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Les Elections de 1869

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Les Elections de 1869
Revue des Deux Mondes5e période, tome 33 (p. 575-613).
LES ÉLECTIONS DE 1869


I

La Session du Corps législatif de 1869 fut une veillée des armes. Tout était dit et fait en vue du combat électoral prochain. Le discours impérial traça le programme du gouvernement. On se demandait chaque jour, depuis le 19 janvier : « L’Empereur rétrogradera-t-il, ou avancera-t-il ? » À ces deux questions, le discours fut une réponse qu’on ne put pas accuser d’ambiguïté. « Je ne rétrograderai pas, mais je n’avancerai pas. » Il ne rétrogradera pas, parce que les lois nouvelles n’ont pas produit des effets de nature à le lui conseiller. Il n’avancera pas, non plus, parce qu’avancer ce serait accorder l’établissement du gouvernement constitutionnel en son entier, par la responsabilité ministérielle, et il ne veut pas y consentir. Il avait certainement peu de goût pour un système parlementaire quel qu’il fût. Cependant, vieilli, fatigué, désillusionné, il s’y serait probablement décidé si ses conseillers ne l’avaient imbu de l’idée, d’ailleurs juste, que la responsabilité ministérielle ne pouvait être établie que par un plébiscite. À cette époque, un plébiscite lui paraissait une telle impossibilité qu’il n’en examinait même pas l’idée.

De son côté, l’Opposition fit un inventaire complet de toutes les questions qui s’agitaient depuis 1863 et sur lesquelles le suffrage universel allait se prononcer. La situation des ministres était très embarrassée. De toutes parts acculés ou débordés, essayaient-ils de se retrancher derrière le sénatus-consulte qui interdisait de critiquer la Constitution, on les débusquait et on les amenait à une discussion soutenue tour à tour avec emportement ou résignation. Attaquaient-ils les hommes de liberté, on leur objectait les idées libérales qu’ils feignaient d’appliquer. Soutenaient-ils des idées libérales, on leur opposait l’hostilité dont ils ne cessaient de poursuivre les libéraux. Tantôt ils disaient : « La liberté existe ; » tantôt : « Nous la refusons parce qu’elle a perdu tous les gouvernemens. » A quoi l’on répondait : « Si la liberté existe, vous ne pouvez pas dire qu’elle a perdu tous les gouvernemens, puisque vous êtes là ; si vous la refusez, parce qu’elle a perdu tous les gouvernemens, vous ne pouvez pas dire qu’elle existe. » L’Opposition, au contraire, manœuvrait fort à l’aise. Sans tenir compte d’aucune des concessions confirmées par le discours impérial, ne s’arrêtant qu’à ce qui n’avait pas encore été donné, elle n’atténua pas une seule de ses attaques ; elle les renouvela en les exagérant, mêlant le faux et le vrai, donnant autant d’importance aux accusations imaginaires qu’aux griefs sérieux, ne pouvant cependant pas réussir à se discréditer, tant était générale dans les classes politiques la prévention en sa faveur.

Dans une réédition de son discours sur les libertés nécessaires, Thiers groupa tous les griefs de l’opposition contre la politique intérieure du gouvernement, en insistant toutefois particulièrement sur la responsabilité ministérielle. La démonstration qu’il fit de la nécessité d’établir un véritable régime constitutionnel par l’introduction de cette responsabilité fut lumineuse : le Souverain lui-même y était avant tout intéressé… « Permettez-moi de vous le dire, je ne comprends pas l’aveuglement de ceux qui ne voient pas, dans ces fréquens retours sur le passé, la leçon si grave qu’ils contiennent. Si parce qu’il est resté sur les têtes souveraines, dans les règnes précédens, une partie de la responsabilité, si cette portion de responsabilité a suffi pour les accabler, que dire de ceux qui veulent que la responsabilité tout entière pèse aujourd’hui sur une seule tête ? »

Ici Rouher éclata : « On ne peut laisser violer ainsi la Constitution du pays. C’est un système de renversement. Il y a un sénatus-consulte que vous violez depuis une heure, et vous demandez après cela le respect des lois ! (Très bien ! ) » Thiers ne se laissa pas arrêter : « Comment ! ces questions, agitées tous les jours dans la presse, ont été discutées au Sénat, et nous, nous seuls, nous ne pourrions pas les aborder ? » (Marques d’assentiment à gauche.) — Et il continua sans tenir compte des observations. Au milieu de ses attaques il laissa échapper un aveu important : Il reconnut, malgré un regret exprimé pour le retrait de l’Adresse, que « dans cette voie du développement graduel, nous avions fait des progrès. Il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à considérer cette assemblée où les discussions ont acquis plus d’étendue et de liberté ; il n’y a qu’à considérer le banc de MM. les ministres où autrefois un seul siégeait, et où ils sont tous aujourd’hui, non pour rendre compte d’un système de gouvernement adopté et soutenu par eux solidairement, mais pour rendre compte des actes qu’ils ont exécutés par ordre de l’Empereur. Il n’y a enfin qu’à nous transporter dans cette salle des conférences, où tous les journaux sont mis à notre disposition, pour se convaincre que la presse, elle aussi, a reçu un degré de liberté dont elle n’avait pas joui sous l’Empire. »

Mais voilà que quelques jours après, l’appréciation est toute différente : « Votre liberté commerciale n’est, comme votre liberté politique, qu’une véritable comédie. » Le mot était tellement dur que le président dut menacer d’un rappel à l’ordre. Ce revirement subit s’explique par un trait caractéristique de la nature de Thiers. Cet homme si fin, si perspicace, si expérimenté, si attentif à ne pas se compromettre, perdait le sang-froid, la lucidité, la circonspection, laissait aller à la diable sa langue dont il n’était plus le maître dès qu’on touchait irrévérencieusement à sa personne. Or, Rouher l’avait malmené dans sa réponse ; ensuite le ministre du Commerce avait contesté, réfuté, démenti, sans ménagement, ses assertions contre les tarifs libéraux ; exaspéré de ce crime de lèse-majesté, il déclarait le 17 avril simple comédie ce que le 11 il appelait progrès.

Les candidatures officielles furent le sujet que tous les orateurs, directement ou indirectement, discutèrent le plus vivement. Chacun voulut dire son mot contre elles. Le ministre de l’Intérieur, Forcade, les défendit en tempérant l’absolu de sa thèse par l’élévation de son langage et ses promesses de modération. Il y eut même quelque originalité dans son point de vue. « Un tel système, dit-il, ne peut être pratiqué longtemps sans l’assentiment du pays ; sous le suffrage restreint comme sous le suffrage universel quand l’opinion s’est formellement prononcée, les candidatures officielles ont disparu devant sa volonté. » Si les candidatures officielles, qui avaient échoué sous la République, sous la Restauration, sous la monarchie de juillet, réussissaient sous l’Empire, c’est que l’Empire avait la confiance du pays. Le succès de ces candidatures prouvait la puissance du gouvernement, les sympathies profondes qui existaient pour lui dans le sein des masses- populaires. A qui d’ailleurs accordait-on l’appui officiel ? A un étranger sans relations et sans racines, intervenant à la veille des élections, pour entraîner une multitude qui ne le connaissait pas ? En aucune façon : on consultait le cœur des populations, et comme on avait l’oreille exercée à cette audition mystérieuse, on devinait le nom que la foule murmurait ; « de telle sorte que, quand nous présentons un candidat officiel, ce n’est pas la pensée du gouvernement que nous imposons, nous offrons aux populations un miroir dans lequel elles se reconnaissent, et c’est leur propre pensée que nous promulguons pour qu’elles la promulguent après nous par la nomination d’un député. »

La candidature officielle demeura donc le moyen d’action du gouvernement.


II

Les élections de 1869 eurent un caractère différent de celles de 1863, soit du côté du gouvernement, soit du côté de l’opposition. Le gouvernement inventa les candidats officieux ou agréables ; il ne leur donnait qu’un appui moral et ne mettait à leur service ni l’affiche sur papier blanc, ni les gardes-champêtres, ni l’appareil administratif. Les candidats officiels eux-mêmes prirent une autre allure. En 1863, ils se montraient humbles et superbes à la fois, humbles devant le gouvernement dont ils recevaient l’existence, superbes à l’égard de l’opposition, qu’ils ne redoutaient pas encore. En 1869, polis envers l’opposition, ils étaient presque arrogans envers le gouvernement. Entre leurs sourires à la liberté et à la responsabilité ministérielle, ils glissaient des pointes contre le Mexique, Sadowa, et surtout contre les armemens exagérés. « C’est à peine si certains candidats de l’opposition de 1863 eussent osé signer les professions de foi de certains candidats officiels de 1869. » Le journal de l’extrême droite lui-même, le Pays, se déclarait prêt à être libéral pourvu qu’on lui donnât la garantie que lui et ses amis garderaient les places : « Nous n’avons repoussé les libertés données ou promises que parce que l’on veut les faire passer par les mains d’hommes qui ne jouissent d’aucune considération, et qui ne méritent aucune confiance. Que M. Rouher, que M. Forcade de La Roquette, que M. de Persigny nous donnent les libertés et le couronnement de l’édifice, nous nous inclinerons et nous les suivrons… Mais que M. Emile Ollivier, ou M. Buffet viennent nous faire la loi, jamais, jamais !… Dans les affaires du tiers-parti, nous ne repoussons pas les idées mais les hommes[1]. »

Si on avait exclu tous ces néo-libéraux on n’aurait point eu de candidats officiels. On s’en tira par une distinction : le membre libéral de la majorité était-il dévoué à Rouher, on jugeait son libéralisme inoffensif et on le soutenait ; lui était-il suspect, son libéralisme devenait séditieux et on le condamnait. C’est ainsi que furent rejetés deux membres dont le dévouaient dynastique était incontestable : Pouyer-Quertier, orateur puissant, adversaire incommode dans les questions économiques, et Calley Saint Paul, financier expérimenté, qui avait ennuyé le Vice-Empereur dans la discussion des traités de la Ville et avait en outre le tort permanent d’être le beau-père du général Fleury, défenseur du système libéral auprès de l’Empereur. Forcade tentait quelquefois de résister aux sentences de son chef, mais il ne tardait pas à céder.

Du côté de l’opposition s’était opéré un changement encore plus radical. En 1863, « elle avait accepté partout la constitution et la dynastie, » les minorités volèrent pour la liberté « non contre l’Empire ; » le langage avait été « aussi modéré, aussi respectueux, aussi paisible que les doctrines[2]. » En 1869, les choses se passèrent de même en province ; tout en revendiquant la destruction du pouvoir arbitraire et la constitution d’un gouvernement constitutionnel réel, on resta attaché à l’ordre légal et on se déclara hostile à tout désir de révolution ; seulement au lieu d’exprimer ces vœux avec précaution, on les formait à haute voix et d’un accent résolu. Thiers eût été le chef de ce mouvement si l’on avait cru à la sincérité de ses affirmations dynastiques, mais on n’y voyait qu’un passeport pour ses attaques et, par cette raison, ceux qui voulaient améliorer et non détruire, me jugeant de bonne foi résolu à exécuter ce que j’annonçais, s’étaient groupés autour de moi. A Paris et dans les grandes villes la disposition des esprits était tout autre : on y mettait aux voix le renversement de l’Empire et la vengeance de 1852. Aux candidats on ne demandait pas s’ils défendraient la liberté, mais s’ils prendraient parti pour la Révolution.

Les procédés de lutte, du côté du gouvernement, comme de celui de l’opposition furent également incorrects et méritèrent mêmes censures. Forcade reprit sans scrupule les précédens consacrés : les affiches blanches, les bulletins distribués par les maires et les gardes-champêtres, les menaces, les promesses collectives ou individuelles, l’évocation du spectre rouge, les fonctionnaires publics de tous les degrés mis en réquisition et le combat contre les candidats non agréés imposé comme un service public.

Un des types de la candidature officielle est particulièrement accentué dans celle de Duvernois. On avait commencé par acheter le retrait du député des Hautes-Alpes en fonctions, Garnier, par une place de conseiller-maître à la Cour des comptes ; le terrain déblayé, Duvernois débarqua dans un pays où personne ne le connaissait, le préfet le présenta aux populations, comme le candidat personnel de l’Empereur, « Écoutez la voix de votre patriotisme, consultez votre dévouement à S. M. et donnez-lui ce nouveau témoignage d’affection et de reconnaissance en votant pour l’homme qu’il honore de son estime et de ses sympathies. » Et pendant toute la période électorale les faveurs pleuvent sur le pauvre département peu habitué à cette manne : chemins, canaux, endiguemens, promesses de pâturage dans les bois interdits en vue de reboisement, etc.

Cependant il est juste de reconnaître que si le gouvernement ne se refusa aucun moyen contre ses adversaires, il leur permit de les employer tous contre lui. Contre le spectre rouge, l’opposition dressa le spectre du 2 décembre. Les uns étalèrent Castellidardo, les autres Mentana, tous le Mexique, le mauvais état des finances, l’abaissement de la France ; tout ce qui arrivait de mal était la faute du gouvernement : on avait inventé même de lui reprocher la diminution des naissances[3]. Ils agitèrent surtout la crainte de la guerre. A les entendre, ce pauvre Empereur, qui avait besoin de se chauffer au mois de juillet, qui souffrait d’atroces douleurs et dont la volonté déclinait sous les coups de plus en plus rudes de la maladie, n’avait qu’une pensée : celle de nous jeter dans une guerre sur le Rhin, sans consulter la nation.

Le tout était accompagné d’un déchaînement contre la guerre, ce fléau, cette honte, et contre la loi militaire qui ruinait l’agriculture, militarisait la jeunesse, menaçait de détruire le commerce et l’industrie. Selon l’expression de Victor Hugo, « il n’y avait pas de différence entre un général et un boucher ; il fallait à la guerre des rois opposer la grève militaire des peuples. » L’idée de gloire inséparable de celle d’armée et de patrie s’incarnait dans les Napoléon et leur chute devait assurer à l’humanité l’affranchissement des servitudes militaires. On répandait les romans d’Erckmann et Chatrian, que Sainte-Beuve appelait « l’Iliade de la peur, » dans lesquels étaient flétries nos légendes glorieuses. Se déclarer antimilitariste, c’était se déclarer contre l’Empire, et la guerre à la guerre était, autant que la revendication des libertés, l’article principal des programmes de l’opposition. A côté des préfets qui demandaient « un nouveau témoignage de confiance à l’Empereur, » elle criait : « Otons-lui celle que nous lui avons accordée, détruisons son pouvoir et surtout sa dynastie. »


III

En 1863, à Paris, l’influence principale dans les élections avait été exercée par les députés, quoique les journaux y eussent été associés dans une certaine mesure. En 1869, ce furent les journaux démocratiques radicaux qui conduisirent l’action. Le Journal des Débats et le Temps ne furent que des spectateurs ou des comparses. L’initiative et la décision appartinrent à l’Avenir national, de Peyrat, au Réveil, de Delescluze, devenu quotidien, au Siècle, devenu révolutionnaire. Au dernier moment, vint s’y adjoindre le Rappel, fondé par les fils de Victor Hugo, Meurice, Vacquerie et Rochefort. Le pontife le baptisa par une aspersion d’antithèses incohérentes. Par-ci, par-là, on y retrouvait une petite mélodie poétique : par exemple sur la »studieuse et fière multitude d’intelligences, toutes frémissantes de la joie d’éclore, qui, le matin, peuple les écoles, et qu’il remercie du doux murmure que si souvent, comme une lointaine troupe d’abeilles, ils viennent faire à son oreille. » En somme, incompréhensible fatras d’idées et de phrases sans aucun sens, et dont l’apparence sibylline cache le néant de la déraison ; la malice était dans le trait final : « Quant à moi, pendant qu’à l’occasion de sa noce d’or l’Église couronne le Pape, j’émiette sur mon toit du pain aux petits oiseaux, ne me souciant d’aucun couronnement, pas même d’un couronnement d’édifice[4].

Ce fut à cet aréopage de sages que Delescluze proposa de ne présenter dans toutes les circonscriptions qu’une seule candidature, celle du frère de l’héroïque Baudin. C’eût été le défi direct porté à l’Empereur. On lui rit au nez. Qui donc se souciait véritablement de l’héroïque Baudin ? On ne voulut pas entendre parler d’une protestation anonyme. Il ne s’agissait pas de sacrifier les personnes aux idées, mais de mettre le plus grand nombre de personnes en mesure d’exploiter les idées. On décida de présenter des candidats dans chacune des circonscriptions.

On s’accorda pour accepter la candidature de Jules Simon, que le radicalisme saluait comme son docteur ; d’Ernest Picard, « un peu trop bourgeois et modéré, » mais dont l’esprit faisait la joie des Parisiens ; de Pelletan, qui avait conquis l’admiration par ses virulentes sorties contre le coup d’État et Napoléon Ier. Il semblait qu’on n’eut pas dû présenter une objection contre Thiers et Jules Favre qui, certes, s’étaient assez prodigués au service de la liberté, tout en ne desservant pas les haines irréconciliables. L’Avenir, le Rappel et le Réveil les estimèrent suspects. Pour eux, Thiers était trop rusé, et restait l’homme de la « vile multitude. » On reprochait à Jules Favre son attitude équivoque vis-à-vis du 2 Décembre, qu’il avait souvent maudit, mais un jour pleinement absous. Et à ces deux athlètes éprouvés, à ces maîtres de la tribune, on opposa qui ? un déclassé médiocre : D’Alton-Shee, et un faiseur de calembours, Henri Rochefort. Le Siècle, conservant un reste de pudeur, réserva sa liberté. Il était encore un nom qui, dans un parti respectueux de ses traditions, aurait dû être placé au-dessus de toute compétition, celui de Carnot. L’homme sauveur de 93, l’homme désintéressé de 1814 représentait plus que la République : la Patrie, la France elle-même. Son fils avait porté sans fléchir ce nom lourd de gloire ; on le livra à l’ambition impatiente du tribun de l’affaire Baudin, Gambetta. Guéroult fut encore plus lestement sacrifié à Jules Ferry. On n’avait à reprocher à cet homme de talent, écrivain excellent et orateur suffisant, que son amitié avec le prince Napoléon. Cela eût dû lui être un titre favorable, car le prince se montrait, depuis 1851, le protecteur infatigable de toutes les infortunes républicaines, le partisan inébranlable de toutes les libertés publiques ; et sur la question du pouvoir temporel, il était allé aussi loin que qui que ce soit. On abandonna enfin Garnier-Pagès à Raspail, et on ne vit aucun inconvénient à laisser ces deux vieux débris se disputer entre eux ; toutefois, Delescluze y mit une condition : c’est que l’ombre de l’héroïque Baudin assisterait au combat dans la personne de son frère ; on le lui accorda.

Sur un point, on fut tout de suite et unanimement d’accord : mon exclusion. On rédigerait contre moi une sentence d’indignité, et il serait entendu que, même si dans un scrutin de ballottage, j’arrivais en première ligne, on persisterait à me combattre. I] fallait m’anéantir. Si un département s’offrait à me recueillir, on m’y poursuivrait de la même implacable hostilité qu’à Paris ; mon échec serait le fait capital de l’élection, parce qu’il serait la notification à la France que le peuple de Paris ne concevait la liberté que par et dans la République, et qu’une liberté impériale, quelque vaste qu’elle fût, lui paraîtrait encore une servitude[5].

De son côté, Rouher avait décidé de faire de mon échec le fait capital de l’élection, parce qu’il signifierait la défaite définitive de l’empire libéral.

Je n’avais pas à m’enquérir des intentions du parti révolutionnaire ; il me criblait de ses coups depuis la publication de mon livre. J’interrogeai Forcade sur celles du gouvernement : « Me combattrez-vous ? — Oui, mais avec modération. » Voici quelle fut cette modération. A Paris, ma circonscription fut remaniée en vue d’assurer mon échec. On m’enleva les quartiers modérés, et on leur substitua des quartiers démagogiques, où prédominait l’influence des radicaux. On y suscita la compétition de Louvet, président du tribunal de commerce, très considéré, qui devait me prendre toutes les voix modérées ; de sorte qu’ayant perdu les voix avancées, il ne me resterait plus personne. Rouher manda à Paris le préfet du Var, Montois, administrateur habile, d’une grande influence sur la population. Il lui demanda s’il croyait pouvoir me faire échouer. « Ce sera difficile, répondit le préfet ; toutefois, j’espère y réussir. — Eh bien ! ne négligez aucun effort. »

Cette double levée d’armes ne fut pas sans surprendre. Weiss disait, dans le Journal de Paris : « Il est évident que si, après que l’Empereur a écrit à M. Emile Ollivier la lettre intime que tout le monde a pu lire dans le livre intitulé : Le 19 Janvier, et a reconnu cet homme d’État comme le seul personnage capable de succéder à M. Duruy, le gouvernement impérial combattait la réélection de M. Emile Ollivier, ce serait là un spectacle d’un si haut goût, que jamais aucun gouvernement en France n’y aurait atteint, pas même le roi Dagobert de la légende ! — J.-J. WEISS. » C’était, en effet, le spectacle que le gouvernement se préparait à donner, de par la volonté du Vice-Empereur, plus forte que celle de l’Empereur.


IV

Dans la plupart des circonscriptions, tout se passa en affiches, réunions, petits tumultes, et il n’y eut aucun incident d’importance à signaler. Le dialogue de Raspail et de Garnier-Pagès ne fut entendu de personne ; l’ombre héroïque de Baudin recta muette ; Simon, Pelletan furent acclamés partout. Dans la circonscription de Thiers, il n’y eut que des conciliabules mystérieux, car lui-même refusa de comparaître dans aucune réunion et s’en tint à une profession de foi fort bien faite, dans laquelle il résumait tous ses discours et qui, virulente envers le gouvernement, contenait à peine un petit murmure contre ses adversaires démocratiques : « Quant à ces esprits ardens qui ne trouvent pas suffisantes les libertés que je réclame, qu’ils viennent dans une assemblée, élue par la nation tout entière, faire entendre leurs voix, et là, placés non plus en face des chimères de leur imagination, mais en face de la réalité, ils verront s’ils pourraient servir cette grande cause du droit national plus utilement que je ne l’ai fait pendant ces six dernières années. » Jules Favre, qui avait tant invectivé les autres, le fut à son tour. Il eut la mortification de s’entendre appeler traître, glorificateur du coup d’État et hué au point d’être obligé de quitter la salle sans pouvoir terminer son discours.

La lutte présenta plus d’intérêt dans la circonscription de Gambetta. Il débuta par déclarer qu’il voulait « la souveraineté du peuple organisée d’une manière intégrale et complète, » ce qui signifiait la République ; qu’il n’accepterait qu’une candidature irréconciliable, ce qui signifiait qu’il ne se considérait pas comme lié par son serment d’obéissance à la Constitution et de fidélité à l’Empereur. Il ne s’agissait pas là d’une de ces réticences intérieures par lesquelles on annule, pour la commodité de sa conscience, le serment prêté publiquement ; la réticence était ouverte, bruyante et ne pouvait être ignorée de celui à qui le serment était prêté. S’il lui plaisait de n’y pas prendre garde et de tenir pour bon un serment ainsi frelaté, tant pis pour lui ! Le gouvernement, certes, avait le droit de considérer ce serment comme non avenu et il n’eût fait que son devoir en interdisant le relevé des votes accordés à une candidature de parjure.

Gambetta inventa ensuite une parade à effet prise dans une réminiscence de la Révolution, et sans ? « rendre exactement compte de ce qu’avaient été les cahiers de 89, il en fit une exhumation. « Je ne ferai, dit-il, ni programme ni profession de foi ; les comités doivent m’adresser leur programme, j’y répondrai. Les mandataires et les mandans contracteront ainsi sous l’œil de tous. » Les comités lui proposèrent à signer le contrat suivant : « Au nom du suffrage universel, base de toute organisation politique et sociale, donnons mandat à notre député d’affirmer les principes de la démocratie radicale et de revendiquer énergiquement : l’application la plus radicale du suffrage universel, tant pour l’élection des maires et conseillers municipaux, sans distinction de localité, que pour l’élection des députés ; — la répartition des circonscriptions effectuée sur le nombre réel des électeurs de droit, et non sur le nombre des électeurs inscrits ; — la liberté individuelle désormais placée sous l’égide des lois, et non soumise au bon plaisir et à l’arbitraire administratifs ; — l’abrogation de la loi de sûreté générale ; — la suppression de l’article 75 de la Constitution de l’an VIII et la responsabilité directe de tous les fonctionnaires ; — les délits politiques de tout ordre déférés au jury ; — la liberté de la presse dans toute sa plénitude, débarrassée du timbre et du cautionnement ; — la suppression des brevets d’imprimerie et de librairie ; — la liberté de réunion sans entraves et sans pièges, avec la faculté de discuter toute matière religieuse, philosophique, politique et sociale ; — l’abrogation de l’article 291 du Code pénal ; — la liberté d’association pleine et entière ; la suppression du budget des cultes et la séparation des Églises et de l’État ; — l’instruction primaire laïque, gratuite et obligatoire, avec concours entre les intelligences d’élite pour l’admission aux cours supérieurs, également gratuits ; — la suppression des octrois, la suppression des gros traitemens et des cumuls, et la modification de notre système d’impôts ; — la nomination de tous les fonctionnaires publics par l’élection ; la suppression des armées permanentes, cause de ruine pour les finances et les affaires de la nation, source de haine entre les peuples et de défiance à l’intérieur ; — l’abolition des privilèges et monopoles, que nous définissons par ces mots : « Prime à l’oisiveté ; » — les réformes économiques, qui touchent au problème social, dont la solution, quoique subordonnée à la transformation politique, doit être constamment étudiée et recherchée au nom du principe de justice et d’égalité sociale. Ce principe généralisé et appliqué peut seul, en effet, faire disparaître l’antagonisme social et réaliser complètement notre formule : LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ. »

— « Citoyens électeurs, répond Gambetta, ce mandat je l’accepte à ces conditions, je serai particulièrement fier de vous représenter, parce que cette élection se sera faite conformément aux véritables principes du suffrage universel ; les électeurs auront librement choisi leur candidat ; les électeurs auront déterminé le programme politique de leur mandataire ; cette méthode me paraît à la fois conforme au droit et à la tradition des premiers jours de la Révolution française. Donc, j’adhère librement, à mon tour, à la déclaration de principes et à la revendication des droits dont vous me donnez commission de poursuivre la réclamation à la tribune. Je fais plus que consentir ! Voici mon serment : Je jure obéissance au présent contrat et fidélité au peuple souverain. — LEON GAMBETTA, Candidat radical.

Ce contrat était le mandat impératif dans ce qu’il a de plus étroit. Or, le mandat impératif est si radicalement incompatible avec l’existence d’une assemblée représentative qu’un des premiers actes de la Constituante fut, sur la proposition de Talleyrand, de dégager les députés de l’obéissance au mandat impératif contenu dans leurs cahiers. Il n’est pas sûr que Gambetta connût ce fait. L’eût-il connu, cela ne l’eût guère arrêté, car il était naturellement imbu des doctrines de la casuistique complaisante. « Ne croyez-vous pas, dit le bon Père, de Pascal, qu’il serait souvent bien commode d’être dispensé en conscience de certaines paroles qu’on donne ? — Ce serait, mon Père, la plus grande commodité du monde ! — Écoutez donc Escobar : « Les promesses n’obligent point quand on n’a point intention de s’obliger en les faisant. Quand on dit, je le ferai, on entend qu’on le fera si on ne change de volonté[6]. »

Dans la 6e circonscription, le candidat qui s’opposa d’abord à Guéroult fut Augustin Cochin. Dès l’École de droit, où il avait été mon camarade, Cochin s’était fait remarquer par sa parole persuasive, pleine d’ampleur et d’élévation, et nous lui prédisions tous un brillant avenir. Socialement il l’avait atteint, car il jouissait dans le monde d’une autorité morale considérable. Politiquement, il n’avait pu entrer au Corps législatif et aborder la tribune où il eût acquis la renommée. Quoique ayant une clientèle personnelle nombreuse dans un arrondissement dont il avait été le maire, il ne put surmonter l’obstacle contre lequel il s’était déjà heurté : son cléricalisme, car il était aussi profondément catholique que libéral. Guéroult, saint simonien, anticlérical de tout temps, paraissait son adversaire naturel lorsque Jules Ferry arriva en tiers, patronné par un comité en tête duquel se trouvaient Littré et Michelet, garans de son anticléricalisme. Le souvenir de sa lutte récente contre Haussmann le recommandait. Ami de Gambetta, il adopta les principes du cahier de Belleville : « Pour fonder en France une libre démocratie, il ne suffit pas de proclamer : l’entière liberté de presse, l’entière liberté de réunion, l’entière liberté d’enseignement, l’entière liberté d’association. Ce n’est pas assez de décréter toutes les libertés : il faut les faire vivre. La France n’aura pas la liberté, tant qu’elle s’obstinera dans le système des armées permanentes, qui entretiennent, d’un bout de l’Europe à l’autre, l’esprit de haine et de défiance ; qui, à l’intérieur, éternisent les gros budgets, perpétuent le déficit, ajournent indéfiniment la réforme de l’impôt, absorbent enfin dans des dépenses improductives les ressources qu’exige impérieusement la grande œuvre sociale de l’enseignement populaire. Aussi faut-il vouloir par-dessus tout la décentralisation administrative, la séparation absolue de l’État et de l’Église, la réforme des institutions judiciaires par un large développement du jury, la transformation désarmées permanentes. Ce sont là des « destructions nécessaires : » en y travaillant, la génération actuelle préparera de la manière la plus sûre l’avènement de l’avenir. — JULES FERRY. »

Il ne s’agissait pas de faire vivre la liberté, mais de faire mourir l’Empire. Jules Ferry s’en est vanté plus tard : « Je parle devant un certain nombre de citoyens qui connaissent fort bien l’histoire de ce programme de 1869, qui l’ont fait avec nous et qui, par conséquent, se rappellent les circonstances. Le programme de 1869 était avant tout sous une forme législative la négation du pouvoir impérial ; il s’agissait alors de désarmer le pouvoir impérial, de lui enlever pièce à pièce toute l’autorité dont il pesait sur le suffrage universel par la candidature officielle, sur la presse et sur les réunions par les lois répressives que vous connaissez, sur la justice, sur l’armée, sur le clergé. Le programme de 1869, c’était, en définitive, sous une forme légale, la déchéance de l’Empire par le désarmement progressif, continu du pouvoir impérial[7]. » Et ces bons apôtres se plaignaient d’être calomniés quand on les accusait d’être des hommes de mauvaise foi préparant une subversion.


V

Le bruit que faisaient ces disputes relativement anodines fut couvert par le tapage de mon combat avec les Irréconciliables. Partout ailleurs, toutes les mains étaient décidées à user de la hache destructive ; il s’agissait uniquement de savoir laquelle s’en saisirait et, dès lors, le conflit était tout personnel. Entre les Irréconciliables et moi, le différend était beaucoup plus haut : il s’agissait de se déclarer pour la Révolution ou pour la liberté. C’est pourquoi l’élection de la 3e circonscription fut plus que les autres l’objet de la passion publique.

Dès le lendemain de mon 10 janvier, et bien avant l’ouverture de la période électorale, les journaux radicaux avaient désigné Emile Durier, avocat distingué, membre du Conseil de surveillance du Siècle, comme mon successeur, et chargé Clément Laurier, dont la plaidoirie audacieuse dans l’affaire Baudin avait fait sensation, même après celle de Gambetta, de me démolir dans le Var. Avant d’engager ma bataille à Paris, j’allai dans le Var organiser l’action de mes amis. Je fus accueilli triomphalement. Je marchais d’ovation en ovation, et le préfet commençait à pronostiquer que son candidat serait emporté par une tempête d’opinion. Tout à coup, rappelé en hâte à Paris, je fus obligé d’interrompre ma tournée. Je n’eus le temps que de rédiger ma profession de foi : « Ne vous laissez pas tromper par les déclamations et par les calomnies ; n’abandonnez pas celui qui, depuis vingt ans, est votre défenseur ; ne soyez pas infidèle à une longue amitié. La nature a revêtu notre pays d’une parure incomparable : au midi, la mer bleue caresse ses rivages ; au nord, la neige l’orne d’une blanche couronne ; les plaines fécondes se déroulent au pied des collines embaumées ; les vignes amies du soleil s’étalent à côté des bois remplis d’ombre. Les hommes, autrefois, ne furent pas inférieurs, et c’est de notre chère Provence que sortirent les Puget, les Massillon, les Barthélémy, les Suffren, les Sieyès, les Siméon, les Portalis, les Mirabeau. La nature est restée toujours belle ; mais les hommes, atteints d’une espèce d’oïdium moral pire que celui dont vos vignobles ont souffert, y sont-ils donc à ce point dégénérés, qu’aucun d’eux ne soit plus digne de vous représenter, et que des étrangers seuls puissent obtenir le mandat de parler en votre nom dans les assemblées solennelles de la nation ? »

Au lendemain de cette proclamation, l’Homère provençal, Mistral, m’envoya sur sa carte les vers suivant


La terre nourricière, la nature,
Nourrit toujours sa progéniture
Du même lait. Sa dure mamelle
Toujours à l’olivier donnera l’huile fine
Voici ma voix
O vaillant provençal ! Zou ! (6 mai.)


J’appris, en descendant du chemin de fer, pourquoi j’avais été rappelé. Emile Durier, jugé d’étoile trop mince et de sonorité oratoire insuffisante, on lui avait substitué Bancel, réputé maître en cet art. Il était mon aîné de peu d’années, et j’avais vécu plus d’un mois amicalement avec lui à Lyon, où nous défendions, sous la direction de Michel de Bourges, les accusés d’un complot du Midi. Il était alors député du département de la Drôme, et avait donné de brillantes preuves d’éloquence. Exilé en Belgique, il avait accru sa renommée par le succès de conférences philosophiques et littéraires. Tout en ayant fait quelques voyages en France, après l’amnistie, il maintenait à Bruxelles le siège de son activité. Dans ces voyages, il visitait Emile de Girardin, preuve qu’il n’était pas alors animé des passions au service desquelles il venait maintenant s’enrôler. En lui, il y avait du Berryer. Sa voix, un peu voilée, était forte, pleine, pénétrante ; son attitude imposante ; il avait de l’imagination, des élans d’un souffle puissant. Son défaut était le penchant à la déclamation théâtrale, et l’inaptitude à la dialectique. Dans une conférence littéraire sur Corneille ou Molière, il était superbe ; comme les prédicateurs apprennent leurs sermons et les répètent, il savait ces Conférences par cœur, et donnait la même plusieurs fois. Il eût été incapable de traiter avec méthode une affaire, et encore plus de soutenir une discussion serrée. L’amour du plaisir le détournait des études sérieuses ; il vivait sur un fond de généralités mal digérées. D’ailleurs, nullement méchant et incapable de haine, si ce n’est oratoirement. A son arrivée à Paris, il fit quelques conférences qui exaltèrent les Tirard et autres juges de même force ; on vit en lui, non seulement l’homme qui m’écraserait, mais l’orateur sans rival qui prendrait la direction de l’opposition radicale, en faisant oublier tous ses devanciers. Ces beaux rêves se sont évanouis en fumée : au lendemain de son premier discours, la duchesse Colonna, sculpteur distingué, disait : « C’est un monument en marbre de Pathos, » L’orateur qui devait tout éclipser resta sous cette épitaphe, se tut, et disparut peu après sans qu’on s’en aperçût. Mais, en mai 1869, partout où il paraissait dans les réunions publiques, il était accueilli par des trépignemens d’admiration.

Le jour de mon arrivée, il avait affiché sur papier écarlate une circulaire incolore dans laquelle une seule phrase était un peu accentuée : « Il est temps de reprendre nos vieilles traditions, interrompues au 18 brumaire. » En tête, était reproduite une délibération de quelques électeurs, qui me déclarait indigne de la confiance de la démocratie. Bancel en étant responsable, je lui demandai raison : « Monsieur, 1 075 électeurs de la 3e circonscription vous ont offert une candidature contre moi, parce que je me suis rendu indigne de la confiance de la démocratie. Vous avez accepté cette offre. Par là, vous vous êtes engagé à justifier l’accusation d’indignité, qui est la raison d’être de votre candidature. Je vous invite à remplir cet engagement. Veuillez m’envoyer deux de vos amis ; je les mettrai en rapport avec deux des miens. Ils se concerteront pour choisir un vaste local, désigner un président, s’assurer de sténographes et fixer le jour et l’heure de la réunion. Quand ces préliminaires auront été réglés, nous nous présenterons tous deux devant l’assemblée. En votre qualité d’accusateur, vous prendrez la parole le premier. Je vous répondrai. Nos paroles seront recueillies. Et le lendemain, Paris et la France pourront prononcer entre nous. » (4 mai.)

Le jour même je reçus la visite de quelques émissaires de Bancel. Ils venaient m’engager à me rendre le soir à la salle Molière où je rencontrerais leur candidat. Le plan était dénué d’artifice : la salle Molière, pouvant contenir au plus 500 personnes, se remplissait chaque soir de mes adversaires ; ils eussent étouffé ma voix et leurs journaux eussent reproduit les comptes rendus mensongers dont ils sont coutumiers. « Je ne puis me rendre ce soir à votre invitation, répondis-je, parce que mon serment n’a pas encore été déposé et que je suis harassé de la fatigue de mon voyage. J’irai volontiers dans cette salle ou ailleurs aussitôt qu’aura eu lieu l’explication contradictoire à laquelle j’ai convoqué M. Bancel. Cette explication ne peut avoir lieu dans la salle Molière, trop petite, où un service sténographique n’est pas organisé. »

Ces précautions ne furent pas au goût des Bancellistes dont le piège était déjoué. Je trouvai, dans les journaux du lendemain, la lettre suivante adressée aux électeurs, non à moi : « Concitoyens, M. E. Ollivier m’adresse par la voie des journaux un cartel oratoire. Il me paraît impossible de l’accepter sans dénaturer les règles élémentaires du suffrage universel. Plusieurs réunions électorales ont été convoquées ; je m’y suis rendu ; j’ai manifesté devant vous mes principes politiques ; j’ai répondu à vos interpellations. Que M. E. Ollivier imite mon exemple ; qu’il comparaisse à son tour ; qu’il rende librement compte de son mandat ! Vous êtes ses accusateurs, ses témoins et ses juges. Salut et fraternité. » Je ripostai aussitôt : « Monsieur, Vous vous méprenez sur notre situation réciproque. Vous n’êtes pas pour moi un simple concurrent ; vous êtes le porte-voix d’une insulte. Vous avez placardé un écrit dont vous avez pris la responsabilité en le présentant comme la raison d’être de votre candidature, et dans lequel je suis flétri, comme INDIGNE de la confiance de la démocratie, apparemment pour avoir contribué à la conquête du droit de tenir les réunions dans lesquelles vous parlez ! Je vous ai demandé d’articuler votre insulte en ma présence, non pas à huis clos et dans une salle étroite, mais dans un vaste local et avec l’assistance de sténographes. Vous refusez ! Vous invoquez les principes élémentaires du suffrage universel. C’est un faux-fuyant. Il s’agit d’honneur et non de suffrage universel. Et le principe élémentaire de l’honneur est que, lorsqu’on a porté une accusation déshonorante contre un honnête homme, on ne se dérobe pas pour éviter de la soutenir. »

Bancel ne répondit rien et alla se mettre en sûreté dans la Drôme, puis à Lyon, où il commettait la mauvaise action de s’opposer à la réélection d’Hénon, un des Cinq, brave homme dont la démocratie radicale n’avait guère à se plaindre puisqu’il avait docilement obéi à tous ses mots d’ordre. Cependant, cette reculade et cette fuite contrarièrent fort ses partisans ; on les raillait et ils étaient honteux. Ils revinrent sur le refus de leur candidat et annoncèrent qu’un groupe d’électeurs organiserait une grande réunion publique, en présence de sténographes, et que Bancel se rendrait à l’invitation qui lui serait adressée.


VI

Pendant que cette réunion contradictoire s’organisait, je me décidai à faire une grande conférence au Châtelet, dans le local même où Bancel avait donné les siennes. Mais ce qui avait été accordé sans difficulté à un révolutionnaire me fut d’abord refusé par le préfet de la Seine, propriétaire de la salle. Je ne dus qu’à la courtoisie de Forcade de l’obtenir. Il eût été dans mon droit, puisqu’il ne s’agissait pas d’une réunion contradictoire, de n’admettre que mes amis. Néanmoins je ne me réservai que 4 à 500 cartes, y compris celles des sténographes et des représentai de la presse. Les personnes munies de ces cartes rentreraient rue des Lavandières, par la porte des artistes, à la même heure où la grande porte du théâtre serait ouverte au public, moyennant un prix d’entrée de 0 fr. 50. La séance fut fixée au 12 mai à 7 heures et demie.

Mes amis s’étaient gardés de troubler les conférences de Bancel au Châtelet. Les révolutionnaires de tous les quartiers de Paris résolurent de se rendre à ma réunion et de m’empêcher de parler. « Il ne faut pas qu’il parle ! » fut cette fois encore le mot d’ordre. Dès cinq heures les bandes débouchaient de Belleville, de Montmartre, du faubourg Saint-Antoine, du quartier Latin. A sept heures sur la place, sur les quais, se mouvait un océan de têtes. D’abord ce ne furent que des conversations animées, puis des cris, puis des couplets de la Marseillaise et du Chant du Départ ; un industriel offrait au public, au milieu des lazzis, un sac rempli de sifflets ; les meneurs s’étaient réunis dans la brasserie Dreher, tandis que Raoul Rigault, Dacosta et autres communards futurs excitaient la foule. Quelques agens seulement stationnaient devant le théâtre, bien que le commissaire de police Blanchet, instruit de l’assaut qui se préparait, eût demandé 500 gardes municipaux solides.

J’étais chez moi, rue Saint-Guillaume, attendant l’heure, lorsqu’une première estafette me fut envoyée par mon frère pour me dire qu’une foule immense était descendue des quartiers populaires et que le commissaire refusait d’ouvrir les portes. Un peu plus tard, une seconde estafette m’indiquait de me rendre au troisième étage d’une maison sur le quai. J’y courus et y trouvai mes amis qui m’instruisirent de ce qui se passait. Le commissaire, n’ayant toujours à sa disposition qu’un nombre d’agens insuffisant, épouvanté à la vue de la multitude hurlante, alléguait que, s’il ouvrait les portes, un flot irrésistible s’engouffrerait dans le théâtre, envahissant galeries, loges, scène, qu’il y avait complot, que lui et Emile Ollivier seraient tués. Quoique l’heure fixée eût sonné, aucune porte ne s’était ouverte, soit sur la place, soit sur la rue des Lavandières. Les porteurs de cartes, groupés à l’entrée des artistes, s’étaient résignés à attendre ; mais les révolutionnaires de la place s’étaient rués sur les grilles, les avaient franchies, avaient enfoncé les portes et pénétré dans la salle. Ils la remplissaient à moitié quand arrivèrent les forces de police requises par le commissaire. Elles n’essayèrent pas de faire sortir les envahisseurs ; elles se bornèrent à empêcher d’autres de suivre en faisant évacuer la place, la brasserie Dreher et les cafés environnans. La foule reculait, mais aussitôt se reformait, s’avançait, regagnait le terrain perdu. Alors des charges plus vigoureuses parurent nécessaires. La foule rejetée sur le quai n’en devint que plus excitée. Elle hurlait : « Vive Bancel ! A bas Ollivier ! » Girardin, épouvanté de ces scènes, s’écriait : « Si Ollivier est encore vivant ce soir, il vivra longtemps ! »

Pâle et défait, il me rejoignit quelques instans après, confirma ce qui venait de m’être raconté, et conclut : « C’est peut-être une révolution. Défendez votre tête ; si vous ne réussissez pas à parler nous sommes perdus. — Pour parler, répondis-je, il faut que je trouve moyen d’entrer. Comment y parvenir ? — Qu’à cela ne tienne, fit Girardin, je cours chez Piétri lui demander un agent qui protégera votre entrée. » Il court à la préfecture de police ; il trouve Piétri, lui demande un agent déguisé en bourgeois, avec mission de m’accompagner et d’exécuter la trouée qui nous permettra d’entrer. Pietri acquiesce et donne l’homme ; Girardin le prend dans sa voiture, mais au moment où l’on approche de la place du Châtelet, l’homme ouvre la portière, saute à bas, disparaît. Pourquoi ? Où allait-il ? ou plutôt que fuyait-il ?… « Il y a dans les affaires des points inexplicables et inexplicables dans leurs instans. »

Je n’avais pu me résigner à attendre immobile le retour de Girardin : je n’avais déjà que trop tardé à en venir aux mains. Je descendis dans la rue accompagné de mon frère et de quelques amis. Nous nous dirigeâmes vers l’entrée de la rue des Lavandières, la plus proche. Reconnu par la foule à la pâle lueur des réverbères, une formidable clameur s’élève, mêlée de sifflets et d’applaudissemens. Les « Vive Emile Ollivier ! — Vive Bancel ! » se heurtent et se combattent dans l’air ; j’étais tellement pressé que je faillis être étouffé. Enfin, un rude gaillard me soulève et me dépose entre les mains des agens postés à l’entrée des artistes. Ceux-ci d’abord refusent de me laisser pénétrer. Je me nomme et les prie d’avertir le commissaire. Il arrive dans un état d’agitation indescriptible. « Je vous demande, lui dis-je de laisser entrer mes amis qui attendent dans la rue depuis plusieurs heures, et de faire ouvrir la porte sur la place, afin que la salle se remplisse et que je puisse prendre la parole : « Prendre la parole ! s’écrie-t-il, y songez-vous ! J’ai vu le 15 mai, il n’était rien auprès. Ils ne vous laisseront pas parler. — Nous verrons, répondis-je, entrons. — Mais ils vous tueront ! — Je suis là pour cela. Entrons. » Me voyant si décidé, il donna enfin l’ordre de laisser pénétrer mes amis, ce qui amena dans la salle un élément sympathique, puis de laisser s’introduire par la grande porte tous ceux qui paieraient les cinquante centimes du prix d’entrée, et par là encore, pêle-mêle avec les ennemis, passèrent quelques amis. Le commissaire se mit auprès de moi, et nous nous avançâmes sur la scène.

La clameur qui s’éleva alors dépassa toutes celles que je venais d’essuyer, et les A bas ! mêlés d’insultes et de menaces recommencèrent. Le président du bureau, Chauny, avait tout ce qui peut imposer à la foule : une prestance martiale, une voix forte, de l’intrépidité, de la présence d’esprit. Il essaie de se faire entendre : sa voix est couverte par un tumulte inexprimable. De ce brouhaha surgit, enfin, une voix distincte : « Laissez entrer le public, au moins. — Si les portes n’ont pas été ouvertes à l’heure, répond Chauny, cela est dû à la police ; depuis deux heures nous attendons, et c’est à peine si le citoyen Ollivier a pu se frayer un passage. » De nouveaux ordres sont donnés pour hâter le mouvement d’entrée et, au bout de quelques instans, le président reprend : « L’heure s’avance, vous savez qu’aux termes de la loi, on doit fermer à onze heures. Je vous en supplie… (Interruption.) Laissez M. Emile Ollivier… (Nouvelle interruption.) Il est dix heures, nous n’avons que jusqu’à onze heures ! Permettez à M. Emile Ollivier de prendre la parole. (Non ! non ! — Oui ! oui ! ) Je donne la parole à M. Emile Ollivier. (Oui ! oui ! — Non ! non ! ) » Le tumulte est au comble.

Je me lève. A peine ai-je ouvert la bouche, une explosion de cris confus se déchaîne. Ayant l’expérience des assemblées publiques, je me gardai de m’épuiser dans une lutte exténuante, et, loin de forcer ma voix pour dominer le tumulte, je m’arrête aussitôt. Au bout de quelques instans, je fais une nouvelle tentative. Même accueil. Je recommence ; trois, quatre fois ; même insuccès. Pendant ce temps, le commissaire, de plus en plus agité, allait de sa place à la mienne et redisait : « Ils ne vous laisseront pas parler ; il est inutile que vous insistiez. Voulez-vous que je lève la séance ? — Non, non, répondais-je, il faut que je parle, je parlerai. » Mais en vérité je ne savais comment m’y prendre. Soudain, je me rappelai le conseil si juste de Labruyère : « Lorsqu’on a tout fait pour gagner quelqu’un, il reste encore quelque chose à tenter, c’est de ne rien faire du tout. » Évitant le moindre mouvement qui pût ressembler à la mauvaise humeur, je m’inclinai avec un geste qui signifiait : A votre aise ! et je m’assis devant la table placée sur la scène avec autant de tranquillité que si j’étais sur mon banc au Corps législatif. Je commençai à prendre des notes que je mettais dans ma poche au fur et à mesure qu’elles étaient terminées. Cette attitude ne tarda pas à piquer le public ; elle l’amusa, et, par une certaine lassitude du grondement des cris, je compris qu’il était prêt à désarmer, et qu’il fallait l’enlever. J’écarte ma table et ma chaise, je m’avance sur le bord de la scène, et, d’un air souriant, comme si je m’adressais à des amis éprouvés, je dis : « Messieurs, je vais vous raconter une histoire. » Silence solennel. Je continue, presque à mi-voix avec des intonations caressantes : « Dans l’antiquité, les dieux descendaient quelquefois sur la terre. Un des plus malins écrivains de ce temps raconte que Jupiter eut un jour cette fantaisie. Chemin faisant, il rencontre un paysan. Il l’aborde et ils causent… je ne sais pas de quoi ; ils ne furent pas d’accord, cela arrive quelquefois, vous le savez, Messieurs. (Rires.) Jupiter insiste, le paysan ne se rend pas. Jupiter s’impatiente : « Tu ne sais pas à qui tu parles, maraud ! Je suis Jupiter, le roi de la foudre. » Notre homme ne se déconcerte pas : « Tu te fâches, Jupiter, donc tu as tort ! » — Sur quoi une voix, venue du fond de la salle, crie : « C’est donc nous qui sommes Jupiter ! » Alors, déployant dans toute son étendue et sa force ma voix, que jusque-là j’avais contenue, je m’écriai : « Oui, c’est vous qui êtes Jupiter ! En vérité, le spectacle auquel vous nous faites assister est incompréhensible… » (Bruit, exclamations.) Une voix : « Nous ne sommes ici que des spectateurs ! — Eh bien ! alors, taisez-vous !… (Très bien ! très bien ! ) Vous êtes convaincus que j’ai démérité de la démocratie. J’ai la conviction que vos doctrines et vos pratiques perdent la démocratie et la liberté. (Interruption.) Oui, vous, qui m’interrompez, vous êtes les ennemis les plus redoutables du peuple ; vous le perdez… (Bruyans applaudissemens mêles de violentes protestations.) Assurément, s’il m’était resté dans l’esprit le moindre doute sur la rectitude, sur l’efficacité de la conduite que j’ai suivie, ce doute serait dissipé par la violence déployée pour étouffer ma parole sous des clameurs préméditées. (Applaudissemens, protestations.) — Il est temps, Messieurs, que l’assemblée se décide à garder le silence. Je ne vous demande pas de la sympathie, j’exige de la tolérance. Je réclame la possibilité matérielle de vous expliquer mes principes. » (Applaudissemens.) « Si vous persistez à étouffer ma voix, vous accorderez à mon éloquence son plus grand triomphe, car vous en aurez eu peur. » (Parlez ! parlez ! )

Et je repris, au milieu d’un complet silence : « Messieurs, la question qui s’agite aujourd’hui devant le corps électoral est d’une extrême gravité, il est indispensable de la préciser. — Je ne suppose pas qu’il y ait ici une animosité personnelle. C’est votre conviction qui vous pousse jusqu’à l’impatience contre les opinions que vous ne partagez pas. En regrettant qu’elle soit aussi déréglée, je la respecte. Mais moi aussi, j’ai une conviction ; elle est le résultat de tout le travail qu’un homme peut consacrer à la recherche de la vérité, et je vous jure devant Dieu, qui nous entend… (Interruptions. — Une voix : Qu’est-ce que c’est que ça, Dieu ? ) «… Oui, devant Dieu (Applaudissemens), que si je me suis trompé, c’est après avoir tenté tous les efforts possibles à une intelligence humaine pour éviter l’erreur. Écoutez en hommes de cœur et en hommes d’intelligence les motifs qui m’ont déterminé. (Parlez ! parlez ! ) Lorsque je promène mes regards sur cette réunion, je ne puis retenir sur mes lèvres une parole de reconnaissance pour tous ceux qui se sont rendus dans cette enceinte, malgré les difficultés de l’accès… (Applaudissemens.) Je vous remercie tous également : Vous, mes amis, votre présence est pour moi une force et une joie ; vous, mes adversaires, votre présence est pour moi un espoir ; car vous serez frappés par l’évidence des idées que je vais exposer. » — Une voix : Jamais ! (On rit.) — Une autre voix : Jamais ! c’est le mot de Rouher ! — Quelle est la question solennelle que le peuple va être appelé à résoudre ? La question de liberté. N’équivoquons pas. Je n’ai jamais soutenu que la liberté fût une concession volontaire, une faveur octroyée ; la liberté est un droit inaliénable. Elle ne dépend pas plus des monarques que des peuples ; c’est l’apanage de tout être humain ; la volonté d’un seul ne peut pas plus contre elle que la volonté de tous. Et j’ai formellement établi qu’une nation entière fût-elle d’accord, moins un, pour refuser la liberté de conscience, par exemple, elle commettrait un attentat. (Applaudissemens.) — Seulement, la liberté, comme toute chose humaine, a ses conditions d’existence. Elles sont au nombre de deux : l’égalité, l’ordre. Sans égalité, la liberté n’est qu’un privilège pour quelques-uns ; sans l’ordre, elle conduit au pire des despotismes. — Si tout être humain est libre, il en résulte d’abord qu’il a droit d’intervenir dans le choix de son gouvernement, et ensuite, que son gouvernement choisi, il a le droit de le surveiller, de le contrôler, de le diriger. — Qui donc, dans le parti démocratique, a soutenu ces principes avec plus de constance et de fermeté que celui qui a l’honneur de vous adresser la parole ? » — (Non ! — Silence ! laissez parler ! ) — La liberté, sous toutes ses formes, dans toutes ses applications, dans toutes ses conséquences, n’a pas eu de défenseur plus persévérant, plus infatigable que celui qui a parlé pendant six ans en votre nom. (Voix nombreuses : C’est vrai ! C’est vrai ! — Une voix : C’est à lui que vous devez tout ce que vous avez obtenu ! ) — N’est-ce pas moi qui ai eu l’honneur d’être le rapporteur de la loi sur les coalitions ? Si les ouvriers se sont rappelé, après vingt-cinq ans, que Berryer les avait défendus dans un procès de coalition, comment pourraient-ils maudire celui qui leur a conquis un droit refusé par la première République, la Restauration, le gouvernement de Juillet, la République de 48 ?

J’exposai ensuite, dans un silence de plus en plus profond, tout ce que j’avais fait pour l’émancipation de la presse et l’établissement du droit de réunion : « Qu’était, en 1857, le vote ? continuai-je. Lorsque nous nous réunîmes dans une maison rue des Bourdonnais avec de vaillans amis que je retrouve ici, et qui me continuent l’amitié des premiers jours, nous nous glissions comme des ombres, regardant autour de nous à droite et à gauche ; quand nous étions au nombre de quinze ou vingt, nous considérions presque comme héroïque le citoyen qui nous recevait ; et nous avions le recueillement solennel de ceux sur la tête desquels pèse un danger. Aujourd’hui, le vote s’accomplit en pleine lumière. Je puis vous parler librement, et tous les jours des réunions semblables à celle-ci ont lieu sur tous les points de Paris et de la France. Ce n’est qu’un commencement ? Soit. Mais le jour lui-même ne vient pas tout d’un coup, l’aube le précède. » (Applaudissemens prolongés.) J’abordai enfin le dissentiment aigu qui devait réveiller les passions assoupies de l’auditoire. C’est là que m’attendaient mes ennemis. Je m’appliquai à les dérouter par une exposition académique de principes : « Le dissentiment entre une partie de la démocratie et moi n’est pas sur la liberté elle-même, mais sur la manière de l’obtenir. Doit-elle être obtenue révolutionnairement ou constitutionnellement ? Mes adversaires pensent qu’elle ne peut être obtenue que révolutionnairement ; je pense qu’elle ne peut être obtenue que constitutionnellement. Voilà le désaccord entre nous. Je ne veux pas l’atténuer. Seulement, je voudrais vous initier au travail par lequel mon esprit est passé avant d’arriver à mes résolutions actuelles. La politique est une science expérimentale. Pendant longtemps, qu’il s’agit de politique, de philosophie, de science sociale, voici comment procédait l’esprit humain : Il formulait un principe arbitraire, et, ce principe posé, il en déduisait un certain nombre de conséquences ; et de ces conséquences il faisait des règles de conduite. L’esprit humain se conduisit ainsi jusqu’à ce que deux hommes, dont l’un se nommait Galilée, et l’autre Bacon, eussent opéré une révolution scientifique, qui a été la mère de toutes les révolutions. « Quand vous voulez, dirent-ils, établir une loi, au lieu de regarder en haut, regardez en bas ; au lieu de vous perdre dans les abstractions, expérimentez, observez, recueillez les faits, examinez-les, classez-les par groupes et déduisez-en des lois. » Descartes appliqua à la philosophie la méthode expérimentale. De nos jours, un esprit puissant, auquel je rends hommage quoique je ne sois pas de sa religion, Auguste Comte, l’a étendue aux sciences sociales. Machiavel l’a employée le premier dans l’étude de la politique. J’ai soumis à cette méthode expérimentale les faits de la politique contemporaine, et de cette étude est résultée pour moi la preuve que les procédés révolutionnaires sont aussi impuissans que les procédés constitutionnels sont efficaces. »

Je démontrai alors que c’est à l’alliance des républicains Manin, Mazzini, Garibaldi avec le roi Victor-Emmanuel que l’Italie avait dû sa récente unité. Même enseignement en Hongrie, où le mouvement révolutionnaire échoue avec Kossuth, et le mouvement constitutionnel réussit avec Deak en Allemagne, ou l’unité échoue avec les révolutionnaires à Francfort et réussit avec le roi de Prusse et M. de Bismarck. En France (Ah ! ah ! )… Je n’en suis jamais sorti. (Vifs applaudissemens. — Violentes réclamations.) En France, à toutes les époques, les grands hommes politiques dont je suis l’humble disciple… — (Une voix : De Morny ? Approbations. — Réclamations. — Une voix : Nous voulons des explications sur votre conduite, et pas autre chose. — Applaudissemens.) Tous les hommes politiques, dont je suis l’humble disciple, ont reconnu qu’une révolution est presque toujours un échec pour la liberté, parce qu’après beaucoup de malheurs elle aboutit à une dictature et à un despotisme. (Applaudissemens.) De toutes ces observations résulte la conduite à tenir pour conquérir la liberté. Il faut avoir recours aux moyens constitutionnels, non aux moyens révolutionnaires ; il faut tendre à l’amélioration de ce gouvernement et non à son renversement. On objecte que ce gouvernement est issu d’une révolution, d’un coup d’État… (Oui ! — Interruptions. — Une voix : Et votre opinion sur le coup d’État ? ) — Je n’ai pas besoin de la dire, je l’ai écrite. — (Une voix : Tout le monde la connaît.) — Si ce gouvernement n’avait pour légitimité qu’un coup d’État, jamais je ne lui aurais prêté serment : sa légitimité n’est pas dans un coup d’État. (Oh ! — Violente interruption — Cris.)… Laissez-moi finir ma pensée ; sa légitimité est dans le suffrage universel, dans les plébiscites populaires, auxquels je ne me suis pas associé, qui l’ont institué et confirmé. (Interruptions.) Si toute la politique du parti démocratique doit consister à protester contre un coup d’État… (Oui ! oui ! — Laissez parler ! ) il n’y avait qu’une conduite digne, ferme, énergique, honorable à tenir, c’était de suivre l’exemple de Victor Hugo, de Cavaignac, de Charras. (Plusieurs voix : De Bancel, de votre père, de Baudin ! — Oui ! oui ! — Bruit.) — Il n’y avait qu’une conduite digne, noble, ferme : c’était de refuser le serment. (Non ! non ! — Si ! si ! — Interruptions.) Quiconque prête le serment reconnaît par cela même qu’il accepte le gouvernement comme régulier et légitime. — (Non ! non ! — Si ! si ! — Vive interruption.) Et la preuve qu’en parlant ainsi je n’exprime pas une opinion personnelle, je la tire des lettres dans lesquelles des hommes de conscience déclarent que, ne voulant pas perdre le droit de protester contre le coup d’Etat, ils refusent toute candidature. Mais prêter serment à un gouvernement en déclarant d’avance qu’on ne le tiendra pas, prêter un serment pour le violer, c’est une indignité ! (Vifs applaudissemens. — Bruyante interruption.) Reprenant avec force : — Oui, je le répète, prêter un serment pour le violer, c’est une indignité. (Nouveaux applaudissemens. — Nouvelle interruption.) Permettez ! Chacun est maître de sa conscience ; si vous trouvez que la mienne a mal interprété le serment, vous voterez contre moi. (Oui ! oui ! c’est ce que nous ferons ! — Non ! non ! non ! ) Mais en ce moment vous avez un devoir, c’est de m’écouter. (Non ! non ! — Oui ! oui ! )

Tout à coup deux spectateurs placés au parterre se précipitent l’un sur l’autre ; les voisins se lèvent et s’interposent. Quelques minutes d’attente, et cet incident, qui n’était pas plus bruyant que les précédens, se fût terminé. Mais le commissaire de police ne cessait d’obséder le président : « Il est onze heures ! mes ordres sont formels ; il faut que je fasse fermer la salle. » Et le président ne se rendant pas à ses injonctions, il profita de l’insignifiante bagarre pour lever lui-même d’autorité la séance. Tout mon exposé avait été la préparation à une conclusion qui n’eût pas demandé plus d’un quart d’heure.

Cette interruption idiote ou perfide m’arrêta juste au moment où j’allais porter les coups décisifs. L’auditoire se dispersa en protestant violemment. Mes amis voulurent me porter en triomphe, mais c’eût été provoquer une collision, car la foule avait de nouveau envahi la place, s’était grossie dans les rues environnantes, et, une clameur de menace arrivait jusque dans la salle, avec les chants de la Marseillaise. Je me dérobai. Accompagné d’un seul ami, je regagnai le quai par une rue de derrière, et je rentrai chez moi. Le docteur Albert Robin, un de nos maîtres les plus illustres de la science médicale, m’a raconté depuis que, venu pour me siffler en compagnie d’étudians, il m’avait, comme eux, applaudi. D’autres furent moins accessibles à mes argumens, car, sur le trottoir de ma rue Saint-Guillaume, je trouvai un groupe de jeunes gens qui m’avaient devancé et me sifflèrent. Je leur souhaitai bonne nuit, et les remerciai de leur courtoisie.

L’excitation des esprits se prolongea une partie de la nuit. Deux bandes s’étaient formées à la sortie du théâtre ; l’une fut dispersée sans résistance, rue de Rivoli, l’autre, se dirigeant vers la Bastille, parcourut la place en criant : « Vive Baudin ! vive Bancel ! Aux armes ! » etc. ; elle assomma un sergent de ville, puis reprit sa route par les boulevards Richard-Lenoir et Beaumarchais, brisant vitres et réverbères, déracinant les arbres, et ne s’arrêtant qu’au Château-d’Eau, où la police en nombre la dispersa, après avoir opéré quelques arrestations.


VII

Le rôle de la police avait été étrange toute cette soirée. Évidemment, le but du commissaire était le même que celui des bandes de Delescluze : m’empêcher de parler. Il avait eu recours d’abord au moyen radical, d’interdire l’accès de la salle, en la tenant close ; puis, la salle envahie, de s’opposer à ce que j’y pénètre moi-même, en essayant de m’effrayer ; puis, lorsque j’eus été accueilli sur la scène par les vociférations, de m’intimider ; enfin, lorsque j’eus réussi à imposer ma parole, de guetter le moment où il pourrait me l’enlever, et me faire la violence à laquelle l’assemblée paraissait avoir renoncé. Obéissait-il à des ordres donnés ? Était-ce la maladresse spontanée d’un homme affolé par l’imminence d’un danger connu de lui seul ? Je n’ai pas réussi à le pénétrer.

Le public, quoiqu’il ne soupçonnât pas l’inexpliqué de cette soirée révolutionnaire, en sentit la gravité. La sensation fut profonde. Louvet, spontanément, se désista à mon profit, et un certain nombre d’électeurs de la 7e circonscription, estimant qu’entre Rochefort et Jules Favre, ma situation serait meilleure que dans la 3e, m’offrirent une candidature que je refusai. Enfin, l’Empereur comprit, combien il était sot de traiter en ennemi l’homme auquel les Intransigeans n’adressaient qu’un reproche, celui de ne l’être pas, et il fit prier Lescuyer d’Attainville de se retirer dans le Var. C’était, d’ailleurs, nécessité plus que générosité. La candidature de d’Attainville, dès avant d’être retirée, était morte. Laurier l’avait tuée.

Égaré par les faux renseignemens des meneurs subalternes, ses patrons, ce candidat ne s’était pas rendu compte de la véritable disposition des esprits dans le Var. En 1851, l’insurrection y avait été terrible ; elle avait pris des otages dans toutes les communes, et sa défaite, suivie de représailles cruelles, avait laissé longtemps le pays divisé en vainqueurs et en vaincus se regardant avec horreur. On fit croire à Laurier qu’en évoquant ces souvenirs il soulèverait les populations. Sa profession de foi fut un appel à la haine : « Ma candidature a une signification précise, sur laquelle je ne veux tromper personne, amis ou ennemis, — n’étant pas l’homme des équivoques, — elle est un acte de protestation contre le coup du Deux Décembre ; et si vous m’envoyez à la Chambre, je n’y entrerai pas pour autre chose que pour agiter, devant la majorité satisfaite, l’éternel remords et l’impitoyable revendication. » De ce point de départ, il allait, comme son ami de Belleville, à la suppression des armées permanentes, à la séparation de l’Église et de l’État, en un mot à tout le programme radical de Jules Simon. Les discours qu’il tint dans les réunions eurent un accent furibond. Il se trompait de date ; les souvenirs de 1851 s’étaient amortis, et, si ce n’est dans la petite minorité qui le traînait à sa suite, s’était opérée une détente toujours croissante. Son cri de haine produisit un effet inattendu. Il mit en alarmes les plus indifférens ; un comité de trois cents délégués venus de toutes les communes du département, et composé de maires, de conseillers généraux, de notables de toute nature, se constitua en comité électoral à Draguignan, et, après un beau discours du principal avocat de la ville, Verrion, acclama mon nom. « Ne nous défendez pas, dirent ces braves gens au préfet ; laissez-nous nous défendre nous-mêmes. Nous ne voulons pas lutter contre le candidat officiel de la révolution par le candidat du gouvernement ; contre la révolution, nous ne voulons invoquer que la liberté. » Ce qu’il y eut de remarquable dans cette manifestation, c’est que les républicains modérés, vaincus en Décembre, furent aussi empressés à s’y associer que les impérialistes leurs vainqueurs. Les uns et les autres se groupèrent autour de moi parce que mon nom signifiait concorde, oubli, réconciliation, amnistie des torts réciproques. Qu’aurait pu le candidat officiel contre un pareil mouvement ?

Les radicaux, inquiets de cette spontanéité, eurent recours à leur moyen ordinaire de propagande, l’imposture, et annoncèrent qu’après l’orageuse séance du Châtelet, j’avais été reçu par l’Empereur, et que maintenant, (il n’y avait plus à s’y méprendre), j’étais candidat officiel, soit à Paris, soit dans le Var. La vérité était qu’à Paris et dans le Var, les amis du gouvernement me préféraient à Bancel et à Laurier, mais volontairement, parce que cela leur plaisait, et non pour obéir à une consigne. Toutes les paroles du comité de Draguignan étaient des réfutations de ce mensonge. Le préfet, de son côté, disait à tout venant : « Il n’y a pas de candidat officiel. »


VIII

Pour réfuter ces allégations et celles dont elles étaient le complément, je comptais sur le débat contradictoire avec Bancel, que m’avait promis le Siècle. Bien qu’appelé par les instances pressantes des comités électoraux du Var, je ne quittai point Paris, afin de ne pas manquer au rendez-vous. Mais les jours s’écoulaient, et j’attendais toujours. Le Siècle, sommé de s’exécuter, répondit que « les organisateurs de la réunion, ayant déjà éprouvé deux refus de la part de directeurs de théâtre dont ils voulaient louer les salles, étaient en pourparlers avec d’autres. « Pas de subterfuges ! pas d’échappatoire ! s’écria Emile de Girardin ; nous vous offrons, sans rétribution, une grande salle, rue Le Pelletier, ayant deux entrées, pouvant contenir 800 places, dont 400 seront remises à M. Bancel, 400 autres à M. Emile Ollivier et 37 aux journalistes munis de la carte signée du président du syndicat de la tribune des journalistes. Sans doute, 800 électeurs ce ne sera pas la totalité de la 3e circonscription (au nombre de 35 000) ; mais, avec l’assistance de sténographes exercés, ce sera assez pour que les électeurs absens et la France entière puissent se faire une idée juste (15 mai). » Il n’y avait pas moyen d’échapper à une mise en demeure aussi précise. Le Siècle répondit que « M. Bancel arrivait le lendemain, dimanche, à Paris, et serait à la disposition des organisateurs de la réunion. » Mais le lendemain, ce qui arriva, ce fut une dépêche annonçant que M. Bancel, subitement pris de vomissemens, était retenu dans la Drôme. Les démocrates furent penauds de ces vomissemens, que beaucoup appelèrent des coliques. Ils couvrirent leur déconvenue par un redoublement d’injures.

La lutte, ne pouvant plus avoir lieu dans des réunions contradictoires, ne devint que plus acharnée dans la presse. Parmi les journaux d’opposition, le Temps seul gardait quelque mesure. Nefftzer ne se décidait pas à oublier les sympathies personnelles que, depuis de si nombreuses années, il m’avait manifestées. Il n’était pas libre de m’appuyer, ses actionnaires étant des ennemis déclarés de l’Empire, mais il trouvait que j’avais raison et me combattait à peine. Cela déplut au jacobin Henri Brisson, qui lui écrivit : « Mon cher Nefflzer, l’attitude hésitante du Temps, dans l’élection de la 3e circonscription de la Seine, m’oblige à me retirer du journal. C’est cette élection qui doit donner au vote de Paris sa signification ; à ce titre, j’attache une importance extrême à la nomination de Bancel ; la question est donc aussi claire pour moi qu’elle est douteuse pour vous. Je regrette infiniment, à cause de l’affection que je vous porte, ce dissentiment et la suite nécessaire qu’il entraîne ; mais le désaccord est trop grave pour me permettre de continuer ma collaboration. Je vous serre cordialement la main. »

Le Pays s’associa de son ton injurieux à cette recrudescence d’injures. Quoique plusieurs milliers d’électeurs, au Châtelet, eussent entendu mon discours, et que tous les journaux l’eussent reproduit ou commenté, Paul de Cassagnac osa écrire : « M. Emile Ollivier n’a pas pu faire entendre un mot. Les huées, les cris, les protestations ont étouffé sa voix, et le sténographe seul, assis à ses côtés, a pu récolter des paroles semées sur la pierre, et que personne n’a entendues. — Pour Bancel et Emile Ollivier, conseillait-il, billets blancs ; laissez-les se dévorer ; ils ne valent guère mieux l’un que l’autre, et ce sera pain bénit. »

Mais il y eut dans la presse impérialiste un écrivain de valeur qui, sans heurter de front les emportemens de Cassagnac, les brava en me soutenant, le rédacteur en chef du Constitutionnel, Robert Mitchell, une des célébrités les plus loyales du journalisme de son temps. De haute taille, les épaules larges, le visage d’une vigoureuse régularité, sa personne comme son esprit étaient charme, distinction, clarté, et respiraient la vaillance et la générosité. Il avait autant de dard que Prévost-Paradol et plus de belle humeur : c’est d’une main légère, en se jouant, qu’il transperçait l’enflure démocratique, dégageant sans aucun fracas, en des formules d’une saisissante limpidité, le trait essentiel d’un caractère, d’une situation, d’une idée. Son talent inspirait l’estime, son caractère la sympathie ou l’affection. Il aimait la liberté, convaincu que loin d’affaiblir l’Empire, elle lui ajoutait une sécurité, et c’est dans cette persuasion qu’il me défendit sans faiblir un instant.

Toutefois, le concours le plus passionné et le plus efficace me vint encore d’Emile de Girardin. Dans son journal comme dans la rue, il demeura mon auxiliaire le plus infatigable, démasqua les impostures, réfuta les sophismes, dénonça les lâchetés, flétrit les provocations ; et, finalement, écœuré par le spectacle des injustices contre lesquelles nous nous débattions, oubliant ses anciens griefs et ses récentes impatiences, en vint à dire : « Entre l’opposition irréconciliable, qui présente pour candidats assermentés MM. Bancel, Georges Baudin, Gambetta, Laurier, Henri Rochefort, et le gouvernement, qui est entré timidement, lentement, tardivement, mais enfin qui est entré dans les voies de la liberté, je n’hésite pas : je préfère la liberté restreinte, la liberté graduelle à la révolution intolérante, à la révolution qui ne recule devant aucune ingratitude, devant aucune violence, devant aucune imposture. »

Les députés, mes anciens collègues, eurent, en général, la convenance de rester étrangers à ces emportemens contre le collègue qui siégeait à leur côté la veille et qu’ils avaient applaudi. Dès le début, Thiers exprima à haute voix qu’il serait indécent que je ne fusse pas renommé. Seul, Jules Favre manqua de cette dignité délicate : nonobstant les déclarations de neutralité qu’il m’avait faites, espérant sans doute adoucir ses insulteurs parisiens, il envoya un encouragement aux fureurs de Laurier.

J’employai les jours qui nous séparaient du scrutin en démarches personnelles. J’y fus frappé de deux faits : D’abord l’ignorance presque complète des discours et des incidens publics dans laquelle se trouvaient les électeurs les plus éclairés ; ensuite de la domination absolue qu’exerçait Proudhon sur l’esprit des ouvriers instruits ; partout où j’entrais, dès qu’il y avait un livre, ce livre était de lui. Je fus non moins frappé de l’invincible optimisme du bourgeois. Dans une réunion privée que je tins chez l’un des principaux négocians de la rue du Sentier, se trouvaient des hommes de fortunes considérables ; ils me dirent : « Nous vous estimons, mais nous croyons que vous suivez une fausse voie : tout plutôt que l’Empire. — Mais songez aux désastres d’une révolution. — Bah ! avec l’état de nos mœurs, aucune violence n’est à craindre longtemps ; au bout de quelques jours cela sera fini ; et nous serons débarrassés de l’Empereur. »


IX

La veille de l’ouverture du scrutin, Thiers avait envoyé un avertissement à ses électeurs pour les prémunir contre les manœuvres de la dernière heure. Il y eut, en effet, une manœuvre de la dernière heure. Seulement, elle vint de l’opposition et non du gouvernement. Le Siècle et le Rappel, alors qu’aucun démenti ne pouvait être utilement donné, publièrent une dépêche de Draguignan : ce Laurier arrive de l’Hérault, et trouve les murs de Draguignan tapissés de toutes sortes de calomnies contre ses amis et lui. Il veut répondre, et les deux imprimeurs refusent leurs presses. L’intimidation est à son comble. Ollivier est en plein candidat du gouvernement. Toute l’organisation policière et tout l’outillage habituel des candidatures officielles se démènent pour lui. » Toutes ces assertions étaient fausses. Aucune calomnie n’avait été répandue contre Laurier ; l’unique imprimeur n’avait refusé d’imprimer que jusqu’à ce que ses presses fussent redevenues libres ; j’étais candidat indépendant à la dernière heure comme à la première ; l’élection dans le Var était aussi libre qu’à Paris. Néanmoins, cette dépêche acheva dans la 3e circonscription ma candidature déjà bien malade. D’ailleurs, depuis le commencement de la campagne, je n’avais aucune illusion. Comment pouvais-je résister aux moyens employés contre moi ?… Le mensonge et l’outrage avaient été les principaux argumens dont se servirent ces puritains politiques. Ils s’indignaient des procédés de la candidature officielle, et ils les dépassaient tous.

Le 24 mai, après la clôture du scrutin, la première dépêche qui m’arriva était du quartier Vivienne ; elle m’annonçait une faible majorité en ma faveur. — « Bon présage ! s’écria un de mes amis joyeux. — Dites, mon cher, la certitude de la défaite. Si les quartiers conservateurs me donnent un aussi faible avantage, les quartiers populaires vont m’écraser. » Il en fut ainsi, et Bancel l’emporta sur moi par 22 840 voix, contre 12 848.

Je n’étais pas le seul vaincu de la journée. Carnot succomba devant Gambetta (21 744 voix, contre 11 604) ; Guéroult fut devancé par Ferry, dans un ballottage avec Cochin[8] ; Jules Favre et Garnier-Pagès, tenus en échec par Rochefort et Raspail[9] ; Thiers lui-même ne passa pas à ce premier tour[10]. J’avais eu autant de voix que Thiers et Garnier-Pagès, plus que Carnot, Jules Favre et Guéroult, qui n’avaient pas franchi le seuil du palais des Tuileries pour y conduire la Liberté. Les seuls triomphateurs incontestés étaient, avec Gambetta, Ernest Picard, 24 444 voix ; Jules Simon, 30 305 voix ; Pelletan, 23 410 voix. Quant à l’ombre de l’héroïque Baudin, dont le souvenir était toujours si vivant au cœur des Parisiens, elle obtenait 660 voix.

Dans la soirée, je reçus une députation d’étudians, qui m’apportaient leurs sympathies, et une visite très affectueuse du prince Napoléon, qui me supposait irrité, et me demandait de ne pas me jeter dans la réaction par colère. Cette nuit-là, les étoiles brillaient d’un vif éclat, comme dans la nuit de janvier au milieu de laquelle je sortis si confiant du cabinet de l’Empereur. Mais il me semblait maintenant qu’elles me regardaient avec une lueur narquoise, et non comme alors, avec des yeux encourageans. Seul dans ma petite chambre, où ne parvenait aucune rumeur, brisé par la tension morale de ces derniers mois, je tombai sur mon lit, en proie à une angoisse poignante : « Ne m’étais-je pas trompé depuis dix ans ? N’était-il pas insensé de s’user à conseiller une politique d’oubli à des haines toujours effervescentes ? N’était-il pas naïf de croire que, dans ce pays, qui que ce soit aimât la liberté pour elle-même, et y vît autre chose que le moyen de substituer sa propre domination à une domination adverse ? N’avais-je pas donné des conseils pernicieux au pauvre Empereur ? Ne devais-je pas courir chez lui, et lui dire : « Je me suis trompé, l’expérience est faite, les concessions conduisent à la perte ; le lendemain même du coup d’État, vous n’avez pas été vilipendé plus qu’après avoir élargi les libertés publiques, arrêtez-vous. Retirez ce que vous avez concédé, faites taire ces braillards ingrats, dont l’audace naît de votre tolérance. »

Pendant plusieurs heures, je débattis ces pensées. Vaincu par la fatigue, je dormis d’un sommeil troublé de douloureux cauchemars. Le matin, mon concierge m’apporta une dépêche me disant : ce Vous êtes élu dans le Var, par 16 586 suffrages, contre 8 846. » M’en suis-je réjoui ? Je n’en suis pas bien sûr.


X

Les nouvelles des départemens arrivèrent le lendemain. Elles rabattirent l’enivrement qu’avaient causé aux révolutionnaires les élections de Paris. Quelques ennemis irréconciliables de l’Empire, monarchistes ou républicains, avaient réussi : Jules Simon et Bancel avaient obtenu une double élection, l’un dans la Gironde, l’autre à Bordeaux. Celle de Bancel n’était pas un gain, car il avait pris la place de l’un des Cinq. De même, Esquiros avait supplanté à Marseille Mario, et Gambetta, sans être élu, remportait, à Marseille aussi, sur Thiers et sur le légitimiste Barthélémy[11]. Estancelin, Barante, amis personnels des princes d’Orléans, Barthélemy-Saint-Hilaire, Cochery, affiliés à Thiers ; Gagneur, Steenackers, Lesenne venaient augmenter les rangs du parti démocratique, dont le nombre total, cependant, ne dépassait pas 28. Le parti catholique avait retrouvé son vaillant et puissant orateur, Keller. Mais à côté quelle hécatombe ! Favre battu partout, à Marseille comme à Lyon ; Glais-Bizoin évincé par le général la Motte-Rouge ; également vaincus d’Audiffret-Pasquier, Rémusat, Falloux, Broglie, Boeher, Lacave-Laplagne, Decazes, Lainbrecht, le lieutenant de Thiers. Nous, les constitutionnels, nous perdions Janzé, mais nous gagnions des recrues précieuses Mouchy, Beille, Germain, en attendant Choiseul Praslin, Guyot-Montpayroux, en ballottage favorable. Des deux membres proscrits de la majorité, Calley Saint-Paul surnageait, mais Pouyer-Quertier succombait.

Parmi les vaincus, on comptait deux hommes qui, quoi qu’on pensât de leurs doctrines, eussent dû, dès qu’ils en manifestaient le désir, être accueillis d’emblée parmi les membres d’une assemblée nationale, Prévost-Paradol et Benan. Jusque-là, Prévost-Paradol, le brillant polémiste, avait jeté ses flèches d’or de dessus les nuages académiques, admiré, encensé dans les salons par les belles dames qu’enchantait le sourire charmant dont se voilait sa mélancolie secrète. Pour la première fois, il se mettait en contact avec la plus répugnante des réalités, celle des mêlées électorales. Il débarqua à Nantes, en pleine espérance, ne doutant pas qu’on allait l’accueillir là comme à l’Académie. Il se trouva en présence de trois adversaires : le candidat officiel Gandin, le radical Guépin, le clérical Lareinty. Le plus aimable fut le candidat officiel, très galant, homme, et les coups les plus désagréables ne furent pas ceux du préfet, qui ne bougea pas. Mais, en compensation, quels horions lui vinrent des Guépinistes et des Lareintistes ! Il en est étourdi, et voudrait n’être pas venu. Il écrit à son confident, Ludovic Halévy : « Comme je serai consolé aisément, si j’échoue !… Tu n’imagines pas ce que sont les cléricaux d’ici, et le parti avancé plus sot encore. Les uns veulent qu’on leur promette d’abolir l’armée et les impôts, les autres mettent tout sous les pieds du Pape. Et quand on pense que la France en est partout là, comment être tenté de mettre la main aux affaires dans ce temps-ci ! » Cependant, il parle, on l’interrompt, puis on l’admire, puis on l’applaudit ; il se montre, il séduit ; la politique lui paraît moins laide, et il entrevoit possible, et non sans satisfaction, le succès qui l’avait effrayé : « Il y a un second tour, mon élection devient probable. » L’espérance fut courte. Et le soir du 23 mai, le maire proclama : Gaudin, 12 001 suffrages ; Guépin, 11 679 ; Lareinly, 5 208 ; Prévost-Paradol, 2 042.

Renan n’eut pas meilleure fortune auprès des paysans de Seine-et-Marne. Il leur causa un complet désenchantement. Ils s’attendaient à voir un pourfendeur de prêtres, un énergumène enragé contre l’Empereur, et n’en revenaient pas quand ils entendirent un homme doux qui leur dit, d’une voix calme et caressante, qu’après tout, l’Empereur était un brave homme et que, s’il voulait devenir libéral, il faudrait s’en accommoder, qu’il ne fallait pas non plus tourmenter les curés, que quant à lui, il n’en avait jamais connu un seul mauvais. « C’est là Renan ! dirent les fortes têtes des cabarets, nous n’en voulons pas, ce n’est qu’un clérical. A la bonne heure, Jouvencel ; celui-là parle clair et fort, il ne ménage ni les cagots ni le coup d’État. » Et Renan n’obtint pas plus de succès que Prévost-Paradol. Il a raconté en termes d’une raillerie légèrement amère les observations recueillies pendant sa campagne : « J’aurais réussi, dit-il, sans Rouher et sans mon honnêteté. Je puis assurer que je ne trouvai pas sur mon chemin un seul élément de l’ancienne vie militaire du pays. Un gouvernement à bon marché peu imposant, peu gênant, un honnête désir de liberté, une grande soif d’égalité, une totale indifférence à la gloire du pays, la volonté arrêtée de ne faire aucun sacrifice à des intérêts non palpables, voilà ce qui me parut l’esprit du paysan dans la partie de la France où le paysan est, comme on dit, plus avancé. »


XI

Au second tour de scrutin (6-7 juin), l’opposition montra partout une discipline exemplaire. Les candidats de toute nuance s’effacèrent et se reportèrent sur celui qui avait tenu la tête du scrutin, quelque opposée que leur opinion fût à la leur. Rochefort et Raspail maintinrent leurs candidatures à Paris parce que, les candidats conservateurs s’étant retirés, la lutte n’était plus qu’entre républicains. Par suite de cette concentration des forces hostiles, Thiers, Jules Favre, Garnier-Pagès l’emportèrent sur d’Alton Shee, Rochefort, Raspail et Ferry sur Cochin, à Paris, et Gambetta, à Marseille, sur Lesseps.


XII

Les blanquistes, toujours infatigables, ne voulurent pas laisser tomber l’agitation révolutionnaire commencée sur la place du Chatelet. Dans un certain nombre de villes, à Nantes, à Bordeaux, à Saint-Etienne, à Paris, des troubles sérieux, éclatèrent ; à Saint-Étienne, il y eut des grèves et, dans l’une d’elles, des mineurs de la Ricamarie embusqués jetèrent des pierres sur les troupes qui répondirent par une fusillade. Onze morts restèrent sur le terrain ; les journaux de l’opposition déclamèrent, mais les fauteurs de troubles s’enfuirent ou furent pris, le calme se rétablit et le travail recommença avec confiance. A Paris, le désordre dura une semaine. Pendant plusieurs jours, des bandes parcoururent la capitale au cri de Vive Rochefort ! Vive la République ! injuriant, assaillant ou blessant les agens de police, cassant les réverbères, dévalisant les magasins. En face du Théâtre des Variétés, une barricade fut élevée. Les émeutiers se reconnaissaient à des blouses blanches. La police réprima mollement : était-ce une application nouvelle de la tactique qui consistait à dégoûter de la liberté en tolérant ses excès ? La population ne permit pas une longue expérience : à défaut de la police qui ne paraissait pas décidée à la protéger, elle se défendit elle-même, fit la chasse aux perturbateurs, les assomma à coups de gourdin, et lorsque l’Empereur, accompagné de l’Impératrice, parcourut les quais et les boulevards dans une voiture découverte à quatre chevaux, il fut reçu partout, avec respect, dans certains quartiers avec enthousiasme. Il dut se lever dans la voilure et saluer la foule, tandis que des larmes remplissaient les yeux de l’Impératrice. Quelques promenades encore de cuirassiers et de dragons suffirent à tout pacifier et l’on put se demander en paix quelle était la véritable portée des élections.

Matériellement, aucun doute n’était possible. Les candidats officiels ou agréables arrivaient en nombre prépondérant. Ni le tiers-parti, ni les constitutionnels, ni les Irréconciliables, eussent-ils réuni toutes leurs forces, ne pouvaient songer à les contrebalancer. Néanmoins, l’opposition chantait victoire. Aux majorités obtenues par ses élus, elle ajoutait les chiffres des diverses minorités, de ceux qui avaient succombé, et elle disait : « En 1857, nous avons eu de la peine à réunir 574 000 voix ; en 1863, nous n’avons pas dépassé 1 900 000 ; en 1869, nous dépassons 3 000 000, tandis que le gouvernement n’en a plus que 4 455 287 ; un léger effort encore, et nous arrivons à la parité, voire à la supériorité. » Et ils exultaient devant cette perspective d’avenir. Ils ne se trompaient pas en attribuant le caractère d’une espèce de révolution aux élections de 1869. Seulement ils jugeaient mal la révolution opérée. Quelque chose était irrévocablement mort ce jour-là, et ce n’était pas l’Empire comme ils le croyaient, mais l’empire autoritaire, l’empire dont Rouher était et restera la personnification. Les 3 200 000 voix de l’opposition signifiaient non l’amour de la république ou de l’orléanisme, mais le dépit causé par l’obstination de l’Empereur à se cramponner à un pouvoir personnel qui avait fait le Mexique et l’alliance italo-prussienne.

De leur côté, les journaux officieux prétendaient qu’aucun changement ne s’était opéré et que l’Empereur demeurait encore le maître absolu de sa politique puisque les mêmes membres de la majorité revenaient presque tous dans la Chambre : ils ne se rendaient pas compte que ces revenans n’y rapportaient plus les mêmes dispositions d’obéissance aveugle. N’oubliant pas que dans la dernière session les actes libéraux du 19 Janvier étaient venus les surprendre en pleine quiétude réactionnaire, ils étaient décidés à ne plus s’exposer à pareille déconvenue et à devancer plutôt les réformes pour en avoir le bénéfice. De telle sorte que l’Empire autoritaire, conspué ou maudit par l’opposition, était abandonné par une portion notable de la majorité et que plus d’un des nouveaux venus se permettait de dire avec le Général de la Motte-Rouge, peu favorable cependant au parlementarisme, que « Rouher s’était usé par ses palinodies et que si l’Empereur ne le congédiait pas, il deviendrait l’homme fatal du règne. »

En réalité, les élections signifiaient à Paris : plus d’Empire, la République, mais la République radicale avec des hommes jeunes, nouveaux, non avec le résidu des politiques de 1848 ; en province : pas de République, l’Empire, mais transformé par la liberté et régi par des hommes nouveaux différens de ceux qui se succédaient sur la scène depuis 1851. Mon programme de progrès constitutionnel vaincu à Paris l’emportait partout ailleurs : le programme de piétinement indécis de Rouher était vaincu partout.

Persuadé par ce résultat que j’avais bien deviné la pensée du pays, délivré de l’angoisse qui m’avait tourmenté le soir de ma défaite à Paris, je me préparai avec une conviction affermie à écarter les derniers obstacles qui s’opposaient encore à l’établissement complet du régime constitutionnel. J’écrivis à mes électeurs du Var : « Au moment où Paris, Marseille et Lyon abandonnent la politique sage et loyale des Cinq, vous me donnez mandat de la continuer. J’accepte. »


EMILE OLLIVIER.

  1. Le Pays, 8 mai 1869.
  2. Ferry, Élections de 1863, p. 108.
  3. On y revenait sans cesse, bien qu’il fût prouvé que l’année 1859 avait été la plus féconde du siècle, et que si les autres ne l’avaient pas été davantage c’était non preuve d’appauvrissement, mais parce que, selon la loi sociale, la population croît moins vite chez les peuples prospères que chez les peuples pauvres : infériorité compensée par la durée plus longue de la vie et par la plus grande vigueur des hommes. La France était alors le pays qui fournissait le plus d’hommes valides pour le service militaire. (THIERS, Discours du 10 au 16 juin 1870.)
  4. 25 avril 1869.
  5. « Son élection était celle qui passionnait le plus l’opinion publique. » TAXILE DELORD, t. V, p. 447.
  6. Pascal, 9e Provinciale.
  7. Discours du 30 août 1885, à Bordeaux.
  8. Ferry, 12 916 ; Cochin, 12 417 ; Guéroult, 4 851.
  9. J. Favre, 12 028 ; Rochefort, 9 913 ; Cantagrel, 7 538 ; Raspail, 11 470 ; Garnier-Pagès, 14 345 ; Lévy, 7 054.
  10. Thiers, 13 333 ; Devinck, 10 404 ; D’Alton ville, 8714.
  11. Gambetta, 8 663 ; Lesseps. 4 535 ; Barthélémy, 3 072 ; Thiers, 3 582.