Les Effrontés/Acte II

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Les Effrontés
Théâtre completTome 4 (p. 335-369).
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ACTE DEUXIÈME


Le boudoir de marquise. Cheminée au fond avec du feu : portes à droite et à gauche. Un canapé à droite de la cheminée tournant le dos à la porte d’entrée. Un fauteuil à gauche de la cheminée faisant face au canapé. Deux fauteuils sur le devant à gauche, un fauteuil sur le devant à droite.


Scène première

SERGINE, LA MARQUISE, travaillant à un métier à broder. Sergine entre par la droite et pose son chapeau au fond.
La Marquise, cachant sa tapisserie.

Bonjour, Albert.

Sergine.

Que cachez-vous là ?

La Marquise.

Au fait, c’est presque fini, vous pouvez voir.

Sergine.

Une charmante tapisserie.

La Marquise.

C’est une chaise. Devinez pour qui.

Sergine.

Mon chiffre brodé dans l’écusson semble indiquer que j’en sais le héros. Voilà une aimable surprise, madame. Où avez-vous pris le temps de faire tous ces petits points ?

La Marquise.

J’y travaille quand vous n’êtes pas là. J’ai commencé il y a huit jours, et, vous voyez, j’ai fini ! Et vous, avancez-vous ?

Sergine, s’asseyant dans fauteuil, près de la cheminée.

J’ai achevé le dernier article de la série ; reste à savoir dans quel journal cela paraîtra.

La Marquise.

Pourquoi pas dans la Conscience publique ?

Sergine.

Elle a changé de propriétaire, et je doute fort que le nouvel exploiteur soit dans mes idées.

La Marquise.

Qui est-ce ?

Sergine.

Une espèce de banquiste nommé Vernouillet.

La Marquise.

Ah ! le vilain homme !

Sergine.

Vous le connaissez ?

La Marquise.

J’ai payé pour le connaître.

Sergine.

Bah ? vous seriez-vous laissée prendre à sa banque ?

La Marquise.

Vous êtes l’homme du monde que cela regarde le moins, mon cher Albert.

Sergine.

Permettez cependant ; en général, je tiens autant à ignorer vos affaires d’argent que vous à me les cacher ; mais le jour où vous seriez dans l’embarras…

La Marquise.

Merci, mon ami. Mais rappelez-vous qu’un jour aussi vous vous êtes trouvé dans l’embarras et que vous avez refusé mes services… assez vertement même. Au surplus, rassurez-vous ; il s’agit d’une bagatelle, et je suis en mesure. Mais ne rengainez pas votre obligeance, je vous prie ; je vais la mettre à une autre épreuve… plus rude, peut-être.

Sergine.

Parlez.

La Marquise.

J’ai besoin de votre bras pour aller ce soir à Guillaume Tell.

Sergine.

C’est là cette épreuve terrible ?

La Marquise.

Je vous demande pardon de mon importunité, mais votre présence à l’Opéra est tout à fait nécessaire.

Sergine.

J’en suis charmé ; mais pourquoi ?

La Marquise.

Tout simplement pour m’ôter un petit air de femme négligée, que vous me laissez prendre depuis quelque temps. Ne craignez rien, mon cher Albert ; je respecte votre travail, je respecterais même vos plaisirs. Tout ce que je vous demande, c’est de ne pas augmenter les difficultés de ma situation par vos apparences de froideur.

Sergine.

J’en serais d’autant plus désolé, marquise, que ce seraient des apparences bien menteuses ; mais je ne pense pas les avoir.

La Marquise.

Cependant les femmes commencent à me plaindre à demi-mot, ce qui est mortifiant pour moi, et les hommes à me faire la cour, ce qui devrait être inquiétant pour vous.

Sergine.

Je ne vous fais pas l’injure d’être jaloux.

La Marquise.

Savez-vous bien, mon ami, que, sans vous en apercevoir, vous tournez singulièrement au mari ?

Sergine.

Notre alliance n’est-elle pas en effet un mariage ?

La Marquise, souriant tristement.

Oui, dont vous n’avez pas les charges et dont je n’ai pas les privilèges. J’ai perdu jusqu’au droit de coqueter le plus innocemment du monde, car la sévérité de mon attitude doit prouver incessamment que, si j’avais rencontré Sergine plus tôt, je n’aurais jamais failli ; je n’ai pas même le droit de crier que je m’ennuie, ce droit dont abusent les femmes mariées, car ma faute perd sa seule excuse le jour où elle cesse de remplir mon existence… et si vous devenez mon ami, que me reste-t-il à moi ?

Sergine.

En sommes-nous là, Charlotte ?

La Marquise.

Non, mais nous nous y acheminons. Et quand l’évolution de nos cœurs sera accomplie, que deviendrai-je ? Tenez, j’ai des jours de désespoir où je songe à la retraite, et des moments de folie où j’ai envie de jeter mon bonnet par-dessus les moulins.

Sergine.

Pourquoi vous tourmenter ainsi ? Ce que vous prévoyez ne se réalisera jamais, du moins par mon fait, je vous le jure.

La Marquise, après un silence.

Vous avez raison. Je suis absurde. Puisque vous me conduisez à l’Opéra, voulez-vous dîner avec moi ? Êtes-vous libre ?

Sergine.

Non, mais je peux me libérer.

La Marquise.

Qu’est-ce que vous cherchez ?

Sergine.

Mon chapeau.

La Marquise, le lui montrant sur une chaise.

Vous l’avez mis là il y a un quart d’heure… en entrant.

Sergine.

Injuste que vous êtes ! Je ne vous quitte que pour être à vous toute la soirée.

Il sort par la droite.



Scène II

LA MARQUISE, seule.

Quelle situation ! Quelle impasse ! Ma faute est devenue un devoir ; ma fidélité à Sergine est tout ce qui me reste d’honneur… et je ne sais plus si je l’aime ! Chose horrible à dire, il m’ennuie avec son respect inaltérable ! Il y a des moments où j’ai envie de lui crier : Mais, bats-moi donc, chevalier Grandisson !

Une Femme de chambre, venant de la droite.

Madame reçoit-elle ?

La Marquise.

Qui ?

La Femme de chambre.

M. Henri Charrier.

La Marquise.

Je n’y suis pas… (La rappelant.) Julie !…

La Femme de chambre.

Madame ?

La Marquise.

Priez-le de m’attendre et venez me mettre une robe.

Elle sort par la gauche.
La Femme de chambre, à la cantonade.

Veuillez entrer, monsieur ; madame vous prie de l’attendre un moment.

Elle suit sa maîtresse.
Henri, entrant.

J’attendrai.



Scène III

HENRI, seul.

Mon entreprise est assez risquée. Après tout, si on me met à la porte, je le verrai bien. (S’approchant du guéridon.) Des livres. Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es. (Prenant les livres.) L’Imitation… la Physiologie du mariage… le Contrat social… les Harmonies… Me voilà bien renseigné ! — Une bizarrerie assez fréquente chez les femmes du monde, me disait un vieil habitué de l’Opéra, c’est d’aimer à être traitées comme ces demoiselles. Pourquoi s’en étonne-t-on, ajoutait-il, tandis qu’on ne s’étonne pas que ces demoiselles aiment à être traitées comme des femmes du monde ? C’est le même esprit de révolte de part et d’autre, toujours le péché d’Ève qui agit en sens inverse, les points de départ étant contraires ; et les unes doivent être furieuses d’irrévérences comme les autres de respect. Et l’indulgent vieillard ajoutait : Il n’y a que deux catégories de femmes, mon enfant : les mères, qui sont la caste sainte, une et indivisible… et les petites dames. Quant aux femmes à une seule chute, elles sont rares comme le Niagara ; la plupart tombent en cascade, de curiosité en curiosité. Philosophe aimable, moraliste bienveillant !… Il en est mort. (Entre la marquise.) Sapristi ! qu’elle est belle !



Scène IV

LA MARQUISE, HENRI.
La Marquise.

Pardonnez-moi, monsieur Henri, de vous avoir fait attendre. J’étais encore en déshabillé du matin, et vous n’êtes pas un homme qu’on puisse recevoir en ami.

Elle s’assied sur le canapé.
Henri.

Pourquoi donc cela, madame ?

La Marquise.

Il faut bien que les femmes du monde vous traitent en ennemi, puisque vous n’êtes pas de leur camp.

Henri.

Il y en a donc un autre ?

La Marquise.

Plein de comparaisons terribles pour nous.

Henri.

Je vous répondrais que vous les défiez toutes, si vous ne le saviez aussi bien que moi.

La Marquise.

Vous devenez galant. (Henri tire son mouchoir.) Votre mouchoir embaume ! Comment va votre sœur ? il y a une éternité que je ne l’ai vue. Est-ce sur sa toilette que vous avez rencontré ce parfum-là ?

Henri.

Oh ! pas du tout.

La Marquise.

Les honnêtes femmes n’ont pas le secret de ces arômes étranges… Où se procure-t-on cela ? chez Guerlain ?

Henri.

Permettez-moi, madame, de vous en envoyer un flacon.

La Marquise, souriant.

Non, donnez-moi l’adresse de votre parfumeur.

Henri.

Comme c’est amusant, n’est-ce pas, de mettre un pauvre homme entre une réponse inconvenante et des faux-fuyants maladroits ! Mais prenez garde : avec moi il n’y a pas de plaisir à ce jeu-là. Dès qu’on m’éclabousse je me jette à l’eau, comme dit… mon parfumeur.

La Marquise.

Ces demoiselles ont donc de l’esprit ?

Henri.

Un aimable enjouement, voilà tout.

La Marquise.

Je voudrais bien savoir si ces créatures-là s’attachent.

Henri.

Ma foi, madame, vous êtes plus curieuse que moi ; je ne le leur ai jamais demandé.

La Marquise.

Et vous autres, les aimez-vous ?

Henri.

Beaucoup… par-ci, par-là.

La Marquise.

Fi ! vous êtes affreux !

Henri.

On élève si mal les jeunes gens aujourd’hui !

La Marquise.

Ce sont bien eux qui s’élèvent eux-mêmes. Pourquoi fuient-ils la société des femmes comme il faut ?

Henri.

Elles sont trop sévères.

La Marquise.

Vous n’en savez rien.

Henri.

Je le leur ai entendu dire.

La Marquise, riant.

Vous êtes un impertinent, mon cher monsieur ; vous croyez-vous ici chez mamselle… mamselle ?…

Henri.

Vous voulez savoir son nom ?

La Marquise.

Vous êtes insupportable. Je voulais qu’il vous échappât.

Henri, riant.

Il m’échappe,… mademoiselle Taffetas.

La Marquise.

Ça m’amusera de me la faire montrer dans le ballet… car elle en est, je suppose ?

Henri.

Mieux que cela, madame ; elle danse des pas qui me couvrent de gloire.

La Marquise.

Est-elle jolie ?

Henri.

Entre deux, mais très drôle, avec des mains de duchesse. Je ne sais pas où elle se les est procurées.

La Marquise, jouant avec un éventail.

Vous attachez du prix aux belles mains ?

Henri.

Oui, je vois bien ; les vôtres sont admirables.

La Marquise.

Je ne vous les montrais pas.

Henri.

Pardon, je l’ai cru.

La Marquise.

Vous êtes un fat.

Henri.

Quelle fatuité y a-t-il ? Ne montrait-on pas à Tantale de beaux fruits qui n’étaient pas pour ses lèvres ? Il n’en était pas plus fier, allez !

La Marquise.

Vous avez un tour d’esprit singulier qui me choque et me plaît. Vous êtes meilleur que vous ne croyez.

Henri.

Oui, j’aurais peut-être valu quelque chose si j’étais tombé en de certaines mains…

La Marquise.

Maintenant encore, sous cette couche d’ironie, je suis sûre qu’en cherchant bien…

Henri.

Connaissez-vous quelqu’un qui voudrait se donner la peine de chercher ?

La Marquise.

Manque-t-il de femmes qui soient tentées par le rôle d’ange gardien ?

Henri.

C’est que, je vais vous dire… je ne voudrais pas être gardé par le premier ange venu. Je suis très maniaque. D’abord il est inutile de se présenter si l’on n’a pas les cheveux blonds et les yeux noirs.

La Marquise, froidement.

Avez-vous vu votre ami Sergine, ces jours-ci ?

Henri.

Oui, madame. (À part.) Je suis peut-être allé trop vite.

Un Domestique, annonçant de la droite.

M. Vernouillet.

La Marquise.

Que veut cet homme ?

Henri.

Faites serrer l’argenterie.

Il fait un pas vers la droite pour sortir.
La Marquise.

Restez donc !



Scène V

LA MARQUISE, assise ; HENRI, VERNOUILLET.
Vernouillet.

Excusez-moi, madame la marquise, de me présenter sans presque avoir l’honneur d’être connu de vous.

La Marquise, sèchement.

Pardonnez-moi, monsieur, vous l’êtes parfaitement. Vous venez sans doute me parler d’affaires ?

Vernouillet.

Oui, madame.

La Marquise.

Veuillez vous asseoir.

Elle lui montre le canapé ; Vernouillet s’y assied.
Henri.

Adieu, madame.

La Marquise.

Vous êtes bien pressé ! Dites à votre sœur qu’elle est une vilaine de me négliger comme elle fait.

Henri.
.

Si vous vouliez me permettre de réparer ses négligences ?…

La Marquise.

Commencez par réparer les vôtres… vous avez un long arriéré avec moi.

Henri.

Je ne demande qu’à me mettre au courant.

Il lui baise la main.
La Marquise.

On se croirait à Versailles.

Henri.

C’est tout ce que je voudrais ressusciter de l’ancien régime. Je déteste votre poignée de main anglaise ; c’est une hypocrisie brutale ; tandis que le baisemain… c’est toujours cela de pris.

La Marquise.

Sur l’ami. À bientôt, n’est-ce pas ?

Henri.

Merci. (À part, en sortant.) C’est égal, cette marquise-là, ce n’est pas le Niagara !

Il sort par la droite.



Scène VI

LA MARQUISE, VERNOUILLET.
La Marquise.

Parlez, monsieur.

Vernouillet.

Je serai bref, madame. Vous devez cent mille francs à la Caisse territoriale.

La Marquise.

Je ne suis pas encore en mesure, mais demain…

Vernouillet.

Vous ne me comprenez pas. C’est une restitution que je vous fais. Vous perdiez cent mille francs par ma faute ; je vous rends votre signature ; vous ne devez plus rien.

La Marquise.

Quoi ! monsieur…

Vernouillet.

Cela vous étonne, madame ? J’ai été si calomnié ! Mais, soyez-en sûre, dans cette désastreuse affaire il n’y a eu de ma part que mauvaise gestion, et non mauvaise foi. Je m’apprêtais à en donner une preuve éclatante en désintéressant tous mes actionnaires, quand ils m’ont intenté cet odieux procès. La restitution devenait impossible devant une accusation d’escroquerie ; c’eût été me condamner moi-même ; et je me dois aujourd’hui d’user rigoureusement de mon droit contre des gens qui ont voulu me déshonorer. Vous seule, madame, ne vous êtes pas jointe à mes ennemis, vous seule avez voulu rester la créancière de ma conscience, et vous voyez que vous n’y avez rien perdu… Vous y avez même gagné le serviteur le plus dévoué… Vous souriez ? Vous doutez de mon dévouement ? Soit ! J’espère bien vous le prouver avant peu.

La Marquise.

Comment cela ?

Vernouillet.

En attelant mon journal à la fortune de M. de Sergine.

La Marquise.

Monsieur !… vous avez le dévouement un peu bien familier.

Vernouillet.

C’est vrai ; je me sens si complètement à vous que j’agis comme si vous le saviez… Pardon !

La Marquise.

Après cela, il faut vous mettre à la porte… ou vous remercier. (Lui tendant la main.) Je vous remercie.

Vernouillet.

Voilà une poignée de main qui double mes forces. C’est bien vrai que tout notre courage nous vient des femmes. Tout ce que nous sommes, c’est à elles que nous le devons. Ce sentiment vous étonne de ma part ?

La Marquise.

Non, monsieur.

Vernouillet.

Vous êtes trop polie pour en convenir ; mais je suis bien sûr que vous me prenez pour un cœur desséché par les chiffres.

La Marquise.

Je vous avoue que je n’ai pas d’opinion bien arrêtée à ce sujet.

Vernouillet.

C’est-à-dire que cela vous est fort égal. Cependant je vous suis tout acquis… n’êtes-vous pas un peu curieuse de connaître votre acquisition ?

La Marquise.

Si cela peut vous être agréable…

Vernouillet.

Franchement, oui, j’y tiens. Trouvez-vous mauvais qu’ayant une place dans votre estime, je désire encore un coin dans votre sympathie ? Je n’en suis peut-être pas aussi indigne que vous pouvez le croire. Mon enseigne est trompeuse : je ne suis rien moins qu’un spéculateur.

La Marquise.

Vous commencez à m’intriguer.

Vernouillet.

Vous le savez, le roman de l’ancien régime, c’était un roturier épris d’une fille de qualité, qui s’élevait jusqu’à elle en s’illustrant ; le roman de nos jours, c’est un jeune homme pauvre épris d’une fille riche, qui, pour rapprocher les distances, a cherché à s’enrichir.

La Marquise.

C’est peut-être moins chevaleresque, mais, au fond, c’est toujours le même roman.

Vernouillet.

Eh bien ! madame, c’est toute mon histoire. J’aime, voilà le secret de mon ambition.

La Marquise.

Et vous êtes aimé sans doute ?

Vernouillet.

Non. Par une bizarrerie de mon caractère, celle que j’aime ne me connaît pas encore.

La Marquise.

Vraiment ?

Vernouillet.

Je ne voulais pas me présenter tant que je pouvais être pris pour un coureur de dot.

La Marquise.

Mais si vous ne lui avez jamais parlé, comment l’avez-vous aimée ?

Vernouillet.

En la voyant faire l’aumône… avec quelle grâce de cœur, je ne saurais vous le dire. C’était à une pauvre femme qui tenait dans ses bras un enfant demi-nu. Je glissai mon humble bourse dans la main de la mère, j’embrassai l’enfant et je suivis la jeune fille. — Mais je vous ennuie.

La Marquise.

Au contraire, continuez.

Vernouillet.

Elle entra dans un hôtel de la Chaussée-d’Antin, au coin de la rue de la Victoire.

La Marquise, vivement.

De la rue de la Victoire ?

Vernouillet.

Et j’appris qu’elle était la fille d’un riche banquier.

La Marquise.

De Charrier !

Vernouillet.

Vous la connaissez ?

La Marquise.

Depuis son enfance.

Vernouillet, suppliant.

Oh ! madame ! si vous vouliez…

La Marquise.

Je vous entends. Eh bien, monsieur, nous verrons.

Vernouillet, à part.

Ça y est.

Un Domestique, annonçant de la droite.

Mademoiselle Charrier.

La Marquise.

La voici justement. Vous allez nous laisser seules.



Scène VII

LA MARQUISE, CLÉMENCE, VERNOUILLET.
La Marquise.

À la bonne heure ! je commençais à croire que tu me boudais.

Clémence.

Ce n’est pas ma faute, va. Miss Griffith a été souffrante tout ce temps-ci, et, comme je n’ai qu’elle pour m’accompagner, j’ai été obligée de garder la chambre avec elle.

La Marquise.

Elle est là ?

Clémence.

Oui, marraine. Je l’ai laissée dans le salon. Elle regardera les albums et sera bien sage.

Vernouillet, à part.

Elle est gentille. (Haut.) Mademoiselle vous appelle sa marraine ?

La Marquise.

Parce qu’elle est ma filleule… et sur ce, monsieur, je vous mets à la porte. J’ai à causer sérieusement avec mademoiselle.

Vernouillet.

Adieu, madame… mademoiselle… (À part, en sortant.) C’est cent mille francs que ça me coûte… ça les vaut !

Il sort par la droite.



Scène VIII

LA MARQUISE, CLÉMENCE, assises à gauche, à côté l’une de l’autre.
Clémence.

Qui est ce monsieur ?

La Marquise.

Un homme dont tu dois avoir entendu dire bien du mal, M. Vernouillet.

Clémence.

Tiens ! mon frère et papa, en déjeunant ce matin, n’ont fait que se disputer à son sujet. Henri soutenait que c’est un coquin ; papa le défendait.

La Marquise.

Ton père avait raison. Ton frère en parle à la légère comme j’en ai parlé moi-même avant de le connaître : maintenant je te déclare que je le crois fort honnête.

Clémence.

Honnête ! Sais-tu ce qu’Henri répondait a cela ? Que l’honneur ne comporte pas de hasard, qu’il est perdu dès qu’il est joué.

La Marquise.

Sans doute.

Clémence.

Eh bien, ton M. Vernouillet a mis le sien à l’aventure.

La Marquise.

Si tu savais pourquoi, tu l’excuserais. Ce n’est pas pour faire fortune qu’il s’est jeté dans les affaires, c’est pour se rapprocher d’une jeune fille qu’il aime.

Clémence.

Oh ! la vilaine preuve d’amour !

La Marquise.

Mon Dieu ! c’est la seule possible à notre époque.

Clémence.

Comme il te plaira, mais je ne serais pas fière d’en être l’objet.

La Marquise.

Ne sois donc pas fière, car c’est toi qu’il aime.

Clémence.

Moi ? Je ne l’ai jamais vu.

La Marquise.

Mais il t’a vue, lui ; il t’a vue faire l’aumône.

Clémence.

Et il vient me la demander.

La Marquise.

Tu n’es pas plus touchée, à ton âge ?…

Clémence.

Je ne suis pas même flattée.

La Marquise.

Tu aimes donc quelqu’un ?

Clémence, troublée.

Je t’assure que non.

La Marquise.

Il ne faudrait pas rougir en me l’assurant. Voyons, mignonne ; je suis ta marraine et tu n’as plus de mère ! à qui te confieras-tu si ce n’est à moi ?

Clémence.

Ne parlons jamais de cela, je t’en prie.

La Marquise.

Quel mystère ! est-ce que ton choix ne serait pas digne de toi ?

Clémence.

Oh ! si, mais il ne songe pas à moi.

La Marquise.

Quoi ! il n’a pas subi le charme de ta grâce, de ta jeunesse ? Ce n’est pas possible ; tu te trompes… Il t’aime ou il t’aimera.

Clémence.

Je l’ai espéré un instant ; dans ma présomption j’en étais même sûre… à ce point qu’attribuant son silence à une juste fierté, car il est pauvre, j’avais chargé mon frère de l’enhardir…

La Marquise.

Eh bien ?

Clémence.

Il en aime une autre.

La Marquise.

Une autre qui ne te vaut probablement pas. (L’attirant dans ses bras.) Ma pauvre enfant ! cette souffrance n’était pas encore faite pour toi ! Est-ce que je le connais ? Comment s’appelle-t-il ?

Clémence, très bas.

Sergine.

La Marquise.

Sergine ? Albert de Sergine ? le journaliste ?

Clémence.

Est-ce qu’il y en a un autre ?

La Marquise.

Et tu t’es crue aimée ? Sur quel indice ? quelle parole ? quel regard ? Ah ! je suis folle de te demander cela. Est-ce qu’on sait à quoi l’on se sent aimée ? à tout et à rien ! Le cœur ne s’y trompe pas.

Clémence.

Tu vois bien que si.

La Marquise.

Ton frère t’a-t-il dit qu’il en aime une autre ou seulement qu’il n’est pas libre ?

Clémence.

Est-ce que ce n’est pas la même chose ?

La Marquise.

Oui, c’est vrai… cela revient au même pour toi. (Elle se lève, et après un silence.) J’ai des lettres à écrire, des lettres pressées.

Clémence.

Tu me renvoies ?

La Marquise.

Oui, mon enfant… Je te consolerais mal et tu m’en voudrais. J’ai eu dans ma vie, j’ai encore de tels chagrins, que les tiens me paraissent enviables.

Clémence.

Je t’ai fait de la peine ?…

La Marquise.

Ah ! ce n’est pas ta faute. Tu as rouvert une blessure que je croyais fermée. — Va, mon enfant ; j’ai besoin d’être seule. Il n’y a pas de malheur irréparable à ton âge.

Clémence.

Oh ! j’ai du courage.

La Marquise.

Moi aussi. Adieu, mon ange.

Clémence.

Ma pauvre marraine !

Elle l’embrasse et sort par la droite.



Scène IX

LA MARQUISE, seule.

Il l’aime. Que suis-je pour lui, moi ? Une passion satisfaite, une habitude, une servitude !… L’ingrat ! moi qui… (Riant amèrement.) moi qui tout à l’heure encore faisais des avances à un libertin de mauvais ton, au frère même de celle qu’il aime pour sa pureté et à laquelle il renonce à cause de moi ! — Allons, Charlotte d’Auberive, sois franche et juste ! celui que tu accuses vaut mieux que toi ; à sa place, tu romprais brutalement si cette liaison était une entrave pour toi au lieu d’être ta position. Pourquoi me le dissimulerais-je ? Au point où nous en sommes, il me fait aumône d’honorabilité, il m’entretient de considération… C’est ignoble ! rendons-lui sa liberté à ce pauvre garçon, et prenons bravement le parti de la retraite. — C’est dur, à mon âge ! Je croyais encore avoir quelques années devant moi… Bah ! les lâches ne sont jamais prêts. Un peu plus tôt, un peu plus tard, qu’importe ? le grand point est de ne pas faire pitié !

Un Domestique, de la droite.

Monsieur le marquis demande si madame peut le recevoir.

La Marquise.

Quel marquis ?

Le Domestique.

Mais… M. le marquis d’Auberive.

La Marquise.

Mon mari ?

Le Domestique.

Oui, madame.

La Marquise, à part.

Est-ce que… Ce serait le salut ! (Haut.) Faites entrer.



Scène X

LA MARQUISE, LE MARQUIS
Après un silence la marquise indique du geste un siège au marquis.
Le Marquis.

Inutile, madame ; je ne fais que passer. Je viens au sujet de la négociation dont vous avez chargé votre banquier.

La Marquise.

Elle est désormais sans objet, monsieur, et j’allais prier M. Charrier de n’y pas donner suite. M. Vernouillet sort d’ici, tout est arrangé.

Le Marquis.

Puis-je vous demander dans quelles conditions ?

La Marquise.

Il me remet purement et simplement ma dette à titre de restitution.

Le Marquis.

Bah ? Et qu’attend-il de vous en échange de cette largesse ? La main de votre filleule ?

La Marquise.

Vous savez qu’il l’aime ?

Le Marquis.

C’est moi qui le lui ai conseillé. Au point où il en est, un beau mariage serait un coup de maître qui forcerait les dernières résistances.

La Marquise.

Mais alors il s’est joué de moi d’une façon indigne.

Le Marquis.

Indigne d’un galant homme ; mais ce petit Vernouillet est le roi des drôles.

La Marquise.

Et vous l’aidez de vos conseils ? Vous vous intéressez à lui ?

Le Marquis.

Je ne m’y intéresse pas ; je m’en divertis. C’est un des pantins de la comédie que je me donne à moi-même depuis que je n’ai plus d’intérêt personnel à la vie. Je m’amuse à fomenter la corruption de la bourgeoisie… elle nous venge. Quoi qu’il en soit, vous allez renvoyer son argent à ce jeune escroc.

La Marquise.

Mais si c’est en effet de l’argent volé ?

Le Marquis.

C’en est. Mais du moment qu’il ne rembourse pas toutes ses victimes, accepter une restitution de faveur, c’est passer du camp des dupes dans celui du fripon, c’est pactiser avec le vol. Je m’étonne que ma nièce ne l’ait pas compris tout de suite.

La Marquise.

Et moi, j’en rougis.

Le Marquis, déposant un portefeuille sur la cheminée.

Voilà un bon de cent mille francs sur la Banque. Quant aux propositions dont vous aviez chargé M. Charrier, elles sont inacceptables. Vous continuerez à toucher intégralement votre pension.

La Marquise.

Mais, monsieur, je ne puis consentir…

Le Marquis.

Je ne vous consulte pas : je suis seul juge du train de maison que doit avoir la marquise d’Auberive.

La Marquise.

Cependant… n’avez-vous pas fait des pertes récentes ?

Le Marquis.

Il est vrai ; mon notaire m’a emporté une somme assez ronde ; mais je n’ai pas besoin de représenter, moi : je suis garçon.

La Marquise.

Vous êtes le plus noble et le meilleur des hommes.

Le Marquis.

Pas de reconnaissance, je vous en prie. Ce que j’en fais n’est pas pour vous, mais pour l’honneur de notre nom. Je lui ai déjà fait bien d’autres sacrifices.

La Marquise.

Celui de m’épouser, d’abord.

Le Marquis.

Ce n’a pas été un sacrifice, cela, — mais la pire des folies.

La Marquise.

Si vous avez souffert, vous êtes bien vengé.

Le Marquis.

Ah ! votre tour est venu ?

La Marquise.

Hélas ! — Et mon existence aurait pu être si belle ! Ce rôle de femme et de fille à la fois était si noble et si attachant ! Vivre au bras d’un pur gentilhomme, se consacrer à l’honneur de ses cheveux blancs, n’était-ce pas là matière à mon humeur romanesque ?

Le Marquis.

Oui, ce rôle était beau. Vous ne l’avez pas compris, ou il vous a fait peur. J’avais compté, je l’avoue, sur plus d’intelligence ou plus de courage dans une d’Auberive.

La Marquise.

Ah ! ce n’est pas le courage qui me manque. J’en dépense cent fois plus, cent fois plus de circonspection et de surveillance sur moi-même pour garder un peu de dignité dans une position fausse, que ne m’en eût coûté l’accomplissement de tous ces beaux devoirs ! Mais j’étais une enfant alors ! Je ne comprenais pas… et aujourd’hui la lumière vient trop tard.

Le Marquis.

Trop tard.

La Marquise.

Je suis encore plus effrayée qu’excédée de ma situation. Vous me connaissez : je suis malheureusement une de ces natures violentes qui ont besoin d’une exaltation quelconque pour se défendre des dernières chutes, et je n’en ai plus. Tout ce qui soutient les autres femmes me manque : la maternité, l’amour et le devoir ! Je me suis surprise aujourd’hui même sur une pente honteuse… À quoi puis-je me retenir ? Que me reste-t-il ?

Le Marquis, la saluant profondément.

De mon temps on avait Dieu.

Il sort.



Scène XI

LA MARQUISE, seule.

Il est inflexible. Dieu, oui, c’est le seul refuge. Brave Sergine ! il ne s’attend guère à la bonne surprise que je lui prépare ! — Et si je me tourmentais dans le faux ? s’il ne pensait pas en effet à cette petite fille ! Pauvre Charlotte ! comme tu te raccroches à toutes les branches !

Sergine, entrant par la droite en habit de soirée.

Me voici !

La Marquise, à part.

Encore une tentative, mais que ce soit la dernière.



Scène XII

LA MARQUISE, SERGINE.
Sergine, allant à elle.

Vous ne direz pas que j’ai fait l’école buissonnière.

La Marquise.

Le mot n’est pas heureux, mon ami.

Sergine.

Pardon. Je ne me rappelle jamais que vous êtes sur le qui-vive avec moi.

La Marquise.

Quelle toilette !

Sergine.

N’allons-nous pas à l’Opéra ?

La Marquise.

Je n’y pensais plus.

Sergine.

Avez-vous eu des visites ?

La Marquise.

Oui, une entre autres bien inattendue. Je vous la donne en mille. — M. Vernouillet !

Sergine.

Qu’a-t-il affaire à vous ? Ah ! vos actions dans sa banque.

La Marquise.

D’abord ; mais ce n’était que le prétexte. Sa visite avait un post-scriptum. Il est amoureux… pas de moi, rassurez-vous, et il me prie de m’intéresser à son mariage.

Sergine.

J’espère bien que vous n’allez pas vous entremettre pour ce personnage ? Est-ce que son mariage dépend de vous ?

La Marquise.

Pas précisément, mais je serai consultée. Il s’agit de ma filleule.

Sergine, vivement.

Clémence ?

La Marquise.

Vous voulez dire mademoiselle Charrier.

Sergine.

Et vous prêteriez les mains à cette alliance monstrueuse, vous ?

La Marquise.

J’avoue que je n’en vois pas bien la monstruosité.

Sergine.

En vérité, madame, vous perdez le sens moral.

La Marquise.

Vous vous oubliez, monsieur de Sergine !

Sergine.

Non, madame. C’est vous qui avez besoin d’être rappelée à vous-même. Quoi ! ce titre de marraine, cette autorité maternelle, vous l’emploieriez à jeter la noble enfant dans les bras d’un homme taré ?

La Marquise.

Rassurez-vous ; je n’en ai pas envie. C’était une épreuve. Je sais maintenant ce que je voulais savoir.

Sergine.

Et quoi donc ?

La Marquise.

Vous aimez Clémence.

Sergine, troublé.

Moi ! Où voyez-vous cela ?

La Marquise.

Ne fût-ce qu’à votre emportement quand je veux la marier. C’est la première fois que vous me parlez durement, Albert. Je ne vous en veux pas, mon pauvre ami, mais n’allons pas plus loin. L’heure de la séparation a sonné. Je vous relève de vos serments et vous rends votre liberté.

Sergine.

Mais je n’accepte pas cette rupture. Songez-vous ?…

La Marquise.

À ce que dira le monde ? Je renonce au monde.

Sergine.

Vous renoncez ? Non, Charlotte ! quand votre supposition serait fondée, et elle ne l’est pas… je ne vous abandonnerais jamais ! — Ne vous avais-je pas priée tout d’abord de ne pas vous mêler du mariage de Vernouillet ? Est-il étonnant que j’y aie mis plus de vivacité quand j’ai su qu’il s’agissait de la sœur de mon meilleur ami ? Vous êtes une enfant. Je n’aime et ne puis aimer que vous.

La Marquise.

Soyez sincère, je vous en supplie, soyez brutal. J’aime mieux vous perdre que vous tenir de votre compassion… de votre charité. Je m’attendais à une résistance généreuse, vous me la deviez ; mais vous voilà en règle avec votre conscience ; vous en avez assez fait pour le devoir…

Sergine.

On n’est quitte avec le devoir qu’après l’avoir rempli. Mais il n’a rien à faire ici.

Un Domestique, venant de la gauche.

Madame est servie.

Sergine.

Daignerez-vous accepter mon bras ?

La Marquise.

Vous le voulez ? C’était bien la peine de tant me tourmenter pour arriver à ce dénouement.

Ils sortent par la gauche.