Les Emprunts des Belligérants

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LES
EMPRUNTS DES BELLIGÉRANS

Le côté financier de la guerre n’est ni le moins important ni le moins intéressant. Nous l’avons examiné à plusieurs reprises dans la Revue. Nous y revenons aujourd’hui pour dégager un des élémens essentiels des budgets des belligérans, l’emprunt. Quelle que soit, en effet, la méthode suivie par les États qui participent à la formidable lutte, aucun d’eux ne peut échapper à la nécessité de s’endetter. Les plus énergiques établissent de nouveaux impôts ou augmentent le taux des taxes existantes ; mais tous font appel au crédit, c’est-à-dire grèvent l’avenir en vue d’obtenir des ressources immédiates. Si jamais d’ailleurs cette hypothèque prise sur les générations futures a été justifiée, c’est bien aujourd’hui, où nous combattons pour la liberté, l’indépendance, l’honneur, en un mot pour tout ce qui fait le prix de la vie, et sans quoi l’existence de nos enfans et de nos petits-enfans ne serait que honte et misère. Il est donc inutile de discourir longuement pour expliquer la légitimité de nos emprunts et de ceux de nos alliés. Nous allons en exposer la série depuis le mois d’août 1914, isolant ainsi, dans une étude spéciale, une partie des opérations financières exécutées au cours des vingt-huit premiers mois de guerre. Nous compléterons notre travail par quelques renseignemens sur ce qui s’est fait à cet égard chez nos ennemis.


I. — FRANCE

Lorsque la guerre éclata, la France venait de contracter un emprunt 3 et demi pour 100 amortissable, qui avait été mis en souscription le 7 juillet 1914 au prix de 91 et couvert un très grand nombre de fois.

Dès le début du conflit, il apparut que notre Dette allait s’augmenter, et cela sous des formes multiples. En premier lieu, le gouvernement s’adressa à la Banque de France et à la Banque de l’Algérie, en vertu de conventions antérieures qui recevaient leur application par le fait même de l’entrée en campagne. En second lieu, le ministre fut autorisé à placer des Bons du Trésor et des obligations à brève échéance, sur les marchés français et certains marchés alliés ou neutres. En troisième lieu vinrent les emprunts en rentes consolidées. En quatrième lieu, les emprunts contractés directement sur les marchés du dehors en monnaies étrangères. Enfin, en cinquième lieu, les emprunts de titres à des capitalistes français, avec lesquels sont intervenues des conventions dont nous exposerons le mécanisme. Reprenons successivement ces divers points.

Banque de France. — Depuis plus d’un demi-siècle, le Trésor était débiteur, vis-à-vis de la Banque de France, d’une avance permanente qui, fixée d’abord à 60 millions en 1857, avait été élevée à 140 millions en 1878, à 180 millions en 1896 et finalement à 200 millions en 1911. Depuis 1897, ce prêt est accordé gratuitement, c’est-à-dire sans rapporter d’intérêt à la Banque. Les conventions préparées en 1911 et rendues publiques en août 1914 obligeaient la Banque à faire au Trésor une autre avance de 2 900 millions. Les 2 900 millions furent portés à 6 milliards le 21 septembre 1914 et à 9 milliards le 9 mai 1915. Le taux de l’avance est fixé à 1 pour 100 l’an jusqu’à l’année qui suivra la conclusion de la paix ; après cette date, il sera élevé à 3 pour 100, les 2 pour 100 supplémentaires devant être appliqués en première ligne à l’amortissement des pertes éventuelles subies par la Banque, du chef de son portefeuille moratorié.

C’est la limite actuellement fixée. Au 23 novembre 1915, le total prélevé par l’Etat était de 6 500 millions.

Parallèlement, la Banque de l’Algérie, tenue en vertu des conventions de 1911 à avancer 100 millions, s’est engagée, au mois de mai 1915, à porter ce chiffre à 300 millions, dont le Trésor n’a encore prélevé qu’une fraction.

Bons de la Défense nationale. — En tout temps le ministre des Finances est autorisé à émettre, pour les besoins courans de la Trésorerie, des Bons dont l’échéance ne dépasse pas une année, et dont, aux époques normales, la loi annuelle du budget fixe le maximum. Le Parlement a autorisé, pour la durée de la guerre, la création de Bons à 3, 6 ou 12 mois, qui portent le nom de Bons de la Défense nationale. Ces Bons rapportent un intérêt de 4 pour 100 lorsqu’ils sont à 3 mois, de 5 pour 100 lorsqu’ils sont à 6 ou à 12 mois. Ils sont rapidement devenus populaires et constituent aujourd’hui l’emploi favori des fonds de roulement d’un grand nombre de sociétés et de particuliers. La valeur en est encore rehaussée par le fait que, dès qu’ils n’ont plus que trois mois à courir, ils sont escomptables par la Banque de France : à partir de ce moment-là, ils sont donc, pour le détenteur, l’équivalent d’un billet de banque, avec cette différence qu’ils rapportent intérêt. À l’heure où nous écrivons, il circule une dizaine de milliards de Bons de la Défense nationale.

Obligations 5 pour 100 de la Défense nationale. — Entre les capitalistes qui ne peuvent ou ne veulent faire qu’un emploi temporaire en conservant pour ainsi dire la disponibilité immédiate de leurs fonds, et ceux qui au contraire recherchent un placement à longue échéance, interdisant au besoin au débiteur de se libérer avant une certaine date, il en est une troisième catégorie qui, sans avoir besoin de rentrer rapidement en possession de leur argent, ne désirent pas l’immobiliser pour une période indéfinie, craignent de souscrire à des rentes perpétuelles dont l’État n’est pas tenu de rembourser le capital, et qui sont soumises de ce chef à des fluctuations de cote parfois considérables. Pour ceux-là, on a créé les obligations 5 pour 100 de la Défense nationale, remboursables au pair en 1920 au plus tôt, en 1925 au plus tard.

Emprunts en rentes consolidées. — Quelque faveur que les titres de la Dette flottante ou à court terme, en particulier les Bons de la Défense nationale, aient rencontrée chez les capitalistes, un gouvernement soucieux du lendemain ne saurait laisser s’accroître indéfiniment le chiffre d’exigibilités à brève échéance. Il convient d’avoir recours aux rentes perpétuelles, c’est-à-dire celles dont le capital ne peut jamais être réclamé par le rentier et qui n’imposent à l’Etat emprunteur d’autre charge que celle d’en payer l’intérêt aux échéances convenues.

Le premier emprunt de guerre en rente consolidée a été émis par nous en décembre 1915, sous forme d’une rente 5 pour 100 perpétuelle, c’est-à-dire dont le capital n’est jamais exigible par le créancier. Le débiteur, dans l’espèce le gouvernement français, s’est interdit jusqu’au 1er décembre 1931 l’exercice du droit de rembourser les rentiers, donnant ainsi à ces derniers la certitude de toucher pendant quinze ans un revenu rémunérateur, qui est de presque 5 3/4 pour 100. L’émission a été faite en vertu de la loi du 16 novembre 1915, qui exempte les rentes d’impôt.,

Le total des rentes demandées a été de 756 millions, dont 496 souscrites ou centralisées à Paris, 230 en province, et 30 en Angleterre. Le chiffre de Paris comprend des souscriptions étrangères qui ont été envoyées directement à la capitale. Le capital nominal élevé à 15 130 millions, correspondant, au prix d’émission, et sous déduction d’une bonification consentie aux souscripteurs, à un versement effectif de 13 243 millions, qui ont été fournis à raison de 6 368 millions en numéraire, 227 millions en Bons de la Défense nationale, 3 192 millions en Obligations 5 pour 100 de la Défense nationale, 25 millions en rente 3 et demi amortissable, 1 430 millions en rente 3 pour 100 perpétuelle. Par suite de ces opérations, le capital des Bons restant en circulation au lendemain de l’emprunt était ramené au-dessous de 7 milliards, et celui des Obligations de la Défense nationale à 632 millions de francs. En rendant compte de l’opération à la Chambre dans sa séance du 13 janvier 1916, le ministre des Finances insistait avec raison sur l’excellence du classement de l’emprunt, c’est-à-dire sur le fait que la spéculation n’était intervenue en quoi que ce soit et que les rentes restaient dans le portefeuille de ceux qui les avaient demandées à l’Etat. Le nombre des souscripteurs a dépassé 3 millions.

Le second emprunt français en rentes consolidées a été émis en vertu de la loi du 15 septembre 1916, qui reproduisait en majeure partie les dispositions de celle de novembre 1915. Le ministre des Finances a été autorisé à aliéner en 1916, au mieux des intérêts du Trésor, des rentes 5 pour 100 et à les inscrire au Grand Livre de la Dette publique. Les intérêts sont payables quatre fois par an, les 16 février, mai, août et novembre. Le capital n’est pas remboursable par l’Etat avant 1931, en sorte que les rentes de l’emprunt 1916 sont identiques à celles de la création de 1915 et sont cotées sous la même rubrique. Le prix d’émission a été fixé à 88,75 ; mais les souscripteurs qui ont versé immédiatement la totalité du prix ont reçu par avance le montant du coupon du 16 novembre, de sorte que, pour eux, le prix effectif a été de 87 francs 50. Les obligations et les Bons de la Défense nationale, ainsi que les rentes 3 et demi de 1914, ont été admises comme monnaie de souscription aux mêmes conditions que pour l’emprunt de 1915. Mais, cette fois, les porteurs de rente 3 pour 100 n’ont pas été autorisés à les utiliser comme monnaie de souscription.

L’emprunt de 1916 n’a pas eu un moindre succès que celui de 1915. Plus de 3 millions de souscripteurs ont demandé un capital de 11 milliards et demi, soit près de 600 millions de rente, c’est-à-dire une moyenne d’environ 185 francs par tête. Ainsi que l’a fait observer M. Ribot dans la séance de la Chambre des députés du 9 novembre, il a été apporté au Trésor autant de ressources nouvelles que lors de la première opération. La majeure partie des rentes ont été libérées, c’est-à-dire qu’un petit nombre de souscripteurs seulement ont usé de la faculté d’échelonner leurs versemens en quatre termes jusqu’au mois d’avril 1917. Le paiement a été fait à raison de 55 pour 100 en numéraire, dont 160 millions en or, 35 pour 100 en bons, 10 pour 100 en obligations 5 pour 100 de la Défense nationale, et, pour une fraction insignifiante, en rente 3 et demi pour 100 de 1914, dont la presque totalité est aujourd’hui convertie.

Le caractère commun des deux grands emprunts français est remarquable. Ils ont constitué au plus haut degré des opérations nationales, auxquelles le peuple tout entier s’est associé. Nulle part, déjà avant la guerre, le placement en fonds publics n’était entré aussi profondément dans les habitudes du public ; nulle part, il n’existe une communauté d’intérêts plus étroite entre l’État débiteur et le citoyen créancier. En souscrivant les rentes, nos compatriotes se font en quelque sorte confiance à eux-mêmes. Maîtres d’administrer les finances par leur bulletin de vote, ils savent mieux que personne quelle base inébranlable la richesse et l’honnêteté des habitans, la fertilité du sol et les ressources de toute nature donnent au crédit français.

Emprunts à l’étranger. — Les nécessités de la guerre font que nous avons beaucoup à payer au dehors. Nous importons des matières premières, des combustibles, des objets d’alimentation, des armes, des munitions. Les principaux pays qui nous les fournissent sont l’Angleterre et les États-Unis. Il était donc naturel de chercher à nous créer à Londres et à New-York des disponibilités, pour acquitter au moins une partie de nos dettes autrement qu’en expédiant de l’or ou en réalisant des titres. Telle fut l’origine des emprunts que nous avons contractés chez nos alliés et en Amérique. La première opération conclue dans ce dernier pays a été une émission de 500 millions de dollars, empruntés au mois de septembre 1915, conjointement par la France et l’Angleterre, qui ont participé chacune pour moitié au produit et aux charges de l’affaire. Les obligations, qui rapportent intérêt au taux de 5 pour 100 l’an, sont remboursables en 1920, ou convertibles à cette échéance, si les porteurs en font la demande, en titres 4 et demi pour 100. Ces titres 4 et demi seraient remboursables au plus tôt en 1930, au plus tard en 1940. Une seconde opération conclue aux États-Unis a porté à 1 476 millions de francs le total des ressources que nous nous étions procurées de ce côté à la date du 31 juillet 1916. Elle a consisté en une ouverture de crédit consentie par un consortium des principales banques américaines. Depuis lors, des dollars ont encore été mis à la disposition du gouvernement français par l’intermédiaire de grandes sociétés industrielles ayant traité avec leurs correspondans d’outre-Atlantique.

Sur le marché de Londres, le gouvernement français a émis des Bons du Trésor, qui ont été placés au même taux que ceux de l’Echiquier anglais. Cette condition nous a d’abord été avantageuse, parce que, au début de la guerre, les Bons anglais coûtaient à l’emprunteur moins que les nôtres. La situation est inverse depuis quelques mois. Au 31 juillet 1916, nous avions négocié en Angleterre pour 2 315 millions de Bons.

D’autres crédits ont été négociés chez certains pays neutres, auxquels nous avons demandé une partie des approvisionnemens que nous importons.

La nécessité de ces emprunts à l’étranger s’explique par l’importance des paiemens que nous avons à faire au dehors. La moyenne mensuelle de ces débours, qui ne dépassait pas 250 millions de francs en 1915, s’est élevée six mois plus tard à 600 millions. L’exposé des motifs du projet de loi déposé en septembre 1916 prévoyait même que ce dernier chiffre serait dépassé. Il faut ajouter, disait ce document, « au montant des achats à payer à l’étranger, les sommes croissantes que représentent les intérêts des emprunts et des avances, et aussi les sommes qu’en échange de l’or que la Banque de France prête à la Trésorerie britannique et à la Banque d’Angleterre et qui lui sera restitué après la fin des hostilités, au moment où elle en aura besoin pour reprendre les paiemens en espèces, le Trésor français doit mettre à sa disposition pour les besoins du marché des changes. Cette opération s’exécute au moyen de l’escompte des Bons du Trésor en livres sterling, renouvelables pendant la guerre et pendant les années qui suivront immédiatement la conclusion de la paix. » Une nouvelle convention signée à cet effet, avec le gouvernement britannique, nous permet de faire face, dans une large mesure, à nos engagemens envers les pays qui sont nos principaux fournisseurs, et à maintenir la stabilité de nos changes.

Emprunts de titres étrangers à des capitalistes français. — Enfin il est une dernière opération effectuée par le Trésor français qui doit être enregistrée au chapitre des emprunts, c’est la remise, sollicitée par lui, de titres étrangers que les propriétaires lui prêtent aux conditions de l’avis publié par le Journal officiel du 5 mai 1916. L’idée maîtresse de cette combinaison, qui a été appliquée en premier lieu par le gouvernement anglais, est de fournir à l’Etat des valeurs mobilières, fonds publics, obligations ou actions de sociétés étrangères, qui lui permettent de se procurer des ressources dans les pays d’où émanent ces valeurs ou sur les marchés où elles sont négociables. En agissant ainsi, l’Etat ne fait qu’accélérer un mouvement qui doit se produire spontanément à des époques comme celles où nous sommes. Les milliards que, en d’autres temps, Anglais et Français ont placés au dehors, doivent être rapatriés. Les particuliers sont doublement incités à réaliser les titres de cette catégorie, acquis par eux pendant la paix ; en effet, le change, devenu favorable aux pays étrangers, fait que les propriétaires obtiennent un bénéfice additionnel en vendant leurs fonds dans une contrée dont la monnaie est en plus-value par rapport à celle de leur pays ; en outre l’élévation du taux de l’intérêt, chez eux, leur donne l’occasion de réemployer fructueusement les capitaux qu’ils rapatrient. Mais, si logique que soit ce mouvement, il n’englobe pas la totalité des litres disponibles. Beaucoup de possesseurs hésitent à s’en défaire ; d’autres ignorent le moyen d’entrer en communication avec ceux qui pourraient effectuer pour leur compte les opérations voulues. Les uns et les autres sont disposés à prêter leurs titres au Trésor, qui se réserve le droit de les acheter ; mais qui, en fait, les restituera vraisemblablement à l’expiration des délais convenus.

Voici les conditions auxquelles le contrat se conclut pour une série de titres de diverse nature dont la liste a été publiée au Journal officiel et comprend des fonds américains, argentins, brésiliens, canadiens, danois, espagnols, hollandais, norvégiens, suédois, suisses, uruguayens, les valeurs de la compagnie de Suez, des chemins de fer espagnols et autres. Le prêt est fait pour une année, mais peut être continué au gré du Trésor, pour deux autres années. Les prêteurs peuvent demander des certificats négociables en Bourse, leur permettant d’aliéner les titres, sous réserve des droits conférés par le contrat à l’Etat. Celui-ci se réserve le droit de vendre les titres, dont il paierait alors la valeur au prix fixé par le ministre des Finances, ou, si le vendeur le préfère, au cours le plus élevé du trimestre précédant l’annonce de rachat. Les propriétaires touchent leurs coupons, au change du jour, plus une bonification annuelle égale au quart des coupons calculés sans bénéfice de change. Cet avantage considérable est de nature à pousser la plupart des porteurs à remettre leurs titres au Trésor, puisqu’ils augmentent de 25 pour 100 leur revenu, sans courir d’autre risque que celui de se voir réclamer leurs titres à un cours qui, selon toute vraisemblance, ne serait pas défavorable.


II. — ANGLETERRE

La Grande-Bretagne est, de tous les belligérans, celui qui dépense le plus, et cela pour trois raisons. La première est qu’elle poursuit un double effort gigantesque sur mer et sur terre. Il suffit de rappeler qu’une politique prévoyante lui a toujours fait maintenir une flotte de guerre égale à celle de deux autres nations quelconques, quelle que fût d’ailleurs leur puissance navale. Grâce à ce système qu’on a appelé le two powers standard (l’étalon des deux puissances), elle a conservé la maîtrise des mers pour elle et ses alliés. La seconde raison est que le Royaume-Uni est le pays du monde où les fonctionnaires civils et militaires sont le mieux payés : nulle part les soldats ne reçoivent en nature et en argent des allocations comparables à celles qui leur sont fournies par le War Office (ministère de la Guerre). Enfin, dès les premiers jours de la lutte gigantesque, nos voisins se sont déclarés prêts à venir financièrement en aide à leurs alliés. Ils ont avancé des sommes considérables à la Belgique, à la Serbie, à la Roumanie, et facilité des opérations de trésorerie à la Russie, la France et l’Italie. D’après une communication récente, le total de ces avances atteindra bientôt 800 millions de livres sterling. La livre sterling, unité monétaire anglaise, contient un poids d’or correspondant à 25 francs 20 de monnaie française. Par suite des paiemens incessans que nous avons à faire à Londres, le prix de la livre sterling, à Paris, s’est élevé un moment au-delà de 28 francs. Il est encore aujourd’hui aux environs de 27 francs 80. Les prêts aux alliés constituent une source de dépense qui s’est ajoutée aux autres et qui achève d’expliquer pourquoi les débours journaliers de l’Angleterre oscillent entre 5 et 6 millions de livres sterling, c’est-à-dire, au change actuel, de 140 à 170 millions de francs environ. De pareils chiffres sont vertigineux et auraient paru invraisemblables avant que le conflit mondial éclatât.

Pour se procurer les ressources nécessaires, le Trésor anglais, qu’on désigne en général du nom d’Echiquier, a eu recours à des procédés semblables à ceux qui ont été pratiqués en France, avec deux différences notables toutefois, dont la seconde a d’ailleurs été une conséquence de la première. Il ne s’est pas adressé à la Banque d’Angleterre et ne lui a demandé aucune avance permanente : cet établissement a continué à escomptere. Comme en temps ordinaire, certains Bons à courte échéance que le gouvernement est amené à lui présenter au cours de l’exercice budgétaire. Ces opérations portent sur des chiffres plus faibles que ceux du prêt fait par la Banque de France à notre gouvernement. Point n’a donc été besoin de recourir à l’établissement du cours forcé, bien que, dans les premiers jours d’août 1914, la Banque eût été dispensée de l’obligation de rembourser ses billets en or. Mais comme aucun billet n’avait été émis par elle pour le compte de l’État, sa circulation ne s’est à aucun moment élevée au-dessus du niveau normal, et elle a pu, au moyen d’une encaisse qui se maintient, continuer à rembourser ses billets en métal.

Billets d’État. — Mais si le gouvernement anglais n’a pas eu recours à la Banque, il a éprouvé le besoin, comme tous les belligérans, d’augmenter le volume de la circulation fiduciaire. Il l’a fait, contrairement à ce qui s’est passé chez nous, par la création de billets d’Etat d’une livre sterling et d’une demi-livre (environ 28 et 14 francs au change actuel), désignés sous le nom de currency notes. Le but premier de cette émission, décidée le 6 août 1914, fut de venir en aide aux Banques, auxquelles le chancelier de l’Echiquier avait refusé d’accorder un moratorium. Afin de leur permettre de faire face à toutes les demandes de remboursement qui leur seraient adressées par leur clientèle, il offrit d’avancer, à celles qui en feraient la demande, une somme égale au cinquième des engagemens de chaque établissement, représentés par ses dépôts et ses comptes courans. Les sommes avancées portent intérêt en faveur du Trésor au taux d’escompte qui est en vigueur à la Banque d’Angleterre.

Telle fut la genèse de ces billets d’État, qui ne tardèrent pas à servir à d’autres besoins que celui en vue duquel ils avaient été créés. Les banques remboursèrent les avances qui leur avaient été faites, et cependant les billets d’Etat, non seulement restèrent en circulation, mais augmentèrent graduellement. Ils sont gagés par une encaisse d’or que le gouvernement a spécialement affectée à leur garantie ; la différence entre cette encaisse et le total de la circulation représente la somme fournie de cette manière au gouvernement par le public. C’est un emprunt d’une nature particulière, dont le caractère n’apparaît pas aussi nettement que celui d’un titre de rente, et qui entraîne les inconvéniens résultant de cette ambiguïté. Des émissions de ce genre ne peuvent être indéfiniment multipliées. Ce qui met d’ailleurs celle du gouvernement anglais au-dessus de toute critique, c’est que les currency notes sont remboursables à vue en or, comme les billets de la Banque d’Angleterre. Le total, à fin octobre 1916, atteignait 135 millions de livres ; l’encaisse qui leur est spécialement affectée est de 28 millions et demi de livres en or.

Dette flottante proprement dite. Bons du Trésor. — Ces billets, remboursables à vue en or, constituent au premier chef une dette flottante. Mais la majeure partie de celle-ci consiste en obligations à échéance fixe souscrites par le Trésor et qui, en Angleterre comme dans les autres pays belligérans, ont servi et servent à couvrir une partie des dépenses de la guerre. Autrefois, les Bons du Trésor anglais étaient mis en adjudication dans la Cité et attribués à ceux des enchérisseurs qui se contentaient du taux le plus bas pour la quantité offerte par le chancelier de l’Echiquier. Depuis le 15 avril 1915, le système français a été adopté. Le public est informé du taux auquel il peut obtenir des bons, et il lui suffit de demander les sommes qu’il désire pour les obtenir, aussi longtemps du moins que les besoins du Trésor ne sont pas satisfaits. Sous l’empire de l’un comme de l’autre mode d’opérer, le taux auquel le gouvernement anglais a emprunté s’est graduellement élevé depuis le début de la guerre. A la date précitée, lorsque, pour la première fois, la trésorerie britannique offrit des bons à des taux fixes, ceux-ci étaient de 2 3/4 pour l’échéance trimestrielle, 3 5/8 pour l’échéance semestrielle, 3 3/4 pour celle de neuf mois. Aujourd’hui, le taux est de 5 1/2 pour 100.

Certificats de guerre à deux et cinq ans d’échéance. — En dehors des bons ordinaires qui n’ont qu’une clientèle restreinte, recrutée parmi les capitalistes indigènes et étrangers, le ministère anglais a cherché à intéresser les couches profondes de la population à ce genre de placement, qui jusqu’ici n’avait jamais été mis à sa portée. Il a créé à cet effet deux types d’obligations, qu’on peut qualifier de populaires, et qui consistent en certificats de dépenses de guerre et en certificats d’épargne de guerre. Les premiers sont à deux ans, les autres à cinq ans d’échéance. Moyennant un versement de 15 shillings, le souscripteur s’assure le remboursement d’une livre, c’est-à-dire 20 shillings. Au bout de 5 ans, il aura donc augmenté son capital d’un tiers.

Obligations de l’Échiquier. — Les obligations dites de l’Échiquier se distinguent des Bons du Trésor en ce qu’elles sont à échéance plus longue, quelques années au lieu de douze mois au maximum et en ce qu’elles portent des coupons d’intérêt qui se détachent tous les semestres ; pour les Bons du Trésor au contraire, l’intérêt est payé par anticipation au moment où ils sont remis à l’acheteur. Au mois de décembre 1915, par exemple, la Banque d’Angleterre, par l’intermédiaire de laquelle se font tous les emprunts d’État, annonçait qu’elle était autorisée par les Lords commissaires de la Trésorerie de Sa Majesté à recevoir les demandes de Bons de l’Echiquier : ceux-ci rapportent un intérêt de 5 pour 100 l’an, payable aux échéances semestrielles du 1er juin et du 1er décembre jusqu’à leur remboursement au pair, le 1er décembre 1920. Les coupures sont de 100. 200, 500, 1 000 et 5 000 livres sterling.

Lors des émissions futures à faire en vue de la guerre, à l’exception des titres de la dette flottante à court terme, ces obligations de l’Echiquier seront reçues au pair pour les souscriptions. Elles sont exemptes de l’impôt sur le revenu, tant pour le capital que pour les intérêts, si elles appartiennent à des personnes qui ne sont ni domiciliées, ni ordinairement résidentes dans le Royaume-Uni.

Emprunts consolidés. — Les emprunts dits consolidés émis par l’Angleterre ont été, comme chez nous, au nombre de deux : le 3 1/2 1914 et le 4 1/2 1915. Ni l’un ni l’autre n’ont été contractés en rentes perpétuelles. Le premier remonte au mois de novembre 1914. Selon l’habitude presque toujours suivie jusque-là par les États emprunteurs, le total de la somme demandée au public était fixé à l’avance ; il était d’un montant de 350 millions de livres sterling. L’emprunt, émis au cours de 95, est remboursable au plus tard le 1er mars 1928, mais il peut être amorti dès le 1er mars 1925. Les souscripteurs avaient le choix de demander des certificats nominatifs ou des titres au porteur. Ces derniers constituaient une sorte de nouveauté dans la finance anglaise, habituée jusque-là à ne guère connaître les rentes d’État que sous forme d’inscriptions nominatives. Ce n’avait été qu’en vue d’une introduction sur le marché français, dont les habitudes sont différentes, que les premiers titres au porteur de consolidés avaient vu le jour.

Cet appel fait au public anglais a eu un grand succès. « Nous avons réalisé, déclarait aux Communes M. Lloyd George, alors chancelier de l’Echiquier, le plus grand emprunt qui ait jamais été émis dans le monde, et cela dans une période de difficultés sans précédent. » La Grande-Bretagne sortait de la crise financière la plus grave qu’elle eût connue. Le moratorium accordé aux débiteurs venait seulement de prendre fin, et le Stock Exchange, c’est-à-dire la Bourse, ce mécanisme puissant grâce auquel se plaçaient auparavant les emprunts, était fermé. Mais les grandes banques d’une part, le public de l’autre, ont assuré le succès de l’opération, qui a fourni à l’Echiquier les ressources dont il avait alors besoin.

C’est au mois de juin 1915 que l’Angleterre a émis son second emprunt consolidé. Cette fois, ce n’était plus le taux de 3 1/2 pour 100, mais celui de 4 1/2 qu’elle offrait aux souscripteurs ; mais, d’un autre côté, le prix d’émission était le pair et non plus 95 pour 100. Le montant de l’émission n’était pas limité comme la première fois : les souscripteurs étaient donc certains de recevoir la totalité de ce qu’ils demanderaient. Les titres sont remboursables, au gré du débiteur, à partir de 1925 et au plus tard en 1945.

Les souscriptions à l’emprunt 4 1/2 de 1915 se sont élevées à une somme qui aurait semblé invraisemblable avant que la présente guerre nous eût habitués à des chiffres hors de proportion avec ceux que le monde avait connus jusque-là. 550 000 souscripteurs souscrivirent aux guichets de la Banque d’Angleterre, par l’intermédiaire de laquelle s’émettent tous les emprunts d’Etat et qui en assure le service pour le compte du gouvernement, 570 millions de livres, soit un peu plus de 1 000 livres par tête. 547 000 souscripteurs demandèrent, par l’intermédiaire des bureaux de poste, 15 millions de livres, soit environ 27 livres par tête. Ce dernier groupe est particulièrement remarquable, parce qu’il indique l’entrée en scène d’une catégorie de personnes qui naguère ne connaissaient pas les fonds publics.

La Grande-Bretagne, comme la France, a contracté des emprunts aux Etats-Unis, et elle a conclu avec les porteurs anglais de certaines catégories de titres étrangers des contrats analogues à ceux dont nous avons exposé le mécanisme en France. Elle a, au total, emprunté depuis le début de la guerre, sous des formes multiples, environ 75 milliards de francs.


III. — RUSSIE

La Russie a eu recours, comme nous, à l’emprunt fait à l’institut d’émission, à la Dette flottante et à la Dette consolidée. La première de ces opérations a été notablement simplifiée chez elle par le fait que l’émission des billets est confiée à un établissement d’Etat, la Banque de Russie, dont le capital de 50 millions de roubles est la propriété exclusive du Trésor. Dès lors, le ministre des Finances est le maître absolu de la Banque ; il n’a point à discuter avec elle les conditions d’opérations à intervenir entre elle et le Trésor ; il prend des arrêtés qui ont force de loi.

Avant d’aller plus loin, nous devons à nos lecteurs quelques explications sur la monnaie russe, le rouble, dont la valeur a besoin d’être définie pour l’intelligence des chiffres qui vont suivre. Sans remonter plus haut dans le passé, nous rappellerons que, vers la fin du XIXe siècle, grâce à une série d’opérations heureuses exécutées par les ministres Wychnegradski et Witte, le rouble papier, dont les fluctuations avaient été incessantes depuis plus de cent vingt ans, avait été transformé en un rouble or, dont la valeur avait été fixée à 2 francs 67 centimes de notre monnaie. Mais, sous l’influence de la guerre, qui a réduit les exportations de céréales russes, le cours du rouble s’est abaissé successivement jusqu’aux environs de 1 franc 75 centimes, cours actuel.

Lorsque, dans le présent chapitre de notre étude, nous parlerons du rouble, il est donc difficile de préciser la valeur que nous devrons lui assigner lorsque par la pensée nous le transformerons en francs. Il est toutefois une partie de la Dette pour laquelle aucune hésitation ne saurait se produire : c’est celle qui a été contractée à l’étranger en roubles or. Ici l’équivalence résulte du texte même des obligations : c’est au pair de 2 francs 67 que la supputation doit être faite.

Sous le bénéfice de cette observation préliminaire, passons en revue les trois catégories d’emprunts réalisés par l’Empire moscovite depuis le mois d’août 1914.

Les modifications successives apportées à la charte de la Banque ont permis à celle-ci d’augmenter peu à peu sa circulation, qui était de 1 600 millions de roubles à la veille du cataclysme, jusqu’à 7 200 millions, chiffre du bilan du 8/21 septembre 1916. En face de cette circulation se trouve une encaisse de 3 700 millions, se composant de 1650 millions déposés en Russie et de 2 050 millions chez les correspondans de la Banque à l’étranger. La proportion de l’encaisse métallique à la circulation est encore de plus de moitié, c’est-à-dire plus forte que chez les autres belligérans, l’Angleterre exceptée.

En dehors de cet emprunt à la circulation, le gouvernement russe a eu recours à la Dette flottante ; il a émis et émet encore des Bons du Trésor à courte échéance : le taux qu’il accorde en ce moment aux Bons à trois mois est de 5 pour 100.

Il a également émis à diverses reprises des emprunts intérieurs, qui ont chaque fois été largement souscrits. Ces titres se distinguent de la dette extérieure en ce que l’intérêt et le capital en sont payables en billets de banque, et en ce que les coupons sont sujets à un impôt de 5 pour 100. Le cours de ces titres est néanmoins favorable, puisqu’en ce moment le 5 et demi se tient aux environs de 95. Dès le 3/16 octobre 1914, un demi-milliard de 5 pour 100 avait été mis en souscription publique au cours de 94.

Depuis la guerre, la Russie n’a pas fait d’émission publique de rentes sur les places étrangères. Elle a conclu avec la France et avec l’Angleterre divers arrangemens, en vertu desquels des crédits lui ont été ouverts à Londres et à Paris. C’est ainsi que nous voyons figurer dans le bilan de la Banque de France un chapitre intitulé : « Bons de Trésors étrangers escomptés avec la garantie du gouvernement français, » qui comprend les engagemens de nos alliés des bords de la Neva. A Londres, des Bons russes 5 pour 100 à un an ont été offerts au public, une première fois, le 23 février 1915, à concurrence de 10 millions de livres sterling.


IV. — ITALIE ET ROUMANIE

L’Italie n’est entrée en campagne qu’au mois de mai 1915, mais elle s’était préparée, dès les premiers temps de la guerre, à toute éventualité. Sur le terrain économique, notamment, elle avait fait preuve d’une grande prévoyance, en établissant de nouveaux impôts, en élargissant les cadres de sa circulation fiduciaire, en émettant un emprunt.

Suivant l’ordre adopté par nous pour chaque pays, nous étudierons les mesures prises par nos alliés de la péninsule en ce qui concerne d’abord les émissions de billets, puis la dette flottante proprement dite, enfin la dette consolidée. Nous rappellerons que l’unité monétaire italienne est la lira, équivalant, au point de vue monétaire, au franc français. Les pièces d’or et d’argent sont frappées au même poids et au même titre que les nôtres, en vertu de la convention dite de l’Union latine. Cette identité des monnaies métalliques n’empêche pas les écarts de change de se produire entre les deux pays, du moment où les billets ne sont plus remboursables en or. Actuellement, la lira perd environ 13 pour 100 de sa valeur par rapport au franc : elle oscille aux environs de 87 centimes.

La circulation fiduciaire italienne est double ; elle émane en partie des trois instituts d’émission : Banque d’Italie, Banque de Naples, Banque de Sicile, qui tiennent de la loi de 1893 le privilège d’émission. L’Etat émet les petites coupures de 10 et de 5 lire, les banques celles d’un montant plus élevé. Au 31 août 1916, le total des billets émis directement par le Trésor était de 1 200 millions de lire. La circulation des Banques elles-mêmes était en partie destinée à fournir des avances au gouvernement ; la limite en avait été élevée par des décrets successifs ayant pour objet précisément de procurer des fonds au Trésor. Cette circulation bancaire dépasse aujourd’hui4 milliards. Remarquons à ce propos que, durant la guerre, le pouvoir exécutif a reçu du Parlement italien le droit de prendre toutes les mesures nécessaires à la bonne conduite des affaires : c’est grâce à cette sage disposition que le Conseil des ministres a pu faire signer par le lieutenant général du royaume, remplaçant le Roi, qui est au front, des séries de décrets réglant toutes les questions économiques : emprunts, circulation, impôts.

L’Italie a eu l’énergie de mettre déjà pour 600 millions de taxes nouvelles, gageant ainsi amplement non seulement les emprunts déjà contractés par elle, mais une partie de ceux qui se préparent.

La dette flottante a fourni son contingent de ressources. Le Trésor a émis à la fois des bons à courte échéance et aussi des bons à 3 et à 5 ans. Les bons à court terme émis actuellement rapportent 3 pour 100 lorsque l’échéance varie entre 3 et 5 mois, 3 1/4 lorsqu’elle s’étend de 6 à 8 mois, et 3 1/2 lorsqu’elle est comprise entre 9 et 12 mois. Quant aux bons à 3 et 5 ans, ils avaient déjà, lors de la guerre de Libye, servi à couvrir une partie des dépenses. Ces titres ont trouvé un excellent accueil auprès des banques et du public. Ils rapportent un intérêt de 5 pour 100. Au 30 juin 1916, il avait été émis pour 1 540 millions de bons triennaux et quinquennaux, échéant entre 1917 et 1921. Sur ce total, 1 079 étaient antérieurs à la guerre et 461 avaient été créés en vertu de la loi du 5 mai 1916 votée à la veille des hostilités. Un autre titre qui sert à alimenter les besoins du Trésor est le certificat de crédit des chemins de fer (certificati ferroviari di credito). Ces obligations, plus spécialement gagées par le réseau de l’État qui comprend à peu près la totalité des voies ferrées de la péninsule, sont remboursables à 40 ans d’échéance ; elles comportent deux séries, dont l’une porte intérêt au taux de 3, 50, l’autre à celui de 3, 65 pour 100.

Dès le mois de janvier 1915, l’Italie avait émis un emprunt 4 1/2 pour 100 d’un milliard au taux de 97. Au mois de juillet suivant, elle a placé 1 145 millions de 4 1/2 à 95 ; enfin, au mois de janvier 1916, elle créa un 5 0/0, dont 3 milliards furent souscrits au prix de 97 1/2 pour 100, et contre lequel les souscripteurs des précédens emprunts avaient le droit d’échanger leurs titres, au prix d’émission. Les coupons de cet emprunt ont été exemptés de tout impôt présent et futur. L’État s’est interdit de le rembourser avant le 1er janvier 1926. Au cours des quinze années 1926-1941, le Trésor devra fournir les fonds nécessaires au remboursement de ces obligations qui seront rachetées sur le marché directement ou par l’intermédiaire d’une caisse spéciale d’amortissement gérée par la Caisse de dépôts et de prêts.

On peut enfin ranger parmi les emprunts de guerre celui que l’Italie a fait à la circulation métallique en augmentant la frappe des monnaies divisionnaires d’argent, dont la valeur nominale est à peu près double de la valeur intrinsèque. Les besoins des échanges justifiaient d’ailleurs cette mesure, qui a été prise par d’autres belligérans.

La Roumanie, avant d’entrer en campagne, s’était fait avancer par la Banque nationale plus de 300 millions de lei (le lei roumain équivaut à notre franc, sauf la perte au change qui se produit aux époques où le billet cesse d’être remboursable en or). Elle avait émis un emprunt intérieur 5 pour 100 qui avait obtenu un très grand succès. Ce résultat était d’autant plus remarquable que, jusque-là, la Roumanie avait pour habitude d’émettre ses rentes sur les marchés étrangers, notamment en Allemagne et en France.


V. — L’ALLEMAGNE ET LES AUTRES ENNEMIS

L’empire allemand a eu recours, comme la plupart des autres belligérans, aux trois modes d’emprunt, par voie de circulation fiduciaire, de la dette flottante proprement dite et des rentes consolidées. Elle en a ajouté un quatrième, celui de l’émission des billets des Caisses de prêt, qui sont une variante et une addition à la circulation préexistante de l’État et des banques d’émission proprement dites.

La circulation d’État se composait, avant la guerre, de 120 millions de marks de Bons de caisse de l’Empire (Reichscassenscheine). Ce chiffre a été triplé. Les billets de banque émanent de cinq établissemens : la Banque de l’Empire (Reichsbank), les Banques de Bavière, de Wurtemberg, de Saxe et de Bade, autorisés à émettre du papier pour le triple de leur encaisse métallique. L’étalon était l’or, le mark ayant une teneur de métal jaune qui correspond à 1 fr. 24 centimes de notre monnaie. La juste méfiance qu’inspirent les finances allemandes a fait baisser le mark d’une façon continue, depuis le début de la guerre, sur les places neutres, où il est coté aux environs de 90 centimes, c’est-à-dire qu’il perd presque le tiers de sa valeur.

Un autre emprunt a été fait à la circulation par les Bons des Caisses de prêt que la loi autorise la Banque impériale à faire figurer dans son encaisse or et qui ne sont autre chose qu’une reconnaissance des gages mobiliers déposés par les cliens des Caisses.

L’Empire allemand a été le premier parmi les belligérans à émettre un emprunt. Dès le mois de septembre 1914, il offrait au public un milliard de marks de Bons du Trésor rapportant 5 pour 100 d’intérêt, remboursables de 1918 à 1920, et une rente 5 pour 100 perpétuelle, non remboursable avant le 1er octobre 1924, pour un montant indéterminé. Les deux catégories de titres furent émises à 97 et demi : ce cours représentait pour les Bons un revenu de 5,63 et pour la rente un revenu de 5,38 pour 100. Le résultat officiel de cette première opération a été une souscription de 4 460 millions de marks. Au mois de février 1915 a eu lieu une seconde émission, composée, comme la première, en partie de bons et en partie de rentes. Les bons du Trésor 5 pour 100 étaient stipulés remboursables par quart les 2 janvier et 1er juillet 1921, les 2 janvier et 1er juillet 1922. La rente 5 pour 100 était analogue à celle de la précédente émission. Le Gouvernement annonça cette fois que 9 milliards étaient souscrits. Le troisième emprunt en octobre 1915 a, toujours d’après des sources dont il nous est difficile de contrôler la sincérité, produit 12 milliards ; le quatrième 10 milliards 3/4, et enfin le cinquième, au mois d’octobre dernier, 10 milliards et demi. C’est un total de 47 milliards de marks qui, au pair, représenteraient 60 milliards de francs, que l’Allemagne a empruntés en deux ans de guerre.

L’Autriche-Hongrie a suivi, dans la mesure de ses forces, une politique financière analogue à celle de son impérial et impérieux allié. Mais nous sommes, à Vienne et à Budapest encore moins qu’à Berlin, en mesure de suivre et de juger le développement économique de la guerre. L’un des élémens essentiels nous manque, le bilan de la Banque d’Autriche-Hongrie, qui a cessé d’être publié depuis le mois d’août 1914. Son système d’émission est analogue à celui de la Reichsbank allemande, avec cette légère différence que la proportion légale de l’encaisse est des deux cinquièmes au lieu du tiers. Mais il est bien évident que ce rapport a cessé d’exister depuis longtemps et que de larges emprunts ont été faits par le Trésor à l’institut d’émission. Une preuve indirecte de la faiblesse de la situation de la Banque d’Autriche-Hongrie nous est donnée par le cours de son billet. Alors que la couronne, unité monétaire de la Monarchie dualiste, vaut au pair 1 franc 5 centimes de notre monnaie, sa cote oscille aux environs de 65 centimes, c’est-à-dire qu’elle perd à peu près 40 pour 100 de sa valeur.

A l’instar de l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie a également créé des Caisses de prêt de guerre, qui émettent des Bons et ajoutent ainsi un élément de plus à la circulation de papier du pays.

Plusieurs emprunts ont vu le jour. Chaque émission a été faite à peu près simultanément en Autriche et en Hongrie. On sait que les finances de la Cisleîthanie et de la Transleithanie sont entièrement séparées les unes des autres ; il existe des rentes autrichiennes et des rentes hongroises. A la fin de 1914, la Hongrie a émis une rente 6 pour 100, non remboursable avant le 1er novembre 1920, et l’Autriche des Bons 5 1/2 pour 100 remboursables en 1920, l’une et les autres au cours de 97 1/2 pour 100. Une seconde opération, au mois de mai 1915, a porté sur des Bons autrichiens à dix ans d’échéance offerts à 95 1/4, et sur des rentes hongroises : pour celles-ci, les souscripteurs avaient le choix entre un fonds 6 pour 100 et un fonds 5 1/2 offert à 90,80 pour 100.

Nous manquons de données précises sur les résultats de ces opérations et de celles qui les ont suivies, A diverses reprises, des tentatives ont été faites pour obtenir que l’Allemagne fournît des ressources à l’Autriche-Hongrie, comme elle en a procuré à la Turquie et à Ia Bulgarie. Cette dernière Puissance a contracté un emprunt à Berlin, à la veille de son entrée en campagne. Des envois d’or ont été faits à Constantinople au vu et au su de l’Europe.


VI. — CONCLUSION

Nous avons exposé dans leurs grandes lignes les opérations de crédit conclues depuis le début de la guerre par les principaux belligérans. Dès aujourd’hui, la Dette de chacun d’eux se trouve augmentée dans une proportion qui dépasse ce que l’imagination la plus audacieuse aurait pu rêver. A la fin de 1916, la France aura doublé sa dette consolidée, qui a passé à une cinquantaine de milliards, et contracté une dette flottante égale à la moitié de cette somme.

En Angleterre, nous trouvons des chiffres à peu près semblables. La Dette consolidée a plus que doublé, et la Dette flottante dépasse la moitié de la première. En Russie et en Italie, l’accélération a été moins rapide, mais elle n’en est pas moins considérable : chacune de ces Puissances a augmenté d’au moins 50 pour 100 ses engagemens antérieurs à la guerre. Quant à l’empire allemand, il a, de son propre aveu, décuplé sa Dette : mais il faut nous rappeler qu’avant 1914, celle-ci était faible par rapport à celle des autres belligérans.

Ce n’est pas seulement l’énormité des capitaux empruntés qui est frappante, c’est le taux que les États débiteurs ont dû accorder à leurs créanciers. Bien que, depuis plusieurs années déjà, un renchérissement sensible du loyer de l’argent se manifestât, le déplacement provoqué sous ce rapport par les événemens actuels est le plus considérable qui se soit produit depuis plus d’une génération. D’une façon générale on peut dire que l’élévation de l’intérêt des fonds publics a varié entre 50 et 100 pour 100. La France émet un 5 pour 100 à peu près au cours auquel elle avait placé un 3 1/2 réduit par l’impôt à n’être qu’un 3,36. C’est presque, en 1914, un accroissement de moitiés L’Angleterre en dernier lieu a émis un 4 1/2 au pair. Au mois de juillet 1914, son 2 1/2 était coté à 75, c’est-à-dire qu’il rapportait 3 1/3 pour 100 ; le revenu s’est donc élevé en apparence de plus d’un tiers. Toutefois, ce calcul n’est pas exact, parce qu’il faut tenir compte de l’income tax (impôt sur le revenu), beaucoup plus élevé aujourd’hui qu’alors ; en réalité, l’augmentation du revenu net n’est guère que d’un cinquième. Pour la Russie, la cote du 3 pour 100 a passé de 80 à 60, c’est-à-dire que le revenu s’est élevé de 3 3/4 à 5 pour 100. Le 4 pour 100 autrichien, coté aux environs de 80, se capitalisait à 5 pour 100, alors qu’aujourd’hui les deux moitiés de la monarchie ne trouvent pas de capitaux à 6 pour 100. Le 5 pour 100 ottoman est coté à 60, ce qui représente un revenu de plus de 8 pour 100. Celui des fonds italiens a passé de 3 1/2 à 5 pour 100.

Si, au lieu de considérer les rentes consolidées, nous examinons les Bons à court terme et les obligations qui constituent ce qu’on appelle la Dette flottante, nous trouvons des écarts encore plus sensibles. Les Bons du Trésor français ont passé de 2 à 5 ; ceux de l’Échiquier de 2 à 5 1/2. Les autres sont à l’avenant. De toutes parts, nous voyons s’établir pour les fonds publics des taux qui nous ramènent à l’époque où celui de 5 paraissait normal. Les neutres eux-mêmes, bien que n’étant pas directement entraînés dans la lutte, ont subi la loi de l’ambiance : la Suisse, la Hollande ont dû payer 5 pour 100. Cette dernière Puissance a émis, au pair en 1914, un emprunt de 275 millions de florins rapportant 5 pour 100. Une modalité très curieuse de cette opération a été la suivante. Au cas où la somme demandée par le ministre des Finances, M, Treub, n’aurait pas été couverte par des souscriptions volontaires, les contribuables étaient obligés de souscrire en raison de leur revenu des sommes déterminées, et ils n’auraient reçu qu’un intérêt de 4 pour 100. La clause n’a pas joué. Depuis lors, à deux reprises au printemps et à l’automne 1916, les Pays-Bas ont pu emprunter à 4 1/2 pour 100, au pair.

Nous assistons donc, dans le domaine des fonds d’État, à une évolution économique des plus caractérisées, qui est d’ailleurs la conséquence inévitable de la guerre actuelle. Logiquement, nous devons même prévoir que le mouvement s’accentuera encore : car les besoins de la guerre sont loin d’être couverts et ceux de la paix ne seront pas moindres. On est effrayé à la pensée des sommes qu’atteindront les budgets des belligérans : au lendemain du cataclysme, ils seront, au minimum, le double de ce qu’ils étaient en 1913. Comment les populations supporteront-elles des charges pareilles ? C’est alors qu’il faudra, chez les hommes d’Etat chargés de gouverner les destinées des nations, une conception puissante des plans à formuler, une vision claire des nécessités de l’heure. Avec quelle méthode il conviendra d’étudier les diverses branches de l’activité nationale et de laisser aux initiatives privées le champ le plus vaste, de façon à leur permettre de faire prospérer l’agriculture, le commerce, l’industrie, la finance ! Combien il sera nécessaire de permettre aux contribuables d’employer librement leur activité, afin de pouvoir prélever, sur leurs bénéfices, une part qui suffise aux exigences du Trésor.

C’est surtout en prévision de cette « tâche de demain » que nous avons cru utile de mettre sous les yeux de nos lecteurs un tableau sommaire des engagemens déjà contractés, au cours des vingt-huit premiers mois de guerre, par les principaux belligérans. En évaluant leurs dépenses à 13 milliards par mois, c’est-à-dire à 150 milliards de francs par an, nous sommes au-dessous de la vérité. Les impôts et autres revenus ordinaires des budgets fournissent à peine un tiers de cette somme. C’est de plus d’une centaine de milliards de francs par an que s’augmentent les Dettes publiques. Chacun peut ainsi calculer, selon les prévisions qu’il fait au sujet de la durée de la guerre, le total auquel nous arriverons à l’époque où elle cessera. En tout état de cause, il représentera une fraction notable de la fortune publique. Il sera, dès lors, nécessaire, pendant une longue période, de prélever sur les revenus de la nation des sommes considérables destinées à servir les intérêts, puis à commencer l’amortissement des capitaux empruntés. Les vainqueurs rétabliront l’équilibre bien plus vite que leurs adversaires, qui devront non seulement réparer leurs propres pertes, mais encore payer des indemnités ; le transport, de certains pays vers d’autres, de nombreux millions provoquera une rupture d’équilibre bien autrement grave qu’au cours des années qui suivirent la guerre de 1870 : il s’agit aujourd’hui de montans gigantesques, qui ne pourront pas ne pas avoir une influence profonde sur l’existence des nations intéressées et sur leur développement, au cours des prochaines décades.

Nous nous bornerons à signaler l’un des effets probables de ce monstrueux endettement. Il parait certain que le Nouveau Monde va s’intéresser d’une façon de plus en plus active aux affaires de l’Ancien et que les États-Unis de l’Amérique du Nord, longtemps débiteurs de l’Europe, vont à leur tour devenir ses créanciers. Ils achèteront une proportion plus ou moins forte, — ils ont commencé à le faire, — des rentes anglaises et françaises déjà émises ou appelées à voir le jour, exactement comme, il y a un demi-siècle, les capitalistes de Londres et de Paris faisaient l’acquisition des obligations 6 pour 100 qu’émettaient le États fédéraux du Nord en lutte contre ceux du Sud. Souhaitons que les alliés d’aujourd’hui retrouvent aussi rapidement leur prospérité que le firent les Américains après la guerre de Sécession et qu’en une période aussi courte, ils rachètent les obligations qu’ils auront placées maintenant de l’autre côté de l’Atlantique. Notre énergie n’est pas inférieure à celle des habitans de la grande République. Suivons leur exemple en ce qui concerne la gestion de leurs finances, l’amortissement rapide de leur dette, et nous serons nous-mêmes surpris de voir avec quelle vigueur, dans tous les domaines, refleuriront la force et la beauté de la France.


RAPHAËL-GEORGES LEVY.