médiation en religion, contre toute autorité extérieure et contre le Dogme, et de la philosophie allemande, qui est une éternelle critique de toute règle ordinairement acceptée.

Mais la philosophie allemande sur un point dépasse le protestantisme. Elle a séparé les deux élémens qui sont au fond de toute religion traditionnelle. Elle a gardé la foi vitale à la volonté animale : elle a rejeté les leçons de l’expérience. Pour elle, le moi seul existe, et cette volonté, qui, pour être absolue, ne peut reconnaître et aimer, — non la vérité qu’elle découvre, mais celle qu’elle crée. A la place du Dieu extérieur elle met l’impératif catégorique du moi, le plus subjectif des sentimens, le sentiment de ce qui doit être. Et cet impératif n’est pas seulement omnipotent, il est impitoyable : Kant rejette expressément comme indigne de cette volonté absolue toutes les compromissions, toutes les conséquences contingentes :


Que cet impératif devienne non la voix d’un lointain décalogue hébraïque, mais d’une jeune vie et d’un tempérament riche, et il sanctifiera toute passion débridée, tout crime romantique. Sous les aspects d’une conscience infaillible devant laquelle rien n’a le droit de subsister, l’égotisme absolu est lancé sur sa carrière irresponsable. Sous prétexte qu’il faut impitoyablement obéir aux mandats de cette conscience envers soi-même, on les appliquera aux autres sans égard pour leurs victimes. Cet impératif catégorique est absolu, est antérieur aux mondes, qui ne sont qu’une création de l’imagination. L’égotisme et les ambitions des Allemands sont d’antiques folies de la race des hommes, mais ils prennent ces passions vulgaires pour l’esprit créateur de l’univers.


Et c’est ainsi que Kant fut le prophète, mieux, le fondateur de cette nouvelle religion allemande.

Fichte la perfectionna. L’objet véritable de la volonté absolue n’est pas tel objet, tel plaisir, mais le vouloir. Plus ce vouloir est intense, désintéressé, mieux il manifestera volonté absolue. L’héroïsme qui consiste à se briser contre des obstacles insurmontables est donc peut-être la suprême manifestation de l’idée divine. La volonté ose périr, afin d’avoir tout osé. Au milieu des ruines elle reste idéalement victorieuse. Et pour Fichte cette volonté, identique à l’idée, s’identifie à la vie de la nation allemande. Pour elle, il veut cette lutte éternelle, mère de toutes choses. Si elle cessait de lutter, elle cesserait de vivre. L’effort incessant est exigé par la volonté absolue. Elle a besoin de sentir des résistances pour devenir plus intensément consciente de soi. L’acquisition vaut mieux que la possession, parce qu’elle donne plus intensément le sens de l’effort et de la puissance :

Cet idéalisme n’est pas celui du solitaire ou du poète ; ce n’est pas quelque chose d’accidentel et de fugitif dans le monde comme un trille d’oiseau ; dans l’immense orchestre, il ne redoute pas d’être étouffé par le tonnerre des instrumens matériels ou de s’élever en strideurs et en tensions hideuses ; la strideur et la tension sont son élément.


Son activité préférée est de se frayer par la force un chemin vers la réalisation de son hégémonie :


L’expression adéquate de son âme est la bataille universelle qui seule peut contenter ses instincts. Il doit refaire le monde d’après le modèle immanent dans son esprit ; et telle est la destinée glorieuse de l’Allemagne.


La liberté naturelle est chose honteuse, un fouillis d’impulsions sensuelles et intellectuelles sans principe d’ordre. Que les Allemands, en qui ce principe d’ordre est inné, soient donc la Providence de l’humanité et les ordonnateurs du progrès ! Et si le peuple refuse l’Idée, que l’Etat l’impose. L’éducation idéale refait l’homme si bien qu’il devient incapable de vouloir ce que cette éducation n’a pas voulu. L’Etat, obéissant à sa mission idéale, doit conquérir le barbare et l’élever à la culture. Fichte l’a dit :


C’est l’Idée qui pousse le conquérant macédonien au loin. Les civilisés doivent régner et les incivilisés obéir. Ne me parlez pas des milliers de victimes qu’il sema sur sa route, de sa mort prématurée. Il a réalisé son idée. Il pouvait mourir.


Et Santayana ajoute :


La théorie transcendante d’un monde imaginaire créé par le moi et d’une volonté absolue, voilà certes d’effrayantes illusions ; mais ni plus désespérées ni plus illusoires que des systèmes que des millions d’êtres ont acceptés. C’est une religion nouvelle. Elle domine le jugement et la conduite de la nation allemande tout entière. Aucune tyrannie ne pourrait être plus absolue. Ses prophètes sont les philosophes et les historiens du siècle dernier. Ses grands-prêtres et ses pharisiens sont son gouvernement et ses professeurs ; son troupeau fidèle de croyans est la masse disciplinée de la nation : ses hérétiques sont les socialistes, ses dupes les catholiques et les libéraux qui abomineraient la foi nationale s’ils la comprenaient : elle compte aujourd’hui des millions de martyrs, et ses victimes parmi les incroyans sont plus nombreuses encore, car tout homme, à quelque degré, est sa victime.


Mais où l’égotisme foncier de cette philosophie éclate le mieux, c’est dans Hegel, et d’autant mieux que ses prétentions à l’objectivité sont plus grandes. Je ne suivrai pas Santayana dans sa profonde analyse de cette philosophie, des principes hégéliens de l’identité des contradictoires, qui revient à faire les choses se conformer à des mots, non les mots aux choses, ni de la « substance, » ni du sophisme qui veut que l’Etat soit la réalité divine sur la terre. Cela entraînerait trop loin.

L’erreur profonde, celle de Stirner, de Schopenhauer comme de toute la philosophie allemande, est, en dernière analyse, leur incapacité de concevoir dans la nature humaine, si variée, si richement douée, d’autre force que la volonté, qui n’est qu’une attitude accidentelle, consciente, et étroitement absolue. Ils ne respectent pas les conditions extérieures de son action, — Dieu, le monde matériel, la nature, et la volonté des autres hommes. « Leur immaturité de pensée éclate dans leur conception que le bien, c’est la vie, ce qui est parler comme un animal irrationnel, tandis que, pour un être rationnel, le bien n’est que la partie bonne de la vie, cette espèce de vie saine, stable, sage, tendre et belle qu’il appelle « bonheur. »

Et c’est l’explication du pessimisme romantique de Schopenhauer et de ces philosophes. La volonté ne peut jamais aboutir pleinement. Etre éternellement mécontent à la Faust sembla donc à ces insatisfaits une preuve de supériorité. Une fausse interprétation mystique de la nature est au fond de ce romantisme. Ce qu’il désire n’est pas tel bien, — se nourrir, avoir des enfans, la victoire, la connaissance, ou tel autre but précis des instincts humains, — mais un bonheur abstrait et perpétuel dissimulé derrière toutes ces fins variées. L’aspiration infinie et insatisfaite de l’âme allemande est seule réelle pour elle. Pour l’homme normal, ce sont les choses mêmes qui sont belles, pénibles, saintes ou ridicules : il ne parle pas de son Gemüt. Mais c’est son Gemütt, son émotion, qui pour l’Allemand est tout : il connaît mieux ce qu’il sent que l’objet de sa sensation ; d’où l’illusion de posséder une sensibilité plus riche et plus massive : ses sentimens absorbent son attention et lui paraissent d’une profondeur merveilleuse, parce qu’ils n’ont pas d’appui extérieur. et c’est ainsi que la musique est l’art allemand suprême : c’est l’art d’un esprit pour qui le monde est étranger, n’est qu’une provocation d’échos et de drames internes. « Mais que ces musiciens ne créent pas un système du monde de leur Gemüt, comme on crée une symphonie. Qu’ils ne lèvent pas leur bâton à la face des étoiles et des nations pour les conduire comme un orchestre. »

De ce romantisme effréné Nietzsche fut le prophète attardé. En lui tout l’égotisme naïf de ces philosophies trouve son expression suprême ; et son Surhomme est le dernier de leurs sophismes. Les chapitres où Santayana analyse les fondemens de l’anarchie nietzschéenne sont une merveille de pénétration et de justesse. Ce Grec démontre avec aisance l’incompréhension totale chez Nietzsche du génie grec :


Un peu de la dure beauté dorienne, un peu du hautain silence aristocratique du vainqueur dans Pindare entre dans son idéal : l’ardeur et la liberté bachiques y entrent à coup sûr. Mais il n’a pas compris la leçon des Grecs, ni leur modestie, ni leurs vénérations, ni leur joie dans l’ordre et la beauté, leur sens de l’amitié, de la sainteté des lieux et des institutions. Il répéta les paradoxes de leurs sophistes sans se rappeler comment leurs sages les avaient réfutés. Il vit qu’une force démoniaque est au fond de tout ; il ne vit pas que cette force avait été disciplinée, ce qui est tout le secret grec. Platon l’a exposé il y a longtemps dans le contraste qu’il établit entre l’inspiration et l’art. L’inspiration, comme la volonté, est une force sans laquelle la raison ne peut rien, mais elle doit s’harmoniser avec la Raison ou elle ne fait rien qui vaille. C’est la Raison qui est le critère de la volonté ; et cela, Nietzsche l’ignore comme toute la merveille du génie grec.


Il est le pur barbare, le païen :


Les Grecs, eux, étaient dans ce sens les moins païens des hommes. Ils étaient dociles aux expériences politiques, à la loi, à l’art méthodique, aux limites et aux ressources reconnues de la vie mortelle. Leur vie leur semblait enfermée étroitement par le ciel et la terre et la mer, par la guerre, la folie et la conscience et leurs dieux secrets, par des oracles et des génies locaux et leurs cultes familiers, par une destinée partout présente et la jalousie des dieux invisibles. Cependant ils voyaient que les forces divines étaient constantes, et qu’elles exerçaient leurs pressions et leurs générosités avec tant de méthode qu’un art et une religion prudente pouvaient s’élever parmi elles.

Mais Nietzsche et les Allemands, païens impénitens, se révoltent contre cette mesure, et cette orthodoxie de la sagesse : elles ne sont pour eux que vitalité inférieure et lâcheté :


Une haine profonde les anime contre la notion même d’un cosmos que l’on peut découvrir, ou d’une stable nature humaine que l’on peut respecter. La Nature, nous dit-on, est un symbole artificiel qu’emploie la vie, la Vérité une convention temporaire, l’art l’expression d’une personnalité ; la guerre vaut mieux que la paix, l’effort que la réalisation, l’intuition que l’intelligence, le devenir prime la forme, la volonté, la moralité.


Tout cela n’est qu’une révolte contre les entreprises ardues et confuses de la raison, contre la science, les institutions humaines, les contraintes morales :


D’autres ont dit que l’homme est un être rationnel. Mais pour l’Allemand, sa raison est chose éventuelle et idéale, tandis que son animalité est chose essentielle et profonde. C’est le paganisme qui est la religion primitive et universelle.

Et depuis quatre cents ans les Allemands tâtonnent désespérément pour retrouver leur « moi » pur, pour restaurer leur paganisme primitif, et rejeter loin d’eux tout l’héritage de la Grèce et du Christianisme, toute la sagesse acquise de l’homme et les conquêtes de la raison. Aujourd’hui ils aboutissent, et appliquent à la réalité les instincts puérils de leur égotisme transcendant. Nous savons comment. Mais, pour eux, qu’importent les conséquences ? Elles ne font que prouver le sublime désintéressement de leur égotisme, la pureté de leur folie sacrée, l’idéalité de leur volonté absolue.


Si l’Allemagne est vaincue, ce n’est pas elle qui aura tort, mais le monde, la raison humaine, l’humanité entière. Tel est l’égoïsme colossal auquel aboutit cette pensée.

On devine avec quelle hauteur de mépris Santayana rejette cette doctrine et la barbare puérilité de cette vanité :


Toute la philosophie transcendante est fausse : elle n’est qu’une vue personnelle de l’esprit. La volonté n’est absolue ni dans l’individu, ni dans l’humanité. La Nature n’est pas un produit de l’esprit : un monde extérieur existe, antérieur infiniment, à l’idée que l’esprit s’en fait ; et l’esprit le reconnaît et s’en nourrit. Il y a dans l’homme une nature humaine constante que nos passions et nos fantaisies peuvent trahir, mais ne peuvent annuler. Il n’y a pas d’impératif catégorique, mais seulement l’action d’instincts et d’intérêts capables de discipline et d’adaptation. Toute notre vie n’est qu’un compromis, qu’une naissante harmonie incertaine entre les passions de l’âme et les forces de la nature, forces qui engendrent et protègent les âmes des autres créatures, les enrichissant de puissances d’expression et d’affirmation personnelle semblables aux nôtres, et de fins personnelles également chères et dignes à leurs yeux : si bien qu’un esprit vif et honnête ne peut pas ne pas pratiquer la courtoisie dans cet univers, exercer sa volonté sans véhémence, ni vanité grossière, juger sans sévérité, et en tout rejeter le mot « absolu » comme le plus faux et le plus odieux des mots. Montaigne l’a dit : « Mais qui se présente comme dans un tableau cette grande image de nostre mère nature en son entière majesté ; qui fit en son visage une si générale et constante variété ; qui se remarque là-dedans, et non soy, mais tout un royaume, comme un traict d’une pointe très délicate, celui-là seul estime les choses selon une juste grandeur. »


Le livre de Santayana se termine par cette leçon de mesure et de sagesse donnée à l’Allemagne. Elle est celle de la Grèce et de Platon, celle de Montaigne et de Pascal aussi, de cette raison tout humaine qu’incarne la France, et que l’Allemagne bafoue, parce qu’elle ne peut la comprendre, et que son essence en est la négation.


IV

Passer de cette métaphysique aux Voyages au front de Mme Edith Wharton semblerait une transition paradoxale. Et cependant entre ces deux livres si différens un lien subtil existe. Et d’abord, partout dans les vives esquisses de Mme Wharton se révèle la présence de cet esprit français de mesure et de justesse qui est celui que définit Santayana, et qu’elle possède comme lui. Dès la première page, finement elle souligne « la sobre discipline » du paysage français ; et cette note frappée dès l’abord donne le ton à tout son livre : l’ordre discipliné, l’humanité équilibrée de cette France, si nettement perçue par elle, se retrouvent dans sa vision et son style. A travers toutes les tragiques expériences de ces années sanglantes, dans le visage de la terre française ravagée, dans toutes les manifestations de l’âme française aux prises avec la crise suprême, ce que Mme Wharton cherche avec toute l’ardeur de son intelligence affinée, avec une pénétration de psychologue qui scrute les cœurs, c’est le secret de cette France qu’elle aime ; et elle ne le chercherait pas ainsi si elle ne l’avait déjà trouvé.

Et d’autre part elle apporte, comme Santayana, à sa patiente recherche le détachement, l’absence de préjugés, la lucide intelligence abstraite de cet esprit américain supérieur, presque impersonnel à force d’indétermination nationale, tant il est fait d’apports divers. Le chef-d’œuvre de cet esprit d’intellectualisme impartial appliqué à l’analyse d’un peuple est peut-être l’admirable livre de Brownell : French Traits. Avec l’émotion en plus, les trop courtes pages de Mme Wharton ne sont pas moins pénétrantes. Je ne la suivrai pas dans les descriptions de ces Voyages au front, que connaissent déjà les lecteurs de cette Revue. Mais qu’ils veuillent bien lire le chapitre inédit qui les termine et les résume : The Tone of France. Ils y trouveront sur l’âme de ce pays des observations d’une précise et sûre justesse.


Tel est, brièvement, l’apport de l’Amérique à la littérature de cette guerre, depuis la description toute nue du réel jusqu’à l’interprétation abstraite des idées qu’il dissimule. Implicitement ou explicitement, tous ces écrivains expriment, on l’a vu, avec les réactions variées de l’âme ou du cerveau de leur pays, une pensée identique, qui est la reconnaissance, obscure ou claire, du rôle symbolique que joue la France dans ce conflit, dont elle est le centre et le protagoniste, et qui par elle s’illumine. Leur éloignement comme leurs sympathies, la structure de leur cerveau comme les problèmes de leur destinée, font d’eux les témoins peut-être les plus précieux de cette lutte ; et leur témoignage éclaire non seulement le présent, mais l’avenir. Dans cet avenir du monde où le rôle des Américains va être si grand, quelle part jouera la claire conscience de la signification pour eux, pour tous les hommes, de la lointaine tragédie à laquelle ils se mêlent enfin ? Vont-ils, désormais, comprendre tous les paroles et les images que leurs écrivains leur ont apportées ? Sentiront-ils tous la portée universelle de ce drame immense ? Ou, au contraire, se réduira-t-il pour eux à une simple querelle nationale ? Dans quelle mesure la prédication de leurs écrivains descendra-t-elle dans leur conscience et révélera-t-elle à leur âme le vrai sens de ses destinées ? L’immense émotion qui en ce moment parcourt l’Amérique pourra bien être une lumière dans celle voie de découvertes où elle a si longtemps trébuché ; les patientes préparations de son président ont déblayé la route ; elle y avance maintenant d’un pas à chaque instant accéléré, hors des ténèbres où elle s’était attardée. Peut-être des hauteurs qu’elle atteint enfin et où l’attendent, avec impatience, ceux de ses fils qui voient, et qui expriment ses tendances encore obscures, l’Amérique verra-t-elle enfin s’ouvrir devant elle des horizons dont elle avait jusqu’ici détourné ses yeux. Elle ne peut davantage poursuivre dans les bienfaits de sa terre promise son rêve d’isolement et de vague pacifisme, protégée par un éloignement qui chaque jour diminue, et murée dans des doctrines issues d’un passé périmé. La déclaration de guerre clôt pour toujours une ère de son histoire. Qu’elle le veuille ou non, son sort est maintenant lié à celui de l’Europe. Son étroite vie locale se môle enfin à la vaste vie du monde. Son président lui-même le lui a dit dans son discours historique du 5 mars : « Nous ne sommes plus une province, détachée de l’univers : nous sommes devenus des citoyens du monde. »

Et c’est ainsi qu’à partir d’aujourd’hui elle ne pourra plus ignorer ou mépriser les immémoriales traditions vitales des autres peuples, leurs luttes, sous prétexte qu’elle les a dépassées, et qu’elle porte en elle un nouvel évangile humain : comme eux, elle traîne encore les fatalités du passé et d’une nature humaine qui n’est pas près de mourir encore : l’humanité n’est pas encore mûre pour ces réalisations de rêve, et l’ère des luttes, des larmes et du sang n’est pas encore close. L’Amérique reconnaît aujourd’hui qu’elle doit longtemps encore participer aux communes faiblesses des hommes, qui sont peut-être éternelles, et l’expression même de leur vie dans ce monde, et plus riches de noblesse et de dignité que tout bonheur. Sa destinée est la commune destinée de tous les hommes. N’en point accepter les nobles misères et les purifiantes luttes serait ce péché d’orgueil qui est le péché contre le Saint Esprit de l’humanité. Son Président lui a dit dans son noble message qu’y participer sera un « privilège » et non une abdication. Aujourd’hui devant les yeux de l’Amérique s’étendent d’autres terres de promission que le paradis matériel où nul homme ni nul peuple ne peut sans péril s’attarder, car l’âme s’y atrophie.


EMILE HOVELAQUE


  1. Une traduction française de ce livre va paraître à la librairie Didier.