Les Enchantements de Prudence/2

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Michel Lévy frères, éditeurs ; Librairie nouvelle (p. 35-56).


II


Laure me fit comprendre les attachements de la nature. J’aurais voulu être sa fille. Je compris la bonté, la tendresse, ces attachements célèbres, non pas d’amour, mais de femme à femme, d’homme à homme, du fils au père, de la fille à la mère. La bonté de Laure me donna

la bonté ; une indulgence pleine de sentiment s’éveilla en moi. Je me rappelle encore mes transports qui la faisaient rire en lui peignant tant de merveilles dévoilées tout à coup à ma pensée. Mon énergie lui plaisait. Ma timidité disparaissait. Je savais lui montrer mon ’enchantement pour elle. Non-seulement elle était bonne et exallée, mais elle avait un esprit supérieur, une raison droite, un goût élevé et sur et de beaux talents naturels. Elle savait la sculpture, et elle faisait des ouvrages excellents. Elle avait une voix admirable, et elle chantait avec tant d’àme et de passion les beaux airs dignes de sa voix, que j’en étais enivrée. Je trouvais en elle esprit, noblesse, conseil, agrément.

Je lui récitais quelquefois des vers, car ce rêve sur Sainte-Hélène, si long et si souvent privé d’espérance, avait été parfois traversé chez moi par la pensée de me faire actrice : je n’aimais que les grandeurs et les fictions. J’avais, dès mon jeune âge et par goût, appris tout l’emploi des reines, et je préférais la scène au pouvoir même. Et, en effet, être le soir l’Agrippine de Racine, avec ses beaux vers, l’appareil impérial, le souvenir antique et Tacite, valait mieux que d’être l’infâme Agrippine elle-même. Il valait mieux rendre les beaux remords de Sémiramis que les éprouver. On pouvait être actrice et demeurer noble et fière. Laure accueillait en souriant ces idées, ne les prenait pas au sérieux, et me disait que la position d’une actrice avait mille dangers que j’ignorais. Je venais d’écrire le récit de la Conjuration d'Amboise, sous le règne du jeune François II. Laure me demanda de la lui lire. Ce fut mon premier ouvrage imprimé ; mais

il était encore en manuscrit. Elle l’écouta avec intérêt, me donna de bons avis et beaucoup d’encouragements. C’était un ouvrage de circonstance en faveur des protestants et de la liberté.

Près de Laure, je commençai de sentir ce grand goût pour la vie que j’ai toujours eu depuis. Je me félicitais d’exister. Ces idées, ces sentiments qui se découvraient à moi, me donnaient le bonheur. Jamais je n’avais eu tant d’idées. C’était comme une révélation. La force, qui m’avait subjuguée toujours, me subjuguait encore ; mais c’était une force de sentiment, une puissance de tendresse et de bonté. L’univers s’éclairait et s’agrandissait pour moi. Sans doute j’étais aimable et vive en lui peignant ces choses ; elle disait que la jeunesse est charmante ; elle repoussait mes éloges, mais elle acceptait l’amitié et les soins ; elle était vraie toujours ; je ne pouvais douter de sa sympathie, et ma joie était extrême. Moi si importunée toujours des leçons, moi qui voyais dans les conseils une atteinte à mon indépendance, moi qui rejetais tant d’autorités usurpées, je cherchais et j’adorais ses avis ; jamais fille n’eût été plus soumise à une telle mère ; mais, aussi, comme ses conseils étaient aimables, qu’ils étaient éclairés, qu’ils étaient nobles, qu’ils étaient doux ! Combien ce qu’elle disait, son langage, sa manière, sa voix, son regard, tout était fait pour convaincre et toucher !

Combien je me plaisais dans son parc et dans sa maison, dans un séjour champêtre qui était à elle ! Malgré les ornements et les arbres rares qui entouraient l’abbaye, le Vallon respirait partout un air agreste et sauvage. Le parfum des bois le remplissait. Si, au lever du jour, on allait parcourir ces bois profonds, et s’enfoncer sous leur humide ombrage, le chant des oiseaux interrompait seul le silence d’une si tranquille solitude. Même au milieu du jour, le silence était parfait, tel seulement qu’on le trouve au sein des bois ; et si une foule bruyante et parée, si le monde avec ses plaisirs, habitait encore parfois le château, on pouvait toujours, en s’éloignant dans le parc, en gagnant des bois sans limites, retrouver les impressions et l’oubli d’un séjour champêtre. Ainsi, je cherchais la solitude quand le monde venait au Vallon pour m’importuner. Ainsi, j’emportais l’image de Laure et le souvenir de sa bonté, quand elle était occupée à recevoir ses amis, à donner des ordres, à faire avec sa bienveillance ordinaire, les honneurs de sa maison.

Le monde commençait à m’apparaître et à me séduire pourtant, dans son agrément d’esprit. J’étais filleule de la duchesse Hortense de Raguse ; et, durant ma jeunesse, elle m’avait prise longtemps avec elle à la campagne, avant la mort de ma mère, et elle m’avait fait connaître chez elle le monde et la douceur d’y plaire. La duchesse était une femme distinguée, de beaucoup de caractère et d’esprit. Elle s’amusait de me voir, comme à elle, une humeur très-indépendante.

J’étais, dès lors, ambitieuse, aventureuse, agréable, et ainsi en danger. Je n’aurais pas voulu une vie obscure. J’aimais les lettres et j’y mettais mes espérances. La vie, le monde, loin de m’inquiéter, m’attiraient vivement. Je m’élançais avec transport vers l’avenir Une circonstance acheva de rendre plus tendres mes liens avec la comtesse du Vallon. L’empereur était depuis longtemps très-malade ; mais rien de nouveau n’avait inquiété sur sa santé. Un jour (le 7 juillet 1821), un matin, au Vallon, il était à peu près midi. On avait déjeuné dans une salle voûtée, un des anciens réfectoires de l’abbaye. Nous étions déjà revenus au salon, séparé de cette salle par une autre pièce. La comtesse seule était restée dans la salle à manger, où elle venait de recevoir ses journaux ; elle les avait ouverts sur la table du déjeuner, et bientôt nous entendîmes ses cris. Nous courons, nous la trouvons renversée sur une chaise, un journal à la main ; l’empereur était mort à Sainte-Hélène, le 5 mai ; le journal en donnait la nouvelle. Ce chagrin rattaché à l’empereur devait me lier à Laure plus que tout le reste. On la secourut, on dénoua sa ceinture, on lui fit respirer des sels, enfin on l’emporta dans sa chambre ; elle se mit au lit.

L’empereur était mort abîmé dans un lent et affreux supplice, en proie à une maladie cruelle, à des souffrances horribles, à des traitements grossiers et inhumains. Quelques Anglais, quelques lords, quelques membres du Parlement avaient élevé la voix en faveur du prisonnier et lui avaient même témoigné un respect direct en déposant à ses pieds quelques objets de distraction et d’agrément ; mais nul élan national n’avait cherché de vaincre une odieuse cruauté, et l’Angleterre partageait, avec son gouvernement, la honte d’avoir imposé une lente et affreuse agonie à un héros prisonnier. J’étais restée au salon où chacun déplorait un malheur prévu. Bientôt, Laure me fit appeler. Je me rendis dans sa chambre, nous restâmes seules. Elle était couchée et elle pleurait, sans éclat, sans bruit, mais avec un profond sentiment d’affliction (7 juillet 1821). Je m’assis sur son lit, je ne pleurais pas, mais elle connaissait bien mes sentiments, elle s’y fiait ; elle trouvait du charme à m’avoir là, elle cherchait ma sympathie. Nous restâmes ainsi longtemps ensemble en disant peu de mots ; la vérité de ses larmes, leur abandon, leur caractère me fit une impression qui ne s’effaça plus. Sans doute il y avait chez elle une puissance pour s’affliger, pour s’élever haut dans les chagrins publics. Je passai les jours suivants près d’elle. Mes sentiments pour elle s’exaltèrent dans des moments si tristes ; ce fut elle qui devint mon empereur ; et quand bientôt nous nous retrouvâmes presque seules et dans un chagrin non pas diminué, mais adouci, des jours d’un enivrement continuel commencèrent pour moi.

Je me rappelle alors un matin où elle faisait sa toilette. C’était avant le déjeuner : vêtue en blanc, en robe de chambre légère, et assise devant un grand miroir dans son cabinet de toilette, qui avait une large porte sur le parc, elle éloigna sa femme de chambre, et elle resta assise devant son miroir sans se regarder et en pleurant. C’était tout à fait pour moi une femme romaine qui pleurait la mort de Caton ou celle de César. Ainsi Calpurnie, après le meurtre de César, qu’elle avait tant cherché à retenir au lever de leur lit conjugal, bien qu’elle fût courageuse, avait dû pleurer et interrompre, pour pleurer, sa toilette et les plus simples actions de sa vie. Touchée par elle, ravie d’elle, je sortis quand elle reprit sa toilette, pour aller dans le parc rêver d’elle, et la plaindre, et l’admirer, et m’étonner de trouver là, de mon temps, sur ma route, une personne si bien selon mes goûts héroïques, car que pleurait-elle ainsi, muette et touchante, abîmée dans son chagrin ? Elle avait blâmé le despotisme de l’empereur et elle avait su à sa cour lui déplaire par une opposition courageuse. Elle pleurait des talents magnifiques, des malheurs illustres, une fin lente et déplorable qu’elle eût voulu adoucir ; elle pleurait sa patrie envahie, tant de conquêtes disparues, des armées détruites, des soldats sans égaux dont les corps sanglants avaient jonché glorieusement tous les chemins de l’Europe, et s’il y avait eu sous l’empire des sentiments dignes d’une si haute, si lamentable et si tragique histoire, ils étaient ici, dans ce Vallon qui avait retenti jadis de tant de cris de joie, dans ce Vallon où les batailles de l’empereur avaient été tant célébrées, dans ce Vallon, où on lui rendait mort un plus touchant hommage, celui d’une piété digne de sa fin.

Lord Byron, un Anglais, qui allait saluer cette île de la mort et de la gloire, ne s’élèverait pas plus haut dans ses chants, ne serait pas dans son transport plus poétique et sublime, que ne l’était cette femme avec une jeune fille pour témoin de sa douleur et ne songeant ni à l’exagérer ni à la célébrer.

J’aurais voulu la consoler, mais j’aimais de la voir inconsolable. Elle s’était mise dans ce grand deuil qui, comme son premier deuil, la rendait plus touchante. La pitié s’éveilla par elle en moi ; je compris la pitié sur la terre !

combien Paris, quand j’y retournai, me sembla Page:Allart - Les Enchantements de Prudence.djvu/42 Page:Allart - Les Enchantements de Prudence.djvu/43 Page:Allart - Les Enchantements de Prudence.djvu/44 Page:Allart - Les Enchantements de Prudence.djvu/45 Page:Allart - Les Enchantements de Prudence.djvu/46 Page:Allart - Les Enchantements de Prudence.djvu/47 Page:Allart - Les Enchantements de Prudence.djvu/48 Page:Allart - Les Enchantements de Prudence.djvu/49 Page:Allart - Les Enchantements de Prudence.djvu/50 Page:Allart - Les Enchantements de Prudence.djvu/51 Page:Allart - Les Enchantements de Prudence.djvu/52 Page:Allart - Les Enchantements de Prudence.djvu/53 Page:Allart - Les Enchantements de Prudence.djvu/54 Page:Allart - Les Enchantements de Prudence.djvu/55 et ses jours désormais s’écouleront dans des maisons nouvelles qui n’auront vu que ses ennuis !