Les Empiriques d’autrefois

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Théâtre complet d’Eugène ScribeAimé André, Libraire-éditeurTome huitième (p. 240-288).

LES EMPIRIQUES


D’AUTREFOIS,

COMÉDIE-VAUDEVILLE EN UN ACTE,

Représentée pour la première fois
sur le théâtre du Gymnase
le 11 juin 1825.

EN SOCIÉTÉ AVEC M. ALEXANDRE.

PERSONNAGES


GASPARD,

ROBERT,

médecins et astrologues français.

TUFFIADOR, alcade du village del Rocco.

GREGORIO, fermier.

PÉDRILLE, jeune soldat.

ESTELLE, prétendue de Gregorio.

Le Tambour du village.

Gens de la noce.

Villageois et Villageoises.


La scène se passe en Espagne, dans la province de la Manche, en 1525. — Règne de Charles-Quint.

Le théâtre représente une place de village. À droite, la maison d’Estelle ; à gauche, sur le second plan, un grand arbre et un banc. Du même côté, sur le premier plan, un édifice ruiné, auquel on arrive par quatre ou cinq marches dégradées. Au fond, un riant paysage.




Scène PREMIÈRE.

GASPARD, ensuite ROBERT et PÉDRILLE.
GASPARD, entrant le premier.

Par ici, par ici, vous autres. Voici le commencement d’un village, ou plutôt d’une ville, car j’aperçois une grande rue garnie de belles maisons. (À Robert.) Arrive donc, tu es toujours de l’arrière-garde.

ROBERT, entrant avec Pédrille, à qui il donne le bras.

Est-ce que je peux aller plus vite avec le camarade qui est dans les bagages ! Tenez, vous serez mieux sur ce banc, ça vous reposera.

GASPARD, à Pédrille qui s’asseoit.

Savez-vous que c’est bien heureux que nous vous ayons rencontré, car vous étiez là au bord de ce fossé, presque sans connaissance. D’où venez-vous donc ainsi ?

PÉDRILLE.

De l’armée. J’étais à la bataille de Pavie, où l’infanterie espagnole s’est bravement montrée, je m’en vante.


AIR : Le Luth galant.

Je fus blessé ; mais, ô destin bien doux !
Du général qui vainquit, grâce à nous.

Le nom vivra toujours au temple de mémoire.
Généraux et soldats ; au champ de la victoire,
N’ont pas la même part !… car pour eux est la gloire,
Et les coups sont pour nous.


Tout ce que j’ai obtenu, c’est mon congé ; et je revenais au pays, lorsque la fatigue et le besoin…. Mais, grâce à vous, cela va mieux.

ROBERT, à Gaspard.

Je crois bien. Nous avons partagé avec lui nos provisions, et pourtant c’étaient les dernières.

GASPARD, de même.

Qu’importe, nous avions fait notre repas ; il fallait bien qu’il en fît autant. Moi, après dîner, je suis toujours charitable. (À Pédrille, qui regarde autour de lui.) Eh bien, notre nouvel ami, comme vous regardez le pays ! est-ce que vous le connaissez ? est-ce que vous savez où nous sommes ?

PÉDRILLE.

Dans un riche village… celui del Rocco, dans la province de la Manche.

GASPARD.

Ah ! le village del Rocco près le Toboso… J’ai entendu dire que c’était de toute l’Espagne le pays le plus bête.

PÉDRILLE.

Un instant, seigneur cavalier, comme vous y allez : moi qui y suis né.

GASPARD.

C’est différent. Pardon, camarade ; je voulais dire que probablement il y avait ici plus d’argent que d’esprit.

PÉDRILLE.

Pour cela vous avez raison ; du moins depuis six ans que je l’ai quitté, je ne crois pas qu’il soit changé.

ROBERT.

Vous avez sans doute ici des parens ?

PÉDRILLE.

Aucuns.

GASPARD.

Des amis ?

PÉDRILLE.

Vous êtes les seuls ; et pourtant en y entrant, en respirant l’air du pays, j’ai éprouvé un bonheur…

ROBERT.

Eh bien, par exemple, est-il bon enfant !

GASPARD.

Est-il de son village ! Pour nous, mon garçon, notre pays, c’est où l’on nous reçoit bien ; notre patrie, c’est où nous gagnons de l’argent ; et dans ce moment nous sommes sans patrie. Il y a quelques jours cependant nous avions une belle voiture, un bon cheval, un habit doré et une trompette.

PÉDRILLE.

J’entends, vous êtes des docteurs empiriques.

GASPARD.

Comme vous dites, courant le monde et les aventures. Nous avons reçu, moi du moins, quelque éducation. (Montrant Robert.) Car lui est un ignorant, qui n’est charlatan que par routine ; moi, c’est par principes. J’ai étudié en France, dans les universités : écolier, j’en savais plus long que mes maîtres ; ils m’ont congédié : médecin, je me mêlais de guérir mes malades ; mes confrères m’ont expulsé. Tour à tour colporteur, alchimiste, écrivain, j’ai fait tous les métiers, les exerçant en conscience, avec franchise, et dans l’intérêt du genre humain. Les hommes, me suis-je dit, ne sont pas dignes qu’on leur montre la vérité ; ils n’en veulent pas. Pour leur faire du bien, il faut les tromper ; mettons-nous charlatan, et je le suis.


AIR de l’Écu de six francs.

Cherchant des dupes au passage,
Tous deux nous partîmes gaîment,
N’ayant pour faire le voyage,
Que de l’espoir et peu d’argent.
Nous commençâmes par la France.

PÉDRILLE.

Bon pays pour les charlatans.

ROBERT.

Non pas vraiment ; car, en tout temps.
On y voit trop de concurrence.
Mais en Espagne, c’est différent.

PÉDRILLE.

Vous y avez eu du succès.

GASPARD.

Je le crois bien. Allez dans la Catalogne, dans les Asturies, dans les deux Castilles, tout le monde vous parlera du docteur Gaspard ; c’est mon nom. Les poudres, les élixirs, les anneaux constellés… dieu ! quel débit !… Enfin, nous exploitions la crédulité publique, nous vivions aux dépens des sots, et, comme je vous le disais, nous roulions carrosse, lorsque l’autre semaine, par reconnaissance, et pour l’agrément de nos auditeurs, je m’avise de leur faire quelques expériences de physique, attendu qu’on a des connaissances dans cette partie-là ; j’écris donc sur la muraille en lettres de feu : Honneur au docteur Gaspard, avec du phosphore.

PÉDRILLE.

Du phos… fort… Qu’est-ce que c’est que ça, camarade ?

GASPARD.

Il ne sait pas ce que c’est ! Un soldat qui a couru le monde, et qui revient de la bataille de Pavie. Étonnez-vous donc, après cela, que de simples paysans… Ô siècle ignorant et barbare ! Pour revenir à notre affaire, pendant mon illumination, mon ami Robert, qui a eu l’honneur d’être ventriloque, leur donnait un échantillon de ses talens : sa voix avait l’air de sortir du plafond, et de dessous terre, ou du milieu de l’auditoire, qui, au lieu de s’amuser, s’est avisé d’avoir peur. Ils sont tous frappés d’épouvante ; et le lendemain, nous étions signalés comme des cabalistes, des illuminés et des sorciers.

PÉDRILLE.

Vous avez pris la fuite ?…

ROBERT.

À pied, sur-le-champ, abandonnant notre équipage, et toutes nos richesses si légitimement acquises.

GASPARD.

Il le fallait bien… Le bûcher était déjà prêt, et c’étaient ceux mêmes que j’avais guéris de la toux et de la pituite, de la gravelle, du mal de dents, tous nos cliens, enfin, qui étaient les premiers à apporter des fagots.

ROBERT.

Aussi, quand nous retournerons dans ce pays, il y fera chaud.

GASPARD.

En attendant, il faut vivre, et recommencer notre fortune. Croyez-vous qu’ici nous réussirons comme docteurs ? Y a-t-il des maladies ?

PÉDRILLE.

Oui, et de la crédulité encore plus. Comme je vous le disais, la ville est bonne.

GASPARD.

Eh bien ! camarade, vous qui connaissez le pays, soyez notre associé, et partagez avec nous les bénéfices.

PÉDRILLE.

Je vous remercie, seigneur Gaspard ; je ne puis accepter vos offres ; je ne suis pas venu ici pour faire fortune, mais pour revoir encore une seule personne que j’y ai laissée, il y a six ans ; et après cela, on dit que le capitaine Fernand Cortez prépare une expédition, je m’embarquerai avec lui, et j’irai me faire tuer dans le nouveau monde.

GASPARD, le retenant par le bras.

Un instant. (Lui tâtant le pouls.) Je vous ai dit que j’étais médecin, et que je m’y connaissais. Pulsation fréquente, regard sombre et mélancolique, dérangement dans le cerveau ! Vous êtes amoureux.

PÉDRILLE.

Moi ! Qui vous a dit ?

GASPARD.

Je ne me trompe jamais. Voilà donc le mal reconnu : il faut maintenant trouver un spécifique.


AIR du vaudeville de la Somnambule.

Contre l’amour nous avons, camarade,
Deux remèdes : l’un, c’est l’oubli,
Remède extrême, et qu’hélas ! le malade
Ne prend jamais que malgré lui ;
L’autre est, je crois, et plus doux et plus sage,
Avec succès on l’emploie aujourd’hui.

PÉDRILLE.

Quel est-il ?C’est le mariage.

GASPARD.

Quel est-il ? C’est le mariage.
Trois mois après, on est toujours guéri.

PÉDRILLE.

L’épouser !… Je ne puis, on m’a dit qu’elle était mariée.

GASPARD.

Alors, vous avez raison… il faut partir.

PÉDRILLE.

Mais je veux au moins la revoir encore ; et si j’avais seulement un habit présentable…

GASPARD.

Je vous entends. Tenez, camarade, nous ne sommes pas bien riches, car cette bourse est tout ce que nous avons sauvé du naufrage ; mais il ne sera pas dit que des docteurs, des savans en plein air, des philosophes ambulans, auront passé près d’un pauvre diable sans lui tendre la main, partageons.

ROBERT.

Qu’est-ce que tu fais donc ?

GASPARD.

Laisse-moi donc tranquille.

PÉDRILLE, refusant.
AIR de la Robe et des Bottes.

Non, je ne puis.Acceptez, je vous prie.

GASPARD, le forçant de prendre.

Non , je ne puis.Acceptez, je vous prie.

PÉDRILLE.

Que vous restera-t-il alors ?

GASPARD.

Et la science, et la philosophie.

ROBERT.

Oh ! par ma foi, deux beaux trésors.

GASPARD.

Oui y deux trésors d’espèce peu commune.
Et que jamais ou ne peut dépenser.
Par l’un on sait embellir la fortune.

ROBERT.

Et par l’autre ?On sait s’en passer.

GASPARD.

Et par l’autre ?On sait s’en passer.

PÉDRILLE.

Seigneur docteur, quoi qu’il arrive, je vous suis dévoué, je suis à vous ; et vous verrez, dans l’occasion, si je sais reconnaître un service. Adieu, je cours profiter de vos bienfaits.


Scène II.

GASPARD, ROBERT.
GASPARD, regardant sortir Pédrille.

C’est cela, des bienfaits, de la reconnaissance ! Voilà comme ils sont tous, et dans l’occasion, vous n’en trouvez pas un.

ROBERT.

Alors, pourquoi vas-tu lui donner la moitié de ce que nous possédons ? Je ne le conçois pas, toi qui es misanthrope, et qui dis toujours du mal de tes semblables.

GASPARD.

C’est vrai, je déteste l’espèce humaine en général, mais en particulier, c’est différent, ça me fait plaisir de les obliger.

ROBERT.

Eh bien, tu as un mauvais caractère ; et je serais bien fâché d’être comme toi. Moi, j’aime les hommes, je les estime, j’en dis toujours du bien, mais je ne leur en fais pas ; je ne donne rien.

GASPARD.

C’est que tu leur ressembles, et tu as raison. Mais voyons, ne perdons pas de temps, c’est aujourd’hui jour de fête, allons nous établir sur la principale place du village, et faisons notre état, vendons de la santé.

ROBERT.

Et qu’est-ce que nous leur vendrons ? nous n’avons rien ; nos fioles, nos poudres, nos élixirs, notre orviétan, tout est resté, ainsi que notre caisse, au pouvoir de l’ennemi.

GASPARD.

C’est, ma foi, vrai ; et je n’y pensais plus.

ROBERT.
AIR de Turenne.

Nous arrivons tous deux en ce village,
Sans bruit, sans tambour, sans argent ;
Comment, dans un tel équipage,
Soutenir qu’on a du talent ?
Pour étourdir la foule stupéfaite,
Pour faire accroire au vulgaire badaud
Qu’on a pour soi la renommée ; il faut
En avoir au moins la trompette.

GASPARD, rêvant.

Tu as raison, il faudrait, du premier coup, frapper l’attention par quelque chose d’extraordinaire, d’incroyable, quelque chose enfin, qu’on n’ait jamais vu ni entendu. Attends donc, j’imagine un moyen, dont aucun docteur, je crois, n’a jamais eu l’idée.

ROBERT.

Ah mon Dieu ! surtout ne vas pas faire de physique.

GASPARD.

Oh non ! je ne sortirai pas de la médecine, il nous reste quelque argent, je vais rédiger une pancarte ambitieuse, et faire tambouriner dans toute la ville.

ROBERT.

Dis-moi, au moins, quel est ton projet ?

GASPARD.

Tu l’apprendras, comme les autres, par le tambour. Attends-moi ici, et fais toujours quelques observations sur le moral des habitans, ça ne peut pas nuire. Adieu, l’on vient, je me sauve.

ROBERT.

N’est-ce pas une noce qui arrive ?


Scène III.

ROBERT, ESTELLE, TUFFIADOR, GREGORIO ;
Amis, Parens et Gens de la Noce.
CHŒUR.
AIR de Léocadie.

En attendant, gentille fiancée,
Qu’un doux hymen vous unisse tous deux,
Autour de vous une foule empressée
Vient vous offrir son hommage et ses vœux.

ROBERT.

Je m’étais trompé, ce n’étaient que des fiançailles. Diable ! la mariée est jolie, et n’a pas l’air bien gai.

TUFFIADOR, à Gregorio,
montrant le papier qu’il tient à la main.

Ce programme n’a pas le sens commun, cela ne peut se passer ainsi. Dès qu’en qualité d’alcade, je vous fais l’honneur d’assister à votre noce, c’est moi qui dois donner la main à la mariée, et être à côté d’elle à table. Ces petites gens-là n’ont pas la moindre idée des convenances.

GREGORIO.

Excusez, seigneur alcade, nous sommes des fermiers qui ne savons pas où il faut se mettre ; mais, comme dit cet autre, si j’ n’avons pas d’éducation, j’avons de l’argent ; ça se place partout.

ROBERT, sur le devant de la scène à droite.

À merveille, l’un est un fat, et l’autre est un sot. C’est toujours bon à prendre en note ; mais il y a chez eux un mariage, un repas : autant loger là qu’ailleurs. (Il s’approche de Tuffiador et de Gregorio.) Seigneurs cavaliers, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

TUFFIADOR.

Quel est cet homme ?

ROBERT.

Un étranger, un Français, qui a couru tous les pays, un savant distingué, connu par ses recherches et ses découvertes en tous genres, et qui, dans ce moment, ne voudrait trouver pour aujourd’hui que la table et le logement.

TUFFIADOR.

Un vagabond ! Nous savons ce que c’est, passez votre chemin , mon cher.

GREGORIO.

Vous avez raison. S’il fallait nourrir tout ce monde-là : c’est déjà bien assez d’avoir les gens de la noce et ceux qu’on est obligé d’inviter.


AIR : Vers le temple de l’hymen.

Il faut tous les défrayer ;
C’est là ce que je redoute :
On n’ sait pas ce qu’il en coûte
Quand il faut se marier.

ROBERT, s’inclinant.

Trop de bonté, je vous jure.
Mais à voir votre figure.
Votre ton, votre tournure,

(Montrant Estelle.)

Et ces attraits ingénus…
Si ce mariage coûte,
Ce n’est pas à vous, sans doute,
Que ça doit coûter le plus.

GREGORIO.

Qu’est-ce qu’il dit donc ?

ESTELLE.

Il a raison. Apprenez, monsieur, que, quand on est riche, comme vous l’êtes, il faut partager avec ceux qui n’ont rien.

GREGORIO.

Un bon moyen ! Pour devenir comme eux ! Ne semble-t-il pas, parce que j’ai fait une belle succession…

ESTELLE.

Oui, monsieur.

GREGORIO.

Alors, ce n’est pas la peine que mon oncle soit mort ; s’il faut que tout le monde vive à ses dépens, autant qu’il vive lui-même.

TUFFIADOR.

Allons, finissons, ne voyez-vous pas que j’attends ?

GREGORIO.

C’est juste, voilà monsieur qui, en sa qualité d’alcade, est là à attendre. (À tous les gens de la noce.) Eh bien, à tantôt, nous vous attendrons.

CHŒUR.

En attendant, gentille fiancée,
Qu’un doux hymen vous unisse tous deux,
Autour de vous une foule empressée
Vient vous offrir son hommage et ses vœux.


(Pendant ce chœur, Gregorio et Estelle passent devant les personnes de la noce, à qui ils font leurs salutations ; et après le chœur, tous les conviés défilent devant Tuffiador, Gregorio et Estelle, qu’ils saluent en s’en allant par le fond à droite ; Tuffiador et Gregorio entrent dans la maison ; Estelle reste en scène avec Robert.)


Scène IV.

ROBERT, ESTELLE.
ESTELLE.

Fi ! le vilain avare ! Je suis fâchée, seigneur étranger, de la manière dont on vient de vous recevoir ; mais je suis aussi la maîtresse : ne partez pas, restez ici, et j’aurai soin qu’on vous donne un bon lit et un bon souper.

ROBERT.

Vous êtes charmante ; mais c’est que j’ai avec moi un camarade : Oreste sans Pylade aime autant ne pas vivre, ce qui veut dire qu’il faudrait à souper pour deux.

ESTELLE.

À la bonne heure, vous l’aurez.

ROBERT.

Voilà de la générosité, de la bienfaisance, et je suis curieux de voir ce que dira Gaspard ; car cette fois j’espère, c’est sans, interêt… (Voyant Estelle qui voudrait et qui n’ose lui parler.) Eh, mon Dieu ! auriez-vous encore quelque chose à me dire ?

ESTELLE.

Oui, sans doute ; mais c’est que je n’ose pas. Puisque vous avez parcouru la France, l’Espagne, et tant d’autres pays dont on n’a jamais entendu parler, dites-moi, monsieur, vous n’auriez pas rencontré, dans le cours de vos voyages, un jeune bachelier nommé Pédrille, qui est sorti du pays pour aller chercher fortune.

ROBERT.

Pédrille ! non vraiment ; et j’en suis désolé, car je comprends… c’était un amoureux.

ESTELLE.
AIR de Coraly (d’Amédée de Beauplan).

C’était l’ami de mon enfance,
Je l’aimais comme mon cousin ;
Il partit, et par son absence
Il nous causa bien du chagrin.
Loin de nous, et dans la détresse,
On dit qu’il a fini ses jours.
Depuis six ans, je veux sans cesse
L’oublier (bis), et j’y pense toujours.

Mon cœur plus docile et plus sage
Pourtant y serait parvenu :
Mais d’puis qu’il s’agit d’ mariage.
Je crois que ça m’est revenu.
Plus mon futur me parle de sa flamme,
Plus j’ pense à mes premiers amours.
Et lorsqu’hélas ! je s’rai sa femme,
Je le vois (bis), j’y penserai toujours.

ROBERT.

Je m’en étais douté. Pourquoi alors épouser ce seigneur Gregorio ?

ESTELLE.

Parce que mes parens sont tous à me répéter que je ne peux pas rester fille ; et alors autant épouser Gregorio qu’un autre.

(On entend le tambour.)
ESTELLE.

Ah, mon Dieu ! c’est ma proclamation de mariage ! et moi qui m’amuse ici ! Au revoir, monsieur.

(Elle rentre dans la maison.)

Scène V.

ROBERT, GASPARD, entouré par les villageois ;
le Tambour, Villageois et Villageoises.
CHŒUR.
AIR : J’aime le bruit du canon.


Quel est cet évènement ?
Quelle fête nous invite ?
J’accours toujours au plus vite,
Quand j’entends le tambour battant,
Quand j’entends plan, plan.
Le tambour plan, plan,
Quand j’entends Le tambour ballant.

LE TAMBOUR.

Or, ouvrez tous vos oreilles,
Petits et grands, écoutez bien ;
C’est la merveille des merveilles,
Et ça ne vous coûtera rien.

CHŒUR.

Quel est cet évènement ? etc.

LE TAMBOUR, après un roulement, lisant à haute voix.

« Il est fait à savoir que deux médecins et savans astrologues français, ayant le don de faire revenir les morts défunts depuis cinq ans, donneront aujourd’hui, avec la permission des autorités locales, a une représentation de leur savoir-faire ; et afin que tout le monde puisse en juger, les grands et les petits, aujourd’hui même à midi, sur la place publique, ils rendront à la vie et à une parfaite santé, le dernier alcade, le senor Gonzalès, mort il y a six ans, et que toute la ville connaissait.

« Pour copie conforme :

« Signé Gaspard et Robert, docteurs alchimistes. »


(Roulement de tambour.)


CHŒUR DE VILLAGEOIS.
Même air.

Dieu ! quel docteur étonnant !
Non, je n’y puis rien comprendre ;
Ici j’aurai soin de me rendre
À l’appel du tambour battant.

(Ils sortent tous.)

Scène VI.

GASPARD, ROBERT.
GASPARD, se frottant les mains.

À merveille… ils viendront tous ; et nous aurons, j’espère, une brillante assemblée.

ROBERT.

Ah ça, dis-moi, as-tu perdu la tête ? et quelle est cette nouvelle extravagance ? veux-tu nous faire lapider ?

GASPARD.

Nullement. Je t’avais promis de rester dans mes attributions, de ne pas sortir de la médecine.

ROBERT.

Ah ! tu appelles cela de la médecine, ressusciter les morts.

GASPARD.

C’est de la médecine perfectionnée ; c’est un pas que je lui ai fait faire.

ROBERT.

Cesse de plaisanter. Tu as sans doute quelque secret, quelque moyen.

GASPARD.

Aucun.

ROBERT.

Aucun ! et tu viens leur promettre effrontément… Comment viendras-tu à bout ?…

GASPARD.

Je n’y songe seulement pas ; je n’ai qu’une idée, c’est de remplir notre bourse, et j’ai assez mauvaise opinion de l’espèce humaine pour regarder le succès comme certain. (Apercevant Tuffiador qui sort de La maison, et qui le salue de loin et avec respect.) Tiens, tiens, vois-tu déjà ce cavalier qui nous salue ?

ROBERT.
C’est une de mes nouvelles connaissances ; c’est un monsieur qui tout à l’heure m’a fermé sa porte. Si tu en obtiens quelque chose…

Scène VII.

Les précédens ; TUFFIADOR.
TUFFIADOR.

N’ai-je pas l’honneur de parler à ce fameux médecin français, le célèbre docteur Gaspard ?

GASPARD.

Oui, seigneur cavalier, et voici mon collègue.

TUFFIADOR.

Je viens de lire votre petit programme. C’est toujours pour midi.

GASPARD.

Midi… midi un quart… pour que tout le monde soit bien placé.

TUFFIADOR.

Une belle découverte que vous avez faite là, messieurs !

GASPARD.

C’est-à-dire au premier coup d’œil ça a quelque chose d’étonnant pour le vulgaire ; mais pour les gens instruits…

TUFFIADOR.

Sans doute, pour nous autres… Mais si ça vous était égal, je vous prierais d’en ressusciter un autre que l’alcade Gonzalès.

GASPARD.

Impossible. C’était un homme en place, le premier du village, c’est plus marquant, ça fixera l’attention.

TUFFIADOR.

Du tout, c’était un personnage inconnu, ignoré ; et puis, je vous le demande, à quoi bon ressusciter un alcade, il n’en manquera jamais.

GASPARD.

À la bonne heure ; mais c’est affiché, et l’on ne peut pas changer ainsi le spectacle.

TUFFIADOR.

Eh bien, messieurs, puisqu’il faut vous parler à cœur ouvert, vous voyez en moi Jean-Inigo Tuffiador, l’alcade actuel.

GASPARD, ôtant son chapeau.

Quoi, vraiment ! il se pourrait !

TUFFIADOR.

Oui, messieurs, je suis ce malheureux alcade, le successeur de Gonzalès, que du reste je n’ai jamais connu ; mais chacun dit que c’était un intrigant, un ambitieux, qui cherchait à supplanter tout le monde.


AIR de Préville et Taconnet.

S’il revenait, vous concevez sans peine
Qu’il voudrait ravoir son emploi ;
De là le bruit, la cabale, la haine :
Cela devient un abus, selon moi.

GASPARD.

Vous le croyez ?

TUFFIADOR.

Vraiment oui, je le croi.
Que devenir, que voulez-vous qu’on fasse,
Quand tous les rangs, tous les emplois connus
Sont occupés, ou bien sont obtenus.
S’il faut, hêlas ! outre les gens en place,
Placer tous ceux qui n’y sont plus ?


Et puis enfin il y a une justice… Mon prédécesseur était un gaillard qui a fait son temps, qui a joui de la vie… chacun à son tour.

GASPARD.

C’est fort raisonnable ; mais la difficulté est d’arranger tout cela.

TUFFIADOR.

Rien de plus simple. Vous retournez en France : la route est longue ; on n’a jamais trop d’argent en voyage ; et si une vingtaine de ducats pouvaient vous être agréables…

(Il tire de sa poche une bourse.)
ROBERT, prenant la bourse.

Accepté. Voilà ce qui s’appelle être rond en affaires. Nous ne penserons plus à votre prédécesseur.

TUFFIADOR.

C’est cela. Qu’on le laisse tranquille, ce cher homme, c’est tout ce que je demande.

GASPARD.

Oui, mais maintenant il nous en faut un autre.

ROBERT.

C’est juste (prenant la bourse.) ; ça ne suffit pas.

GASPARD.

Vous ne pourriez pas nous indiquer dans le village quelqu’un de connu et d’opulent ?

TUFFIADOR.

J’entends, quelqu’un qui en valût la peine. Attendez ; nous avons le seigneur Jeronimo, le plus riche laboureur de l’endroit, qui est mort, il y a cinq ou six ans, et à qui j’ai prêté sur parole une centaine de ducats, qu’il a oublié de me payer. Voilà l’homme qu’il vous faut, ça vous fera autant de profit et d’agrément.

GASPARD.

À merveille. Ayez soin seulement de le publier par la ville, afin qu’on soit prévenu du changement.

TUFFIADOR.

Soyez tranquille, je vais le dire à tous ceux que je rencontrerai, et vous me verrez tau tôt aux premières places, applaudir et crier bravo ! Et puis, dites donc, messieurs, une idée qui me vient.


AIR d’une Nuit au château.


Pour prolonger l’existence.
Dans ce moment, je conçois
Certain projet d’assurance
Qui vous sourira, je crois.

Voyez quelle économie !
Comme monsieur tel ou tel,
Sans rien faire dans sa vie,
On est sûr d’être immortel.


ENSEMBLE.
TUFFIADOR.

Pour prolonger l’existence.
Dans ce moment, je conçois
Certain projet d’assurance
Qui vous sourira, je crois.

GASPARD ET ROBERT.

Votre projet d’assurance
Nous sourira, je le crois ;
À notre reconnaissance
Vous aurez toujours des droits.


(Tuffiador rentre dans la maison.)

Scène VIII.

GASPARD, ROBERT.
GASPARD.

Eh bien ! qu’en dis-tu ?

ROBERT, ôtant son chapeau.

Je te salue comme maître, et je te comprends maintenant.

GASPARD.

J’étais bien sûr qu’en spéculant sur l’ambition ou sur l’avarice…

ROBERT.

C’est une mine d’or.

GASPARD, tristement.

À la bonne heure. Mais n’est-il pas indigne que les hommes soient ainsi ?

ROBERT.

Est-il étonnant ! est-ce que tu n’en profites pas ?

GASPARD.

Oui, sans doute. Il est juste qu’il soit puni de sa cupidité.

ROBERT.

Eh bien alors, poursuivons, ne fût-ce que pour faire un cours de morale. Je connais maintenant ton système, je suis ton élève, je veux faire une tournée dans le village, j’entre dans chaque maison, je les menaçe tous du retour d’un parent ou d’un ami. Et, pour prélever un impôt sur leur sensibilité, j’effraie les neveux, les cousins, les collatéraux, enfin, tous les parens au degré successible… J’entends du bruit, je te laisse ; charnu de notre côté. Quand on est sur la route de la fortune, il ne faut pas s’arrêter en chemin.


(Il sort en courant du côté du village.)

Scène IX.

GASPARD, GREGORIO, ESTELLE.
GREGORIO, dans la coulisse.

Eh bien, par exemple, seigneur alcade, qu’est-ce que vous dites donc là ? Ça ne se passera pas ainsi, ou nous allons voir.

GASPARD.

C’est le nouveau marié !… À qui en a-t-il donc ?

GREGORIO.

Pardon, excuse, monsieur… C’est-y vous qui êtes le médecin des morts ?

GASPARD.

À peu près, de quoi s’agit-il ?

GREGORIO.

Dites-moi si c’est vrai qu’on ne ressuscitera pas l’ancien alcade ?

GASPARD.

Non, mon garçon. Mais, en revanche, nous allons faire revenir à sa place un honnête laboureur du pays, le seigneur Jeronimo.

GREGORIO.

Eh bien ! voilà une belle idée que vous avez ! Qu’est-ce que cela signifie donc, de changer comme ça ? puisque l’autre est annoncé, et qu’on y compte…


AIR de Oui et Non.

Moi, j’ n’aime pas les charlatans.

ESTELLE.

Eh ! quoi ! pouvant rendre à la ronde
La lumière à tous vos parens…

GASPARD.

Vous les laissez en l’autre monde ?

GREGORIO.

Mais ce séjour, je le soutien,
Pour les morts n’est pas si funeste ;
Il faut mêm’ qu’on s’y trouve bien :
Et la preuve, c’est qu’on y reste.

GASPARD.

Mais, après tout, qu’est-ce que cela vous fait, que nous choisissions le seigneur Jeronimo ?

GREGORIO.

Comment ! qu’est-ce que cela me fait ? C’est que… c’est mon grand oncle ; je ne l’ai jamais vu, il est vrai ; mais pas de bêtises.

ESTELLE.

Fi ! monsieur, vous seriez mauvais cœur à ce point-là !

GREGORIO.

Mais du tout, c’est au contraire par amitié et par intérêt pour lui. Vrai, ce n’est pas un service à lui rendre. D’abord, on dit qu’il était asthmatique ; et des rhumatismes, en avait-il ! Enfin, quand sa dernière toux l’a emporté, chacun a dit dans le village que c’était bien heureux pour lui, et que c’était ce qui pouvait lui arriver de mieux. Vous voyez donc bien qu’il y aurait à vous de l’inhumanité.

GASPARD.

Si ce n’est que cela.

GREGORIO.

C’est bien assez. Et puis, il avait encore…

GASPARD.

Encore quelque chose ?

GREGORIO, à voix basse.

Oui. Trois fermes dont j’ai hérité.


AIR : Un homme pour faire un tableau.

Ainsi n’ faites pas revenir
Mon grand oncle, je vous en prie ;
Songer que je vais m’établir ;
J’épouse une femme jolie.
Il peut m’arriver quelque enfant :
Un garçon, ou bien une fille.
C’ que j’ vous demande, c’est vraiment
Dans l’intérét de ma famille.

GASPARD.

Je sens bien que voilà des raisons ; mais cependant, il me faut quelqu’un.

ESTELLE, passant à la droite de Gaspard, lui dit tout bas.

Si ce n’est que cela, monsieur, je vous l’indiquerai, je vous le promets.

GASPARD, la regardant avec étonnement.

Vraiment ?

GREGORIO.

Et si, en attendant, il ne fallait qu’une vingtaine de ducats pour vous engager à laisser le monde comme il est.

GASPARD.

Vingt ducats, un grand oncle ! vous n’y pensez pas.

ESTELLE.

Sans doute, vous n’estimez pas assez vos parens.

GASPARD.

Je serais plus généreux, cent ducats sur-le-champ, ou je vais les lui demander à lui-même.

GREGORIO.

Eh non, vraiment, je les ai à peu près là, dans une bourse que voici. (Bas à Gaspard.) Mais vous me promettez de vous adresser à un autre.

GASPARD.

C’est convenu.

GREGORIO, à part.

C’est égal, je me méfie de ces gens-là.


AIR des Comédiens.

Tant qu’ils seront dans notre voisinage ;
J’ craindrai toujours qu’ils n’ me rançonn’nt encor ;
Et je m’en vais jusqu’au prochain village
Les signaler à not’ corrégidor.
Vu leur latent, leur science profonde,
Il peut sans crainte, et dans un tour de main,
Les envoyer gaiment en l’autre monde :
Pour revenir il connaiss’nt le chemin.


ENSEMBLE.
GREGORIO.

Tant qu’ils seront dans notre voisinage, etc.

ESTELLE.

Fasse le ciel qu’il reste en ce village !
Car je voudrais l’interroger encor ;
Et ce secret, dont il peut faire usage,
Vaut à mes yeux plus riche trésor.

GASPARD.

Oui, nous allons rester en ce village,
Car nous pourrons le rançonner encor ;
Et le secret, dont j’ai su faire usage,
Va dans mes mains devenir un trésor.


(Gregorio rentre dans la maison.)

Scène X.

GASPARD, ESTELLE.
ESTELLE.

Enfin, le voilà parti. Ah ! monsieur le docteur, que vous avez bien fait de ne pas ressusciter son grand oncle !

GASPARD.

Et pour quelle raison ?

ESTELLE.

Parce que je vous prierai, si ça ne fait rien, de donner celle place-là à un autre.

GASPARD.

Volontiers : c’est notre état.

ESTELLE.

Il serait vrai ! ah ! monsieur le docteur, que de bonté, de générosité ! Eh bien ! je vous en supplie, daignez rendre la vie à mon cousin Pédrille.

GASPARD.

Le cousin Pédrille… à la bonne heure… autant lui qu’un autre ; mais il me faut d’abord quelques renseignemens sur son compte.

ESTELLE.

Il y a bien long-temps il m’avait promis, de m’aimer toujours, et moi aussi ; mais il s’est brouillé avec sa famille, avec son oncle ; il a quitté ce village, et nous avons, reçu la nouvelle qu’il avait été tué.

GASPARD.

C’est bien, c’est bien : ce n’est pas là ce qui m’ embarrasse ; mais est-ce qu’il n’a pas laissé quelque fortune ?

ESTELLE.

Non, monsieur.

GASPARD.

Il n’a pas quelque héritier, direct ou indirect ?

ESTELLE.

Aucun, puisqu’il n’avait rien.

GASPARD.

Mais, avant de partir, il occupait quelque place, quelque emploi ?

ESTELLE.

En aucune manière, puisqu’il s’est fait soldat.

GASPARD, à part.

Ah, diable ! j’ai eu tort de m’avancer, car en voilà un sur lequel il n’y a pas de prix.

ESTELLE.

Il avait bien son oncle dont nous parlions tout à l’heure, le seigneur Henriquès, un riche marchand, qui l’a déshérité.

GASPARD, vivement.

Vraiment ? à la bonne heure ! Eh ! mais voilà ce que je vous demande. Et qui est-ce qui en a profite ? à qui sa part est-elle revenue ?

ESTELLE.

À moi, monsieur, à moi, qui suis prête à tout lui rendre. J’y renonce, pourvu que je le revoie encore une seule fois. Oui, monsieur le docteur, la moitié de ce que je possède est à mon cousin, mais l’autre moitié…

GASPARD.

Eh bien ?

ESTELLE.

L’autre moitié est à vous si vous le rendez à la vie.

GASPARD.

Que dites-vous ?… Moi, je pourrais accepter… Non, mon enfant… vous, au moins, vous êtes noble et généreuse ; vous avez un bon cœur. (À part.) Voilà la première, et cela fait plaisir. (Se reprenant.) Mais ça me met dans un fameux embarras.

ESTELLE.
AIR : Depuis long-temps j’aimais Adèle.

Comment jamais peindr’ ma reconnaissance.

GASPARD.

Daignez m’écouter mon enfant,

ESTELLE, à part.

Ah, mon dieu ! je crois qu’il ! balance,

(À Gaspard.)
Vous me l’aviez promis pourtant.

À votre cœur si je n’ peux m’ faire entendre,
Si ce n’est pas assez de tous mes biens,
Pour ajouter aux jours qu’on va lui rendre,
S’il le faut, prenez encor des miens.

GASPARD, essuyant une larme.

Ah ! c’en est trop !…

ESTELLE, vivement.

Vous êtes attendri, vous cédez… Je vais prévenir ma famille, nos parens, nos amis ; car vous sentez que je ne peux plus épouser Gregorio, que tout est rompu… Ah bien, oui ! qu’est-ce que dirait mon cousin ? Adieu, monsieur le docteur… Ça, ne tardez pas, n’est-il pas vrai ?… Tâchez qu’on ne fasse pas attendre, et que ça commence tout de suite.

(Elle rentre dans la maison.)

Scène XI.

GASPARD, seul.

Pauvre enfant ! elle me faisuit mal ; et je ne me sentais pas le courage de la détromper, car elle se voit déjà réunie à celui qu’elle aime :


AIR de Lantara.


Ah ! que n’ai-je cette puissance !
Les cœurs égoïstes et froids,
Les méchans, l’oisive opulence,
Ne vivraient, morbleu ! qu’une fois :
C’est bien assez ; c’est souvent trop, je crois.
Mais l’écrivain qu’illustra son génie,
Mais la beauté que pleurent Les amours,
Mais les guerriers, honneur de la patrie,
Ne mourraient pas, ou renaîtraient toujours.


Scène XII.

GASPARD, ROBERT, un sac d’argent sous le bras.
ROBERT.

Réjouis-toi, mon ami, les galions sont arrivés.

GASPARD.

Qu’y a-t-il donc ?

ROBERT.

Recette complète, près de quinze cents ducats. Cela t’étonne ?

GASPARD.

Du tout… (Douloureusement.) Qu’est-ce que je disais ?

ROBERT.

Il paraît, dans ce pays, qu’ils n’aiment pas les anciens, ou qu’ils craignent les revenans. J’ai d’abord eu le bonheur de tomber sur un riche marchand qui depuis cinq ans avait perdu sa femme, et qui vivait dans un repos et une tranquillité inconnus jusqu’alors. Au nom seul de la défunte, il a couru à son secrétaire, et m’a donné deux cents ducats par amour pour la paix. Plus loin j’ai rencontré une veuve… une brave femme, qui m’a dit : « Monsieur, je n’ai que cent ducats-de rente, en voici la moitié : je vous l’offre de grand cœur. »

GASPARD.

Tu l’as acceptée ?

ROBERT.

Que veux-tu ?… le denier de la veuve… Plus loin j’en ai rencontré deux autres qui s’étaient déjà remariées… tu juges de leur effroi ! Ici c’est un procureur que je menace de rendre à la vie, et tous les cliens viennent m’ouvrir leur bourse. Là c’est un vieux médecin dont j’annonce le retour, et tout le quartier en masse se soulève et fait une collecte.


AIR : Quel art plus noble et plus sublime.

Par cette méthode nouvelle,
À s’enrichir on n’est pas long ;
Et ta découverte vaut celle
Qu’a faite Christophe Colomb.

Le vent en poupe nous seconde,
Et tous les deux, ainsi que lui,
Nous allons, grâce à l’autre monde,
Faire fortune en celui-ci.

GASPARD.

Oui, mais dans ce moment cela va mal pour nous. Je me suis engagé à ressusciter un nommé Pédrille, un pauvre diable qui ne tient à rien, et contre lequel il n’y a pas la moindre objection.

ROBERT.

Aussi, pourquoi vas-tu t’adresser à quelqu’un de ce genre-là ? Les médecins en vogue ne traitent jamais que les gens riches.

GASPARD.

Est-t-ce que je le connaissais ? En attendant, on y compte, tout est préparé, et nous avons tout au plus une demi-heure.

ROBERT.

Ah, mon Dieu ! c’est fait de nous. Après les contributions que j’ai prélevées sur eux, ils ne voudront jamais entendre raison ; et si nous ne faisons pas revenir M. Pédrille, ils sont capables de nous envoyer le retrouver. Dis-moi un peu ; qu’est-ce que tu comptes faire ?

GASPARD.

C’est ce qui t’embarrasse ?… Parbleu ! je vais me sauver, et dans une demi-heure je serai loin d’ici.

ROBERT.

Alors j’en fais autant ; et quoique je porte la caisse, ça ne m’empêchera pas de courir : lu vas voir plutôt.

GASPARD.

Allons, partons.


Scène XIII.

Les précédens ; PÉDRILLE, mieux habillé qu’a la première scène, costume de bachelier ; le chapeau bond à plumet, et un manteau noir ployé sur le bras.
PÉDRILLE, les arrêtant.

Où allez-vous ?

GASPARD, à voix basse.

N’en dites rien, mon camarade, nous nous sauvons.

PÉDRILLE.

Gardez-vous-en bien, ou vous êtes perdus. Tout le village est en rumeur ; le bruit se répand déjà que vous êtes des charlatans, des imposteurs, qui avez voulu exploiter la crédulité publique.

ROBERT.

Voyez-vous la calomnie !… et qui est-ce qui ose nous accuser ?

PÉDRILLE.

Personne encore, car ceux qui ont été vos dupes n’ont garde de s’en vanter ; mais ce sont les plus acharnés, notre alcade surtout, qui a l’air tout étonné qu’on ait osé se jouer à un homme tel que lui : il a ameuté la multitude, et ils veulent absolument être témoins de l’expérience que vous leur avez promise ; car j’ai lu votre pancarte, et si, comme je m’en doute bien, vous ne pouvez tenir votre parole, je crains que ce ne soit fait de vous.

ROBERT.

Ah, mon dieu ! encore un endroit où il fait trop chaud pour nous.

PÉDRILLE.

En attendant, et sans que vous vous en doutiez, vous êtes entourés et gardés à vue, et la moindre tentative d’évasion serait le signal de votre perte.

ROBERT.

Eh bien, alors, quel parti prendre ?

PÉDRILLE.

J’ai pensé que je pouvais vous servir, et je suis accouru ; jusqu’ici j’étais renfermé chez un ancien camarade à moi, que j’ai rencontré par hasard ; c’est lui qui m’a fourni ces nouveaux habits, et qui m’a transmis tous ces détails. Je viens donc, mes amis, ou vous sauver, ou partager votre sort ; car je n’ai point oublié ce que vous avez fait pour moi.

GASPARD.

Il serait vrai ! quoi ! vous avez de la reconnaissance ? vous n’oubliez pas vos amis ? Et de deux !… la journée est bonne, il y a long-temps que je n’en avais trouvé autant. Eh bien, voyons, mon garçon, quel est votre projet ?

PÉDRILLE.

Il y a ici près, un ancien aqueduc, dont ces ruines font parties ; vous allez, l’un après l’autre, et en ayant l’air de vous promener…

ROBERT.

Oui, en amateurs, en artistes qui examinent ces ruines.

PÉDRILLE.

Vous allez m’attendre sous ce portique, que vous apercevez d’ici ; surtout, n’ayez pas l’air d’éviter ceux qui vous rencontreront.

GASPARD.

C’est convenu.

PÉDRILLE.

Dans un instant, je vous y rejoins par un autre sentier, et une fois sous ces voûtes, il est un chemin obscur que je connais, et qui nous mènera bien loin dans la campagne.

ROBERT.

Ah ! vous êtes notre sauveur.

PÉDRILLE, bas à Robert.

Partez vite, il n’y a pas de temps à perdre.

(Robert sort par la droite.)

Scène XIV.

GASPARD, PÉDRILLE.
PÉDRILLE.

Nous allons le suivre dans l’instant, car je pars avec vous.

GASPARD.

Il se pourrait ! Vous avez donc revu celle que vous aimiez ?

PÉDRILLE.

Non, mais n’en parlons plus. Vous aviez raison ; il vaut mieux l’oublier.

GASPARD.

Elle est donc mariée ?

PÉDRILLE.

Pas encore, mais c’est aujourd’hui, à ce que m’a raconté Alonzo, cet ami chez lequel j’étais logé, et ce qui m’a le plus indigné, c’est que, malgré les sermens qu’elle m’avait faits, elle en aime un autre.

GASPARD.

Vous en êtes bien sûr ?

PÉDRILLE.

Oui, sans doute, puisque d’elle-même, et sans y être forcée, elle a consenti à épouser un fermier du pays, un nommé Gregorio.

GASPARD.

Que dites-vous ! celle que vous aimez ne se nomme-t-elle pas Estelle ?

PÉDRILLE.

Oui, vraiment.

GASPARD.

N’est-elle pas votre cousine ?

PÉDRILLE.

Oui, sans doute.

GASPARD.

Voilà six ans que vous aviez quitté le pays ?

PÉDRILLE.

Oui, monsieur.

GASPARD.

Vous êtes donc Pédrille ?

PÉDRILLE.

C’est moi-même.

GASPARD, lui sautant au cou.

Ah, mon ami ! mon cher ! que je vous embrasse, vous êtes sauvé, et nous aussi.

PÉDRILLE.

Qu’y a-t-il donc ?

GASPARD.

Elle vous aime, elle vous adore, et donnerait sa fortune pour vous rappeler à la vie ; car elle vous croit mort, tout le monde le croit. Ces chers enfans ! combien je suis content ! quel bonheur pour eux , et surtout pour moi !

PÉDRILLE.

Mais expliquez-vous mieux, qu’au moins je puisse comprendre.

GASPARD.

Ça n’est pas nécessaire, je vous promets que vous l’épouserez ; cachez-vous là, dans ces ruines, taisez-vous ; écoutez, et paraissez quand il faudra.


Scène XV.

GASPARD, ROBERT.
ROBERT, à la cantonade.

Qu’est-ce que ça signifie ? quelle est cette conduite-là ? où sont les procédés et les égards dus à un docteur ?

GASPARD.

Eh mais, qu’y a-t-il donc ?

ROBERT.

Ce sont des gardes forestiers, qui veulent m’empêcher de prendre l’air. (À la cantonade.) Si je veux me promener là-bas, pour mon agrément, et pour ma santé, c’est une ordonnance que je me suis faite. Où allez-vous ? on ne passe pas. Et ils sont toujours à vous présenter la pointe de leur hallebarde. (À voix basse.) Enfin, il paraît que c’est un parti pris, aucun moyen de salut ! car il y a ordre exprès de ne pas nous laissser sortir du village. (En tremblant.) Qu’est-ce tu dis de cela ?

GASPARD, froidement.

Eh bien ! mon ami, nous y resterons.

ROBERT.

Oui, y rester pour être pendu !

GASPARD.

Qu’est-ce que cela te fait ? je te ressusciterai.

ROBERT.

Il s’agit bien de plaisanter. Ah, mon Dieu ! je les entends… voilà tout le village… c’est notre dernier jour.


Scène XVI.

Les précédens ; TUFFIADOR, GREGORIO,
ESTELLE, et tout le village.
MORCEAU ENSEMBLE.
AIR de la Gazza Ladra, arrangé par M. Heudier.


CHŒUR.

Voici donc l’instant du miracle,
Cela doit être curieux.
Pour jouir de ce beau spectacle.
Nous accourons les premiers en ces lieux.

TUFFIADOR.

Messieurs, plus d’excuse frivole,
Il faut tenir votre parole.

GASPARD.

Messieurs, daignez tous vous placer,
Dans l’instant on va commencer.

ESTELLE.

N’oubliez pas que vous m’avez promis
D’ rendre la vie à mon cousin Pédrille.

GASPARD.

Ne craignez rien, vos vœux seront remplis.

ROBERT, bas à Gaspard.

Y penses-tu ?Vois comme elle est gentille.

GASPARD, de même.

Y penses-tu ?Vois comme elle est gentille.
Puis-je la refuser, dis-moi.

ROBERT, à part.

Son aplomb me glace d’effroi…
Et quand ils connaîtront la ruse…

GASPARD, bas à Robert.

Silence ! et regarde-moi.

(Haut, à tous ceux qui l’entourent.)

Qu’on allume un réchaud, et si je vous abuse,
Qu’il devienne un bûcher, où mon collègue et moi
Consentons à monter.

ROBERT, bas.

Consentons à monter.Ô ciel ! parle pour toi.

GASPARD.

Silence !
Je commence.


(Tirant de sa poche une fiole, et jetant sur le réchaud quelques parties de ce qu’elle contient.)


RÉCITATIF.


Toi, dont je suis l’élève, et qu’en ces lieux j’atteste,
Ô divin Prométhée ! Ô savant sans pareil !
Qui dérobas jadis les rayons du soleil
Porte cette flamme céleste
À Pédrille le bachelier,
Qui, le mois dernier.
D’un coup de feu perdit la vie
À la bataille de Pavie.

TOUS EN CHŒUR.

Ô ciel il a perdu la vie
À la bataille de Pavie.

GASPARD, jetant à chaque fois une partie de ce qui est contenu dans sa fiole.
Pédrille, reviens à la vie.
LE CHŒUR.
Pédrille, reviens à la vie.
GASPARD.
Pédrille, obéis à mes lois.
LE CHŒUR.
Pédrille, obéis à ses lois.
GASPARD.
Pédrille, parais à ma voix.
LE CHŒUR.
Pédrille, parais à sa voix.
GASPARD.
Pédrille, Pédrille !
TOUS.
Pédrille, Pédrille !
PÉDRILLE, enveloppé dans son manteau,
et sortant des ruines.
Me voici.
TOUS.
Dieux ! qu’est-ce que j’ vois ?
ROBERT, stupéfait, à part.
C’est noire jeune ami. Maintenant je conçois.
TOUS, entourant Robert et Gaspard.

Pour moi , quelle surprise extrême !
De Pédrille il est le sauveur.
Oui, c’eat Pédrille, c’est lui-même ;
Honneur, honneur.
À ce savant docteur.


(Pendant celle dernière partie du chœur, tous les villageois agitent leurs chapeaux en l’air, en signe d’admiration pour le docteur.)
TUFFIADOR.

Je n’en reviens pas encore ; et si je ne l’avais pas vu de mes propres yeux.

GREGORIO.

Dieu ! ai-je bien fait de payer pour mon oncle ; car sans cela, c’aurait été tout de même.

ESTELLE, à Gregorio.

Fi ! monsieur ; je connais votre conduite, et c’est pour cela que je romps avec vous et que j’épouse mon cousin.

GREGORIO.

C’est ça : il faut que cet autre revienne de l’autre monde, exprès pour me souffler ma maîtresse. Avec ces inventions-là, on ne sait plus sur quoi compter.

ROBERT, à Gregorio.

J’espère que nous avons tenu notre promesse.

GREGORIO, bas à Tuffiador.

Oui ; mais c’est égal, voilà deux hommes très dangereux, et j’ai bien fait de les signaler au corrégidor, qui viendra demain les arrêter.


(Pédrille, qui a écouté attentivement Gregorio, passe de l’autre côté, près de Gaspard.)
TUFFIADOR.

Vous avez raison ; c’est plus prudent.

ESTELLE.

Ah, monsieur, comment vous remercier ? J’espère que vous resterez long-temps avec nous.

GASPARD.

Oui, certainement ; oui, ma belle enfant.

PÉDRILLE, près de lui, à voix basse.

Non pas. Nous nous reverrons, mais autre part ; car demain on doit venir vous arrêter.

GASPARD, bas à Pédrille.

Merci. (Haut, à tout le monde qui l’entoure.) Oui, mes amis, mes bons amis : ce que c’est que de faire des découvertes ; ce que c’est que de rendre service à l’humanité ! (Bas à Pédrille.) Nous partirons ce soir.

CHŒUR GÉNÉRAL.
AIR du boléro du Muletier.

Que cette union chérie
Comble à jamais tous leurs vœux ;
Puisqu’il revient à la vie,
Que ce soit pour être heureux.

ESTELLE.

Pour nos docteurs ambulans.
Messieurs, soyez indulgens ;
À l’espoir mon chœur se livre ;
Car il vous est, j’ n’en puis douter,
Rien plus aisé d’ les laisser vivre
Qu’à vous de les ressusciter.

LE CHŒUR.

Que celle union chérie
Comble à jamais tous leurs vœux ;
Puisqu’il revient à la vie,
Que ce soit pour être heureux.


FIN DES EMPIRIQUES D’AUTREFOIS.